Po&sie 2007/2 N° 120

Couverture de POESI_120

Article de revue

La maison dans la poésie

Pages 61 à 67

Notes

  • [1]
    Sur la période qui concerne la période de rédaction de ce texte, cf. p. 16-21.
  • [2]
    Il s’agit du dernier tercet du sonnet « Tout orgueil fume-t-il au soir » in Poésies de Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1998, p. 41. Bertrand Marchal commente : « Le mobilier du sonnet en –yx devient un mobilier funèbre : le marbre de la console est ici le sépulcre du passé de chimères dans les derniers feux de l’agonie » p. 1201.
  • [3]
    Vittorio Sereni cite ici les deux premiers quatrains du poème consacré au mois de janvier par Folgóre da San Gimignano. Folgóre da San Gemignano (pseudonyme de Giacomo di Michele ou Jacopo di Michele) – San Gimignano, 1270 ? – 1332. Poète « comique » dont on sait fort peu de choses si ce n’est qu’il combattit pour sa ville comme fantassin et qu’il est mort chevalier. Son surnom est sans doute dû à la « fulgurance » de ses talents poétiques. On lui attribue 32 sonnets répartis en plusieurs « couronnes ». Dans les couronnes des « Semaines » et des « Mois » il reprend le motif des calendriers. Conformément à la poésie comique du xiiie siècle, il adopte le motif provençal du plazer qui consiste en une série de poèmes consacrés à des plaisirs pris dans un milieu laïc et « terrestre ». La couronne des « mois » rassemble quatorze sonnets qui s’adressent à une noble brigade courtoise (le premier sonnet consiste en une adresse, le dernier propose une « conclusion »). Elle contient des vœux de joie et de divertissement pour tous les mois de l’année. Gianfranco Contini classe Folgore da San Gimignano au sein de la « poésie réaliste toscane ». Cf. son édition des Poeti del Duecento, Ricciardi, Milan, Naples, 1960, volume II, p. 403-419. En français on peut renvoyer à la traduction du sonnet de mars par Claude Perrus dans L’anthologie bilingue de la poésie italienne, Paris, Gallimard, Pléiade, 1994, p. 60-61. Cf. l’excellente Bibliographie de la poésie comique des xiiie et xive siècles par Nelly Bisiacco-Henry et Sylvain Trousselard dans les Chroniques italiennes, 1997.
  • [4]
    Il s’agit de l’anthologie Lirica italiana : dal cantico delle creature al canto notturno d’un pastore errante dell’Asia, Massimo Bontempelli, Milano, Bompiani, 1944.
  • [5]
    C’est l’incipit d’une célèbre ballade de Politien (1454-1494). Cf. Poesie di Angelo Poliziano ; édition de Francesco Bausi. – Torino, UTET, 2006.
  • [6]
    Il s’agit des vers 36 à 40 du premier poème de L’Isotteo (1886), in D’Annunzio, Versi d’amore e di gloria, Milan, Mondadori, Meridiani, 1982, p. 399.
  • [7]
    Sereni saute le premier distique du fameux poème « L’amica di Nonna Speranza » extrait de l’œuvre de Gozzano I colloqui. Cf Gozzano, Tutte le poesie, Milan, Mondadori, I Meridiani, 1980, p. 183.
  • [8]
    C’est le premier poème de La Bufera. Il donne son titre au recueil. Cf. E. Montale, Tutte le poesie, Milan, Mondadori, 1984, p. 197.
  • [9]
    Cf. la remarque d’Andrea Zanzotto, Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, Rome, Nottetempo, Gransasso, 2007, p. 43.
  • [10]
    Le « tepidarium » apparaît dans le premier vers de « Caffé a Rapallo », le premier poème des « Poésies pour Camillo Sbarbaro » qui apparaissent dans Ossi di seppia le premier recueil de Montale, op. cit., p. 17. « Notizie dell’Amiata » est en revanche l’un des derniers poèmes des Occasioni de Montale, idem, p. 190.
  • [11]
    Ritratto del mio Paese, G. B. Angioletti, Milan, Ceschina, 1929. Angioletti (1896-1961) : romancier et journaliste. Il fut un des représentants de « l’aurea lirica » qui fut l’ambition du cercle littéraire de La Ronde.
  • [12]
    Le « chasseur indifférent » rassemble les poèmes écrits par Sinisgalli entre 1939-1942. Cette section achève l’anthologie intitulée Vidi le Muse que Sinisgalli publiera chez Mondadori en 1943. Jean-Yves Masson vient d’en proposer une édition bilingue annotée. Nous suivons ici sa traduction ; cf. J’ai vu les Muses, Arfuyen, 2007.
  • [13]
    Il s’agit de trois vers de « Via Velasca », un poème de Champs Élyséens repris dans J’ai vu les Muses, op. cit., p. 101.

