« E’ una luce-ah certo non meno soavedi quella, ma suprema – che si spandeda un sole racchiuso dove fu divinol’Uomo, su quell’umile ora dell’Ave »
L’usure et l’usage d’Ursule
1Comme tapies en silence, les images inventent le rapport que nous entretiendrons avec elles. C’est leur puissance et leur secret.
2J’ignorais que le cycle peint à Venise par Vittore Carpaccio entre 1490 et 1495 (ou 1499) pour l’école de Sainte Ursule à Venise non loin de Santa Maria Formosa allait m’imposer sa beauté et me demander d’y répondre. C’est que le cycle d’Ursule n’est pas seulement la plus parfaite synthèse de l’art de la Renaissance et d’une beauté comme attristée par tant d’achèvements et tant de grâces. Tout converge dans ces neuf panneaux : Sienne, Florence, Mantoue mais Dürer aussi. Tout est là, offert à la considération, à la contemplation et à la méditation.
3Mais il y a plus encore. Le cycle de Sainte Ursule offre aussi un récit de mystères.
4À cela, deux raisons. D’abord l’histoire elle-même est singulière : une jeune vierge de Bretagne, enfarouchée de religion, qu’Éthéré (!), prince d’Angleterre, veut épouser. Elle accepte. Soit. Mais voilà qu’elle impose des conditions invraisemblables : outre la conversion de l’époux, elle exige onze mille vierges avec elle (celles pour lesquelles Apollinaire enlèvera les points sur les i) et trois ans de régates, de véritables joutes nautiques, de traversées. Des voyages étranges : Londres, Rome, Cologne. Et puis un massacre épouvantable pour la palme du martyre. Attila est là aussi. S’il avait su, dit la légende, il eût arrêté cette flèche qu’inspecte la vierge de Caravage. Tant de récits. Et tant de tableaux aussi. Guy de Tervarent offre en 1931 une très belle analyse de La légende de Sainte Ursule dans la littérature et l’art du Moyen Âge.
5Mais il y a aussi l’usure : l’usage et l’usure. Tout comme le poème d’Homère raconte au huitième siècle avant Jésus-Christ une guerre survenue quatre siècles auparavant et de la même manière que cette étrange reviviscence offre à nos modernes la trame où dire leur vie, le cycle de Sainte Ursule étage les temps et ici encore, l’histoire du problème fait partie du problème (Carlo Ginzburg). L’épisode historique (qui évoque sans doute la lutte des chrétiens pour imposer leur religion sur celle des païens de Normandie) remonte à une période comprise entre 238 et 452. Il appartient à la geste des rois de Bretagne. La légende, bien plus tardive, se répand aux alentours de 975 avec la Passio fuit tempore vetusto. La découverte en 1106 d’une nécropole romaine près de l’église de Cologne contribue à la renforcer. C’est Voragine qui lui donne sa formule au xiiie siècle dans La Légende dorée. Carpaccio peint à Venise à la fin du xve siècle. Il raconte en pleine Renaissance une légende médiévale vieille de plusieurs siècles. Mieux, il la transpose à Venise, cette ville qui, selon les mots de Chateaubriand, ne connut point l’idolâtrie et échappa aux hordes barbares. Le pinceau délicat redit l’histoire sauvage qui fait cailler le sang sur l’épée – une tête roule parmi les étoffes chamarrées. La civilisation des barcarolles et des cortèges chante l’épopée. Un peu comme si le Ronsard du Bocage royal, des Mascarades et des Cartels composait un poème sur des matières de Bretagne, ou comme si la langue de Scève croisait celle de la Chanson de Roland ou des romans de Chrétien de Troyes – Délie au Val tenebrus ?
6Usures d’Ursule. Ainsi Carpaccio confond les lieux et les temps mais situe à Venise les limbes de son territoire fantastique : il en fait la capitale de ses deux royaumes. Cette beauté déliée se situe sur des plages imprécises propices au poème. Le tableau invente son terrain vague.
7Et aujourd’hui ? Que faire de tout cela maintenant ?
