Notes
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[1]
Ce texte est reproduit dans la version italienne des entretiens à la page 225.
-
[2]
F. Wallner, Nachwort à I. Bachmann, Die kritische Aufnahme der Existenzialphilosophie Martin Heideggers, Münich, 1985, p. 178.
-
[3]
Ibidem, pp. 129-130.
-
[4]
M. Kommerell, Briefe und Aufzeichnungen, Walter, 1967, p. 402.
-
[5]
I. Bachmann, Werke, éd. de C. Kochek, Inge von Weidenbaum, Clemens Münster, vol. IV, Münich, 1978, pp. 187-188 ; trad. française, Ingeborg Bachmann, Œuvres, Actes Sud, Thesaurus, 2009.
-
[6]
Wallner, op. cit., p. 196.
-
[7]
« Das Spiel ist aus », in I. Bachmann, Anrufung des grössen Bären, Munich, 1956, p. 8.
-
[8]
Bachmann, Werke, vol. IV, op. cit., p. 116.
-
[9]
Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, traduction G.-G. Granger, p. 58.
-
[10]
Wittgenstein, « Conférence sur l’éthique », Leçons et conversations, Paris, Gallimard, Folio essais, 1992, p. 153.
-
[11]
Bachmann, Werke, vol. IV, op. cit., p. 127.
-
[12]
Bachmann, Werke, vol. III., p. 97.
-
[13]
Werke, vol. IV, op. cit., p. 270.
-
[14]
Ibidem, p. 82.
-
[15]
Bachmann, Anrufung…, op. cit., p. 46.
-
[16]
Ihr Worte, in Werke, vol. I, p. 162.
-
[17]
Ibidem, p. 297. Le texte allemand « Kein Sterbenwort, Ihr Worte », littéralement : « pas un mot de mort, ô vous, mots », renvoie à l’expression Kein Sterbenswort sagen, ne pas ouvrir la bouche, ne pas dire un mot. Pas un mot.
-
[18]
« Le discours de Brême », in Paul Celan Poèmes, Paris, José Corti, trad. John E. Jackson, 2004, p. 194.
-
[19]
Bachmann, Werke, vol. VI., cit., p. 268.
-
[20]
« Utopie der Sprache […] Unterwegssein zu dieser Sprache […] », ibid. Le livre d’Heidegger, Unterwegs sur Sprache venait à peine d’être publié à l’époque des leçons de Francfort (1959-1960).
-
[21]
Ibidem, p. 270.
-
[22]
Ibidem, p. 62.
-
[23]
« Eine menscliche Stimme », ibid.
1Ce texte est la préface de la version italienne des entretiens d’Ingeborg Bachmann, In cerca di frasi vere, colloqui con Christine Koschel e Inge Weidenbaum, traduction de Cinzia Romani, Laterza, 1989.
2Dans un entretien accordé quelques mois avant sa mort, Ingeborg Bachmann revint en ces termes sur la thèse (Dissertation) qu’elle a consacrée à Heidegger :
Oui, c’est vrai, quand j’évoque cette thèse, je dis toujours que je me suis diplômée contre Heidegger. Parce qu’à l’époque, à vingt-deux ans, j’ai pensé : cet homme, je vais le déboulonner. Et c’était là, je le répète, toute ma rage : parce que les logiciens de Vienne, Carnap et les autres, avaient déjà essayé de réduire Heidegger ad absurdum. Alors que, bien sûr, Heidegger se soustrait complètement à leur problématique… L’enthousiasme, la joie qu’il y a à attaquer comme à admirer, sont immenses à vingt-deux ans. Naturellement, je n’ai pas déboulonné Heidegger. Mais à l’époque j’étais persuadée qu’il n’allait pas survivre à ma thèse. Au reste, il en a pris connaissance et c’est même une des rares personnes qui l’aient lue. Et il a formulé un souhait étrange, sans rien savoir de moi ; pour son soixante-dixième anniversaire, il a demandé à sa maison d’édition d’obtenir pour le volume de Mélanges qui se préparait un poème de Celan et un poème de moi. Et nous avons refusé tous les deux… [1]
4Si on y cherche une critique de la pensée de Heidegger, la thèse d’Ingeborg Bachmann risque de décevoir ses lecteurs. Comme on a pu le faire remarquer, [2] les citations des textes de Heidegger sont souvent faites de seconde main et il est possible que les connaissances de la jeune étudiante, dominée selon toute apparence par les thèses du positivisme logique, eussent été insuffisantes pour mener à bien sa tâche (qui est au reste exclue du titre de la Dissertation qui se limite à la « réception critique de la philosophie existentielle de Martin Heidegger »).
