Couverture de POESI_131

Article de revue

Deux langues pour une seule voix

Ingeborg Bachmann traductrice de Giuseppe Ungaretti

Pages 29 à 36

Notes

  • [1]
    Cf. Georg Gadamer, Esquisses herméneutiques : essais et conférences, Paris, Vrin, 2004.
  • [2]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Wir müssen wahre Sätze finden, Christine Koschel et Inge von Wiedenbaum éd., Münich, Piper Verlag, 1983, p. 104.
  • [3]
    Cf. Monika Albrecht, Dirk Göttsche, Bachmann Handbuch, Leben-Werk und Wirkung, J. B. Metzler Verlag, Stuttgart, Weimar, 2002, p. 204.
  • [4]
    Cf. Hans Höller, Ingeborg Bachmann, Das Werk, Von den frühesten Gedichten bis zum « Todesarten-Zyklus », Athenaum, Francfort, 1987, p. 166.
  • [5]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte,Übertragung und Nachwort von Ingeborg Bachmann, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Mein 1961, p. 153.
  • [6]
    Cf. Antonella Anedda, Fazzoletti, in Franco Buffoni, La traduzione del testo poetico, Marcos y Marcos, Milano 2004 ; p. 402.
  • [7]
    Ungaretti a principalement traduit Blake, Gongora, Shakespeare, Mallarmé et Racine. Cf. Giuseppe Ungaretti, Traduzioni, Rome 1936 ; XXII sonetti di Shakespeare, Rome 1944 ; Da Góngora a Mallarmé, Milano 1948 ; Fedra di Racine, Milano 1950 ; Visioni di William Blake, Milano 1965.
  • [8]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte, op. cit., p. 151.
  • [9]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Werke, op. cit., I, p. 301 et ici même, p. XXX.
  • [10]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit, p. 153.
  • [11]
    Cf. Antoine Berman, La traduction et la lettre, ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999.
  • [12]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit, p. 153.
  • [13]
    Cf. Gabriele Frasca, « Amore traduttore (Tu non mi inganni più) », in Franco Buffoni, La traduzione del testo poetico, p. 422.
  • [14]
    Cf. Ingeborg Bachmann, « Hommage a Maria Callas », in Gesammelte Werke, hrsg. von Christine Koschel und Inge von Weidenbaum. Bd. 4, Piper Verlag, Münich 1978, pp. 342-343.
  • [15]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit., p. 156.
  • [16]
    Cf. Hans Höller, Ingeborg Bachmann, Das Werk, Von den frühesten Gedichten bis zum « Todesarten »-Zyklus, p. 164.
  • [17]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit., p. 92.
  • [18]
    Cf. Ingeborg Bachmann, « Le moi de l’écrivain », Leçons de Francfort, in Œuvres, op. cit., p. 680.
  • [19]
    Cf. Antoine Berman, La traduction et la lettre, ou l’auberge du lointain, op. cit.
  • [20]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte, op. cit., pp. 42-43
  • [21]
    Nous citons Vie d’un homme, poésie, 1914-1970, traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin avec une préface de Philippe Jaccottet, Minuit, Gallimard, 1973 ; ici, p. 55, traduction Jean Lescure (légèrement modifiée : on a maintenu « désanimée » pour « disanimata » au vers 8 et rétabli le possessif « mes » ainsi que « pleurs » au lieu de « larmes » au vers 10).
  • [22]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit., pp. 116-117.
  • [23]
    « Chant bédouin », in Vie d’un homme, poésie, 1914-1970, p. 203. Ce poème est traduit par Jean Lescure.
  • [24]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte,op. cit., pp. 92-93.
  • [25]
    Cf. Hilde Domin, Gesammelte Gedichte, Fischer Verlag, Francfort, 1987, p. 383.
  • [26]
    « Soldats », in Vie d’un homme, poésie, 1914-1970, p. 101. Ce poème est traduit par Jean Lescure.