1Le texte de Vittorio Sereni que nous traduisons a été publié en mai 1946 dans le numéro 209 de la revue Domus, une revue d’architecture.

2Il vient d’être republié par les éditions de la faculté d’architecture de l’université de Parme sous le titre La casa nella poesia avec une préface de Pier Vincenzo Mengaldo (Monte Università Parma Editore, 2005).

3Après les deux années de réclusion en Algérie et au Maroc qui seront au centre de son deuxième recueil, Diario d’Algeria (1947), Vittorio Sereni s’installe à Milan en 1945. En 1952, il abandonnera l’enseignement pour rentrer au service de l’entreprise Pirelli dont il dirigera la revue d’art et de littérature. Gian Carlo Ferreti a rappelé les conditions et la signification du travail de Sereni dans Poeta e di poeti funzionario, Il lavoro editoriale di Vittorio Sereni (Milan, Mondadori, 1999) [1].

4Dans « La maison dans la poésie », il est remarquable de voir Sereni revendiquer une poésie capable de prendre en charge poétiquement les objets de la modernité. Il s’agit pour lui, comme il le souligne dans ce texte, moins d’un fait anthropologique que d’un fait « d’expression ». L’ambition d’une poésie capable d’exprimer une « adhésion humaine » (on pense à « l’adesiveness » de Whitman), une « complétude terrestre » doit aboutir à la recherche des « instruments humains » (1965) – on sera attentif à l’usage du terme dans notre texte. C’est donc dans la direction de ce recueil qu’il faut aussi lire cet article. On rappellera que la deuxième section de ce livre est consacrée à « Una visita in fabricca ».

5Dans sa préface Mengaldo souligne : « ce qui frappe avant tout ici c’est que les intérieurs de “maison” ne sont pas du tout regardés, et comme courtisés d’un point de vue architectonique, mais qu’ils sont considérés comme des contenants d’objets, de ces objets qui sont toujours prêts à recevoir un droit de cité poétique dans les mots qui signalent leur présence et les font vivre. Ces objets peuvent alors assumer une “vie lyrique”, comme c’est le cas d’un verre – et à ce propos […] il n’est pas possible de ne pas rappeler le cave d’un voisin de Vittorio, Giorgio Caproni, qui se montrait suspicieux si une poésie n’était pas capable de montrer un verre ou un lacet de chaussure ».

6C’est un argument qu’on ne saurait affronter sinon avec la plus grande prudence : pour commencer, le rapprochement des deux termes peut sembler arbitraire et toutes les conclusions à leur sujet vagues ou tirées par les cheveux, de nature, en tout cas, à offenser le poète si le discours consiste à faire dire à la poésie ce qui est étranger à la poésie.

7Il ne servirait à rien de faire l’histoire des différentes conceptions de la maison fondées sur les témoignages des poètes. Parce qu’il est clair que la maison, comme architecture extérieure, mais aussi comme atmosphère d’intérieurs et d’ameublements, ne peut avoir à faire à la poésie que de manière accidentelle, comme point de départ occasionnel. Un poète ne nous donnera jamais des indications directes qui pourraient nous éclairer complètement sur la manière d’être dans une maison. Pas même, peut-être, sur ses goûts à ce sujet : c’est que les révélations de tel ou tel poème seront toujours présentées dans un ordre différent et transitoire : elles dépendront des raisons pour lesquelles cette poésie est vivante et active. Et que la poésie puisse nous dire quelque chose sur les coutumes, et, par là même sur la maison à des époques mortes et pour lesquelles nous manquons de témoignages plus précis, cela, c’est une autre histoire : au besoin cette question concernera l’archéologie ou je ne sais quelle autre discipline. Une histoire du sentiment de la maison menée sur les textes poétiques ne serait pas moins inutile : en offrant la paraphrase de certains épisodes prélevés chez Homère ou chez Virgile, nous pourrons tout au plus confirmer des connaissances acquises ailleurs au moyen d’instruments plus appropriés ; et une histoire ainsi faite appartiendrait à une histoire des contenus à la fois plus aride et plus générale.