5Il est d’autant plus surprenant qu’Ingeborg Bachmann, avec une intuition philosophique surprenante, ait réussi à briser en un point décisif les schèmes de ses maîtres viennois pour indiquer, avec une radicalité qui n’a pas d’équivalent à l’époque, le problème limite de Heidegger après sa rencontre avec Hölderlin : le rapport entre poésie et philosophie.
6Pour s’en rendre compte, il faut partir de la fin de la Dissertation qui énonce la seule thèse au sens propre de cet écrit de jeunesse. Bachmann semble y reprendre l’argument de Carnap selon lequel la métaphysique d’Heidegger, dans la mesure où elle essaie d’exprimer à travers la forme de la théorie des contenus qui ne sont pas rationalisables, se situe à l’extérieur de la connaissance et ne peut manquer de produire une espèce d’ersatz de poésie :
La métaphysique heideggérienne, qui a la forme d’une théorie, se révèle donc inadéquate pour exprimer un sentiment vital, qui, selon l’opinion de certains auteurs, devrait être confié à la métaphysique. […] Au besoin d’expression de cette autre sphère de la réalité, qui se soustrait à la fixation à travers une philosophie existentielle systématisante, répond néanmoins, de manière infiniment plus haute, l’art avec toutes ses possibilités. Qui voudrait mesurer le « néant néantifiant » fera l’expérience en tremblant de la violence de l’horreur et de l’annihilation avec le tableau de Goya, Chronos dévore ses enfants ; il pourra considérer comme un témoignage linguistique de l’extrême possibilité d’exposition (Darstellung) de l’indicible le sonnet de Baudelaire, « Le gouffre », où se trouve exprimée la confrontation (Auseinandersetzung) de l’homme moderne avec « l’angoisse » et le « néant ». [3]
8Il suffit de réfléchir à cette conclusion pour se rendre compte de la différence : tandis que Carnap visait une délimitation claire des tâches de la poésie et de la philosophie, ce qui est en jeu avec Bachmann est bien davantage une confusion des territoires où poésie et philosophie viennent se recouvrir dangereusement. Seul un naufrage les sépare encore, au sens où la poésie se substitue in extremis à la philosophie au point où cette dernière échoue face à la tâche d’une exposition de l’indicible. Le naufrage de la philosophie dans son Auseinandersetzung avec le néant délimite la sphère dans laquelle le poète s’aventure, non pas par un saut dans l’irrationnel, mais à travers « un témoignage linguistique de l’extrême possibilité d’exposition (Darstellung) de l’indicible ». La philosophie ne se présente plus, comme chez Carnap, comme un succédané de la poésie : au contraire, c’est la poésie qui se substitue au naufrage linguistique de la pensée. L’exposition de la limite de la philosophie est tout uniment l’annonce d’une tâche de la poésie.