1Enza Dammiano se spécialise en théorie de la traduction et littérature comparée à l’université « L’orientale » de Naples. Elle consacre son travail à la comparaison de trois traducteurs allemands d’Ungaretti : Ingeborg Bachmann, Paul Celan et Hilde Dolmin.

2C’est sur le site Il Porto di Toledo que nous avons trouvé cet article. Nous remercions Camilla Miglio, qui enseigne à l’université La Sapienza de Rome au département de Dipartimento di Studi Europei, Americani e Interculturali d’avoir autorisé la traduction de ce texte.

1 – « Übersetzen ist die erste Pflicht »

3Dans l’œuvre d’Ingeborg Bachmann, la traduction assume une valeur symbolique particulière : elle appartient aux investigations et aux tentatives qui n’ont cessé d’animer les réflexions de la poétesse sur les possibilités, mais surtout sur les limites du langage. Recherche incessante de la parole authentique, effort continu et souvent désespéré du vrai aux limites de l’indicible : telles sont les dominantes d’un processus créatif en continuelle évolution, à l’intérieur duquel la traduction revêt un rôle herméneutique propre [1]. C’est que la traduction correspond précisément à ce moment de passage, de médiation entre forme poétique et forme prosaïque qui a obsédé Ingeborg Bachmann dans les dernières années de sa production. Dans un entretien de 1962 elle commente ainsi son choix de la prose :

Je n’ai rien contre les poèmes, mais vous devez bien comprendre qu’on puisse être très remonté contre eux […] Je soupçonne les mots, le langage […] approfondissez ce soupçon – grâce auquel un jour, quelque chose de neuf pourra naître – sinon, rien ne pourra jamais plus naître. [2]
Suspicieuse à l’égard de toute parole inadéquate, fatiguée de devoir recourir à des formes incapables d’authenticité, la poétesse va se détourner progressivement de la parole poétique et s’orienter vers une nouvelle recherche. Après la publication de son second recueil, Invocation à la grande Ourse (Anrufung des Großen Bären, 1956), Ingeborg Bachmann écrit et publie des poèmes jusqu’en 1957 seulement. Après une longue période de silence, qui durera jusqu’en 1964, suivra la publication très difficile d’un nouvel ensemble de poèmes, tandis que les compositions des dernières années iront grossir son testament. Passée du personnage de poétesse à celui d’écrivain, Bachmann se consacre au travail théorique et critique, à l’écriture de livrets musicaux avec le compositeur Hans Werner Henze, et à la traduction avant de s’attaquer à la prose. « La traduction est le premier devoir, même s’il n’est pas inscrit dans la déclaration des droits de l’homme » [3] : tels sont ses mots dans un document qu’on trouve dans ses archives et qui devait accompagner le récit Simultan. Face à l’indicible, face au caractère inadéquat de ses propres mots, Bachmann en cherche de nouveaux dans les expressions des autres, pour les faire siens. La traduction devient ainsi le lieu où les mots peuvent vivre en toute plénitude leur condition limitrophe entre dicible et indicible. Moment d’extranéité, à la fois zone d’ombre et lumière, lueur et seuil, espace de débat avec l’Autre qui permet donc que quelque chose de neuf « puisse continuer à surgir » : traduire est bien le premier devoir.