8Toutes ces raisons me conduiraient à considérer que tout discours sur cette question est vain, si une vieille idée ne venait me dicter quelques remarques simples et marginales au sujet de la matière sur laquelle la poésie travaille depuis longtemps. Qui sait si quelque architecte ne pourra pas trouver ici quelques confirmations.

9Il existe en effet, mais qu’on n’aille pas en faire une catégorie, une poésie d’objets : c’est-à-dire une poésie qui se fonde, d’une certaine manière, sur les objets physiques, et qui s’exprime à travers des objets physiques. Dans les cas les plus élevés, son intention profonde est différente : il s’agit d’une intention que j’appellerais métaphysique en utilisant un mot expéditif mais dangereux. Il est curieux de remarquer combien un maximum de matérialité potentielle correspond souvent à un affinement extrême de l’expression poétique, capable d’une suggestion instantanée et fulgurante comme dans le cas de cet intérieur chez Mallarmé :

10

Sous un marbre lourd qu’elle isole
ne s’allume pas d’autre feu
que la fulgurante console[2].

11Je le sais : les adeptes de la poésie prêts bondir ne vont pas manquer. Ils seront horrifiés par l’usage de cette citation extraite d’un des textes sacrés (ou presque) de leur culte. Mais ce qui nous intéresse pour notre part, c’est de souligner comment, à un moment donné de son histoire, la poésie lyrique n’a plus considéré avec dédain la possibilité de prendre parmi les circonstances qui pouvaient lui donner naissance un genre tout à fait nouveau de charmes en allant les chercher dans ce monde qui avait été jusque là retenu comme inerte et poétiquement stérile et où la présence de la main de l’homme est plus visible. Il est vrai que cette nouveauté est subordonnée à d’autres nouveautés plus substantielles qu’il ne convient pas d’évoquer ici.

12Mais qu’on pense à la tradition de notre poésie lyrique : à cette poésie qu’on qualifie de « stilnoviste » pour laquelle la seule couleur possible semble être la couleur perle du visage de la femme aimée ; à la poésie de Pétrarque qui n’est pas toujours égayée par cette aura de printemps blanche et vermeille qui sera celle de la Renaissance : il n’y a pas de place, dans de telles poétiques, pour les objets qui entourent la vie quotidienne de l’homme. Les yeux du poète cherchent ailleurs ; il n’est pas prêt à s’abandonner à une direction horizontale faite de consensus et de descriptions.

13Si jamais cela arrive, c’est là où la poésie n’est pas expressément lyrique, comme dans les poèmes chevaleresques, ou dans telle ou telle poésie mineure. Un exemple vaudra pour tous ; je le prélève chez Folgòre da San Gimignano :

14

l’doto voi nel mese di gennaio
corte con fuochi di salette accese
camer’eletta d’ogni bello arnese
lenzuoi di seta e copertoi di vaio ;
Tregea confetti e mescer a razzaio
vestiti di doagio e di rascese
e in questo modo stare alle difese
mova scirocco, garbino e rovaio[3].
À vous en offrande pour ce mois de janvier
des cours avec leurs feux dans des salles chauffées
des chambres et des lits de meilleure qualité
avec des draps de soie des couvertures de vair,
des dragées en poignées et des flacons au frais
vêtements de Douai ou bien venus d’Arras,
pour de cette manière être bien protégés,
que souffle sirocco, vent d’ouest, libeccio.