8Il m’a semblé que le poème était la réponse. La seule, pour peu qu’elle se nourrisse des pensées de l’image contemporaines et qu’elle n’en ignore ni les enjeux ni les problèmes (les œuvres de Jean-Christophe Bailly, de Carlo Ginzburg, de Marie-José Mondzain, de Jacques Rancière et de Jean-Louis Schefer) s’invitent dans le poème auxquelles elles invitent.
9Je n’ai pas tenté, comme Paul Louis Rossi naguère d’offrir une version intime du mythe (Le voyage de Sainte Ursule, Gallimard, 1973). Ou si peu.
10J’ai choisi la voie sans impatience de l’ekphrasis : le commentaire de tableau, la glose. Essayer de dire ce qu’il y a, ne pas passer à côté. Dire ce qui est : on what there is. Panneau après panneau, en guise de poème, une ekphrasis lente. Un glorieux modèle de la rénovation du genre se trouve dans le livre récent de Jean Louis Schefer, L’hostie profanée (Paris, POL, 2007) qui s’ouvre par la déclaration suivante : « ce livre répond à une question que m’a posée la célèbre prédelle de Paolo Ucello. » Ces poèmes répondent à la question que me pose le célèbre cycle de Carpaccio.
11Mais pourquoi, mais pourquoi donc Ursule ? Je l’ignore en partie. J’espère seulement que l’ekphrasis servira, à sa manière, une réflexion sur les images qui entend refuser la dépossession de l’imaginaire opérée par certains spectacles modernes. Ici le poème devrait servir à émanciper le spectateur (Jacques Rancière).
12Chez Carpaccio, loin que la convergence de la peinture, du théâtre et de l’architecture asphyxie le regard ou vienne le commander, elle offre, dans les isolats mêmes où les jardins du dernier Moyen Âge refleurissent par les scènes aérées de la Renaissance, un espace de circulation à ciel ouvert. Une scène claire où rincer nos regards saturés de voir. L’histoire de l’art pose ainsi l’invention de Vittore Carpaccio dans le cycle d’Ursule : créer la scène où la théâtralité du tableau et le caractère mimétique du spectacle se rencontrent. Venise se donne en spectacle : goût des momaria, amour des actions sacrées défilant dans les rues. Procession, processions. La ville jouit de sa gloire à travers ses cortèges cérémonieux. Carpaccio transforme ce théâtre en tableau parce qu’il fait de son tableau une scène. Voilà donc la scène de l’image. Au temps des clips, des jeux vidéo, des pubs, des reality shows, qu’avons-nous à faire de cette scène ? Au moment où la société a sombré dans le spectacle, c’est-à-dire où la pellicule qui sépare le monde vécu du monde représenté est devenue aussi fine qu’un écran, au moment, donc, où le beau concept de reality show montre le réel tel qu’il ne pourrait jamais se donner dans la vie, le Cycle d’Ursule, c’est le théâtre qui s’arrache au spectacle. Nous voulions l’offrir à la société du spectacle qui replonge le théâtre dans le spectacle. Que nous enseigne-t-elle ? Au moins ceci : l’image sépare. Elle divise. Sa séparation ne permet pas seulement le rêve et le fantasme : elle nous renvoie à notre impuissance. Elle délimite. La perspective, cette invention sublime des peintres, qui permet de plonger au cœur de l’espace (une fenêtre, un temple, une éventration au cœur des viscères disait un de nos copains sur les bancs de l’école, déchaînant la colère du professeur et la joie de nos rires) rapproche à mesure qu’elle tient à distance.
13Tenir la distance : voici le pari des images glosées d’Ursule. Inviter, dans le poème, à une réflexion sur les liens du dicible et du visible, c’est tout l’enjeu de l’image poétique (un ouvrage d’Anca Vasiliu vient d’offrir un commentaire important de la formulation platonicienne de la question – Dire et voir, la parole visible du Sophiste, Paris, Vrin, 2009).
14Enfin, je ne voudrais pas omettre qu’Ursule est une sainte. Ici tout est usé bien sûr et il faut donc, selon la forte invitation de Michel Deguy, inventer une « prosopopée démystifiante », un usage profanant (Agamben), une usure de plus.