9Dans un document singulier, dont l’importance a échappé à la philologie heideggérienne (à moins qu’elle n’ait fait l’objet d’un refoulement chez ceux qui en avaient certainement connaissance comme Gadamer), le philosophe semble assumer en le devançant le diagnostic de Bachmann. En décembre 1941, Heidegger envoie à Max Kommerell le texte de sa conférence sur L’Hymne de Hölderlin « Wie wenn am Feiertage ». Le 22 décembre, Kommerell communique son impression à Gadamer :
Heidegger m’a envoyé son texte. Il s’agit d’un malheur ferroviaire (Eisenbahn Unglück) productif, à propos duquel les garde-barrière de l’histoire littéraire – s’ils sont honnêtes – devront s’arracher les cheveux. Je n’arrive pas à me décider à le lire comme une interprétation – ici il se passe quelque chose…
11Dans la lettre qu’il enverra peu après à Heidegger, Kommerell reprendra l’image de l’accident ferroviaire : « Et si je puis être encore franc après tant de sincérité, votre essai ne pourrait-il pas être (je ne dis pas : n’est-il pas) ne pourrait-il donc pas être un malheur (ein Unglück) ! ? » Répondant à cette lettre, Heidegger commente :
Vous avez raison, mon texte est un malheur (Unglück). Et même Être et Temps fut un accident (Verunglückung). Et aujourd’hui, toute exposition immédiate de ma pensée serait le plus grand des malheurs (das grösste Unglück). Peut-être est-ce là le premier témoignage que mes tentatives s’approchent parfois d’une véritable pensée. Toute pensée sincère est bien, à la différence du poète, dans son effet immédiat, un malheur. Vous comprendrez bien à partir de là que je ne saurais m’identifier avec Hölderlin. Ici est en jeu une con-frontation (Aus-ein-ander-setzung) de la pensée avec un poète et seul la confrontation est à même de poser le répondant. Pur arbitraire ou liberté la plus grande ? [4]
13Il n’y a peut-être qu’un seul autre moment dans toute l’histoire de la philosophie où l’on rencontre une déclaration semblable à cette confession qui voit un auteur qualifier sans ambages d’accident le chef d’œuvre philosophique du 20e siècle : c’est quand le vieux Platon, dans la lettre VII, affirme, en effaçant d’un seul coup tous ses dialogues, qu’il n’a pas écrit un seul mot sur ce qu’il considère comme vraiment sérieux. Il est néanmoins décisif, dans la perspective qui nous intéresse, qu’Heidegger, au moment même où il reconnaît le naufrage du philosophe, situe en une confrontation (dans une « position réciproque ») entre poésie et philosophie l’experimentum crucis de la pensée. On comprend alors mieux peut-être pourquoi, des années plus tard, il ait pu demander justement à Ingeborg Bachmann un poème pour ses Mélanges. Mais tout cela veut-il vraiment dire que le poète réussit là où le philosophe échoue ? Est-ce véritablement le dernier mot de la Dissertation d’Ingeborg Bachmann ? Et comment devons-nous comprendre l’exposition de l’indicible qui a lieu dans la poésie, si ce dont on fait l’expérience en elle n’est autre que « la violence de l’horreur et de l’annihilation » ?
14Dans une lettre à Neufer du 12 novembre 1798, Hölderlin, après avoir évoqué ce qui manque à ses expositions (Darstellungen) et l’errance poétique (das poetische Irren) dans laquelle il se trouve emprisonné, présente une nouvelle fois le rapport entre poésie et philosophie en utilisant l’image de l’accident :
Il y a certainement un hospice, où tous les poètes qui sont comme moi victimes d’un accident (auf meine Art verunglückte Poet) peuvent trouver un refuge avec les honneurs : c’est la philosophie.