2 – Ingeborg Bachmann traductrice d’Ungaretti

4L’activité de traductrice d’Ingeborg Bachmann commence avec la traduction et la réécriture pour la radio de l’œuvre de Thomas Wolfe Mannerhouse. [4] Après quoi, elle se concentre toute entière sur la poésie : sur « une voix, sans laquelle la nouvelle littérature italienne – et pas seulement italienne – ne serait pas même concevable » [5], la voix de Giuseppe Ungaretti (1888-1970). Comme tout poète traducteur, Ingeborg Bachmann choisit son poète poussée par ce qu’Antonella Anedda a pu appeler un « évolutionnisme mystique ». « On part d’un manque », écrit-elle dans son essai Fazoletti, « d’un désir et d’une distance : on traduit l’autre, l’étranger, mais la force même de la langue et la possibilité même de la transformer permettent à l’espèce poésie de se conserver au sens darwinien du terme ». [6] C’est l’absence d’une parole propre, le désir de la parole d’autrui qui poussent la poétesse vers la traduction, à la recherche de mots qui ne lui seraient plus hostiles, mais qui viendraient au contraire à sa rencontre sur le terrain même de leur étrangeté. L’espèce poésie est ainsi protégée par le contact de deux voix, de deux langues qui peuvent, dans leur interaction continue, dans un processus infini de déconstruction/ reconstruction, donner vie à un monde poétique rénové et enrichi. Bachmann commence à traduire la poésie de Giuseppe Ungaretti, lui aussi poète traducteur [7], entre 1959 et 1960, période lors de laquelle elle vivait à Rome de manière temporaire avant de s’y installer de définitivement en 1965.

5L’influence du milieu italien a certainement joué dans le choix du poète, mais la postface au volume Giuseppe Ungaretti, Gedichte, Übertragung und Nachwort von Ingeborg Bachmann, publié en 1961, contient des indications plus précises, plus personnelles aussi. Dans la première partie de la préface, Ingeborg Bachmann évoque rapidement la vie et l’œuvre d’Ungaretti. Elle souligne l’importance de quelques-uns des moments qui ont déterminé la « Vie d’un homme ». L’incipit rapporte, comme dans une encyclopédie la date et le lieu de naissance du poète : « Fils d’immigrés de Lucques, Giuseppe Ungaretti est né le 10 février 1888 à Alexandrie en Égypte ». [8] Fils d’immigrés, la condition première d’Ungaretti est celle d’un étranger. Or c’est aussi la condition de Bachmann qui a écrit dans sa note biographique : « J’ai passé ma jeunesse en Carinthie, dans le Sud, à la frontière, dans une vallée qui porte deux noms, un nom allemand et un nom slovène. Et la maison, dans laquelle mes ancêtres avaient vécu pendant des générations, des Autrichiens et des Slovènes, porte aujourd’hui encore un nom à la résonance étrangère ». [9] La nouveauté de sa poésie, comme le travail continu mené sur la langue, sur les mots, sur la forme, se révèlent être des points communs entre la poétesse et le poète. À ce propos, elle cite en allemand des propos d’Ungaretti à propos de L’Allegria (1931) : « Die Gedichte sind daher seine formalen Qualen, aber er wünscht ein für allemal begreiflich zu machen, dass die Form ihn bloß qualt, weil er von ihr fordert, dass sie den Veränderungen seines Sinns, seines Gemüts entspreche »[10] Ainsi, le poète demande à la forme de correspondre aux changements de son âme, et c’est à la forme, à la lettre aussi, que Bachmann essaie de correspondre dans ses traductions. [11]

6Les poèmes choisis par Bachmann appartiennent principalement à L’Allegria : trente-huit proviennent de ce recueil, six du Sentimento del tempo, six de Il Dolore, tandis qu’on ne trouve que deux poèmes du Taccuino del Vecchio et un seulement de La Terra Promessa. Bachmann elle-même a expliqué son choix dans sa préface : « on trouve dans les premiers poèmes les tons et les gestes les plus neufs, ainsi que toutes les nouvelles possibilités qu’Ungaretti devait découvrir dans sa langue ». [12] Nouveaux tons, nouvelles possibilités, prisonniers qui se laissent difficilement traduire d’une langue à l’autre [13] : à commencer par le titre même du recueil « Allegria », un de ces mots dont la poétesse-traductrice affirme qu’ils ne veulent pas se laisser transporter. C’est la « voix vivante » du poète, une voix lumineuse, comme l’était celle de la Callas, [14] qui guide Bachmann dans sa recherche de l’essentiel, de l’immédiat, de la grâce, de cette « primitivité lyrique reconquise ». Celle qui appartient au premier « frémissement » et permet de rapprocher Ungaretti de ses ancêtres, Pétrarque et Leopardi.