15Il est frappant d’abord que Carpaccio soit si économe en croix et en crucifix : ce cycle de Saintes n’en comporte que fort peu. La magnificence semble sa seule religion, la beauté son vrai sacre. Étrange pour une aventure tout entière consacrée à la conversion de païens. Génie de Pasolini évoquant l’autre lumière des fresques d’Arezzo : « une lumière qui émane/ d’un soleil enfermé où fut divin/l’Homme ».
16Mais qui plus est, l’histoire d’Ursule est elle-même celle des usures et des usages : sa construction répond à des lois de collages, de bric-à-brac et d’inventions. J’illustre. La grande quantité d’ossements trouvés à Cologne déclencha un trafic qui connut son paroxysme autour de 1183-1187, lorsque la certification des présumées reliques, obligeant à attribuer à chacune d’elles un nom et une biographie, poussa un clerc anonyme à rédiger un catalogue, dans lequel les bollandistes les plus avisés soupçonnèrent une parodie, compilée afin de discréditer l’engouement ursulien (sur les quelque 11 000 et quelques personnages, le registre, auquel manque la fin, parvient à en recenser plus de neuf mille huit cents. L’inventeur fatigue : il s’arrête en chemin comme un enfant boudeur qui voit jusqu’où il peut compter et passe en rêvant à son pain au chocolat.). C’est des pierres tombales de l’ager ursulanus que proviennent les noms de certains protagonistes du récit légendaire : parmi ceux-ci se détache l’épitaphe d’un jeune chrétien des premiers siècles, mort à l’âge de vingt-cinq ans, nommé Ethérius, que la tradition identifiait au futur époux d’Ursule.
17Les révélations de Sainte Élisabeth, une mystique du xive siècle, sont plus extraordinaires encore : elle croit très fort à l’histoire d’Ursule et absolument aux Onze mille. Elle ne cesse d’inventer des épisodes, des passages, des courts circuits, des folies. Rien ne l’embarrasse : la géographie et la chronologie ne lui pèsent pas. On ignore si Carpaccio (qui fait de saint Augustin un amateur de statuettes anciennes de bronze et de vases) connut ses élucubrations. Leurs arts se correspondent. Ils ignorent toute coordonnée. Chez l’un comme chez l’autre l’ordre de la simultanéité n’interdit pas la succession.
18On retrouve ainsi la conjonction du texte et de l’image qu’évoque Philostrate, le maître ancien des ekphrasis : « celui qui méprise la peinture fait injure à la vérité, fait injure aussi à la science, celle qui se rattache aux poètes – car c’est un même élan qui porte les deux vers les actes et les formes des héros, et il ne rend pas honneur à la symétrie, grâce à laquelle l’art se rattache au logos ».
19Usures ? Tout lecteur qui possède un ordinateur sait bien de quoi il s’agit : enregistrer sous le nom.
20Note
21Les commentaires de l’œuvre ne manquent pas. On pense aux travaux de Tirsio Pignatti (et surtout à son Carpaccio : la leggenda di Sant’Orsola, Florence, 1965) et à ceux d’Augusto Gentili, Le storie di Carpaccio. Venezia, i Turchi, gli Ebrei, Venezia, Marsilio, 1996.
22Le livre d’images le plus beau est dû à Giovanna Nepi Sciré : Carpaccio, Histoire de Sainte Ursule, Paris, Gallimard, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, 2000.
23On n’oubliera pas les deux livres de Michel Serres sur Carpaccio (Esthétiques sur Carpaccio, Paris, Hermann, 1982 et Carpaccio à Venise, les esclaves libérés, Paris, Le Pommier, 2007).
24Mais le plus grand commentaire du cycle d’Ursule est l’œuvre de l’historien Ludovico Zorzi : Carpaccio e la rappresentazione di Sant’Orsola. Ricerche sulla visualità dello spettacolo nel Quattrocento, Torino, Einaudi, 1988. Il a été traduit en français par Jean-Paul Manganaro, Danielle Dubrocca et Jean-Christophe Bailly qui signe aussi la préface : Carpaccio et la représentation de Sainte Ursule, peinture et spectacle à Venise au Quattrocento, Paris, Hazan, 1991.
25C’est un livre posthume, plein de savoir, d’histoire et d’analyse qui porte l’émotion et l’explique.
26En partie. Heureusement.