Notes
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[1]
Ce texte fut d’abord un article publié dans la revue Paragone, n°334, décembre 1977. Giovanni Raboni le développa et l’approfondit pour en faire l’introduction de son anthologie des poèmes de Caproni, L’ultimo borgo, Milan, Rizzoli, BUR, 1980. On le trouve désormais dans La poesia che si fa : cronaca e storia del Novecento poetico italiano : 1959-2004, Andrea Cortellessa (éd.), Milan, Garzanti, 2005.
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[2]
Le mur de la terre, Cinquante ans de poésie, traduit par Philippe Renard et Bernard Simeone, Paris, Maurice Nadeau, 1985.
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[3]
Recueil encore inédit en langue française – mais dont on trouvera deux poèmes traduits dans Le mur de la terre, pp. 57-71.
-
[4]
Même remarque, cf. Congé du voyageur cérémonieux et autres prosopopées, in Le mur de la terre, pp. 71-100.
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[5]
Cf. Ignace Bossuyt, De Guillaume Dufay à Roland de Lassus : les très riches heures de la polyphonie franco-flamande, Bruxelles, Racine, 1996.
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[6]
Le mouvement d’interprétation qui guide ces remarques a été repris par les lecteurs « métaphysiciens » de Caproni. On pense en particulier à Daniela Baroncini, Caproni e la poesia del nulla, Pisa, Pacini, 2002 et à Franco Pappalardo La Rosa, Viaggio alla frontiera del non essere. La poesia di Giorgio Caproni, Alessandria, Edizioni Dell’Orso, 2006.
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[7]
Cf. ici même les premiers mots du dialogue avec Ferdinando Camon, p. 114.
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[8]
Cf. ici même, p. 70.
1Depuis son origine, la poésie de Caproni s’est construite à partir de quelques noyaux thématiques reconnaissables. Dans l’ordre – c’est-à-dire, plus ou moins dans l’ordre de leur apparition ; mais leur articulation est si étroite qu’elle ne rend pas si aisée la tâche qui consisterait à les démêler – on peut distinguer trois grands thèmes : le thème de la ville, le thème de la mère et celui du voyage.
2Caproni a dix ans quand il s’installe à Gênes qui devient sa ville et, si l’on peut dire, l’objet de son premier amour. Dans les poèmes des années trente, cette présence, cet amour sont si essentiels qu’ils en sont presque exclusifs. Il s’agit d’un amour très différent, beaucoup plus physique que celui qu’on éprouve habituellement pour sa cité natale. Au fond, il est difficile de « tomber amoureux » de sa ville quand on y est né et qu’on n’a pas eu la possibilité de la découvrir à l’improviste, comme on peut découvrir l’objet d’un amour dans une personne qu’on rencontre. Mais dès lors que Caproni a pu découvrir Gênes parce qu’il n’en est pas natif – il s’agissait d’une autre personne que la Livourne de son enfance – il a pu tomber amoureux d’elle. Quant au caractère proprement physique, quant à la nature merveilleusement terrestre et en rien rhétorique de cet amour de Caproni pour Gênes, il me semble que ceux qui connaissent sa poésie ne peuvent pas avoir de doutes.
3Tant qu’il vivra à Gênes (c’est-à-dire jusqu’à la guerre), il s’agira d’un amour réciproque et accompli, d’un amour de près. Mais quand Caproni ira vivre à Rome il s’agira d’un amor de lohn, d’un amour impossible et malheureux. Et pour tout dire d’un regret d’amour. C’est ce fond d’impossibilité et de regrets qui nourrit tant de pages des livres que Caproni publiera entre 1956 (Le passage d’Énée) et 1975 (Le mur de la terre) [2].
4Après le thème de la ville, celui de la mère. C’est à ce motif qu’est consacrée une grande partie (la partie essentielle, caractéristique) du deuxième des grands recueils de Caproni, Il seme del piangere (1959) [3]. Cet amour est aussi un amour impossible, un amour-regret : ce qui l’interdit, c’est le temps, c’est la mort ; une distance temporelle que Caproni vit comme s’il s’agissait d’une distance spatiale, comme si on pouvait faire l’hypothèse (et non pas, certes, l’expérience) de la parcourir en sens inverse. On découvre ici un premier nœud, une première articulation importante entre un thème et l’autre. Il n’y a rien de fortuit si Caproni, à la faveur d’une exquise révocation stylistique, recourt aux modalités et aux cadences de la ballade d’exil et s’il se réfère à ses propres ballades : il n’entend pas retourner là où il n’espère « jamais revenir », mais, de manière analogique, il voudrait revenir en arrière, revenir à l’époque où sa mère, Anna Picchi, était encore une jeune et fraîche épouse (avant de devenir la voyageuse de l’Hadès fatiguée et lasse, et comme perdue, dans le magnifique poème intitulé Ad portam inferi). L’esprit avec lequel le poète opère ce transfert du temps à l’espace est si transparent, si évident, qu’il est inutile de recourir aux signes de la mémoire phonétique ou de l’inconscient formel pour s’en assurer. Et néanmoins, on peut repérer des signes de ce genre dans le Seme del piangere : tout simplement au début du livre, dès le premier vers du premier poème. Et si ce poème ne concerne pas de manière explicite le voyage à rebours de la ballade dans l’espace temporel, il commence néanmoins par les termes « Perch’io/ Parce que moi », réminiscence aussi précise qu’involontaire du « Perch’i’non spero di tornar giammai » de Guido Cavalcanti.