16Après son diplôme, Ingeborg Bachmann multipliera les déclarations qui portent témoignage d’un échec analogue de sa poésie. La première de ses leçons de Francfort en présente une liste exemplaire. [5] Et par ailleurs, la tension vers « l’hospice de la pensée » (et en particulier, la réflexion sur le langage) n’a jamais manqué chez Bachmann si on a pu définir le dernier roman qu’elle aura publié de son vivant, Malina, comme un « passage de la poésie dans la philosophie ». [6] Dans cette perspective, la thèse conclusive de la Dissertation doit être ainsi comprise : la poésie ne présente pas moins que la philosophie une forme d’échec dans l’exposition de l’indicible qui constitue leur tâche commune. Mais, pour des raisons qu’il s’agit justement d’éclaircir, un tel échec est plus essentiel que la tâche elle-même – ou tout au moins, il en fait intégralement partie, puisque le véritable poète ou le véritable philosophe est celui qui peut seul en faire l’expérience. L’exposition de l’indicible implique donc un paradoxe semblable à celui que Kleist indiquait avec l’exemple de l’arc, qui est soutenu par sa chute même et que Bachmann a exposé une fois dans un poème en écrivant que « qui chute a des ailes ». [7]
17Dans sa conférence sur L’essence du langage (que Bachmann ne pouvait pas connaître à l’époque de sa thèse), Heidegger pense bien à une expérience de ce genre, quand il écrit que nous faisons précisément l’expérience du langage là où les noms nous font défaut, là où les mots viennent se briser sur nos lèvres. Dans son émission radiophonique sur Wittgenstein, Bachmann rapproche cette expérience du défaut de la langue (Sprachlosigkeit) chez Heidegger du silence sur lequel s’achève le Tractatus. Mais qu’est-ce au juste qui doit être passé sous silence ? Quel est donc cet indicible qui, selon une autre proposition du Tractatus (4.115) sur laquelle Bachmann reviendra plusieurs fois, ne peut être signifié qu’à travers la claire exposition du dicible ?
18Pour Wittgenstein, l’indicible n’est certainement pas quelque chose, un quid dont on pourrait éventuellement dire ce qu’il est si seulement on trouvait la bonne expression (en termes philosophiques : il ne relève pas de l’ordre de l’essence), mais il est une pure existence, le fait pur que le monde est. La proposition 6.432 que Bachmann considère comme la plus « amère » [8] du Tractatus ne concerne pas un Dieu qui se tiendrait caché pour ainsi dire derrière le monde : c’est l’existence même du monde. Ce qui ne se révèle pas dans le monde est le simple fait que le monde existe ; les propositions du langage, qui disent comment (wie) le monde est, ne peuvent dire que (dass) le monde est. De quelle manière la tâche d’une exposition de l’indicible (pour reprendre les termes de la Dissertation) est elle pensable ?
19En plus de la proposition 4.115 (« Elle [la philosophie] signifiera l’indicible en figurant le dicible [klar darstellt] dans sa clarté ») [9], Wittgenstein fait allusion à ce problème dans sa conférence sur l’éthique (publiée seulement en 1965 ce qui explique qu’I. Bachmann ne pouvait pas en avoir connaissance au moment de ses écrits sur Wittgenstein) : « la façon correcte d’exprimer dans le langage le miracle de l’existence du monde, bien que ce ne soit pas une proposition du langage, c’est l’existence du langage lui-même » [10].
20La tâche poétique de la pensée se déplace ainsi : il ne s’agit plus d’exprimer par le moyen du langage, mais d’exprimer par l’existence du langage. Mais comment l’expérience du langage pourrait-elle être attestée indépendamment de propositions proférées dans le langage ?
21Ce dont il s’agit alors de faire l’expérience dans le « malheur » constitutif de la philosophie comme de la poésie (dans l’échec poétique du poète et dans l’échec pensif du poète) c’est le langage lui-même. Expérience donc, non pas de langage, mais du langage comme tel dans l’advenir du silence des propositions significatives. C’est pourquoi la proposition 4.115 du Tractatus ne saurait être lue, selon la tradition du positivisme logique, comme une simple délimitation des territoires. Tout le problème consiste plutôt à comprendre la signification de l’adjectif « klar », de cette clarté (Kalrwerden von Sätzen) que la proposition 4.112 indique comme le résultat de la philosophie. Il est frappant que Hölderlin, dans sa lettre à Böhlendorf de décembre 1801, ait fait de cette « Klarheit der Darstellung » la tâche même de la « sobriété » de la poésie occidentale. N’est-il pas allé jusqu’à soutenir que « l’usage de la propriété est la chose la plus difficile » ?
