Notes
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[1]
Article paru dans l’édition du 25.10.07.
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[2]
« Patrie (pour les enfants) », in La Patrie se fait tous les jours : textes français, 1939-1945, éd. Jean Paulhan et Dominique Aury (Éditions de Minuit, 1947), pp. 16-17. J’ai aussi consulté : le Dictionnaire Historique de la Résistance, éd. François Marcot (Robert Laffont, 2006) ; Pierre Favre, Jacques Decour : L’oublié des Lettres Françaises (Farrago, Tours, 2002) ; La vie à en mourir : Lettres des Fusillés (1941-1944), éd. Guy Krivokissko (Éd. du Seuil, 2006) ; Aragon : Correspondance Générale (Aragon-Paulhan-Triolet, “Le Temps Traversé,” Correspondance 1920-1964), éd. Bernard Leuilliot (Gallimard, 1994) ; Jean Paulhan, La Vie est pleine de choses redoutables, éd. Claire Paulhan (Éditions Claire Paulhan, 1997) ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999) ; Louis Aragon, Comme je vous en donne l’exemple (Éditions Sociales, Paris, 1945) ; Louis Aragon, Le Crime contre l’esprit (Éditions de Minuit, 1944) ; Jean Paulhan, Œuvres complètes (Cercle du livre précieux, 1966 ff.).
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[3]
Le Monde, 23 octobre 2007. Cette dernière pensée est introuvable dans les autres versions publiées. S’agit-il d’une addition tardive ? Supprimée plus tard ? D’une addition et d’une suppression ? Les experts doivent le savoir. Je les consulterai.
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[4]
La chronologie est assez complexe. Selon Pierre Favre, Decour publia le « tout premier hommage aux otages de Châteaubriant » dans La Pensée libre n° 2 en février1942. Au même moment, il préparait un hommage, qui devait inclure une copie de la lettre de Môquet pour les Les Lettres Françaises (no. 1). La publication prévue pour la fin février fut suspendue par l’arrestation de Decour le 17 février. Le pamphlet d’Aragon ne cite qu’un bref passage de la lettre.
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[5]
On peut trouver les archives sur le net : http://archivescommunistes.chez-alice.fr/pcf/pcf3.html.
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[6]
Voici les mots d’Aragon sur le caractère anonyme du premier pamphlet : « c’est la mesure de l’iniquité et de la barbarie qu’aujourd’hui nous ne puissions dire notre nom pour appuyer une cause aussi juste, aussi généralement considérée comme noble et élevée, qu’est la cause de la France. »
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[7]
Favre, pp. 321-23. La référence à Egmont parle pour elle-même (« je meurs pour la liberté »). « L’ami » c’est Jean Paulhan, éditeur du Théâtre complet de Goethe pour la Pléiade, pour lequel Decour a traduit Der Triumph der Empfindsamkeit (Le triomphe de la sensibilité). La référence à « TH.KI » n’a jamais été éclaircie.
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[8]
Favre, op. cit., p. 131.
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[9]
Dictionnaire Historique de la Résistance, éd. François Marcot (Laffont, Paris, 2006) : « Les lettres de fusillés appartiennent à ces lectures auxquelles chacun devrait se confronter. Elles nous renvoient à l’expérience fondamentale de la mort. Elles nous révèlent à quel point tout homme, par l’amour, est lié au monde. Elles nous laissent envahis par une tristesse indicible et une troublante exaltation face à ce que l’humanité peut produire de digne et de grand. » « Lettres de fusillés » pp. 945-47.
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[10]
Jean Paulhan, Œuvres complètes (Paris, 1966 ff.), vol V, pp. 298-99. C’est moi qui souligne.
