Couverture de POESI_122

Article de revue

Heidegger et les poètes

Pages 226 à 234

Notes

  • [1]
    Cf. L. Pareyson, Esthétique, théorie de la formativité, Collection Esthetica, Paris, 2006 – traduction de G. A. Tiberghien et R. di Lorenzo.
  • [2]
    Être et temps, traduction E. Martineau, éd. Authentica, 1985, p. 169.

1L’œuvre du philosophe turinois est bien connue du public français. Rappelons que Gianni Vattimo (1936), qui s’est formé à l’école de Pareyson, a introduit en Italie les œuvres de Löwith et Gadamer et proposé une relecture de Heidegger qui converge dans une pensée qui revendique la faiblesse contre la violence de la métaphysique – « il pensiero debole ».

2Après des travaux d’herméneutique et d’esthétique, Vattimo explore depuis une dizaine d’années les conditions de possibilité d’une déconstruction du christianisme. Derniers ouvrages parus en italien : Non essere Dio. Un’autobiografia a quattro mani (avec P. Paterlini, 2006) ; Ecce comu. Come si ridiventa ciò che si era (2007). Derniers ouvrages traduits en français : Après la chrétienté, 2004 ; L’avenir de la religion – Solidarité, charité, ironie, avec R. Rorty, 2006).

3Le texte traduit ici appartient au volume collectif Perché i poeti e non i romanzieri ? dirigé par Marco Vozza (Turin, Ananké, 2006). Vozza invitait les philosophes à interroger le privilège accordé par Heidegger aux poètes (cf son introduction, p. 7-37).

4Nous renvoyons les lecteurs aux numéros 115 (Heidegger, Le dispositif, avec des textes de G. Agamben, F. Dastur, R. L. Dreyfus) ainsi qu’au dossier sur le roman coordonné par Tiphaine Samoyault dans le numéro120.

5Pourquoi des poètes plutôt que des romanciers ? Cette question offre un point de départ particulièrement fécond pour toute reconstruction de l’esthétique de Martin Heidegger. On tentera ici d’éclairer quelques éléments de cette esthétique en se penchant sur ses noyaux thématiques les plus caractéristiques. Il s’agira avant toutes choses d’expliquer la position de Heidegger sur l’art et la poésie. Heidegger a exprimé son attention pour l’œuvre d’art selon un schéma qui est celui de l’aura au sens que Walter Benjamin a pu donner à ce terme. Une telle formulation conduit d’emblée à se présenter face à Heidegger de manière interrogative. Pourquoi donc Heidegger a-t-il tenu à interpréter l’œuvre d’art selon le paradigme de l’aura ? Pourquoi l’art constitue-t-il selon lui la mise en œuvre de la vérité ? Seule la réponse à cette question permettra de comprendre la raison pour laquelle Heidegger accorde sa préférence aux poètes et non aux romanciers.

6Que veut dire Heidegger quand il soutient que l’œuvre d’art est la mise en œuvre de la vérité ? Cette thèse (qui est caractéristique de sa réflexion sur l’art et sur la philosophie en général) apparaît pour la première fois dans un essai de 1936, L’origine de l’œuvre d’art. Si l’on se réfère à la vérité comme à une interprétation correcte des choses, comme adequatio intellectus et rei, c’est-à-dire comme à une proposition qui dit comment les choses se présentent réellement, l’affirmation selon laquelle l’œuvre d’art est la mise en œuvre de la vérité n’est pas très originale. Heidegger ne peut soutenir cette thèse que parce que sa conception de la vérité est différente de cette conception traditionnelle et même opposée. Pour lui, la vérité est ouverture : elle est cette condition qui offre la possibilité de dire des phrases vraies.