15Ici le fond s’est peuplé d’objets, il s’est avancé au premier plan pour exprimer un sentiment d’assouvissement. Le poème prend toute sa matière au sein des choses concrètes, il fonde son propre charme sur ce rêve à la fois subtil et pesant d’une gloire quotidienne, d’une société en route vers son point d’équilibre.

16Bien plus tard, lorsque nulle aura ne viendra plus animer le fond obligé des lauriers, des eaux et des campagnes de la tradition, quand la rupture des schémas précédents aura eu lieu et que la poésie tendra à absorber d’autres sens et à prendre en charge une matière qui lui avait été jusque là étrangère, alors la maison elle aussi, avec ses objets et ses heures, pourra acquérir son droit de cité poétique. D’un point de vue strictement littéraire, ce discours concerne le rapport subtil qui lie le poète à la configuration de son milieu lyrique ; il se détermine essentiellement sur un fait relié au problème du langage poétique. C’est moins les objets nouveaux qui font leur entrée dans le poème qui comptent, que les mots qui signalent leur présence. Et néanmoins, dans notre perspective, il sera intéressant de remarquer combien une solution expressive heureuse est venue coïncider avec la conquête d’une naturalité dans notre vie parmi les objets et dans le regard que nous portons sur eux : et, mieux encore, combien cette solution consiste dans la présence naturelle des objets à l’intérieur d’une atmosphère poétique. C’est pour cela (en utilisant une formule tout à fait provisoire) qu’un verre n’aura pas une vie poétique différente de celle d’une plante et qu’une fenêtre pourra valoir comme un horizon.

17Peut-on en déduire légitimement qu’un rapport précis lie le poète à son temps en fonction duquel la présence de tout un milieu physique d’objets est là pour signifier une adhésion humaine, une complétude terrestre ? Et dans ce cas, un sentiment particulier de la maison permettrait-il précisément d’aller dans le sens de cette adhésion et de cette complétude ?

18L’affirmer de manière absolue serait vraiment risqué. Il vaudrait mieux, quoi qu’il en soit, le demander directement à l’architecture du moment. Certaines coïncidences, en tout cas, sont importantes. Dans l’Antologia della lirica italiana qu’il a su réaliser selon des critères qui, loin d’être inertes, se révèlent tout à la fois constructifs et pénétrants, Bontempelli affirme qu’il existe une poésie céleste et une poésie terrestre [4].

19Et si nous faisons un pas en avant dans des régions qui sont proches de celles que fréquentait notre bon Folgore, voici ce que chantait Politien, peut-être le plus grand de tous les poètes lyriques terrestres de nos siècles :

20

I’mi trovai, fanciulle, un bel mattino
di mezzo maggio in un verde giardino[5].
je me trouvai, jeunes filles, un beau matin
du mois de mai dans le vert d’un jardin

21Une telle évocation a valeur d’indication, sinon de véritable déclaration. Parce que le jardin, qui fait (ô combien), partie de la maison, représente un scandale par rapport à la nature idéalisée, par rapport au pré ou à la nature sauvage de la poésie céleste qui est tournée vers l’absolu. Monde des jardins : produit de l’artifice au sens noble du terme, mais qui n’apparaît plus comme tel. C’est sur cette aisance et cette naturalité de la vie que vient se greffer la jouissance ou l’angoisse légère d’une illusion de vie parfaite.

22Pour la société de Politien, tout porte à le prouver, le siège normal de l’homme et son mode de vie trouvent dans ce jardin (mais on sent derrière la villa à l’architecture sereine) leur lieu de rencontre idéal.

23C’est peut-être là la plus grande concession qu’on puisse faire à une thèse trop rigide qui tendrait à établir un rapport constant entre la maison, le milieu et la poésie. Mais ce n’est qu’une coïncidence, je le répète. Si l’on essaie d’en tirer un schéma et de l’appliquer à la poésie contemporaine, bondée d’objets et de références à des choses domestiques, on s’aperçoit que cela ne fonctionne plus. Ce serait comme si on voulait transformer en emblème d’un monde serein hypothétique certains vers de Baudelaire en oubliant qu’ils sont de Baudelaire qui était tout sauf serein :

24

Là tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté…

25Ici le propos qui nous intéresse est différent. Il part, comme je le disais, d’un fait expressif, atteint victorieusement (quand il est atteint) dans la vitalité poétique des mots qui font passer à l’intérieur du poème, en les dépouillant de leur poids et de leur inertie, des objets qui étaient au départ étrangers à la poésie elle-même : intérieurs, murs, décorations, meubles, bibelots…

26Une poésie qui se trouve engagée de manière si désespérée contre une matière tellement rebelle, peut courir deux risques : préciosité d’une part, déclin dans la prose d’autre part (quand il ne s’agit pas, dans ce deuxième cas, d’une préciosité à rebours).