7Elle peut ainsi conclure : « c’est avec cette voix pleine de vie […] qu’il commence à parler ». [15]

3 – Les poèmes : des mots en route vers l’Autre

8« Avec les poèmes d’Ungaretti traduits par Bachmann », écrit Hans Höller, « on se trouve au cœur de l’expression de la blessure (Verwundung) et de la déchirure (Zerstörung) » [16] : « Blessure » et « destruction » deviennent les mots clef qui permettent de rapprocher deux destinées malgré l’écart des générations parce qu’elles ont dû affronter l’expérience traumatisante du rapport à l’histoire. Le moi des deux poètes, bouleversé par les barbaries du siècle, se retrouve précaire et fragile « comme l’automne sur les arbres les feuilles » [17] :

9

Un Je sans garantie. Qu’est-ce donc que ce Je et que pourrait-il être ? – un astre dont on n’aurait jamais identifié la position, ni les orbites, et dont on n’aurait jamais reconnu le noyau, ni les éléments qui le composent. Il se pourrait qu’il y ait des myriades de particules qui constituent le « Je », mais cette possibilité à peine pensée, il semble aussitôt que ce Je soit un néant, l’hypostase d’une forme pure, quelque chose qui ressemble à une substance rêvée, le chiffre de quelque chose qu’on aurait plus de peine à déchiffrer que le code le plus secret. [18]

10Difficile à déchiffrer, privé de toute certitude possible, le Je devient une substance inconnue, un forme vide, dont il ne reste que le chant, un chant tout à la fois familier et étrange, que la poétesse traductrice accueille dans sa langue : « auberge du lointain » ouverte aux mots de la douleur, de l’angoisse, de la désolation et de la mémoire. [19] Dans ses traductions d’Ungaretti, Ingeborg Bachmann choisit comme priorité de se tenir le plus près possible des textes, à la particularité de ce système complexe de relations sémantiques et phonologiques qui les caractérisent. Dans son effort de respecter la lettre, la poétesse accueille l’étrangeté dans ses mots : elle refuse de la réélaborer, et fait en sorte que cette « voix vivante » trouve en allemand son expression la plus authentique.

11Dans « Je suis une créature » (de L’Allegria), dont le titre appartient au poème, la voix du poète se fait cri de désespoir : l’homme, privé de son identité, n’est rien d’autre qu’une créature dont le corps nu, sans défense, sans la moindre dignité, se trouve exposé à la mort, à une mort terrible qui « s’escompte en vivant ».

12L’observation des deux textes mis en vis-à-vis comme Bachmann les publie, permet de faire émerger immédiatement quelques éléments :

13

Sono una creatura
Come questa pietra
del S. Michele
così fredda
così dura
così prosciugata
così refrattaria
così totalmente
disanimata
Come questa pietra
è il mio pianto
che non si vede
La morte
si sconta
vivendo
Valloncello di Cima Quattro
il 5 agosto 1916

14

Ich bin eine Kreatur[20]
Wie dieser Stein
des Hl. Michael
so kalt
so hart
so ausgetrocknet
so wiederständig
unbeseelt
so ganz und gar
Wie dieser Stein
ist mein weinen
man sieht es nicht
Den Tod
büßt man
lebend ab

15

Je suis une créature [21]
Comme cette pierre
du Saint Michel
si froide
si dure
si sèche
si réfractaire
si totalement
désanimée
Comme cette pierre
sont mes pleurs
qui ne se voient pas
La mort
s’escompte
en vivant.
Valloncello di Cima Quattro
le 5 août 1916

16On note tout de suite le respect de la structure de la poésie ainsi que celui de la distribution des vers sur l’espace de la page. Dans leur fragmentation extrême, les vers libres d’Ungaretti semblent reproduire les mouvements d’une âme déchirée par la douleur, symptôme d’une humanité réduite en lambeaux, à qui l’unité est refusée à jamais. On notera comment Ungaretti obtient cet effet en faisant éclater les liens logiques par l’usage répété des enjambements (cf. 1-2 ; 7-8 ; 9-10 ; 10-11 ; 12-13 ; 13-14).