7Si nous voulions affirmer, par exemple, qu’il y a dans cette pièce x ml d’azote, il nous faudrait un critère pour mesurer l’azote. Mas il n’en va pas ainsi dans tous les cas, puisqu’il y a des qualités qui ne peuvent pas être établies au moyen d’une simple unité de mesure. La vérité, entendue comme ouverture, est donc l’horizon à l’intérieur duquel s’offrent les possibilités de vérification et de falsification des propositions et où les étants peuvent se donner. À partir du moment où l’on utilise une expression comme « l’horizon à l’intérieur duquel les étants peuvent se donner » on pense immédiatement à Kant. En effet, avec sa théorie des formes a priori qui conditionnent notre appréhension du monde, Kant soutient que, pour avoir une expérience du monde, il est nécessaire de disposer du temps, de l’espace et des catégories, c’est-à-dire, en substance, d’une condition préliminaire qui nous permet de voir les choses. Privés de cet horizon, privés de l’espace et du temps, nous ne pourrions rien voir et nous serions incapables de la moindre expérience.

8Pour Heidegger, si l’on peut s’exprimer de manière un peu approximative, le discours de Kant sur les conditions de possibilité de l’expérience est devenu le discours de l’ouverture de cette vérité fondamentale qui définit cet horizon à l’intérieur duquel il devient possible de dire le vrai et le faux. Tout individu se trouve nécessairement inscrit à l’intérieur d’un ensemble de présupposés, d’expériences précédentes et de méthodes, et c’est précisément cela que Heidegger appelle l’ouverture de la vérité. C’est pourquoi il est possible aussi de distinguer entre les vérités primaires et les vérités secondaires – quand bien même Heidegger n’expliciterait jamais cette distinction. La vérité secondaire est tout simplement la proposition vraie ou fausse, tandis que la vérité primaire est cette espèce de pré-condition générale qui nous permet de dire si une proposition est vraie ou fausse. Si nous devions déterminer la quantité d’atomes ou de molécules qui forme tel ou tel mixte, nous aurions besoin d’un instrument pour mesurer les atomes ou les molécules. La vérité secondaire consiste à fixer la quantité précise d’atomes ou de molécules à notre disposition alors que la vérité primaire est le fait de pouvoir les mesurer à l’intérieur de l’instrument qui offre donc, dans ce cas, la condition ou l’horizon de la connaissance. Un horizon dont il n’est pas difficile de comprendre qu’il recule ou qu’il avance avec l’observateur lui-même, à partir du moment où il n’y a jamais un point d’où on puisse l’apercevoir. En effet, pour voir un horizon il faut disposer d’un autre horizon. Tel est l’argument décisif de la philosophie de Heidegger. D’une certaine manière, on peut se risquer à dire que toute sa réflexion tourne autour de ce point comme autour d’un pivot.

9Pour Heidegger, la vérité est devenue cet horizon. La mise en œuvre de la vérité dans l’œuvre d’art n’a rien à voir avec la description d’un objet en termes de vérification. Elle concerne l’ouverture, au sens où l’œuvre d’art donne quelque chose comme l’ouverture originaire de l’ouverture. Cette idée d’une ouverture de la vérité est probablement une des thèses les plus durables de la philosophie heideggérienne. Pour falsifier ou pour vérifier des propositions, il est en effet nécessaire de disposer d’un paradigme (pour utiliser l’expression de Thomas Kuhn) – sur la base duquel on puisse décider si une proposition est vraie ou fausse. Il s’ensuit qu’une chose ne peut être démontrée qu’à l’intérieur d’un certain langage. Est-ce que cela signifie que nous pourrions disposer d’un regard panoptique à travers lequel nous pourrions examiner tous les langages et en choisir un plutôt qu’un autre ? Certainement pas. Le langage dont nous disposons n’est pas posé devant nous comme un objet. Il s’agit de notre langage, de celui dans lequel nous sommes plongés depuis toujours. Ce serait un peu comme nous crever les yeux pour en choisir une autre paire : il nous en faudrait encore une autre pour pouvoir choisir les yeux que nous voulons. Ainsi cette définition de la vérité comme ouverture, quand bien même elle pourrait apparaître aujourd’hui comme une coquetterie terminologique, reste encore fondamentale.