1À l’automne dernier le président de la République Nicolas Sarkozy a demandé aux professeurs des lycées de lire la « lettre d’un fusillé » de Guy Môquet le jour anniversaire des événements de Châteaubriant (22 octobre 1941). Cette décision a contrarié le corps enseignant dans son ensemble (les professeurs ont ressenti cette invitation comme une obligation) ; elle a rendu furieux ceux qui considéraient depuis longtemps que Guy Môquet était un martyr et un héros. Bernard Legendre a examiné ces réactions contrastées et soutenu l’opinion suivante dans les colonnes du Monde :
L’invocation de Guy Môquet brouille pareillement la mémoire nationale. Elle exalte un acte de Résistance héroïque sans le resituer dans son contexte… C’est la même vision de l’histoire nationale qui se perpétue. Brouillonne, intéressée et souvent apocryphe… Les historiens s’insurgent. Ils ont bien raison. Mais ils n’y peuvent rien. Sinon fourbir leurs arguments pour la prochaine bataille de la guerre des mémoires. [1]
3Mais pourquoi donc l’insistance de Nicolas Sarkozy sur le patriotisme, pourquoi donc ce ton employé à propos de la plus fameuse « lettre de fusillés » ont-il pu ennuyer jusqu’à l’exaspération le public d’aujourd’hui ? Qu’y avait-il là de si irritant ? Dans son anthologie de 1947, La Patrie se fait tous les jours, Jean Paulhan indiquait un problème analogue :
Les récits et les traités patriotiques, que nous lisons couramment – que nous lisons même avec beaucoup d’énergie – montrent à côté de leurs qualités, qui sont en général très grandes, un défaut singulier. Certes, ils expliquent pourquoi nous pouvons aimer la France en toute bonne conscience… Ils l’expliquent de telle manière qu’on ne peut rien leur répliquer. Pourtant, il est une chose qu’ils n’expliquent pas : c’est que récits et traités soient à l’ordinaire si franchement ennuyeux : ennuyeux passe encore, mais irritants ; qu’ils donnent si violemment envie de dire le contraire. Quand ils en viennent à parler de la grâce française, voire de la clarté ou même de la galanterie française, cela peut aller jusqu’à la fureur… [2]
5Si la lecture imposée par Sarkozy a fait naître l’ennui et suscité la fureur de certains, c’est parce qu’elle servait à dissimuler des questions contemporaines auxquelles cette lecture n’était pas étrangère, et qu’elle faisait oublier la position de Guy Môquet sur ces mêmes questions.
6Nul n’appelle à la promotion de l’injustice. La justice est une de ces valeurs universelles que chacun prétend défendre et promouvoir. C’est ainsi que des questions qui font l’objet d’évaluations économiques (pensons par exemple à l’ouverture des frontières aux immigrés) peuvent aussi bien (et d’une manière qui n’est pas moins pertinente) être traitées comme des questions de « justice ». Pour les immigrés, il va de soi que la question de la justice se trouve au cœur de leur condition, de leur destin : le droit d’immigrer peut leur apparaître comme une question de justice. Et c’est ainsi que Sarkozy (dont les mesures laissent bien entendre que l’ouverture des frontières est pour lui une affaire de « coûts » et non pas une question de « justice ») ne peut promouvoir sa cause et son programme qu’en désarmant ses opposants. C’est pourquoi il revendique en son nom propre une passion pour la « justice » au moins aussi grande que celle de ces derniers. Or une telle entreprise a besoin de preuves concrètes pour ne pas apparaître comme une simple déclaration d’intentions : célébrer à grands fracas, en 2007, la « lettre d’un fusillé » qui remonte à 1941, lui permet de montrer toute sa bonne foi et sa crédibilité d’homme « juste » (puisque « patriotisme » et « justice » sont étroitement liés dans notre système de valeurs), mais aussi, de détourner notre attention d’autres priorités, moins justes. Cette lettre lui permet, à peu de frais, de défendre son profond engagement pour la justice au moment même où sa politique de l’immigration nous fait voir le contraire. De tels détournements ne sont pas seulement difficiles à suivre (parce que leurs articulations restent complètement hypothétiques, ou au moins conjecturelles) : ils nous invitent aussi à croire que l’intérêt de Sarkozy pour Guy Môquet est guidé par le seul amour de la justice.