17Un second élément remarquable émerge à l’œil nu : l’absence dans la traduction allemande de l’indication de lieu et de date qu’Ungaretti consigne non seulement pour sa valeur historique mais pour sa valeur symbolique. On peut comprendre ce choix que Bachmmann respecte dans tout le volume comme le signe d’une volonté de la poétesse de transcender la circonstance contingente à laquelle le poème se trouve lié, de la soustraire au temps, de la rendre universelle, plus encore qu’elle ne l’est déjà dans la version originale : de la rendre contemporaine, de l’arracher à l’histoire.

18Dans la première strophe, Bachmann reste en substance fidèle à l’original : des deux premiers vers, qui introduisent le premier membre d’une comparaison qui ne se refermera que dans la seconde strophe, elle donne une traduction littérale ; dans les vers suivants, qui attribuent une série d’adjectifs à la pierre de Saint Michel, elle conserve l’anaphore (« so ») avec un seul déplacement entre le vers 6 et le vers 7 : le dernier « so » apparaît au vers 6 avec « ganz und gar », qui concentre l’adverbe italien « totalmente », au lieu du vers 7, où apparaît seulement l’adjectif « unbeseelt ». Le choix de la série des adjectifs est une tentative de reproduire l’assonance en « a » (vers 3/7 : fredda, dura, prosciugata, refrattaria, disanimata) à travers l’allitération en « t » de l’allemand (vers 3/6 : kalt, hart, ausgetrocknet, unbeseelt), surtout pour compenser la perte de l’unique rime présente dans le poème (« prosciugata » et « disanimata », v. 4-7). Il s’agit d’une rime à forte valeur symbolique, qui relie les seuls adjectifs de la série qu’on pourrait attribuer à un être vivant. Ils deviennent les attributs d’une pierre qui sans eux serait dure, froide et réfractaire comme toutes les autres pierres. La pierre de Saint-Michel est en effet sèche comme un homme, mieux, comme une créature, que l’excès de douleur a privé de larmes ; elle est « inanimée » ou plutôt « désanimée » parce qu’elle a perdu l’âme qu’elle possédait peut-être par le passé, cette âme qui liait l’homme à la nature dans une unité désormais perdue. Parmi les adjectifs choisis par Bachmann, « ausgetrocknet » correspond pleinement à l’intention du poète, dans la mesure où il rappelle immédiatement l’idée de l’eau et donc des pleurs, tandis que « unbeseelt » ne rend pas le choix d’Ungaretti d’utiliser « disanimata » au lieu d’« inanimata », parce qu’en allemand cette distinction n’existe pas (non plus qu’en français).

19La deuxième strophe s’ouvre par la répétition du premier vers et referme la comparaison en introduisant le comparé : « il mio pianto » (v. 9 : « mein Weinen »). Les « pleurs » du moi lyrique sont comme la pierre de Saint-Michel : il s’agit de pleurs muets qui « ne se voient pas » (« che non si vede », v.10), parce qu’il n’y a plus de larmes, mais seulement le silence, un silence plein de douleur qui ne peut plus s’exprimer sinon en se taisant, sinon en escomptant la mort en vivant, comme le dit la célèbre clausule du poème. Dans sa traduction, Bachmann récupère l’allitération, la consonance et l’assonance, de « pietra-pianto » (vv. 8,9) avec l’allitération « Wie […] Weinen » (vv. 8,9), la consonance nasale (Stein, mein, Weinen, man) et l’assonance de la diphtongue -ei (Stein, Mein, Weinen) dans toute la strophe.