10Comment articuler l’œuvre d’art avec la vérité comme ouverture ? Heidegger soutient que l’œuvre d’art expose (Aufstellen), c’est-à-dire qu’elle inaugure, qu’elle fonde un monde en le rendant présent et en même temps, qu’elle produit, qu’elle met en avant, qu’elle fait venir la terre à la lumière. Nous voici à nouveau face à ces formules d’Heidegger que leur forte teneur en aura a rendues célèbres. Et pourtant, comme nous n’allons pas tarder à le comprendre, c’est précisément de telles affirmations qui peuvent nous permettre d’expliquer la différence substantielle entre roman et poésie.

11C’est encore la thèse de la vérité comme ouverture qui permet une autre affirmation décisive pour la compréhension de la pensée de Heidegger et de toute l’herméneutique : le langage doit être conçu comme la maison de l’être. Aristote avait déjà soutenu qu’il n’y a pas de vérité ou de fausseté à l’extérieur du jugement. Si on affirme « o ippogriffos/ l’hippogriffe », on suppose par là-même qu’on fait référence à l’hippogriffe, c’est-à-dire qu’on fait l’hypothèse que l’hippogriffe est un être réel. Mais si on se contente de dire « hippogriffe » ou « cheval à six pattes », on produit un énoncé qui n’est ni vrai ni faux. Dire : « j’ai vu un cheval à six pattes », ou « dehors, il y a un cheval à six pattes » ou encore : « le cheval à six pattes court dehors », c’est formuler un jugement qui peut être vérifié ou falsifié. C’est en ce sens qu’il n’y a pas de vérité à l’extérieur du jugement.

12Pour Heidegger, mais on pourrait se risquer à dire qu’il en va de même pour Aristote, il n’y a pas de vérité à l’extérieur du jugement linguistique. C’est seulement au moment où l’on articule un jugement (fût-ce pour soi-même) à propos de ce que l’on voit dans le monde que ce monde se met à exister véritablement pour nous. Ou, pour le dire autrement, l’être des choses dépend du fait qu’il existe un cerveau ou un esprit qui les connaît. Au moment où nous connaissons les choses, en affirmant, par exemple, que « a est cause de b » ou encore que « a est antérieur à b », nous sommes déjà en train de les indiquer et de les organiser à l’intérieur d’un contexte d’expérience, c’est-à-dire, à l’intérieur d’une structure linguistico-conceptuelle-grammaticale qui les fait exister. Cela ne signifie certes pas que nous créons les choses au moment où nous les nommons. Et pourtant, si nous ne les nommions pas ou si nous ne passions pas du temps à en étudier le concept, nous ne pourrions même pas dire qu’elles existent réellement. En ce sens, quand Heidegger soutient que le langage est la maison de l’être, il veut dire simplement que les choses se donnent à nous comme des étants à l’intérieur d’un horizon rendu concret par les structures grammaticales ou linguistiques. Ce qui revient à dire que, sans l’aide d’un dictionnaire, d’une grammaire ou d’une syntaxe, tout nous semblerait plutôt vague et que nous serions incapables de dire quoi que ce soit sur la vérité et la fausseté.

13Donc, si le langage est la maison de l’être et la vérité cette ouverture qui précède la proposition vraie ou fausse, l’œuvre d’art peut donner lieu à la vérité. Mais quel est cet événement de la vérité entendue comme ouverture ? Cet événement de la vérité est l’éclosion de l’ouverture. Cela suppose bien entendu que l’ouverture doive s’ouvrir. Pourquoi l’ouverture n’est-elle pas donnée une fois pour toutes ? En d’autres termes : est-il naturel que l’ouverture possède un caractère historique ? À partir du moment où la vérité est ouverture et non pas simple coïncidence avec la chose, ne serait-il pas plus correct de la voir comme quelque chose de stable et de permanent, à la manière des a priori de Kant ? Si la vérité n’est pas la correspondance à la chose mais l’horizon à l’intérieur duquel cette correspondance ou cette discordance peut apparaître, pourquoi faut-il nécessairement que l’ouverture ait un caractère historique ? Et pourquoi donc Heidegger a-t-il été conduit à la penser en ces termes ?