27Que l’ami architecte se rassure : je ne veux pas porter mon propos sur un terrain qui serait trop littéraire. Parce que l’observation qui peut l’intéresser naît justement de là. Quand le langage poétique l’emporte victorieusement sur ce poids et sur cette inertie, quand les mots qui expriment ces objets, loin de détonner, font si bien corps avec les autres mots du poème que ce dernier rejoint alors sa compacité lyrique, on peut voir alors ces objets, mais aussi l’atmosphère entière de la maison acquérir une véritable existence élémentaire : signe qu’ils sont désormais perçus comme un contour naturel, mieux, comme présence nécessaire dans la vie intime de l’homme. Signe donc, qu’ils ne se sont pas spiritualisés mais plutôt fondus avec les aspects naturels, et qu’ils appartiennent désormais naturellement au monde que nous parcourons des yeux : le verre et la plante, comme nous le disions, la fenêtre et l’horizon.

28Essayons donc de reprendre notre discours à partir d’exemples. Soit un texte de D’Annunzio (pris au hasard dans l’Isotteo) :

29

Ridono i fatti di Venere dia
su’l cofano di cedro, alto lavoro
d’artefici maestri di tarsia
che sta ne’l mezzo d’un bacile d’oro…[6]
Les gestes de la divine Vénus rient
sur le coffre de cèdre, travail décoré
d’artisans maîtres en marqueterie
qui trône au milieu d’une cuvette dorée…

30Et pourtant, il s’agit bien d’un intérieur qui date de 1885 ; mais D’Annunzio a besoin de le représenter et de le meubler avec un matériel artificiel et exceptionnel. Au fond, il s’agit d’une abstraction ; nous ne voudrions pas vivre dans une telle maison. Autre exemple, l’opposé (mais seulement à l’intérieur de certaines limites). Ce texte célébrissime de Gozzano :

31

Il caminetto un po’ tetro, le scatole senza confetti
i frutti protetti dalle campane di vetro,
un qualce raro balocco, gli scrigni fatti di valve,
gli oggetti col monito salve, ricordo, le noci di cocco,
Venezia ritratta a musaici, gli acquerelli un po’scialbi,
le stampe, i cofani, gli albi dipinti d’anemoni arcaici,
le tele di Massimo d’Azeglio, le miniature,
i dagherrotipi…[7]
la cheminée un peu sinistre, les boîtes de dragées vides
les fruits protégés par des cloches de verre,
quelque jouet rare, des écrins en coquillages,
des objets avec des indications, salut, souvenir, les noix de coco,
Venise représentée en mosaïques, les aquarelles un peu falotes,
les estampes, les coffres, les registres ornés d’anémones archaïques,
les toiles de Massimo d’Azeglio, les miniatures,
les daguerréotypes…

32C’est encore une abstraction, une limitation produite dans le monde des objets, une découpe opérée sur le monde concret de la maison.

33Mais de qui sont ces vers ?

34

I suoni di cristallo nel tuo nido
notturno ti sorprendono, dell’oro
che s’è spento sui mogani, sul taglio
dei libri rilegati…[8]
les sons de cristal dans ton nid
nocturne te surprennent, de l’or
qui a pâli sur les acajous, sur la tranche
des livres reliés…