20La clausule a un ton de sentence : elle s’adresse au survivant qui ne cesse, en vivant, d’affronter la douleur incommensurable et la mort. Le choix de la poétesse-traductrice dans ces derniers fragments de vers est de maintenir la consonance de la dentale sourde et sonore (« La morte si sconta vivendo »-« Den Tod büßt man lebend ab »). Mais l’usage du verbe « büßen », « espiare » (expier), par rapport à l’italien « scontare » est plus proche de l’idée de peine, de douleur et ajoute une nouvelle connotation à la poésie : celle de l’expiation religieuse de la faute – la faute, peut-être, d’avoir survécu.

21Comme on a pu l’observer, la traduction de « Je suis une créature », est très proche du texte d’Ungaretti. Dans « Canto beduino/ Chant bédouin » (extrait du Sentiment du temps), Bachmann se trouve dans l’obligation de faire des choix différents, qui vont l’éloigner du texte d’Ungaretti, mais contribuer aussi à enrichir le texte de nuances et de suggestions nouvelles. Dans le poème « Chant bédouin », comme dans tous les poèmes du Sentiment du temps, Ungaretti renoue avec sa propre tradition en introduisant pour les retravailler des formes métriques traditionnelles (et en particulier celles pratiquées par Pétrarque et Leopardi). Il donne libre cours à un nouveau sentiment du temps qui correspond surtout à la mémoire et à la métamorphose incessante des saisons et des paysages. C’est bien un paysage que le poète décrit dans son « Chant bédouin », une terre nue, battue par les vents, habitée par la voix lointaine d’une femme, par la mélancolie d’une cantilène arabe. Une femme qui fait corps avec la terre et s’abandonne au « vrai songe » qui la prend et qui n’est autre que la mort.

22La structure qui s’offre à la poétesse traductrice est plus rigide que celui de la première poésie ; la volonté de respecter la rime, introduite par Ungaretti, lui impose une série de choix métriques et sémantiques qui font passer le poème d’une tradition à l’autre.

23Le poème est composé de deux quatrains d’octosyllabes et de sénaires avec un schéma des rimes de la forme AABB CCDD.

24

Canto beduino
Una donna s’alza e canta
La segue il vento e l’incant
E sulla terra la stende
E il sogno vero la prende.
Questa terra è nuda
Questa donna è druda
Questo vento è forte
Questo sogno è morte.

25

Beduinenlied[22]
Eine Frau steht auf und singt
Es folgt ihr, behext sie der Wind
Und auf die Erde streckt sie der Wind
Bis der wahre Traum sie durchdringt.
Diese Erde ist bloß
Diese Frau ist nur Schoß
Dieser Wind ist verroht
Dieser Traum ist Tod.

26

Chant Bédouin[23]
Une femme se lève et chante
Et la nuit le vent qui l’enchante
Sur la terre l’étend
Le vrai songe la prend
Cette terre qui est nue
Cette femme qui est grue
Et ce vent qui est si fort
Et ce songe c’est la mort.

27Alors que le titre et le premier vers sont traduits littéralement, le second vers s’éloigne du poème d’Ungaretti : Bachmann, introduit une pause, une virgule, et un nouveau sujet, « es », qui compense avec une assonance en début de vers, l’anaphore manquée des vers 3 et 4 (vv. 1-2 : Eine-Es ; chez Ungaretti aux vers 3,4 : E-E). Le substantif « der Wind/ Le vent » se trouve en revanche en fin de vers. Ce déplacement introduit une rime imparfaite, une consonance, entre le premier et le deuxième vers (singt-Wind) et une rime identique entre le deuxième et le troisième vers. La répétition du substantif (vv. 2-3 : Wind, Wind), permet de compenser la perte de la rime dérivative (vv. 1-2 : « canta, incanta ») de l’italien qui dans les vers d’Ungaretti souligne le lien entre canto-vento-incanto. Dans la traduction de Bachmann, le schéma des rimes s’en trouve modifié : on passe de rimes plates AABB à des rimes embrassées ABBA, tandis que l’élément du chant semble assimilé totalement au vent, à son pouvoir incantatoire qui envahit et emporte dans le rêve.