14On n’oubliera pas que Heidegger est héritier de cette philosophie allemande de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle qui nourrissait un intérêt profond pour l’historicité des cultures. Qui plus est, Heidegger est un disciple de Dilthey. Entre Kant et Heidegger on a vu naître et se développer l’anthropologie culturelle ainsi que les recherches sur les autres cultures qui avaient pu sembler jusqu’alors des cultures primitives mais qui se sont révélées des cultures tout simplement autres, c’est-à-dire de nouvelles ouvertures historiques à la vérité. Par ailleurs, il est vrai que traiter l’ouverture comme quelque chose de statique signifierait, d’une certaine manière, trahir Kant lui-même, à partir du moment où il est difficile pour lui de comprendre la raison comme un objet stable de connaissance scientifique. Si l’ouverture est la condition indispensable pour voir quoi que ce soit, nous ne pourrons certes pas conférer à cette condition le trait fondamental d’une chose fixe à l’intérieur de l’ouverture. L’ouverture est donc historique. Mais si elle est historique, elle aura nécessairement un début qui pourra correspondre à un tournant paradigmatique susceptible de produire des perspectives différentes de celles du passé. Or, pour Heidegger (au moins pendant une certaine phase de sa pensée), ces nouvelles perspectives coïncident avec le renouvellement du langage qui est à l’œuvre dans la poésie et dans les arts du langage. Selon sa perspective, en effet, l’art qui commande à tous les autres est la poésie, l’art de la parole. Et c’est pourquoi il joue sur le terme dichten qui ne signifie pas seulement en allemand écrire des poèmes, mais créer, inventer. Si la Dichtung est la poésie, Dichten est l’art de figurer. On peut rappeler à ce propos que le terme « poésie » vient du grec poiésis qui indique la production au sens le plus large du terme. On assiste dans les langues modernes à une restriction de la portée du terme poésie alors qu’en Grèce, poiesis désignait encore un « faire » distinct de « l’agir », c’est-à-dire coïncidait avec cette opérativité qui donnait naissance à tout type d’objet, de la tragédie aux statues. En allemand, nous sommes face au même spectre sémantique : dichten c’est inventer ou fingere selon le terme latin – fingere aliquam rem, produire une fiction, à quoi s’ajoute la poésie entendue comme écriture poétique. Dans son essai sur l’œuvre d’art, Heidegger joue beaucoup sur cette ambiguïté.

15On comprend mieux pourquoi l’œuvre d’art peut être considérée comme la mise en œuvre de la vérité. Certaines œuvres d’art (et Heidegger pensait toujours aux grands classiques, Dante, Homère, Luther) ont inauguré une nouvelle époque. Mais peut-on dire pour autant que toutes les œuvres d’art aient l’intensité qui permettrait d’ouvrir un monde ? Cette conception correspond en réalité à une certaine phase de l’histoire de la pensée romantique. Pour Kant, le génie artistique produit quelque chose de radicalement neuf mais qui n’est pas pour autant sans règle. C’est pourquoi le génie est la personne à travers laquelle la nature donne des règles à l’art. Luigi Pareyson avait inventé à ce propos une formule particulièrement efficace en distinguant la forme formative et la forme formée[1]. Si d’un côté l’œuvre d’art ne dépend pas de règles préétablies (sous peine de devenir un pur artisanat ou une simple technique), de l’autre, en inventant, il maintient toujours sa rigueur propre. Quand l’artiste peint, il observe son œuvre et n’hésite pas à se corriger. Mais au nom de quoi se corrige-t-il s’il n’y a aucune norme à respecter ? Certes, en musique, il existe les lois de l’harmonie et, pour la poésie, comme pour tous les arts de la parole, une grammaire et une syntaxe à respecter. Mais un poète qui corrige un poème n’en vérifie pas seulement la grammaticalité. Il l’examine par rapport à une image de l’œuvre qu’il pose devant lui : c’est ce que Pareyson appelle la forme formative. Sur l’essentiel, on n’est pas loin de Kant dont Pareyson avait étudié attentivement l’esthétique : le génie artistique est celui qui crée un produit absolument neuf qui se présente au monde avec sa propre légalité, sa propre forme. Quand Heidegger soutient que l’œuvre d’art est la mise en œuvre de la vérité, entendue au sens d’ouverture, il renoue avec un discours qui, en dépit de sa force persuasive nouvelle, n’est pas complètement inédit dans la tradition esthétique.