35Au reste, l’exemple est peut-être mal choisi et de manière inopportune (le texte est de Montale) car il n’existe pas de maison montalienne [9]. Il n’y a donc pas d’abstraction. On passe avec la même intensité poétique du tepidarium de Caffè a Rapallo aux poutres vermoulues et aux odeurs de melons dans Notizie dell’Amiata[10]. Et toujours ces objets (les rideaux, la louche, les disques du phonographe et tant d’autres : massifs, d’usage commun, quotidien) sont introduits dans le poème sans l’appesantir, sans le tirer vers le bas, parfois même le soulevant vers le haut… Et ce sont des choses qui, pensées séparément, considérées en elles-mêmes semblent impoétiques par excellence, destinées à la prose seulement, fût-elle une prose d’art. C’est là une des grosses nouveautés de Montale, et elle n’est pas si extérieure qu’elle pourrait le sembler à première vue, telle qu’elle pourrait procurer une satisfaction au seul lecteur superficiel. Donner leur dignité de poésie à des objets qui sont le produit du goût et du travail, c’est au moins combler un vide, atteindre un point de concorde avec le monde. Les apports de la modernité et du progrès à notre vie quotidienne ne suggèrent plus nécessairement le besoin d’évasion vers des fonds idéaux de campagne et d’eaux claires à la fois fraîches et douces. Nous voudrions tous plus ou moins que notre maison (fût-elle la plus urbaine de toutes) ne soit pas moins perçue et moins vécue, à l’intérieur comme à l’extérieur, que les autres milieux, en bref, qu’il n’y ait pas de contrastes entre ceux-ci et celle-là : que les objets dont on a parlé avec tant d’insistance aient véritablement une fonction élémentaire et spontanée. Je pense aux dernières lignes de Il Ritratto del mio paese d’Angioletti :

36

Chaque chapitre ou presque contient un mot qui exprime un remords pour quelque chose qui nous arrive, ou un mot d’éloge pour quelque chose qui disparaît. Ici je me souviens même trop de ma ville, qui, en se transformant, échappe à mes souvenirs, et les villages qui abandonnent leurs grâces vierges aux tentations du progrès infatigable et athlétique [11].

37Et pourtant, Angioletti lui-même, dans ce livre, perçoit et traduit l’apparition d’une nouvelle forme de beauté, la manière fascinante qu’a le nouveau monde de s’insérer sur l’ancien. Qu’on pense à l’atmosphère de son été de périphérie et à certains de ses aperçus rapides et pleins d’exactitude : les centrales électriques, les antennes pour le courant à haute tension : l’effrayante campagne industrielle au nord de Milan.

38Nous qui sommes plus jeunes, nous portons désormais sur ces choses un regard qui s’est bien habitué, mais qui est à la fois persuadé et actif. Notre sensibilité travaille sur un terrain qui a été déjà préparé et fécondé par les ferments d’une autre génération. De ce point de vue, le « chasseur indifférent » (cacciatore indifferente) de Leonardo Sinisgalli peut être symbolique [12] ; chasseur d’images disparates, il est indifférent au sens où les images qu’il choisit, qu’elles soient même artificielles à l’origine, sont perçues naturellement et acceptées naturellement comme motif poétique.

39

La luce, un barlume : entro la boccia
Di vetro un pesce s’illumina.
La lumière, c’est seulement une lueur : dans son bocal
De verre, un poisson s’illumine [13].

40Il nous arrivera même de nous plaindre que la fusion de certains aspects quotidiens ne soit pas achevée, que ce qui est trop neuf et ce qui est trop vieux, ce qui est trop beau et ce qui est trop laid puissent coexister et interdire l’harmonie. Mais c’est déjà un autre propos ; il porte sur le visage extérieur du monde. La parole est donc maintenant à l’ami architecte, et, pourquoi pas ? à l’ami politicien.