5Le troisième grand thème de la poésie de Caproni est celui du voyage. S’il traverse une grande partie du Congedo del viaggiatore cerimonioso (1965) [4] et du recueil suivant, Le mur de la terre, déjà évoqué, on le trouvait déjà avec une grande force, plusieurs années auparavant, dans les très belles Stances du funiculaire, qui constituent une véritable charnière dans l’articulation ou le système thématique de Caproni avec le premier motif – celui de la ville. Le voyage-vol du funiculaire (tour à tour fourgon militaire, char funèbre, nef spatiale, machine à remonter le temps) au-dessus de la ville aimée et à travers les âges de l’homme, s’achèvera par un retour vers la laiterie nimbée de brumes du prologue en une régression vers le degré zéro de l’enfance qui est aussi une descente vers le règne des morts.
6Le thème est très ouvertement et très violemment allégorique : le voyage est celui de la vie, et le poète voyageur en commémore les étapes et, surtout, il observe et commente l’imminence de sa conclusion (de son but ?) avec une ironie mesurée et néanmoins tourmentée, avec un détachement troublant et lumineux à distance du désespoir comme de l’espérance (ou, pour utiliser ses propres mots, avec un « désespoir calme, sans effarement »). Je le redis : une allégorie ouverte et violente : mais pour cette raison même imperméable à toute tentative de transcription ; cristalline, impénétrable. Ce qui compte, poème après poème, ce n’est pas le sens, qu’on connaît déjà, mais la matérialité subtile de la nouvelle formulation narrative et figurative que le poète a su réinventer à chaque fois : au point qu’il ne me semble pas arbitraire d’imaginer la partition entière de ces deux livres – le Congé et le Mur – comme une série de variations sur un thème donné et en quelque sorte inéluctable.
72. Comme j’ai pu le suggérer, ces trois thèmes (la ville, la mère, le voyage) apparaissent dans la vie de chaque texte de Caproni et du texte général qui résulte de l’ensemble des poèmes, si entrelacés, si communiquant l’un avec l’autre et l’un dans l’autre qu’ils finissent par former non pas une succession, mais un véritable anneau de thèmes – ou si l’on préfère un système de thèmes qu’on pourrait aussi lire comme des synonymes, ou mieux comme des anagrammes, l’un de l’autre, un peu comme dans ces jeux de symétries et de miroirs utilisés par les maîtres polyphonistes de l’école flamande dans leurs partitions. [5] Il est clair cependant que ces trois thèmes ont un dénominateur commun : l’exil. Exil dans l’espace (la ville), exil dans le temps (la mère), exil dans la vie (le voyage). Exil dont le poète nous parle et depuis lequel il nous parle au moyen de « l’alouette » de ses ballades, de ses rimes. Exil qui fait de l’ensemble de sa production poétique (si nous voulons recourir à une formule) un unique canzoniere d’exil à la fois grand, déchirant et sévère ; ou, aussi bien, un journal de voyage ininterrompu : voyage dans le temps et dans l’espace, voyage dans le néant (dans le brouillard, dans l’Hadès), dans le souvenir de la mère et de la terre, voyage dans le tunnel de l’absence de Dieu, en savourant le triomphe amer de sa disparition, voyage dans l’antimatière – dans le non-espace, le non-temps, le non-lieu – voyage qui bouleverse (et célèbre à la fois avec une ironie à la fois congelée et affectueuse) les rendez-vous, les rites, les « cérémonies » de notre quotidien le plus attendu. [6]