16C’est ici qu’Heidegger fait intervenir la distinction entre monde et terre – et il s’agit cette fois d’une opération tout à fait originale. Comme nous l’avons vu, Heidegger soutient que l’œuvre d’art expose un monde et produit la terre. Arrêtons-nous sur la première affirmation.

17On pourrait être tenté de soutenir qu’il y a dans l’œuvre d’art un élément dont la signification est explicite : le monde. C’est ce qui apparaît dans les romans de manière évidente : les romans de Balzac, par exemple, offrent le reflet de la société française du xixe siècle tandis que ceux de Musil portent les traces de la fin de l’empire des Habsbourg. Pourtant, le fait que l’œuvre constitue un document qui refléterait un monde concret est une donnée qui ne peut pas intéresser Heidegger dès lors qu’il ne conçoit pas la vérité comme un simple reflet des données – ce qui le ramènerait à l’intérieur de cette conception de la vérité qu’il a décidé de rejeter. Si l’œuvre d’art est une mise en œuvre de la vérité, ce n’est pas parce qu’elle affirme la manière dont les choses se trouvent dans un monde ou une époque déterminés, mais parce qu’elle ouvre ce monde, ce qui peut être entendu aussi bien dans le sens d’une anticipation, d’une percée. Les œuvres d’Homère, de Dante, de Shakespeare ou de Luther en témoignent. Cette idée n’est pas rare dans l’histoire de l’esthétique. Adorno emprunte ainsi une formule de Baudelaire qui se trouve dans le Choix de maximes consolantes sur l’amour (Baudelaire la tenait de Stendhal) : l’art est une promesse de bonheur, c’est-à-dire qu’il constitue une anticipation de ce qui n’est pas encore. Il nous offre comme l’image d’un « futur », d’une possibilité désirable du monde.

18Plus concrètement Ernst Bloch dans L’esprit de l’utopie, veut voir dans l’art expressionniste (selon le concept qu’il en avait et la pratique qu’en proposait Brecht) une sorte de préfiguration d’un monde possible qu’il était nécessaire et urgent de mettre en œuvre. Heidegger n’est certes pas le seul à considérer que l’œuvre d’art est l’ouverture d’un monde selon une fonction prospective tournée vers le futur plutôt que vers le passé. Et même quand l’ouverture d’un monde est une ouverture vers le passé, ce passé qui est ouvert pour nous n’est pas un simple « passé antérieur ». Une telle ouverture est toujours une manière de nous situer ailleurs, dans un ailleurs que nous ne pensons pas simplement comme un temps passé ou comme un produit de notre imagination. Pourquoi donc préférons-nous écouter une sonate de Baldassare Galuppi ou de Vivaldi à lire un ouvrage sur le dix-huitième siècle à Venise ? Parce que l’ouverture d’un monde qui se produit dans une œuvre d’art témoigne de ce monde d’une manière complètement différente de celle que propose un livre d’histoire. C’est que le monde grec qui nous est offert par les grands tragiques, mais aussi par Homère ou Hésiode, contient, à la différence des livres purement historiques, une instance prospective, une instance de futur. Nous sommes introduits dans le temps du désir, de l’anticipation et même de la fondation. Quel genre d’œuvres sont les classiques – question qui revient à se demander aussi : pourquoi ces œuvres sont-elles devenues des classiques ? Heidegger répond : les classiques ouvrent un monde. Il va de soi que ce sont des œuvres que nous avons appelées classiques parce qu’elles le sont devenues au cours des siècles et parfois pour des raisons qui ne devaient rien à la nécessité.