41© Monte Università Parma Editore


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.120.0061

Notes

  • [1]
    Sur la période qui concerne la période de rédaction de ce texte, cf. p. 16-21.
  • [2]
    Il s’agit du dernier tercet du sonnet « Tout orgueil fume-t-il au soir » in Poésies de Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1998, p. 41. Bertrand Marchal commente : « Le mobilier du sonnet en –yx devient un mobilier funèbre : le marbre de la console est ici le sépulcre du passé de chimères dans les derniers feux de l’agonie » p. 1201.
  • [3]
    Vittorio Sereni cite ici les deux premiers quatrains du poème consacré au mois de janvier par Folgóre da San Gimignano. Folgóre da San Gemignano (pseudonyme de Giacomo di Michele ou Jacopo di Michele) – San Gimignano, 1270 ? – 1332. Poète « comique » dont on sait fort peu de choses si ce n’est qu’il combattit pour sa ville comme fantassin et qu’il est mort chevalier. Son surnom est sans doute dû à la « fulgurance » de ses talents poétiques. On lui attribue 32 sonnets répartis en plusieurs « couronnes ». Dans les couronnes des « Semaines » et des « Mois » il reprend le motif des calendriers. Conformément à la poésie comique du xiiie siècle, il adopte le motif provençal du plazer qui consiste en une série de poèmes consacrés à des plaisirs pris dans un milieu laïc et « terrestre ». La couronne des « mois » rassemble quatorze sonnets qui s’adressent à une noble brigade courtoise (le premier sonnet consiste en une adresse, le dernier propose une « conclusion »). Elle contient des vœux de joie et de divertissement pour tous les mois de l’année. Gianfranco Contini classe Folgore da San Gimignano au sein de la « poésie réaliste toscane ». Cf. son édition des Poeti del Duecento, Ricciardi, Milan, Naples, 1960, volume II, p. 403-419. En français on peut renvoyer à la traduction du sonnet de mars par Claude Perrus dans L’anthologie bilingue de la poésie italienne, Paris, Gallimard, Pléiade, 1994, p. 60-61. Cf. l’excellente Bibliographie de la poésie comique des xiiie et xive siècles par Nelly Bisiacco-Henry et Sylvain Trousselard dans les Chroniques italiennes, 1997.
  • [4]
    Il s’agit de l’anthologie Lirica italiana : dal cantico delle creature al canto notturno d’un pastore errante dell’Asia, Massimo Bontempelli, Milano, Bompiani, 1944.
  • [5]
    C’est l’incipit d’une célèbre ballade de Politien (1454-1494). Cf. Poesie di Angelo Poliziano ; édition de Francesco Bausi. – Torino, UTET, 2006.
  • [6]
    Il s’agit des vers 36 à 40 du premier poème de L’Isotteo (1886), in D’Annunzio, Versi d’amore e di gloria, Milan, Mondadori, Meridiani, 1982, p. 399.
  • [7]
    Sereni saute le premier distique du fameux poème « L’amica di Nonna Speranza » extrait de l’œuvre de Gozzano I colloqui. Cf Gozzano, Tutte le poesie, Milan, Mondadori, I Meridiani, 1980, p. 183.
  • [8]
    C’est le premier poème de La Bufera. Il donne son titre au recueil. Cf. E. Montale, Tutte le poesie, Milan, Mondadori, 1984, p. 197.
  • [9]
    Cf. la remarque d’Andrea Zanzotto, Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, Rome, Nottetempo, Gransasso, 2007, p. 43.
  • [10]
    Le « tepidarium » apparaît dans le premier vers de « Caffé a Rapallo », le premier poème des « Poésies pour Camillo Sbarbaro » qui apparaissent dans Ossi di seppia le premier recueil de Montale, op. cit., p. 17. « Notizie dell’Amiata » est en revanche l’un des derniers poèmes des Occasioni de Montale, idem, p. 190.
  • [11]
    Ritratto del mio Paese, G. B. Angioletti, Milan, Ceschina, 1929. Angioletti (1896-1961) : romancier et journaliste. Il fut un des représentants de « l’aurea lirica » qui fut l’ambition du cercle littéraire de La Ronde.
  • [12]
    Le « chasseur indifférent » rassemble les poèmes écrits par Sinisgalli entre 1939-1942. Cette section achève l’anthologie intitulée Vidi le Muse que Sinisgalli publiera chez Mondadori en 1943. Jean-Yves Masson vient d’en proposer une édition bilingue annotée. Nous suivons ici sa traduction ; cf. J’ai vu les Muses, Arfuyen, 2007.
  • [13]
    Il s’agit de trois vers de « Via Velasca », un poème de Champs Élyséens repris dans J’ai vu les Muses, op. cit., p. 101.

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