Po&sie 2009/1 N° 127

Couverture de POESI_127

Article de revue

Le rêve d’Ursule, précédé de L’usure et l’usage d’Ursule

Pages 55 à 65

« E’ una luce
-ah certo non meno soave
di quella, ma suprema – che si spande
da un sole racchiuso dove fu divino
l’Uomo, su quell’umile ora dell’Ave »
Pier Paolo Pasolini, La ricchezza, in La religione del mio tempo

L’usure et l’usage d’Ursule

1Comme tapies en silence, les images inventent le rapport que nous entretiendrons avec elles. C’est leur puissance et leur secret.

2J’ignorais que le cycle peint à Venise par Vittore Carpaccio entre 1490 et 1495 (ou 1499) pour l’école de Sainte Ursule à Venise non loin de Santa Maria Formosa allait m’imposer sa beauté et me demander d’y répondre. C’est que le cycle d’Ursule n’est pas seulement la plus parfaite synthèse de l’art de la Renaissance et d’une beauté comme attristée par tant d’achèvements et tant de grâces. Tout converge dans ces neuf panneaux : Sienne, Florence, Mantoue mais Dürer aussi. Tout est là, offert à la considération, à la contemplation et à la méditation.

3Mais il y a plus encore. Le cycle de Sainte Ursule offre aussi un récit de mystères.

4À cela, deux raisons. D’abord l’histoire elle-même est singulière : une jeune vierge de Bretagne, enfarouchée de religion, qu’Éthéré (!), prince d’Angleterre, veut épouser. Elle accepte. Soit. Mais voilà qu’elle impose des conditions invraisemblables : outre la conversion de l’époux, elle exige onze mille vierges avec elle (celles pour lesquelles Apollinaire enlèvera les points sur les i) et trois ans de régates, de véritables joutes nautiques, de traversées. Des voyages étranges : Londres, Rome, Cologne. Et puis un massacre épouvantable pour la palme du martyre. Attila est là aussi. S’il avait su, dit la légende, il eût arrêté cette flèche qu’inspecte la vierge de Caravage. Tant de récits. Et tant de tableaux aussi. Guy de Tervarent offre en 1931 une très belle analyse de La légende de Sainte Ursule dans la littérature et l’art du Moyen Âge.

5Mais il y a aussi l’usure : l’usage et l’usure. Tout comme le poème d’Homère raconte au huitième siècle avant Jésus-Christ une guerre survenue quatre siècles auparavant et de la même manière que cette étrange reviviscence offre à nos modernes la trame où dire leur vie, le cycle de Sainte Ursule étage les temps et ici encore, l’histoire du problème fait partie du problème (Carlo Ginzburg). L’épisode historique (qui évoque sans doute la lutte des chrétiens pour imposer leur religion sur celle des païens de Normandie) remonte à une période comprise entre 238 et 452. Il appartient à la geste des rois de Bretagne. La légende, bien plus tardive, se répand aux alentours de 975 avec la Passio fuit tempore vetusto. La découverte en 1106 d’une nécropole romaine près de l’église de Cologne contribue à la renforcer. C’est Voragine qui lui donne sa formule au xiiie siècle dans La Légende dorée. Carpaccio peint à Venise à la fin du xve siècle. Il raconte en pleine Renaissance une légende médiévale vieille de plusieurs siècles. Mieux, il la transpose à Venise, cette ville qui, selon les mots de Chateaubriand, ne connut point l’idolâtrie et échappa aux hordes barbares. Le pinceau délicat redit l’histoire sauvage qui fait cailler le sang sur l’épée – une tête roule parmi les étoffes chamarrées. La civilisation des barcarolles et des cortèges chante l’épopée. Un peu comme si le Ronsard du Bocage royal, des Mascarades et des Cartels composait un poème sur des matières de Bretagne, ou comme si la langue de Scève croisait celle de la Chanson de Roland ou des romans de Chrétien de Troyes – Délie au Val tenebrus ?

6Usures d’Ursule. Ainsi Carpaccio confond les lieux et les temps mais situe à Venise les limbes de son territoire fantastique : il en fait la capitale de ses deux royaumes. Cette beauté déliée se situe sur des plages imprécises propices au poème. Le tableau invente son terrain vague.

7Et aujourd’hui ? Que faire de tout cela maintenant ?