7*
8Essayons de suivre la suggestion de Bernard Legendre et de « restituer la lettre de Guy Môquet dans son contexte », ou plutôt, faudrait-il dire, dans « ses contextes » – ils se multiplient à l’infini.
9Et d’abord, la lettre elle-même telle qu’elle est parue dans le journal Le Monde :
Je vais mourir ! Ce que je vous demande, toi, en particulier ma petite maman, c’est d’être courageuse. Je le suis et je veux l’être autant que ceux qui sont passés avant moi. Certes, j’aurais voulu vivre. Mais ce que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve quelque chose. Je n’ai pas eu le temps d’embrasser Jean. J’ai embrassé mes deux frères Roger et Rino. Quant au véritable je ne peux le faire hélas !Ma petite maman chérie,Mon tout petit frère adoré,Mon petit papa aimé,
J’espère que toutes mes affaires te seront renvoyées, elles pourront servir à Serge, qui je l’escompte sera fier de les porter un jour.
À toi petit papa, si je t’ai fait ainsi qu’à ma petite maman, bien des peines, je te salue une dernière fois. Sache que j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée. Un dernier adieu à tous mes amis, à mon frère que j’aime beaucoup. Qu’il étudie bien pour être plus tard un homme.
17 ans 1/2, ma vie a été courte ! Je n’ai aucun regret, si ce n’est de vous quitter tous.
Je vais mourir avec Tintin, Michels.
Maman, ce que je te demande, ce que je veux que tu me promettes, c’est d’être courageuse et de surmonter ta peine. Je ne peux en mettre davantage. Je vous quitte tous, toutes, toi maman, Serge, papa, en vous embrassant de tout mon cœur d’enfant.
Courage ! Votre Guy qui vous aime.
Guy.
Dernière pensée : Vous qui restez, soyez dignes de nous, les 27 qui allons mourir. [3]
11Cette lettre et le destin de sa distribution ont toujours fait l’objet de manœuvres de propagande. Mais de quelle propagande, et au service de quelle cause ?
12Môquet était membre de l’organisation communiste et fils d’un chef communiste. Il est arrêté à l’automne 1940 parce qu’il distribue des tracts du parti. Il écrit cette lettre juste avant sa mort. Il sera exécuté, ainsi qu’une centaine d’autres otages, dans les semaines qui ont suivi la mort d’un officier allemand à Nantes. Le sentiment de révolte qui a fait suite à ce massacre n’a pas tardé à se répandre. Les réactions furent unanimes. En très peu de temps les « reliques » de Châteaubriant allaient parvenir à Louis Aragon, qui vivait alors à Nice. Aragon reçut ces documents de Jacques Duclos, le chef du parti communiste. Un ordre les accompagnait : « faire de cela un monument. »
13Il n’y a rien d’étonnant à ce que Aragon ait reçu ces documents : avant le pacte de non-agression germano-soviétique d’août 1939, il était le plus grand écrivain du parti. Et malgré le déclin de ce dernier, personne n’avait songé à remettre en question ses talents. En matière de propagande, Aragon était un mégaphone évident, inévitable. Pourtant, une question se pose : Duclos a-t-il été à l’origine de cet ordre ou a-t-il transmis cette décision à Aragon après y avoir été invité par ses collègues écrivains (il faut rappeler que Duclos était un homme d’appareil et non pas un homme de plume) ?
14À cette époque, l’écrivain communiste le plus actif dans les publications de la Résistance était Jacques Decour. Or Decour fut un des premiers à examiner les documents de Châteaubriant. Mieux : comme c’est Decour qui exhiba la lettre de Guy Môquet lors du premier comité éditorial des Lettres Françaises [4] (la revue de la Résistance qu’il était en train de lancer en compagnie de Jean Paulhan), il semble raisonnable de penser que c’est lui qui, encouragé par Paulhan, a persuadé Duclos de demander à Aragon d’en assurer la glorification et la circulation. Aragon, contacté avec empressement, écrit alors un pamphlet qu’il intitule LES MARTYRS, et qu’il signe « AU NOM DES MARTYRS, LEUR TÉMOIN » (Éditions de Minuit, 1943). [5]
15Mais ce contexte autorise-t-il à faire de la lettre de Guy Môquet un instrument de la propagande communiste ?