83. Le discours thématique esquissé jusqu’ici a fini par se radicaliser dans les dernières œuvres de Caproni : dans certaines sections, ou dans certains poèmes du Mur de la terre, et plus encore dans le grand poème fragmentaire et ininterrompu qu’est Le Franc-tireur. Ce qui domine ici et l’emporte sur tout le reste, c’est la variation la plus grave, la plus forte, la plus « jusqu’au-boutiste » sur le thème central de l’exil. Il ne s’agit de rien de moins que du thème de la « terre brûlée », de la mort de Dieu, de l’inexistence et de la nécessité de Dieu, de l’impossibilité de dénicher le « Deus absconditus », mais aussi de celle d’en effacer le vide, le manque, le nom. Il ne s’agit certes pas d’une nouveauté absolue dans la poésie de Caproni, caractérisée (depuis toujours dirais-je) par une espèce de religiosité laïque fondée sur l’inversion des signes, sur le renversement de la présence de l’objet d’amour en une absence absolue, en un regret aride et cuisant de l’objet d’amour. Et qu’est-ce que l’absence de Dieu sinon l’équivalent ou l’anagramme de la séparation de la ville aimée, de l’éloignement irréversible du passé et de la mère, de la disparition dans le vide et la brume des étapes du voyage, à savoir de la vie ? Il ne s’agit donc pas d’une nouveauté absolue, mais très certainement d’un sommet de lucidité lancinante, de conscience à la fois hardie et cruelle. Arrivé à « la limite de la montée » (pour reprendre le titre d’une des sections du Franc-tireur), le poète élit la plus extrême de ses métaphores : il se découvre, il se reconnaît comme le fidèle d’une religion qui est religion du vide, de ce qui n’est pas, d’un Dieu qui n’existe pas ou n’existe – selon les termes du poème « Rebattue », que nous trouvons dans les toutes premières pages du Franc-tireur – « qu’au moment même où tu le tues ». Ou encore comme on peut le lire dans un autre poème, il faut le chercher « là où il ne se trouve pas ». Exil de Dieu, exil de l’homme de Dieu, exil de tout lieu et de toutes choses : l’anneau thématique semble désormais porté à son achèvement, à sa perfection sans rémission.
9Mais il y a plus : Le Franc-Tireur porte aussi les dimensions formelles de l’œuvre de Caproni à leur point de plus haute tension. Depuis plusieurs années (c’est-à-dire depuis Il seme del piangere au moins), la poésie de Caproni a une allure rythmique et syntaxique vraiment spécifique et reconnaissable au point que sa manière nous apparaît comme une des plus originales et des plus reconnaissables de la poésie italienne du xxe siècle. Je pense, bien sûr, au rythme anxieux et tourbillonnant, qui semble si aisément chantable mais qui se révèle en réalité si plein de chausse-trapes, de décalages, de dissonances, qui donne à la voix de Caproni cette espèce de douceur névrotique à la fois traînante et entraînante. Du point de vue métrique, Caproni feint souvent d’imiter les formes poétiques de la tradition : mais on ne mettra pas longtemps à s’apercevoir que ses septénaires comptent très souvent huit ou neuf syllabes, que ses rimes sont bien souvent aussi paradoxales ou parodiques, que son usage de l’enjambement (sa tendance à briser le rapport de la phrase et du vers, entre l’unité du sens et celle du rythme) est si fréquent qu’il en devient une règle : sa règle.
104. D’un point de vue historique, dans le développement de la poésie de Caproni, le type métrique que j’ai essayé d’identifier brièvement a une préhistoire, qu’on peut faire remonter aux vers brefs qu’on trouvait dans les années 1930 même s’ils n’avaient pas atteint ce degré de sophistication. Il s’agit en réalité d’une contre histoire qui correspond chez Caproni à l’adoption, dans plusieurs poèmes composés entre 1943 et 1955, d’hypothèses métriques complètement différentes (et pour cette raison obscurément et paradoxalement identiques) sur la base d’hendécasyllabes. Cette tendance correspond au retour à la forme fixe du sonnet, quand bien même il s’agirait de sonnets à la fois hérissés, d’une haute densité, et comme anguleux – de sonnets pierreux. Il s’agit enfin d’une véritable histoire qui commence avec une véritable maturité dans certaines parties du Passage d’Énée et qui va connaître son incontestable et superbe efflorescence dans les recueils suivants, à commencer par Il seme del piangere.