22Dans la clarté, dans la claritas, ce qui apparaît c’est la langue elle-même, sa pure extériorité, le factum de son existence. Si nous appelons experimentum linguae cette expérience qu’on ne fait pas avec des objets ou avec des choses signifiées, mais avec le langage lui-même, nous pouvons soutenir que pour chaque poète et pour chaque penseur, il existe un experimentum linguae, qui définit la manière et la portée singulières du « malheur » à travers lequel il répond à sa propre tâche. L’experimentum linguae de Heidegger est certainement situé, autour des années Trente, dans la confrontation (dans l’accident) avec Hölderlin. Quel est alors l’experimentum linguae qui définit le lieu propre d’Ingeborg Bachmann ?
23Le bref discours prononcé par Bachmann à l’occasion du prix Wildgans en mai 1972 permet de répondre à ces questions à travers deux citations : « le langage est la peine » et « pas un mot, ô mots ». [11]
24La première citation, dans le roman Malina auquel elle appartient, introduit une espèce de reformulation tragique du dit d’Anaximandre :
Je vais vous révéler un terrible secret : le langage est la peine. En lui toutes les choses doivent entrer et périr à nouveau selon leur faute et la mesure de leur faute. [12]
26Il n’est pas impossible de penser que Bachmann ait eu à l’esprit la légende kafkaïenne de la Colonie pénitentiaire où le condamné, pour expier sa faute, se trouve introduit dans une machine de torture qui grave sur sa peau le texte de la norme qu’il a transgressée. Quoi qu’il en soit, ce qui est décisif, c’est que dans ce terrible secret, la sphère du langage (des propositions qui peuvent se dire) coïncide avec celle d’un châtiment mortel infini. Ce langage du châtiment est celui que « nous trouvons déjà prêt » [13], un « mauvais langage » [14], fait de phrases toute faites. Sa parole est le « bavardage » évoqué dans un des plus beaux poèmes de L’invocation à la grande ourse : « parole que sème le dragon », « bruit de la faute », qui imite « le grognement de l’animal ». [15] Elle n’a d’autre solution que de « se réfugier derrière d’autres paroles », comme la phrase derrière « d’autres phrases ». [16]
27Le pouvoir qui vient limiter ce langage et, tout en même temps, définit, au sein même de l’experimentum linguae, la tâche de la poésie est exprimé dans la seconde citation : « pas un mot, ô mots ». [17] Cette formule enjoint au discours lui-même de ne pas se payer de mots quand il nomme. Le silence, qui est en question dans l’expérience de Bachmann, n’est donc pas, silence du langage, privation de la parole, mais silence né du langage, parole où la parole se tait.
28C’est une aporie du même genre que Benjamin avait à l’esprit quand il évoquait, dans la lettre à Buber, une « direction intensive du mot au cœur du mutisme le plus intime » ou d’une « élimination cristalline de l’indicible dans le langage » : et, c’est aussi ce que Celan semble indiquer dans le discours de Brême :
La langue fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle dut alors traverser son propre manque de réponses, dut traverser un mutisme effroyable, traverser les mille ténèbres des discours porteurs de mort. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui se passait. [18]
30Le mutisme que cette omertà impose est un statut éminent de la parole. Ce qui se montre en lui n’est pas le non-linguistique (qui, comme tel, n’est qu’un obscur présupposé de la parole) mais cette « langue entière » (die ganze Sprache) [19] qui constitue l’utopie du langage vers laquelle, selon la dernière leçon de Francfort (qui reprend ici une métaphore heideggérienne), la littérature reste toujours en marche. [20] Cette vision de la langue entière « qui n’a encore jamais régné » [21] est la Klarheit der Darstellung qu’évoquent Hölderlin et Wittgenstein s’il est vrai que « voir le monde comme un tout limité » peut signifier seulement, dans cette perspective, voir le langage comme un tout silencieux.
