Po&sie 2010/4 N° 134

Couverture de POESI_134

Article de revue

Caractère

Pages 123 à 125

1Emanuele Coccia enseigne à l’université de Fribourg.

2Il vient de publier La Vie sensible (Paris, Payot & Rivages, 2010). Il est aussi l’auteur de La Trasparenza delle immagini. Averroè e l’averroismo (introduction de Giorgio Agamben), Milan, Bruno Mondadori, 2005 ; il a dirigé avec Giorgio Agamben une volumineuse anthologie de textes consacrés aux anges : Angeli. Ebraismo, Cristianesimo, Islam, Vicenza, Neri Pozza, 2009.

3En français, cf. « Un sujet éthique, une forme de vie », Agenda de la pensée contemporaine, automne 2005, pp. 93-99 ; « Physique du sensible. Penser l’image au Moyen Âge », dans Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Dijon, Presses du réel, coll. « Perceptions », 2010.

4Il n’exprime pas la nature d’un individu, et pourtant il a un lien indissoluble avec la grâce dont chacun est capable. Il s’imprime sur nos visages, mais il ne parvient pas à révéler nos manières, notre qualité, notre style : tout se passe comme s’il s’agissait du truc ou du dispositif d’une élégance dont seuls nos démons connaissaient le vrai secret. Et seule une longue autopsie permet de le reconnaître : la science qui est la sienne (qui incarne la forme suprême de l’esthétique, celle qui est capable de reconnaître dans toute apparence un bonheur passé) n’est pas conservée dans les sombres archives de la psychologie, mais dans un manuscrit oublié de la théologie, qui en fit pendant des siècles un de ses termes techniques.

5Selon la définition qu’en donne Augustin, le caractère est la marque que la grâce a gravée dans l’âme, le signe qui s’imprime sur la vie d’un homme quand elle a reçu la visite du bonheur suprême. Dieu, expliquent les théologiens, est le caractère qui imprime ce signe. Il marque la grâce dont chacun est capable, et surtout, il dispose l’âme à sa réception ; il distingue et sépare ceux qui la possèdent de ceux qui ne la possèdent pas et finit par assimiler l’âme de l’homme à Dieu, parce qu’à travers lui l’âme acquiert une forme de la puissance divine différente de celle que chaque vie possède par nature.

6Pas plus qu’un autre signe, notre caractère n’incarne quoi que ce soit : il se limite à renvoyer à quelque chose d’autre. Il ne définit pas une réalité ou une essence ; il est un symptôme, la relation visible que nous entretenons avec quelque chose qui ne nous appartient pas. Il serait inutile d’aller y chercher les secrets inconfessables que nous aimons cacher dans les cryptes de notre conscience. Il n’a rien de psychologique. Il n’a rien de personnel. Il ne faut pas le considérer comme une dot que nous posséderions depuis notre naissance, mais comme l’éraflure ou le bleu qui se forme à chaque fois que nous sommes soudainement traversés par le bonheur. Notre caractère est tout à la fois le sceau que notre première et dernière rencontre avec le bonheur – et sa grâce – a laissé sur nous et le chiffre de son absence.

7Son premier attribut – qui le distingue en tant que tel de la grâce – est l’indélébilité. À la différence de la grâce qui peut nous abandonner à tout instant, le caractère est une marque indélébile. C’est un signe sûr et immuable au point que, comme l’écrivent encore les théologiens, il est compossible avec tout acte, qu’il soit ou non réussi, et avec toute condition, qu’elle soit joyeuse ou désespérée. La grâce, en revanche, ne tolère pas le moindre raté et elle ne saurait accompagner chaque geste : elle disparaît au premier faux pas. Et notre bonheur ne résiste pas non plus à nos actions. Le caractère adhère à l’âme avec une telle force et une telle ténacité, qu’il peut tolérer tout accident. Il résiste même à la mort, bien plus que ne résistent nos qualités et nos traits distinctifs. Nous pouvons perdre telle ou telle vertu et le dessin de notre visage pourra se modifier profondément, nous pourrons oublier ou renier l’expérience qui nous a traversés, mais nous ne perdrons jamais le signe que le bonheur a imprimé sur notre âme la première et la dernière fois qu’il l’a traversée.