8Il m’a semblé que le poème était la réponse. La seule, pour peu qu’elle se nourrisse des pensées de l’image contemporaines et qu’elle n’en ignore ni les enjeux ni les problèmes (les œuvres de Jean-Christophe Bailly, de Carlo Ginzburg, de Marie-José Mondzain, de Jacques Rancière et de Jean-Louis Schefer) s’invitent dans le poème auxquelles elles invitent.

9Je n’ai pas tenté, comme Paul Louis Rossi naguère d’offrir une version intime du mythe (Le voyage de Sainte Ursule, Gallimard, 1973). Ou si peu.

10J’ai choisi la voie sans impatience de l’ekphrasis : le commentaire de tableau, la glose. Essayer de dire ce qu’il y a, ne pas passer à côté. Dire ce qui est : on what there is. Panneau après panneau, en guise de poème, une ekphrasis lente. Un glorieux modèle de la rénovation du genre se trouve dans le livre récent de Jean Louis Schefer, L’hostie profanée (Paris, POL, 2007) qui s’ouvre par la déclaration suivante : « ce livre répond à une question que m’a posée la célèbre prédelle de Paolo Ucello. » Ces poèmes répondent à la question que me pose le célèbre cycle de Carpaccio.

11Mais pourquoi, mais pourquoi donc Ursule ? Je l’ignore en partie. J’espère seulement que l’ekphrasis servira, à sa manière, une réflexion sur les images qui entend refuser la dépossession de l’imaginaire opérée par certains spectacles modernes. Ici le poème devrait servir à émanciper le spectateur (Jacques Rancière).

12Chez Carpaccio, loin que la convergence de la peinture, du théâtre et de l’architecture asphyxie le regard ou vienne le commander, elle offre, dans les isolats mêmes où les jardins du dernier Moyen Âge refleurissent par les scènes aérées de la Renaissance, un espace de circulation à ciel ouvert. Une scène claire où rincer nos regards saturés de voir. L’histoire de l’art pose ainsi l’invention de Vittore Carpaccio dans le cycle d’Ursule : créer la scène où la théâtralité du tableau et le caractère mimétique du spectacle se rencontrent. Venise se donne en spectacle : goût des momaria, amour des actions sacrées défilant dans les rues. Procession, processions. La ville jouit de sa gloire à travers ses cortèges cérémonieux. Carpaccio transforme ce théâtre en tableau parce qu’il fait de son tableau une scène. Voilà donc la scène de l’image. Au temps des clips, des jeux vidéo, des pubs, des reality shows, qu’avons-nous à faire de cette scène ? Au moment où la société a sombré dans le spectacle, c’est-à-dire où la pellicule qui sépare le monde vécu du monde représenté est devenue aussi fine qu’un écran, au moment, donc, où le beau concept de reality show montre le réel tel qu’il ne pourrait jamais se donner dans la vie, le Cycle d’Ursule, c’est le théâtre qui s’arrache au spectacle. Nous voulions l’offrir à la société du spectacle qui replonge le théâtre dans le spectacle. Que nous enseigne-t-elle ? Au moins ceci : l’image sépare. Elle divise. Sa séparation ne permet pas seulement le rêve et le fantasme : elle nous renvoie à notre impuissance. Elle délimite. La perspective, cette invention sublime des peintres, qui permet de plonger au cœur de l’espace (une fenêtre, un temple, une éventration au cœur des viscères disait un de nos copains sur les bancs de l’école, déchaînant la colère du professeur et la joie de nos rires) rapproche à mesure qu’elle tient à distance.

13Tenir la distance : voici le pari des images glosées d’Ursule. Inviter, dans le poème, à une réflexion sur les liens du dicible et du visible, c’est tout l’enjeu de l’image poétique (un ouvrage d’Anca Vasiliu vient d’offrir un commentaire important de la formulation platonicienne de la question – Dire et voir, la parole visible du Sophiste, Paris, Vrin, 2009).

14Enfin, je ne voudrais pas omettre qu’Ursule est une sainte. Ici tout est usé bien sûr et il faut donc, selon la forte invitation de Michel Deguy, inventer une « prosopopée démystifiante », un usage profanant (Agamben), une usure de plus.