16Il faut y regarder de plus près. Ceux qui publièrent la lettre de Guy Môquet pour en assurer la gloire (Aragon compris) travaillait à une toute autre cause. Ils essayaient de faire exister un mouvement qui avait à peine commencé – « la Résistance ». Nous en trouvons la preuve dans le fait que le tract d’Aragon fut publié par les Éditions de Minuit, une maison d’édition (si l’on peut utiliser un tel terme à propos d’une si petite entreprise) que Paulhan avait fondée avec l’aide de Vercors et de Jean Lescure. Or les Éditions de Minuit ne furent pas une entreprise communiste, mais seulement la maison d’un éditeur « résistant. »
17Il faut le rappeler : pendant la première année de l’occupation allemande (entre le 22juin 1940, date du traité d’occupation et le 22 juin 1941, date de l’invasion de l’URSS par les troupes allemandes) le parti communiste ne fut pas un grand appui pour la résistance – et en tout cas certainement pas du point de vue de la publication et de la propagande. Sur la gauche, les premiers mouvements de résistance ne vinrent pas des communistes, mais des anarchistes et, faut-il le redire, de Paulhan, qui œuvrait avec les « Amis d’Alain-Fournier », et du « Réseau du Musée de l’Homme ». À droite, les résistants venaient des rangs de l’Action Française et de ceux qui défendaient d’autres causes, plus anciennes. Ce n’est qu’en juillet 1941, après l’invasion de l’URSS par Hitler, que le PC finit par enterrer ce qui l’opposait aux autres partis politiques et aux factions qui combattaient l’occupant. Il contribua au réveil du « Front National » des cendres du « Front Populaire ».
18Le PC se joignit alors à Paulhan et à ses collègues comme les membres junior d’une équipe déjà constituée (à partir de 1939, Aragon devait être appuyé par la maison Gallimard avec laquelle il avait rompu dans les années 1930 et qui allait le publier pendant et après la drôle de guerre grâce à l’entremise de Jean Paulhan et de lui seul).
19Voilà pourquoi nous pouvons supposer que Duclos s’était tourné vers Paulhan et Decour pour consigner le « monument » à Aragon.
20*
21Revenons à Jacques Decour (né Daniel Decourdemanche). Decour était un intellectuel et un écrivain de génie. Paulhan l’avait découvert en 1929. En 1930, il publie à 17 ans un premier roman chez Gallimard : Le Sage et le Caporal, suivi, en 1932, par Philsterberg (toujours chez Gallimard). Ce compte rendu de l’année que Decour a passée en Allemagne est une des premières mises en garde contre Hitler. En 1940, Decour a trente ans. Il est un romancier reconnu, un essayiste (il est très actif à la NRF), un traducteur (de Kleist, Carossa, Worringer et Goethe), un professeur (il est à vingt-cinq ans le plus jeune professeur de France) et un éditeur. Depuis 1936 c’est un communiste convaincu et très engagé et quoique Paulhan se soit toujours opposé aux communistes, il ne s’est jamais disputé avec Decour. Decour était particulièrement doué pour lancer de nouvelles revues. Indiquons la Commune, cette revue du PC qu’il dirigea pendant les neuf mois qui précédèrent août 1939, La Pensée, L’Université Libre, et La Pensée Libre – auxquelles Paulhan apporta sa contribution.
22Decour et Paulhan travaillèrent ensemble. Entre juillet 1941 et février 1942 ils jettent les bases de cette « Résistance » – qu’il faut promouvoir avec les mots, les idées et les publications. C’est alors qu’ils fondent les Lettres Françaises, mais aussi le Comité National des Écrivains (le « Céné ») qui devait être le bras éditorial du Front National.