19Il y a donc un élément de hasard dans la constitution des modèles historiques et nous sommes contraints d’en prendre acte, ce qui nous conduit aussi à conclure qu’il n’y a pas de règles pour écrire des classiques. Pour qu’il y ait un classique, il faut bien entendu qu’il y ait une « œuvre », mais aussi des experts qui assurent sa diffusion. Il y a une très belle page dans les Seconds analytiques d’Aristote que Gadamer cite à propos de l’expérience, mais qui convient parfaitement à la description de la naissance d’un classique. Gadamer se demande, en reprenant Aristote : « comment le concept peut-il naître de l’expérience ? » Il naît de la manière suivante : l’expérience est comme une bataille lors de laquelle l’arrivée de l’ennemi entraîne la débandade de l’armée. Anéantis par l’attaque, les soldats s’enfuient. En un instant l’armée a disparu. Mais il arrive un moment où l’un des soldats en fuite trouve sur le champ de bataille un morceau de tissu, un drapeau tombé par terre peut-être. Il le ramasse, ne serait-ce que pour le regarder, et il pense en lui-même : « tiens, notre drapeau ». Quelques autres soldats, à ce moment là, l’aperçoivent alors qu’il redresse le drapeau et se disent : « c’est notre groupe, c’est notre peloton » et ils s’unissent au premier soldat. Peu à peu, les autres aperçoivent de loin un rassemblement d’une dizaine ou d’une douzaine de soldats, ils s’unissent à leur groupe et c’est ainsi que bien vite une petite troupe se reforme. On peut penser à la fameuse scène des Temps Modernes : le héros court pour échapper à un policier, il tombe, se prend les pieds dans un morceau de tissu, le ramasse et continue à courir. Et c’est alors que le défilé des grévistes, peu à peu, se masse derrière lui et prend ce chiffon pour un drapeau. Il en va de même pour les classiques. Les classiques sont des œuvres qui possèdent sans le moindre doute une forte cohérence interne. S’il ne s’agissait pas d’un drapeau, mais, par exemple, d’une fourmi, personne ne se masserait pour dire : « tiens, il y a un homme avec une fourmi à la main. » Donc, il y a réellement quelqu’un qui tient à la main quelque chose qui ressemble à un drapeau. Telle est la force de fondation de l’œuvre d’art selon Heidegger, ou du moins, telle est la manière dont nous pouvons essayer de nous l’expliquer : il y a un monde qui, d’une certaine manière, se reconnaît dans telle ou telle œuvre, ou parce qu’il peut y lire son propre passé, ou parce qu’il peut la prendre comme le modèle de ses actions. Il en va de même aujourd’hui pour l’art dit populaire, et pour la musique, par exemple, le même mécanisme se produit : les fans d’un chanteur prennent du plaisir à se réunir, à voir leur idole, à s’habiller comme lui.

20Tout cela, d’une certaine manière, est un processus analogue à l’idée d’Heidegger selon laquelle l’œuvre d’art fonde un monde. Et par exemple, Mikel Dufrenne, l’auteur d’une Phénoménologie de l’expérience esthétique, soutenait, d’une manière qui peut éclairer le propos d’Heidegger, que l’œuvre d’art est un quasi sujet. Quand nous lisons un grand roman (pensons à Dostoïevski, ou au Thomas Mann de La Montagne Magique), nous ne pensons pas qu’il s’agit simplement d’un nouvel élément du mobilier qui s’ajoute à l’ameublement de notre tête ; cette œuvre a déclenché en nous un certain processus. Peut-être nous a-t-elle changés, en nous transformant. C’est en ce sens que Dufrenne peut soutenir que l’œuvre est un quasi sujet, dans la mesure où elle ne peut pas être simplement considérée comme un objet, mais qu’elle devient quelque chose qui se passe en nous et se transforme, en nous montrant de manière concrète ce qu’est l’expérience de la vérité. Pour nous, l’expérience de la vérité est avant toutes choses cette expérience qui est en mesure de nous transformer. Dans le langage courant quand on dit : « ce fut une véritable expérience », on fait allusion à un événement qui d’une façon ou d’une autre a produit en nous une transformation. Il est clair, soutiendraient les empiristes, que même une rencontre avec un moucheron est une expérience, mais on peut douter qu’il s’agisse d’une expérience qui nous transforme. C’est là que se situe la différence entre Hegel et les empiristes : pour Hegel, l’expérience est ce qui nous change, ce après quoi nous ne sommes plus comme avant et nous nous sentons plus riches. Une telle idée vaut aussi pour l’esthétique d’Heidegger : la vérité qui se donne dans l’œuvre d’art est un quasi sujet, à savoir quelqu’un avec qui un dialogue s’installe et qui est capable de me transformer.