15Il est frappant d’abord que Carpaccio soit si économe en croix et en crucifix : ce cycle de Saintes n’en comporte que fort peu. La magnificence semble sa seule religion, la beauté son vrai sacre. Étrange pour une aventure tout entière consacrée à la conversion de païens. Génie de Pasolini évoquant l’autre lumière des fresques d’Arezzo : « une lumière qui émane/ d’un soleil enfermé où fut divin/l’Homme ».

16Mais qui plus est, l’histoire d’Ursule est elle-même celle des usures et des usages : sa construction répond à des lois de collages, de bric-à-brac et d’inventions. J’illustre. La grande quantité d’ossements trouvés à Cologne déclencha un trafic qui connut son paroxysme autour de 1183-1187, lorsque la certification des présumées reliques, obligeant à attribuer à chacune d’elles un nom et une biographie, poussa un clerc anonyme à rédiger un catalogue, dans lequel les bollandistes les plus avisés soupçonnèrent une parodie, compilée afin de discréditer l’engouement ursulien (sur les quelque 11 000 et quelques personnages, le registre, auquel manque la fin, parvient à en recenser plus de neuf mille huit cents. L’inventeur fatigue : il s’arrête en chemin comme un enfant boudeur qui voit jusqu’où il peut compter et passe en rêvant à son pain au chocolat.). C’est des pierres tombales de l’ager ursulanus que proviennent les noms de certains protagonistes du récit légendaire : parmi ceux-ci se détache l’épitaphe d’un jeune chrétien des premiers siècles, mort à l’âge de vingt-cinq ans, nommé Ethérius, que la tradition identifiait au futur époux d’Ursule.

17Les révélations de Sainte Élisabeth, une mystique du xive siècle, sont plus extraordinaires encore : elle croit très fort à l’histoire d’Ursule et absolument aux Onze mille. Elle ne cesse d’inventer des épisodes, des passages, des courts circuits, des folies. Rien ne l’embarrasse : la géographie et la chronologie ne lui pèsent pas. On ignore si Carpaccio (qui fait de saint Augustin un amateur de statuettes anciennes de bronze et de vases) connut ses élucubrations. Leurs arts se correspondent. Ils ignorent toute coordonnée. Chez l’un comme chez l’autre l’ordre de la simultanéité n’interdit pas la succession.

18On retrouve ainsi la conjonction du texte et de l’image qu’évoque Philostrate, le maître ancien des ekphrasis : « celui qui méprise la peinture fait injure à la vérité, fait injure aussi à la science, celle qui se rattache aux poètes – car c’est un même élan qui porte les deux vers les actes et les formes des héros, et il ne rend pas honneur à la symétrie, grâce à laquelle l’art se rattache au logos ».

19Usures ? Tout lecteur qui possède un ordinateur sait bien de quoi il s’agit : enregistrer sous le nom.

figure im1
Vittore Carpaccio, Sogno di Sant’Orsola (tela, 274 x 267), signature : Victor Carp. F. MCCCCLXXXXV. Venezia, Gallerie dell’Accademia (détail).

20Note

21Les commentaires de l’œuvre ne manquent pas. On pense aux travaux de Tirsio Pignatti (et surtout à son Carpaccio : la leggenda di Sant’Orsola, Florence, 1965) et à ceux d’Augusto Gentili, Le storie di Carpaccio. Venezia, i Turchi, gli Ebrei, Venezia, Marsilio, 1996.

22Le livre d’images le plus beau est dû à Giovanna Nepi Sciré : Carpaccio, Histoire de Sainte Ursule, Paris, Gallimard, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, 2000.

23On n’oubliera pas les deux livres de Michel Serres sur Carpaccio (Esthétiques sur Carpaccio, Paris, Hermann, 1982 et Carpaccio à Venise, les esclaves libérés, Paris, Le Pommier, 2007).

24Mais le plus grand commentaire du cycle d’Ursule est l’œuvre de l’historien Ludovico Zorzi : Carpaccio e la rappresentazione di Sant’Orsola. Ricerche sulla visualità dello spettacolo nel Quattrocento, Torino, Einaudi, 1988. Il a été traduit en français par Jean-Paul Manganaro, Danielle Dubrocca et Jean-Christophe Bailly qui signe aussi la préface : Carpaccio et la représentation de Sainte Ursule, peinture et spectacle à Venise au Quattrocento, Paris, Hazan, 1991.