23La publication de la lettre de Guy Môquet et la création de « La Résistance » correspondent à un seul et même mouvement. Il faut le répéter : en 1941, pour Decour et Paulhan, la « Résistance » ne pouvait être qu’une cause commune, une cause anti-fasciste, et non pas communiste ; il s’agissait de mener la lutte comme un rejet des meurtres arbitraires des citoyens français massacrés par les forces d’occupation allemande. On pourrait même dire, sans exagérer, que la « Résistance » a conquis sa crédibilité initiale et qu’elle a pu s’étendre de manière aussi large et rapide par la force avec laquelle elle a su protester contre le massacre de Châteaubriant qu’elle dénonça immédiatement comme un acte d’une extraordinaire injustice. [6] Les « résistants » purent défendre leur propre « cause » à partir de cette « cause célèbre » – de cet acte injuste et barbare car tous pouvaient constater qu’il l’était. En effet, jusqu’à la Libération, la dénonciation de « l’injustice » de l’occupation allemande devait rester un thème dominant et on pourrait même dire une cause fondamentale ou fondatrice du discours de la Résistance. Certes, à la Libération, la Résistance commença à perdre sa cohérence. Il est vrai qu’elle avait rassemblé, comme toutes les coalitions, un large spectre de revendications qui n’étaient pas toujours compatibles. C’est alors que d’autres « causes » surgirent au premier plan. Mais la lettre de Guy Môquet, considérée comme un acte canonique de protestation contre l’injustice, avait depuis longtemps survécu au contexte inventif et audacieux de sa sélection et de sa promotion. Elle avait dépassé le prétexte d’un acte de propagande véritablement inspiré.
24*
25Tournons-nous maintenant vers deux des autres « Lettres des fusillés ». Elles sont toutes les deux écrites par Jacques Decour.
26La première fut rédigée une heure avant son exécution au Mont Valérien le 30 mai 1942. J’en extrais un passage :
Samedi 30 Mai 1942
6 h 45
Mes chers parents,
Vous attendiez depuis longtemps une lettre de moi.
Vous ne pensiez pas recevoir celle-ci. Moi aussi, j’espérais bien ne pas vous faire ce chagrin. Dites-vous bien que je suis resté jusqu’au bout digne de vous, de notre pays que nous aimons.
Voyez-vous, j’aurais très bien pu mourir à la guerre ou bien même dans le bombardement de cette nuit. Aussi je ne regrette pas d’avoir donné un sens à cette fin. Vous savez bien que je n’ai commis aucun crime, vous n’avez pas à rougir de moi, j’ai su faire mon devoir de Français. Je ne pense pas que ma mort soit une catastrophe ; songez qu’en ce moment des milliers de soldats de tous les pays meurent chaque jour, entraînés dans un grand vent qui m’emporte aussi.
Vous savez que je m’attendais depuis deux mois à ce qui m’arrive ce matin, aussi ai-je eu le temps de m’y préparer, mais comme je n’ai pas de religion, je n’ai pas sombré dans la méditation de la mort ; je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau.
La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir.
…….
Si vous en avez l’occasion, faites dire à mes élèves de 1e par mon remplaçant, que j’ai bien pensé à la dernière scène d’Egmont, et à la lettre de TH.KI à son père – sous toute réserve de modestie.
Toutes mes amitiés à mes collègues et à l’ami pour qui j’ai traduit Goethe sans trahir.
Il est 8 heures, il va être temps de partir.