11Il y aurait beaucoup à dire sur le vers de taille moyenne ou bref de Caproni, sur sa capacité à concilier la tradition cultivée (de la ballade stilnoviste au canzoniere arcadique) avec la spontanéité et l’asymétrie de la tradition orale, parlée. Il fallait une oreille véritablement diabolique – l’oreille d’un grand musicien [7] – pour saisir ce rythme et cette sonorité et pour savoir les maintenir toujours dans leur vitalité et leur tension, pour en faire varier à l’infini – comme Caproni sait le faire – les composantes sans jamais en dénaturer ou en affaiblir l’essence. Dans le paragraphe précédent j’ai fait observer que les poèmes des dernières années ont radicalisé et porté à leurs conséquences extrêmes non seulement les tensions thématiques mais aussi les tensions formelles (et en particulier métriques) de la maturité poétique de Caproni. De quelle manière s’est manifestée cette radicalisation ? Il me semble que ce changement s’est déroulé à travers l’explicitation et, pour ainsi dire, la dramatisation des indications de voix, d’expression, de geste qui étaient restées jusque-là en partie implicites. L’« intonation » typique de Caproni s’est ainsi transformée, par accents, en une véritable gesticulation sonore : les figures rythmiques tendent à s’étendre, à se fragmenter, ou à tout le moins, à s’isoler et finissent presque par s’opposer les unes aux autres sur l’espace de la page. De là l’abondance des pauses, des blancs, des lacunes ; de là aussi la disposition des vers et des portions de vers dans des structures qui sautent aux yeux par leur disposition stridente et scalaire ; de là enfin la haute densité de parenthèses dont la fonction – qui n’est certes pas de nuancer ou de dissimuler telle ou telle phrase, mais tout au contraire de les renforcer, de les insérer de manière plus dramatique ou plus insidieuse dans le vif du discours – rappelle toujours davantage la fonction des points de suspension dans la prose de Céline (dont Caproni fut, ne l’oublions pas un traducteur merveilleux).
12Il est inutile de souligner que l’émergence de ces attributs suffit à expliquer de manière définitive, si besoin en était, la légende de la « musicalité » de Caproni. La poésie de Caproni n’est pas « musicale » : elle est en elle-même musique – et cette musique est devenue progressivement toujours plus difficile, plus raide, plus amère, plus dissonante. Il n’est pas impossible selon moi de reconnaître ici un processus exemplaire d’identification avec le mouvement que je soulignais plus haut qui a mené Caproni à simplifier ses thèmes pour les porter à l’essentiel, à l’extrême. Tout comme la partition métrique et syntaxique complexe et raffinée de la ballade dans laquelle s’était exprimée la maturité expressive de Caproni a progressivement laissé la place, dans les derniers poèmes, à une gestuelle à la fois plus nue, plus mélancolique et comme plus désarticulée, de la même manière le tissu extrêmement dense des significations que j’ai essayé d’exposer se concentre dans la violence métaphysique atroce du motif de la mort de Dieu, de l’exil de l’homme du lieu de tous les lieux, de cet homme chassé de manière irrémédiable de tout paradis possible. La poésie de Caproni est devenue de manière de plus en plus claire, exclusive et puissante la chronique et la commémoration de cet exil. À partir d’un certain moment – et disons, et pas seulement pour son titre, à partir du recueil de 1965 – Caproni n’aura cessé de « se congédier » (avec son ironie sèche, « cérémonieuse », terrible) de la terre et de l’espérance, comme si véritablement le moment était venu pour lui le poète-voyageur, « usager » éphémère et passionné de la vie, de « demander l’alt » [8] (je me réfère encore une fois ici à un motif des Stances du funiculaire qui m’apparaissent vraiment comme centrales et, en un certain sens, prophétiques). Mais en réalité, ce congé a commencé avec le début même de sa poésie, et, au moins pour nous, il n’aura pas de fin.
Notes
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[1]
Ce texte fut d’abord un article publié dans la revue Paragone, n°334, décembre 1977. Giovanni Raboni le développa et l’approfondit pour en faire l’introduction de son anthologie des poèmes de Caproni, L’ultimo borgo, Milan, Rizzoli, BUR, 1980. On le trouve désormais dans La poesia che si fa : cronaca e storia del Novecento poetico italiano : 1959-2004, Andrea Cortellessa (éd.), Milan, Garzanti, 2005.
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[2]
Le mur de la terre, Cinquante ans de poésie, traduit par Philippe Renard et Bernard Simeone, Paris, Maurice Nadeau, 1985.
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[3]
Recueil encore inédit en langue française – mais dont on trouvera deux poèmes traduits dans Le mur de la terre, pp. 57-71.
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[4]
Même remarque, cf. Congé du voyageur cérémonieux et autres prosopopées, in Le mur de la terre, pp. 71-100.
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[5]
Cf. Ignace Bossuyt, De Guillaume Dufay à Roland de Lassus : les très riches heures de la polyphonie franco-flamande, Bruxelles, Racine, 1996.
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[6]
Le mouvement d’interprétation qui guide ces remarques a été repris par les lecteurs « métaphysiciens » de Caproni. On pense en particulier à Daniela Baroncini, Caproni e la poesia del nulla, Pisa, Pacini, 2002 et à Franco Pappalardo La Rosa, Viaggio alla frontiera del non essere. La poesia di Giorgio Caproni, Alessandria, Edizioni Dell’Orso, 2006.
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[7]
Cf. ici même les premiers mots du dialogue avec Ferdinando Camon, p. 114.
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[8]
Cf. ici même, p. 70.