25C’est un livre posthume, plein de savoir, d’histoire et d’analyse qui porte l’émotion et l’explique.

26En partie. Heureusement.

Le rêve de Sainte Ursule, suivi de la lettre de l’ange

27

diva f.au.st.a
… ai-je dormi longtemps ? demandait-elle en rêve
sous le baldaquin de pourpre aux pendeloques de renoncules
comme le vieux sein des femmes
sous un coup de dais
ouvert aux vents de l’aube
ai-je dormi longtemps ? ou suis-je encore en rêve
(tu es mon rêve tu es dans mon rêve j’ai revêtu mon rêve je t’ai revêtu en rêve
j’ai tiré la couverture d’une nuit romaine)
sous le dais je rêvais sous mon dais
cage d’ascenseur vibrant à l’air libre
cage contre les requins de la nuit
rêve, voici l’eau des rêves
« Ah, in che puro e poetico sonno posa la vergine Orsola sul suo letto immacolato ! »
disait un poète de feu et mon rêve s’est ri du poète de feu
… j’ai rêvé des frais courants de l’air et du vent léger dans les rideaux (tu
filais)
j’ai rêvé de portes qui claquaient (tu défilais) et me vint un pluriel allégé :
risées
et des grands coups de feu comme les bogues d’un artificier
ET C’ÉTAIT JOURNÉE DES PORTES OUVERTES À LA PETITE
ÉCOLE DES SAINTES
huis ouverts en acajou précieux sous les statues dorées et au fond de
l’ouverture
une fenêtre encore et, comme dans les contes,
au fond de la fenêtre, encore une porte
(j’étais mon labyrinthe et dans l’oreille interne
piaffaient le taureau qui taraude
le monstre qui démontre et l’envie qui divise)
et je pleurais en rêve « ébréchée, je suis ébréchée » et je détachais les syllabes
« je suis sur la brèche » disait le rêve et moi je me taisais j’étais déjà de trop
« éperdue éperdue je suis éperdue » et je détachais les mots
« perdue et perdue je suis et perdue »
et puis le pertuis sombre de l’armoire d’un gros bois de pétrin pour de
gros draps rêches
et sous l’armoire il y avait des livres tout près d’un chandelier
c’étaient les livres des morts
– promesses de vies passées à rêver de portes qui claquent et du labyrinthe
des hommes
et puis les deux portes des songes
que surmontaient mes coupes d’excellence
à ma gauche la statue d’Hercule à l’outre renversée
avec l’inscription : URSULA - Premier Prix des Pleureuses
et face à moi celle de Vénus, Vénus à la coquille
avec l’inscription : URSULA - Premier Prix des Renfermées
je divaguais au souvenir de mes compétitions
(j’avais remisé mes coupes de natation et de tennis avec mes vieux
oursons fatigués,
Taedium des Teddy, mes coques d’oursin, hérissons creux noyaux piquants,
et tous mes premiers prix, au placard, au placard aussi La légende dorée)
le grand portail du petit matin appelait par leur nom deux gros vases gris
devant la claie où traînaient mes espoirs
claie, treille géminée des songes,
portant (à gauche) une plante comme une étoile verte
le myrte de Vénus, les onze mille verges de Faunus,
le myrte d’Amour est le myrte des morts
disait le philosophe et mon rêve se riait du philosophe
-oh… le beau mariage de ma première étoile de ski et des palmes du sapin
et (à droite) des flammèches rouges mal redressées de rameaux maigrichons
(des fleurs comme des bras avec des yeux au bout des doigts : des œillets
pour la noce)
au fond l’ouvert bleu des peintres où pointait le jour
… ai-je rêvé longtemps ? demandais-je en somme
sous le baldaquin trop haut pour un plafond trop bas
comme dans ces films d’angoisse où les parois se rapprochent
spéléologie de boyaux animés plaques mouvantes où le héros s’asphyxie
et court en se retournant
ascenseur ajouré sur la mort
au cinéma je fermais toujours les yeux avant de demander : que s’est-il passé ?
mon rêve aurait-il rétréci avec l’âge
sourcilleuse la fenêtre au grillage inverse les pendeloques sous l’œil du boeuf
comme du papier bulle
quinconces quinconces pour torturer mon rêve
… puis-je me concéder un ptit somme me demandais-je en rêve ?
ou un grand rêve…