…
Je suis près de vous et votre pensée ne me quitte pas. Votre
Daniel [7]
28Decour écrit sa lettre après avoir fait connaître celle de Guy Môquet. La différence de ton est patente. Pourtant, il ne suffit pas de dire que Decour suit l’exemple du jeune martyr en composant sa « lettre d’un fusillé » pour la mettre au service de sa cause. Il y a plus à dire encore sur Decour : si l’on s’intéresse au contexte plus large de sa carrière d’écrivain, on tombe sur une seconde lettre du même type. Il ne s’agit pas, au sens strict, d’une lettre, mais d’une note de journal composée le 26 septembre 1938 – deux jours avant la signature des accords de Munich :
Maintenant nous nous préparons à mourir les uns et les autres. Chacun à sa manière, avec la tête entre les mains ou le sourire cabotin et si charmant des Français, ou tous les discours d’un si peu digne bon sens, ou encore le silence et le demi-sourire complice ou mystérieux des anges condamnés. Mais chacun n’aura pas nécessairement la mort qui lui ressemble, et plutôt toutes les formes de la mort seront hâtivement appliquées au hasard sur les visages, comme des masques. Comment s’y retrouver ? Et qui restera pour s’y retrouver ? On se prépare, on songe à ce qui doit venir, à ce qui doit nous tuer sans que nous puissions avoir un geste de défense, mais ce sera peut-être long, comme toutes les maladies incurables. Attendre si longtemps une fatalité, c’est l’épreuve. Et les forts devant cette épreuve ne sont pas ceux qu’on attendait. Les forts sont ceux qui ont aimé l’amour avant toutes choses.
C’est bien le moment de nous souvenir de l’amour. Avons-nous assez aimé ? Avons-nous passé plusieurs heures par jour à nous émerveiller des autres hommes, à être heureux ensemble, à sentir le prix du contact, le poids et la valeur des mains, des yeux, du corps ? Savons-nous encore bien nous consacrer à la tendresse ? Il est temps, avant de disparaître, dans le tremblement d’une Terre sans espoir, d’être tout entier et définitivement amour, tendresse, amitié, parce qu’il n’y a pas autre chose. Il faut jurer de ne plus songer qu’à aimer, aimer, ouvrir l’âme et les mains, regarder avec le meilleur de nos yeux, serrer ce qu’on aime contre soi, marcher sans angoisse en rayonnant de tendresse. [8]
30On aurait du mal ici à parler de propagande. On a plutôt affaire à un homme qui réfléchit intensément et envisage face à face une catastrophe incalculable et incertaine : la mort doit venir, mais comment, et quand, et qui doit elle frapper ? C’est le mystère. (Le ton passionné et les figures de Decour sont résolument nietzschéens – « les formes de la mort seront hâtivement appliqués au hasard sur les visages, comme des masques » – Decour avait étudié Nietzsche avec la plus grande dévotion). Il ne s’agit plus ici d’une simple « cause ». Decour indique plutôt combien ces « causes » politiques sont banales et sans importance. Cette note de journal est pourtant, au sens exact du terme, la « lettre d’un fusillé ». Nous pourrions aller jusqu’à dire qu’il s’agit de la première « des lettres de fusillés. » Avec une lucidité terrifiante et presque miraculeuse, Decour saisit de manière prophétique le destin que les accords de Munich devaient sceller pour lui comme pour chacun. [9]
31*
32Comment être à la hauteur d’un désastre tel que la mort de Decour ?
33Ce désastre fut total pour Jean Paulhan, le patron de Decour, mais aussi son ami et son confident pendant toute sa carrière de jeune écrivain fécond. L’histoire de leur relation est longue, complexe et très richement documentée. De nombreux documents ont été publiés et d’autres le seront, dont plus d’une centaine de lettres entre les deux hommes. Le travail du deuil de Paulhan ne fut en rien aisé : en deux ou trois ans il va écrire pas moins de six mémoires sur Decour. Seuls deux d’entre eux ont paru dans ses Œuvres Complètes.
34Citons pour finir les derniers mots du texte intitulé : « Pour l’éloge de Jacques Decour ». Il ne s’agit justement pas d’un « éloge » et Paulhan explique pourquoi :
« … la patrie n’est pas chose si facile à penser, on l’a vu, du reste. Il faut que tout serve, et nous serions perdus, s’il était, aux prochaines épreuves, des Français entre les meilleurs pour estimer encore que la France mérite d’être punie.