28Dans la deuxième strophe, en revanche, la poétesse traductrice maintient le schéma des rimes du texte d’Ungaretti (CCDD) ainsi que l’anaphore de tous les vers en introduisant des variations sémantiques aux vers 6 et 7. La femme « druda » unie à la terre « nuda » devient « nur Schoß », pur giron accueillant face au vent, « verroht », « abrutissant », qui la menace comme un rêve de mort.

29Un rêve qui reste vrai : le même peut-être que celui que Novalis appelait de ses vœux dans ses Hymne an die Nacht/ Hymnes à la nuit (1799). Novalis voyait dans le giron féminin, terre, mère, sœur, amant, la possibilité de rejoindre l’infini, l’indicible. De la rencontre entre deux poètes jaillissent ainsi des ponts entre les autres poètes et c’est ainsi que les traditions littéraires se trouvent unies par les mêmes mots sur la recherche sans fin de nouvelles routes à parcourir.

30* [Cet essai s’achève par une lecture des traductions d’Ungaretti proposée par la poétesse Hilde Domin (1909-2006), qui dut fuir les nazis et s’exiler à Santo Domingo. Hilde Domin qui n’était pas éloignée de la poétique de Bachmann traduisit en 1965 une demi douzaines de poèmes d’Ungaretti – cinq pris dans Il taccuino del vecchio et un seul poème de L’Allegria, le fameux « Soldati ». Je me permets de donner un résumé de cette dernière partie.

31On peut ainsi comparer les deux traductions de ce même poème :

32

Soldati
Si sta come
D’autunno
Sugli alberi
Le foglie
Bosco di Courton
luglio 1918

33

Soldaten[24]
So
wie im Herbst
am Baum
Blatt und Blatt
Ingeborg Bachmann

34

Soldaten[25]
Wie Das Blatt
am herbstlichen
Baum :
der Soldat
Bosco di Courton
Juli 1918
Hilde Domin

35

Soldats[26]
On est là comme
sur les arbres
les feuilles
d’automne.

36Si l’on considère que le titre fait partie du poème, on notera l’effort de Bachmann pour maintenir l’allitération des sifflantes (sourdes dans Soldati/ Si sta ; sonores dans Soldaten-So), mais aussi l’allitération répétée dans le vers 3 (sugli) que la poétesse compense en introduisant une nouvelle bilabiale sonore (Baum, Blatt, Blatt). L’adverbe « wie » qui introduit le comparant est déplacé du premier au second vers alors que le pluriel des arbres est rendu au singulier et le dernier vers marqué par la répétition du substantif au singulier (Blatt).

37La traduction d’Hilde Domin introduit le terme de la comparaison (« Blatt ») dès le premier vers. Ce faisant, elle lie immédiatement l’image de la feuille à celle des « Soldats ». « D’autunno » est traduit par « herbstlich » attribut de « Baum », tandis que l’introduction des deux points après « Baum : » ouvre ce dernier vers qui reprend le titre au singulier.

38Hilde Domin cite le lieu et la date de la composition.

39Derrière ces deux traductions, très différentes, se montrent deux interprétations du texte d’Ungaretti. Hilde Domin a une vision herméneutique de la traduction : elle explicite l’image suggérée par le poète, elle la spécifie même en introduisant le vers « der Soldat » et elle tient à l’ancrer dans le moment historique qui en a commandé l’écriture. Dans sa traduction, Ingeborg Bachmann respecte le ton suggestif du poème d’Ungaretti, la référence à une condition universelle, non pas seulement en vertu des mots, mais de leur distribution dans l’espace. Le « So » initial est comme suspendu sur la page, comme la feuille battue par les vents de l’automne. La traduction du texte poétique devient par la plume du poète traducteur un véritable poème, la recréation d’un corps nouveau, tout à la fois objet et sujet, qui subit et réagit aux choix du poète, en s’émancipant par la conquête de ses propres lois].