et ce fut le grand rêve de la petite Ursule en quinconce
au pied de mon lit je rangeais ma chasuble et ma couronne de vierge
qui dessous la table m’avait tirée au sort ? à moi les fèves à moi les
couronnes
et je riais devant la collections des sujets, belles épiphanies du rire Éthéré
mon roi,
la race canine et mon enfance en cartouche
une enfance d’avant les mots du rêve
une enfance déposée avec la couronne
comme au pied d’un arbre de trophées
je ne sais plus si j’ai rêvé mais…
… cauchemar aussi : je m’étais endormie sous une large couverture
tu es entré tu étais blessé à ta jambe une plaie bouillonnait
tu t’es mis debout sur le lit et tu t’es laissé tombé de tout ton long
ta plaie a déversé son sang tu as rougi l’édredon
au matin je me réveillais comme un poisson
sous un lac de sang gelé effrangé
avec ses stalactites de gouttes gelées
arrière cauchemar arrière ou je m’évanouis…
… je m’étais endormie sur la clochette de l’enfance
au creux de mon oreille mon enfance s’est partagée en trois
IN-FAN-NTIA
j’en rêvais l’écrit tôt
IN le négatif de l’ombre
et FAN l’annoncé de lumière
je butais sur la fin de l’enfance
et, rêvant des mots, j’interrogeais la persistance d’une lettre enfoncée
le facteur N de l’enfance
sa démultiplication en vagues exponentielles
le facteur n de l’enfance qui démultiplie les sans-amour
… je m’étais couchée seule dans un lit de matrimoine
au bord, bien au bord, comme à l’accoutumée
au bord du précipice au bord du fauteuil au bord des larmes
au bord du lit comme retenue par les draps bordés
franges sourcilleuses
couchée sur le dos
et ma tête dans ma main gauche le maxillaire au bout des doigts
(comme la joue de la mère dans la main du Christ)
je m’étais endormie sur la clochette enfantine et un ange est passé sans
même l’effleurer
un ange est passé sans effleurer la fée
et au matin je voulais que l’empreinte de mon corps fût à peine lisible
comme si je n’avais pas dormi là je ne voulais pas déranger
(combien j’eusse aimé qu’un jour tu me dises que ma manière de dormir
était étrange,
que cette tête sur un coude comme quand on pense c’était bien bizarre,
que tu n’avais jamais vu ça
qu’on n’avait jamais vu ça
une jeune fille si sérieuse
avec ses cheveux tirés en arrière
mais que j’aurais dû quand même ranger mes vêtements dans le placard,
combien j’eusse aimé que tu t’allonges dans notre grand lit de matrimoine
à ma gauche côté fenêtre et moi à ta droite côté porte
et le philosophe a dit : « le mot est coupé ; le lit est coupé ; Ursule y trace
un sillon plus long que son corps »
et mon rêve a ri du philosophe
tu aurais veillé sur mes rêves et mes rêves sur ton sommeil
nous n’aurions fait aucun bruit
et droits comme les enfants en vacances qui s’appliquent au coucher
car si dormir c’est mourir autant se réveiller sans avoir bougé ni froncé les
draps
nous eussions regardé au plafond pour chasser le fantôme
et nous aurions parlé… tu m’aurais raconté ta journée…et moi la mienne
… les problèmes de travail… les hommes m’avait-on dit aiment parler de
leur travail…
ô toi qui le savais…
et puis au matin matinale j’eusse griffonné sur un carnet deux mots sur toi
alors que tu dormais encore
et tes mots silencieux auraient couvert les miens
ton application à dormir m’aurait protégée
je n’aurais fait aucun bruit j’aurais marché comme les sioux
et plus tard tu m’aurais dit : mais ma petite chérie je ne t’ai pas entendue
te lever
et j’eusse dit : non, pas plus que le jour
- mais, Éthéré, mon prince Éthéré toi aussi tu pesais moins qu’un rêve
et moins encore qu’un courant d’air
ce retrait matinal des songes de la nuit qu’accusent les oiseaux
- mais Éthéré, mon prince Éthéré, comme j’eusse voulu ton poids
comme j’eusse aimé ton poids sur moi
comme j’eusse le poids de ton désir)
mais
ce « lit paraît si étroit, si étroit, si dur, où l’on se couche avec sa douleur »