Périclès dit, dans Thucydide, quelque chose comme ça. Il dit : “Si je prouve qu’Athènes a des lois justes, j’aurai suffisamment fait l’éloge de nos héros.” Mais pour nous, c’est tout au contraire : le jour où la France aura des lois justes, nous aurons fait un éloge digne de Jacques Decour. » [10]
Notes
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Article paru dans l’édition du 25.10.07.
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« Patrie (pour les enfants) », in La Patrie se fait tous les jours : textes français, 1939-1945, éd. Jean Paulhan et Dominique Aury (Éditions de Minuit, 1947), pp. 16-17. J’ai aussi consulté : le Dictionnaire Historique de la Résistance, éd. François Marcot (Robert Laffont, 2006) ; Pierre Favre, Jacques Decour : L’oublié des Lettres Françaises (Farrago, Tours, 2002) ; La vie à en mourir : Lettres des Fusillés (1941-1944), éd. Guy Krivokissko (Éd. du Seuil, 2006) ; Aragon : Correspondance Générale (Aragon-Paulhan-Triolet, “Le Temps Traversé,” Correspondance 1920-1964), éd. Bernard Leuilliot (Gallimard, 1994) ; Jean Paulhan, La Vie est pleine de choses redoutables, éd. Claire Paulhan (Éditions Claire Paulhan, 1997) ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999) ; Louis Aragon, Comme je vous en donne l’exemple (Éditions Sociales, Paris, 1945) ; Louis Aragon, Le Crime contre l’esprit (Éditions de Minuit, 1944) ; Jean Paulhan, Œuvres complètes (Cercle du livre précieux, 1966 ff.).
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Le Monde, 23 octobre 2007. Cette dernière pensée est introuvable dans les autres versions publiées. S’agit-il d’une addition tardive ? Supprimée plus tard ? D’une addition et d’une suppression ? Les experts doivent le savoir. Je les consulterai.
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[4]
La chronologie est assez complexe. Selon Pierre Favre, Decour publia le « tout premier hommage aux otages de Châteaubriant » dans La Pensée libre n° 2 en février1942. Au même moment, il préparait un hommage, qui devait inclure une copie de la lettre de Môquet pour les Les Lettres Françaises (no. 1). La publication prévue pour la fin février fut suspendue par l’arrestation de Decour le 17 février. Le pamphlet d’Aragon ne cite qu’un bref passage de la lettre.
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[5]
On peut trouver les archives sur le net : http://archivescommunistes.chez-alice.fr/pcf/pcf3.html.
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[6]
Voici les mots d’Aragon sur le caractère anonyme du premier pamphlet : « c’est la mesure de l’iniquité et de la barbarie qu’aujourd’hui nous ne puissions dire notre nom pour appuyer une cause aussi juste, aussi généralement considérée comme noble et élevée, qu’est la cause de la France. »
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[7]
Favre, pp. 321-23. La référence à Egmont parle pour elle-même (« je meurs pour la liberté »). « L’ami » c’est Jean Paulhan, éditeur du Théâtre complet de Goethe pour la Pléiade, pour lequel Decour a traduit Der Triumph der Empfindsamkeit (Le triomphe de la sensibilité). La référence à « TH.KI » n’a jamais été éclaircie.
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Favre, op. cit., p. 131.
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[9]
Dictionnaire Historique de la Résistance, éd. François Marcot (Laffont, Paris, 2006) : « Les lettres de fusillés appartiennent à ces lectures auxquelles chacun devrait se confronter. Elles nous renvoient à l’expérience fondamentale de la mort. Elles nous révèlent à quel point tout homme, par l’amour, est lié au monde. Elles nous laissent envahis par une tristesse indicible et une troublante exaltation face à ce que l’humanité peut produire de digne et de grand. » « Lettres de fusillés » pp. 945-47.
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[10]
Jean Paulhan, Œuvres complètes (Paris, 1966 ff.), vol V, pp. 298-99. C’est moi qui souligne.