21Et pourtant, une telle expérience s’en tient jusque là au « monde » et Heidegger précise que l’œuvre d’art ne se contente pas d’ex-poser un monde mais qu’elle pro-duit aussi la terre. En ce sens, la terre serait tout ce qui n’est pas dit et reste enfoui dans l’œuvre et fait que l’œuvre d’art (à la différence, par exemple, d’un polar qu’on peut abandonner dans un train une fois qu’on a découvert l’assassin) continue à conserver sa force même après que j’en ai découvert le contenu. Quelque chose en elle ne peut se consommer. La terre est donc comme l’ensemble de ces possibilités de signification qui restent toujours liées au monde qui s’est ouvert – comme une ombre que rien ne saurait dissiper complètement. Nous avons une connaissance approfondie du monde grec et pourtant, nous ne nous lassons pas de lire les tragédies de Sophocle, d’Euripide et d’Eschyle. Nous connaissons déjà l’assassin (pire : du point de vue du scénario, il est difficile d’imaginer quelque chose de moins attrayant que les tragédies grecques du moment où il s’agit toujours et quelle que soit la diversité des modalités de présentation, de la même trame et des mêmes mythes) et cependant, nous voulons encore les lire ou les voir représentées. Le classique, et de manière plus générale, la grande œuvre d’art, produit la terre, au sens où elle porte avec soi une réserve infinie de significations, quelque chose comme une autre signification possible, qu’on ne saurait encore apercevoir, mais qui sera explicitée dans le futur et qui reste, pour l’instant, conservée comme un élément inexprimé. La terre serait alors ce dépôt inépuisable de sens à l’intérieur de l’œuvre et qui ne cesse de se renouveler.

22Mais en quoi cette distinction de la terre et du monde peut-elle éclairer notre interrogation sur la poésie et le roman ? Est-il possible de penser qu’une œuvre d’art puisse être orientée davantage vers la terre ou vers le monde ? Quand j’écoute une sonate de Baldassare Galuppi, dont il ne me semble pas qu’on puisse dire qu’elle ait annoncé de grandes époques à venir, je me sens néanmoins comme plongé dans le milieu où cette sonate est née et où elle était jouée : je m’imagine un salon vénitien avec son clavecin, ses courtisanes, son éventail, son lorgnon… Ainsi, l’expérience de l’œuvre d’art est bien comme la transposition dans un monde différent, qui ne constitue pas seulement une curiosité, mais offre aussi, à des degrés divers et en fonction de la force innovatrice de l’œuvre, des propositions alternatives, un élément de futur. Cela suffit-il pour constituer une œuvre d’art ? Dans certaines œuvres, pensons par exemple à un poème de Zanzotto, à un poème hermétique ou à une œuvre d’accès plutôt difficile, l’élément terrestre semble prévaloir : il s’agit d’un élément dérangeant qui résiste à l’assimilation et à l’habitude, qui inquiète, et offre cette dimension irrésolue, mais stimulante, qui est destinée à produire chez le lecteur une réaction problématique. Si je lis L’Ulysse de Joyce, je trouve tous les éléments de résistance qui m’empêchent avec violence de m’endormir sur la page, alors que je ne pourrais certes pas dire la même chose d’un polar traditionnel. Ainsi, la terre constitue dans l’œuvre d’art cet élément mystérieux qui se refuse au moment même où il se donne.

23En ce sens, on pourrait imaginer toute une gradation d’œuvres qui iraient d’un maximum d’ex-position de monde à un maximum de pro-duction de terre. C’est à l’intérieur de cette optique que je crois pouvoir soutenir que le roman a une relation constitutive avec l’ex-position d’un monde, alors que la poésie entretient cette relation avec la production de la terre. Qui plus est, cette distinction de la terre et du monde n’est pas sans rappeler celle du dionysiaque et de l’apollinien chez Nietzsche. L’apollinien est toute forme définie (et on pourrait penser, à ce titre, au monde) alors que l’élément dionysiaque, cette ébullition de sentiments, de passions, de peur et d’attente, semble se situer du côté de ce que Heidegger appellerait la terre. Nietzsche a toujours soutenu que la tragédie grecque était cet équilibre entre les deux éléments, mais on peut penser que, placé devant une alternative, il aurait sans doute choisi le dionysiaque. On trouverait une confirmation de cette hypothèse dans ce passage de la Naissance de la tragédie où Nietzsche affirme en toutes lettres : « à la fin, Apollon parle la langue de Dionysos. »