8Les manies, les désirs, le caprice, les obsessions les plus secrètes et les plus difficiles à avouer : telle est l’encre avec laquelle le bonheur compose sur nous ses écritures indéchiffrables. Et c’est avec la même encre qu’elle inscrit sur notre peau ses épigraphes muettes, les hiéroglyphes d’une langue privée de signification. Les souvenirs, ses scribes fidèles, transforment notre visage en archives minutieuses dans le palimpseste improvisé de rencontres fortuites mais si intenses qu’elles peuvent annuler les caractères les plus anciens et remplir les marges et les espaces laissés blancs par le passé. Ce que nous appelons âme est le brouillon sur lequel toute vie sténographie les rencontres avec la grâce ; perdue ou possédée, oubliée ou contemplée dans la mélancolie, la grâce est l’objet unique de cette espèce de journal non écrit qui est le masque naturel et le maquillage le plus violent de nos visages.

9Ces signes sont indélébiles. Notre bonheur est éphémère, inconsistant, souvent incapable de s’arrêter. Il ne se laisse jamais vraiment saisir. Mais les signes incompréhensibles qu’il laisse sur notre corps – ces mêmes signes que nous essayons de lire et d’interpréter à chaque fois que nous rêvons – ne sauraient plus être effacés. Seul notre caractère nous rend immortels. Ces signatures incertaines survivront à notre bonheur et à notre mort, semblables aux inscriptions que la lave du passé n’a pas su ensevelir. Ce que nous appelons mélancolie n’est rien d’autre que le témoignage que ces lettres privées de sens ne laissent de nous offrir, le chant imperceptible de leur voix rouillée et lointaine.

10L’intensité d’un tel chant a de quoi rendre fou. Les signes avec lesquels le bonheur tatoue le visage de qui l’a connu exercent un mystérieux sortilège. Le démon de la mélancolie nous pousse à lire dans ces inscriptions la formule à travers laquelle invoquer le retour à la grâce. On peut céder aux voix assourdissantes de ce démon, croire à l’enchantement de ces runes et exiger que le bonheur qui nous a traversés nous reconnaisse. Cet ensemble de graphes illisibles, notre caractère, se transformera alors en cet enchantement avec lequel nous nous obstinons à le retenir en exil.

11Comme saisis par cette ritournelle emportée par le vent et dont les paroles nous échappent, nous restons hypnotisés par la promesse de béatitude que nous voudrions voir renfermée dans cet alphabet inconnu. Nous nous surprendrons souvent à prononcer ces signes privés de sens. Mais ne nous restera que l’amertume liée à la découverte que ces signes n’exercent plus aucune magie. Nos souvenirs se comporteront alors comme les matons involontaires de la mélancolie et dessineront un nouveau masque. Et le visage inédit qu’ils formeront ne sera que le registre pénible des rendez-vous manqués avec un bonheur mille fois perdu, le catalogue inutile des rides, des grimaces que la béatitude a inscrites sur notre visage en nous abandonnant. En vérité, le caractère est le regret, le ressentiment avec lequel s’éloigne de nous et des autres toute la grâce dont nous pourrions être capables.

12C’est pourquoi la véritable grâce est toujours privée de caractère. Le véritable bonheur ne se donne que dans la fin de toutes les promesses. Elle-même remet à nos vices et à nos faiblesses la tâche de rendre ces signes illisibles. Si jamais il existe une éthique, elle n’est rien d’autre peut-être que la maîtrise et l’habileté avec lesquelles chacun sait se libérer de ces écritures, défaire l’enchantement de ces tatouages, s’affranchir de son caractère. Car seul celui qui réussit à se laisser traverser par le bonheur sans en rapporter des traces pourra se dire sauf. Seul celui qui ne demande pas des signes ou des caractères distinctifs à la grâce qui assure sa rédemption pourra l’oublier sans mélancolie. Privé de caractère, sans mémoire ni signe distinctif, méconnaissable devant le tribunal de l’histoire, le vivant pourra enfin cesser de se perdre. Son visage privé de signes est la nouvelle carte du ciel d’un bonheur qui s’est finalement défait de son destin.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.134.0123

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