31L’utopie du langage, vers laquelle la littérature est en marche coïncide avec le lieu sans issue des propositions signifiantes : il ne s’agit pas d’une autre parole, mais seulement de leur avoir lieu silencieux, du nimbe de silence qui les délimite et les expose.
32C’est là et là seulement que se trouve la « parole libre, claire, belle » à laquelle s’adresse l’invocation finale de Rede und Nachrede : « ô ma parole, sauve-moi ». Mais l’espace qui s’ouvre dans l’événement d’une limite qui met un terme à la peine du langage est celui où pourrait apparaître pour la première fois celle qui « occupe le lieu de l’instant où musique et poésie trouvent, l’une par rapport à l’autre, leur moment de vérité » [22] et qui, elle seule, a le pouvoir de faire taire le langage sans l’abolir : mieux, en lui donnant son lieu propre – la « voix humaine ». [23] Selon la signification originale du terme latin, claritas est avant tout un attribut de la voix.
Notes
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[1]
Ce texte est reproduit dans la version italienne des entretiens à la page 225.
-
[2]
F. Wallner, Nachwort à I. Bachmann, Die kritische Aufnahme der Existenzialphilosophie Martin Heideggers, Münich, 1985, p. 178.
-
[3]
Ibidem, pp. 129-130.
-
[4]
M. Kommerell, Briefe und Aufzeichnungen, Walter, 1967, p. 402.
-
[5]
I. Bachmann, Werke, éd. de C. Kochek, Inge von Weidenbaum, Clemens Münster, vol. IV, Münich, 1978, pp. 187-188 ; trad. française, Ingeborg Bachmann, Œuvres, Actes Sud, Thesaurus, 2009.
-
[6]
Wallner, op. cit., p. 196.
-
[7]
« Das Spiel ist aus », in I. Bachmann, Anrufung des grössen Bären, Munich, 1956, p. 8.
-
[8]
Bachmann, Werke, vol. IV, op. cit., p. 116.
-
[9]
Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, traduction G.-G. Granger, p. 58.
-
[10]
Wittgenstein, « Conférence sur l’éthique », Leçons et conversations, Paris, Gallimard, Folio essais, 1992, p. 153.
-
[11]
Bachmann, Werke, vol. IV, op. cit., p. 127.
-
[12]
Bachmann, Werke, vol. III., p. 97.
-
[13]
Werke, vol. IV, op. cit., p. 270.
-
[14]
Ibidem, p. 82.
-
[15]
Bachmann, Anrufung…, op. cit., p. 46.
-
[16]
Ihr Worte, in Werke, vol. I, p. 162.
-
[17]
Ibidem, p. 297. Le texte allemand « Kein Sterbenwort, Ihr Worte », littéralement : « pas un mot de mort, ô vous, mots », renvoie à l’expression Kein Sterbenswort sagen, ne pas ouvrir la bouche, ne pas dire un mot. Pas un mot.
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[18]
« Le discours de Brême », in Paul Celan Poèmes, Paris, José Corti, trad. John E. Jackson, 2004, p. 194.
-
[19]
Bachmann, Werke, vol. VI., cit., p. 268.
-
[20]
« Utopie der Sprache […] Unterwegssein zu dieser Sprache […] », ibid. Le livre d’Heidegger, Unterwegs sur Sprache venait à peine d’être publié à l’époque des leçons de Francfort (1959-1960).
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[21]
Ibidem, p. 270.
-
[22]
Ibidem, p. 62.
-
[23]
« Eine menscliche Stimme », ibid.