24C’est de la même manière, me semble-t-il qu’Heidegger aurait sans doute pu, de manière théorique, s’occuper aussi d’œuvres romanesques, mais qu’il a privilégié la poésie. Si nous acceptons de manière approximative l’équivalence terre/ poésie et monde/ roman, on peut affirmer que Heidegger, comme Nietzsche, semble privilégier le premier couple sur le second. Mais par ailleurs, si nous considérons la lecture des grands poètes proposée par Heidegger, nous ne pouvons certainement pas prétendre que nous avons affaire à des commentaires ou à des explications de textes au sens classique du terme. Lire la poésie comme s’il s’agissait d’une exposition d’un monde signifierait la rabattre de manière irrémédiable vers la prose. Les textes que Heidegger a consacrés à Hölderlin sont passionnants et pourtant, on aurait vraiment du mal à expliquer en quoi consiste leur charme. La dimension énigmatique de l’aura n’en est pas absente. Elle est à l’œuvre dans ces textes et elle résiste.

25En définitive, il semble pour Heidegger que le caractère de vérité de la poésie corresponde à la thèse selon laquelle les choses ne sont véritablement elles-mêmes qu’à partir du moment où elles disparaissent comme entités objectives. « “Il” n’ “y a” d’être – non pas d’étant – qu’autant que la vérité est. Et elle n’est qu’autant et aussi longtemps que le Dasein est. Etre et vérité “sont” cooriginairement » [2]. En d’autres termes, la vérité des choses ne se confond pas avec leur pure donation immédiate, tout comme la vérité de la loi de la chute des corps ne se limite pas au simple fait qu’une pomme soit tombée sur la tête de Newton, mais, tout au contraire, que Newton ait su tirer de cette pomme une formule qui n’a pas grand-chose à voir avec telle ou telle donnée spécifique. Cette pomme n’a ni parfum ni couleur, elle n’est ni rouge ni verte, il ne s’agit pas d’une reinette ou d’une Granny Smith. C’est une formule mathématique. La vérité de cette expérience n’est pas l’immédiateté du fait mais la formule qui la décrit et l’explique.

26Il me semble qu’il en va de même pour Heidegger et la poésie. C’est dans ce domaine non immédiat qu’est la poésie que les choses sont véritablement ce qu’elles sont. Heidegger conclut l’essai qu’il consacre à La chose par une page splendide où il affirme que les choses ne sont véritablement ce qu’elles sont qu’à l’intérieur de la quadrature de la terre, du ciel, des mortels et des divins, à l’intérieur de ce qu’il appelle le Geviert, le carrefour. Qu’est-ce que Heidegger signifie par « carrefour » ? Où donc les choses pourraient-elles être de cette manière ? Dans la poésie et elle seule. Tout se passe donc comme si la poésie trouvait sa vérité dans cette espèce d’ombre, la terre justement, qui reste toujours à côté du monde ouvert. Mais c’est dire aussi et surtout que les choses qui se trouvent dans le poème sont comme soulevées (pour utiliser un terme de Hegel) dans un domaine qui n’est plus celui de l’immédiateté mais celui de l’esprit – pour recourir encore au lexique hégélien. Dans la poésie les choses trouvent leur vérité parce que c’est en elle qu’elles recouvrent leur réalité authentique. On comprend mieux peut-être pourquoi Heidegger préfère les poètes aux romanciers.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.122.0226

Notes

  • [1]
    Cf. L. Pareyson, Esthétique, théorie de la formativité, Collection Esthetica, Paris, 2006 – traduction de G. A. Tiberghien et R. di Lorenzo.
  • [2]
    Être et temps, traduction E. Martineau, éd. Authentica, 1985, p. 169.

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