40M. R.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.131.0029

Notes

  • [1]
    Cf. Georg Gadamer, Esquisses herméneutiques : essais et conférences, Paris, Vrin, 2004.
  • [2]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Wir müssen wahre Sätze finden, Christine Koschel et Inge von Wiedenbaum éd., Münich, Piper Verlag, 1983, p. 104.
  • [3]
    Cf. Monika Albrecht, Dirk Göttsche, Bachmann Handbuch, Leben-Werk und Wirkung, J. B. Metzler Verlag, Stuttgart, Weimar, 2002, p. 204.
  • [4]
    Cf. Hans Höller, Ingeborg Bachmann, Das Werk, Von den frühesten Gedichten bis zum « Todesarten-Zyklus », Athenaum, Francfort, 1987, p. 166.
  • [5]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte,Übertragung und Nachwort von Ingeborg Bachmann, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Mein 1961, p. 153.
  • [6]
    Cf. Antonella Anedda, Fazzoletti, in Franco Buffoni, La traduzione del testo poetico, Marcos y Marcos, Milano 2004 ; p. 402.
  • [7]
    Ungaretti a principalement traduit Blake, Gongora, Shakespeare, Mallarmé et Racine. Cf. Giuseppe Ungaretti, Traduzioni, Rome 1936 ; XXII sonetti di Shakespeare, Rome 1944 ; Da Góngora a Mallarmé, Milano 1948 ; Fedra di Racine, Milano 1950 ; Visioni di William Blake, Milano 1965.
  • [8]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte, op. cit., p. 151.
  • [9]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Werke, op. cit., I, p. 301 et ici même, p. XXX.
  • [10]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit, p. 153.
  • [11]
    Cf. Antoine Berman, La traduction et la lettre, ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999.
  • [12]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit, p. 153.
  • [13]
    Cf. Gabriele Frasca, « Amore traduttore (Tu non mi inganni più) », in Franco Buffoni, La traduzione del testo poetico, p. 422.
  • [14]
    Cf. Ingeborg Bachmann, « Hommage a Maria Callas », in Gesammelte Werke, hrsg. von Christine Koschel und Inge von Weidenbaum. Bd. 4, Piper Verlag, Münich 1978, pp. 342-343.
  • [15]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit., p. 156.
  • [16]
    Cf. Hans Höller, Ingeborg Bachmann, Das Werk, Von den frühesten Gedichten bis zum « Todesarten »-Zyklus, p. 164.
  • [17]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit., p. 92.
  • [18]
    Cf. Ingeborg Bachmann, « Le moi de l’écrivain », Leçons de Francfort, in Œuvres, op. cit., p. 680.
  • [19]
    Cf. Antoine Berman, La traduction et la lettre, ou l’auberge du lointain, op. cit.
  • [20]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte, op. cit., pp. 42-43
  • [21]
    Nous citons Vie d’un homme, poésie, 1914-1970, traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin avec une préface de Philippe Jaccottet, Minuit, Gallimard, 1973 ; ici, p. 55, traduction Jean Lescure (légèrement modifiée : on a maintenu « désanimée » pour « disanimata » au vers 8 et rétabli le possessif « mes » ainsi que « pleurs » au lieu de « larmes » au vers 10).
  • [22]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti, Gedichte, op. cit., pp. 116-117.
  • [23]
    « Chant bédouin », in Vie d’un homme, poésie, 1914-1970, p. 203. Ce poème est traduit par Jean Lescure.
  • [24]
    Cf. Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti Gedichte,op. cit., pp. 92-93.
  • [25]
    Cf. Hilde Domin, Gesammelte Gedichte, Fischer Verlag, Francfort, 1987, p. 383.
  • [26]
    « Soldats », in Vie d’un homme, poésie, 1914-1970, p. 101. Ce poème est traduit par Jean Lescure.

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