j’ai rêvé que j’étais seule dans ce grand lit de matrimoine
l’autre moitié appartient à Dieu comme celle du manteau des saints
manteau de nuit découpé au sabre les draps sont si froids quand on y dort
seul
(enhardie j’aurais posé la plante du pied gauche sur ton mollet et tu aurais
tressailli avant de réciter les vers d’un poète où des pieds s’endorment dans
des mains fraternelles …)
… je ne sais plus si j’ai rêvé mais… (c’est ce que je dirais au commissaire
qui viendra
« constater l’infraction »…)
à l’aube il a surgi le porteur de palme
across the polished floor a dit la poétesse et mon rêve pleure encore aux vers
des poétesses
venu me réveiller il n’a pas voulu me réveiller
il est resté là suspendu dans l’embrasement de la porte
en arrêt comme un chien en silence
légèrement penché en avant
l’ange de la stabilité bilatérale
et presque sans toucher terre
j’ai fait mine de dormir appliquée à ne pas respirer trop fort à ne pas
froncer les sourcils
quand il a prononcé la phrase : Ursule ? tu dors ?
j’ai voulu qu’il répète mon bel ange à la question contradictoire
j’ai voulu qu’il répète ce beau marchand de sable avaricieux venu reprendre
sa marchandise
j’ai voulu qu’il dise : Ursule lève-toi
il est entré face à moi dans la lumière douce du matin
comme une volée de violoncelle dans le ciel des peintres
(mon rêve a fait un ralenti arrière et je l’ai retrouvé comme avant
puis un nouveau ralenti arrière et il me souriait – oniromagnétoscopie
au moment où il rentrait un oiseau non aperçu a laissé sa branche
j’ai fait avant arrière ralenti et j’ai créé le ballet de l’ange et de l’oiseau
je t’explique le ballet :
quand l’un entre l’autre s’envole quand l’un se pose à l’envers l’autre sort
à reculons
quand l’un entre l’autre s’envole quand l’un se pose à l’envers l’autre sort
à reculons)
j’ai ouvert discrètement un œil en plissant les paupières il était là tout droit
droit devant
légèrement penché en avant
presque sans toucher terre
il avançait dans la lumière porté par la joie qui fait frissonner les ailes
et le pli bleu de ses robes matinales
et sa joie le respirait
joie de l’annonce grande joie de l’annonce quel croissant m’apportait-il
au lit de mon sommeil
je ne sais plus ce qu’il a dit AMOR peut-être ou ROMA mon rêve de mots
se brouillait
je ne savais plus où donner de la tête
je distinguais mal sa main droite
tendue comme pour prélever ou diriger l’orchestre elle me tendait
(mais je crois que je rêvais et je n’aime pas bien mes rêves du matin)
quoi ? une fleur ou une plume pour raconter ma vie
(mon petit bureau était couvert de cahiers
je les préparais le soir et le tabouret à bonne distance)
qui était-il ? un conquérant ? un représentant de styles pour vie de sainte ?
un écrivain public ? un hagiographe ? un marchand de fleurs vieux style ?
j’ouvrais l’autre œil (je rêvais que j’ouvrais l’autre œil)
c’était une plume de paon, dépouille d’Argos aux mille yeux
c’était une plume une plume gracile pour raconter ma mort
aux yeux de tous
je m’imposais le sommeil
j’ai replongé dans mon rêve
je ne l’ai pas vu sortir
j’ai buté contre ma haine
dors Ursule dors je le veux disait le rêve
ou bien disait…
dors ma fille
et j’ai rêvé qu’il déposait une lettre que je recopiais au cahier
-----------------------------------------------------------------------------
mais au réveil
(merveille du rêve vermeille)
c’est moi qui avais signé une lettre adressée à un ange

La lettre

28

À l’ange
Lettre de Sainte Ursule
Sous le ciel brusque, soudain ta douceur
Comment ne pas être triste
si la beauté de ton amour me rend
et la tendresse chaste de nos
comment ne pas être
sous le ciel cassant
aux bords de
comment
au bord
dans ce silence
nulle
prise

tableau im2

Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.127.0055

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions