Notes
-
[1]
Le poesie e prose scelte, Meridiani, Mondadori, Milan, 1999, p. 1027-1050.
-
[2]
Cf. Essais critiques, Paris Corti, 2006 (trad. P. Di Meo).
-
[3]
Cf. G. M Vilalta, Meridiani, op. cit., p. 1707-1709 et, plus récemment, Riccardo Stracuzzi « La casa, il paesaggio : in margine a Premesse all’abitazione di Andrea Zanzotto » in Poetiche, rivista di letteratura, numéro Spécial Andrea Zanzotto, 2002, p. 177-192. En français, sur le paysage dans l’œuvre de Zanzotto, cf. le chapitre V du livre de J. Nimis, Un processus de verbalisation du monde, Figures du sujet lyrique dans la poésie d’Andrea Zanzotto, Berlin, Berne, New York, Peter Lang, 2006, p. 221-282.
-
[4]
Sur l’importance de Hölderlin dans l’œuvre de Zanzotto, cf. le texte récent Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, Rome, Nottetempo, Gransasso, 2007, p. 50-53.
-
[5]
Cf. la chronologie proposée par Gian Mario Villalta, in Meridiani, CXVIII-CXXI.
-
[6]
Sur la psychanalyse, cf. Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, p. 21 sq.
-
[7]
Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, op. cit., p. 47-48.
-
[8]
Cf. les remarques de Vilalta sur la dimension délibérément « anti-littéraire » de ce texte, op. cit, p. 1707-1708.
-
[9]
Sur Leiris, cf. A. Zanzotto, Scritti sulla letteratura, Milan, Mondadori, 2001, p. 193-209.
-
[10]
Dante, Paradis, I. 69 : « che’l fé consorto in mar de li altri dèi »/ « qui le fit dans la mer parent des dieux » (trad. J. Risset, Paradis in La divine comédie, Paris, GF-Flammarion, 2004, p. 25).
-
[11]
Plan Ina Casa : il s’agit du premier plan en faveur de la politique du logement lancé en 1949 par le ministre Fanfani. Entre 1949 et 1963, ce plan permit la réalisation de plus de 350 000 logements. La loi Tupini (loi 408 du 02.07.1949 art. 13) concernait la possibilité de construire des habitations non luxueuses qui répondaient au critère suivant : au moins 50 % de la superficie devait être consacrée au logement et moins de 25 % au commerce.
-
[12]
En 1962 éclate en Vénétie un scandale lié à des spéculations financières qui débouchèrent sur des faillites et un suicide. Le curé et le vice-directeur trésorier du diocèse de Vittorio Veneto furent impliqués dans cette affaire. Le pape prit des mesures contre les deux prêtres mais il appela la population au calme et au pardon.
-
[13]
Grégoire Agagianian (1895-1971) patriarche arménien de l’Église catholique romaine. Nommé chef de l’Église catholique arménienne en 1937, il devient le patriarche Grégoire-Pierre XV. Cardinal en 1946, il sera pressenti pour être élu pape en 1958. Le pape Jean XXIIII le nommera président de la Commission préparatoire pour statuer le but des missions étrangères du Vatican lors du concile de Vatican II. Il fut aussi à la tête de la Congrégation sacrée pour la propagation de la Foi.
-
[14]
Le terme « anancastique » apparaît aussi dans l’épilogue de IX Ecloghe qui évoque « l’anancasma che si chiama vita », p. 259. Selon l’étymologie grecque : « qui renvoie à une loi supérieure ». Le terme est repris en psychiatrie et en psychanalyse pour indiquer la force contraignant de l’obsession (cf. les remarques dans Meridiani, p. 1708).
-
[15]
Ces deux représentants de la psychiatrie phénoménologique ont été traduits en Italie bien avant d’être connus en France. Cf. la remarque des Meridiani, p. 1708-1709.
-
[16]
Invention lexicale renvoyant à des traits thématiques et lexicaux propres à Manzoni.
-
[17]
L’effort de Paul V (1550-1621, élu pape en 1605) pour maintenir le régime des exemptions ecclésiastiques lui valut des conflits avec de nombreux États italiens et en particulier la république de Venise. Venise avait approuvé deux lois dont l’une interdisait l’aliénation des propriétés en faveur du clergé et l’autre exigeait l’approbation du pouvoir civil pour construire de nouvelles églises. Deux prêtres furent accusés d’avoir enfreint ces lois et furent condamnés à la prison. Paul V insista pour qu’on les relâche. C’est ici qu’intervint le fameux Paolo Sarpi. En 1606 le Pape prit la décision d’excommunier la ville de Venise et posa son interdit sur la ville. Ce fait est évoqué dans Le Galateo in Bosco, Meridiani, p. 558 et note de l’auteur, p. 645.
-
[18]
Sur ce passage, cf. l’article d’A. Cortellessa cité en introduction.
-
[19]
De Lampedusa à Aviano, l’Italie compte un grand nombre de bases militaires américaines qui servent d’appui logistique depuis la seconde guerre mondiale. On peut citer le Munitions support squadron, à Ghedi, près de Brescia, la SETAF près de Vérone et de Vicence (sa mission est de soutenir les unités de missiles terrestres et c’est là que sont fabriquées les têtes des ogives nucléaires), et Aviano d’où partirent, on s’en souvient, les avions pour la Bosnie. Depuis 1954, Aviano accueille le 31e escadron de l’USAF et, depuis 1960, en violation des accords internationaux, des ogives nucléaires. Les populations locales ne cessent de manifester contre ces bases et leur extension. Cette présence américaine reste d’un grand poids dans la politique extérieure et intérieure de l’Italie. Cf. G. Flamigni, L’amico americano. Presenze e interferenze straniere nel terrorismo in Italia, Editori Riuniti, Roma, 2005.
-
[20]
En avril 1959, l’Armée de l’Air des États-Unis déploya deux batteries de Jupiter IRBM en Italie. Les 30 missiles furent installés dans 10 sites italiens entre 1961 et 1963. Ils étaient actionnés par l’Armée de l’Air italienne, mais les ogives nucléaires étaient armées et commandées par le personnel de l’Armée de l’Air des États-Unis.
1Publié pour la première fois en 1964 dans un volume collectif intitulé Sette piaghe d’Italia (Sept plaies italiennes, Nuova Accademia, Milan), le texte des « Prémisses à l’habitation » est, à bien des égards, un classique. Il se trouve désormais dans l’ensemble des Proses choisies d’Andrea Zanzotto, pour la plupart inédites en français [1] à la différence des essais critiques [2].
2L’importance des « Prémisses à l’habitation » dans l’œuvre d’Andrea Zanzotto a été plusieurs fois soulignée [3]. Ce texte offre en effet une réflexion intime et à bien des égards définitive sur la signification du motif d’Hölderlin : « Dichterich aber wohnet der Mensch » [4]. On mesurera ici ce qui peut séparer la poétique d’Andrea Zanzotto de l’interprétation heideggérienne de ce motif.
3La rédaction de ce texte en 1963 correspond à un moment particulièrement important de la vie du poète [5] : son père, dont nous retrouvons ici la figure, est mort en 1960, date de la naissance du premier fils du poète et du début de sa psychanalyse [6]. Son second fils naît en 1961 et en 1962 paraît le volume IX Eglogues tandis que la polémique avec les Novissimi éclate. Le 15 août 1963 la famille Zanzotto, après ces « prémisses à l’habitation », emménage dans la nouvelle maison de la via Garibaldi.
4C’est pour ainsi dire toute la préoccupation de Zanzotto pour le « chronotope » (selon l’expression utilisée par Bakhtine pour désigner l’espace-temps du roman) qui se déploie ici : son attention au paysage, à ce qu’il cache comme à ce qu’il révèle, à l’interaction constante de l’espace du dedans et de l’espace du dehors, interaction qu’il a su résumer il y a peu dans cette formule : « mes poèmes naissent encore du paysage dévasté ou des pensées disloquées et incertaines, comme des poussées à la poésie que j’ai pu comparer à ces fleuves à cause de leur intensité » [7]. On n’omettra pas non plus la dimension politique de cette inquiétude de l’habitation. Elle a conduit Zanzotto à prendre toute sa vie des positions publiques qui n’ont cessé de l’entraîner dans des polémiques avec les pouvoirs locaux.
5L’univers de Pieve di Soligo est évoqué dans le détail précis et grouillant de sa topographie où se superposent, s’entrechoquent et s’encastrent les différents moments de l’histoire depuis les souvenirs des conflits entre Paul V et Venise jusqu’à l’installation des missiles américains en Vénétie : le paysage est un grumeau de « surimpressions » pour évoquer le titre du dernier recueil de Zanzotto (2001). Andrea Cortellessa a su montrer dans un texte récemment publié par Po&sie l’importance des « Prémisses à l’habitation » pour la compréhension du rapport d’Andrea Zanzotto à la résistance : « Surimpressions, surexistences, indices de guerres civiles chez Andrea Zanzotto » (Po&sie 118-119, p. 213-238, et surtout p. 222-223).
6Qu’on puisse se retrouver immobile, comme pris dans une toile d’araignée à cause de la petitesse de sa maison, voilà un fait qui est presque trop rebattu. C’est pour cette raison qu’il est stupide de protester que c’est la situation de la plus grande partie du genre humain. Habiter entre quatre murs au mauvais crépi et qui transpirent le moisi en payant son loyer à un propriétaire quelconque, à un petit propriétaire sordide, à une société anonyme sordide, à une compagnie d’état sordide, ça doit bien arriver, et il est injuste d’avoir à en souffrir, surtout si l’on pense aux logements dont jouissent les trois quarts de l’humanité. Mon propriétaire est un retraité et il a réussi à acheter, juste à temps, cette petite villa, cette infime maison d’un petit village qui n’a pas de centre, mais qui a su construire autour de lui une banlieue déglinguée. Juste à temps, avant la vague de l’inflation, les trois millions que mon propriétaire avait épargnés en travaillant à l’étranger et dans son pays se sont coagulés dans ces murs qui montrent à l’âge de dix ans des signes obligatoires de délabrement : ma lutte incessante contre les fourmis me laisse penser que là-dessous il y en a des nébuleuses, toute une énorme fourmilière dans les fondations. Je me les retrouve, flaques grouillantes, parfois dans la chambre, parfois dans le salon, rouges noires et volantes. Il serait tout aussi inutile de lutter contre le gris velouté de la moisissure qui se trouve sur le plafond et sur le mur de la cuisine exposé au nord.
7Mon propriétaire n’est même jamais venu voir cette maison ; il a été bien conseillé et il en est satisfait, il ne nous embête pas du tout. Et moi aussi je devrais être plus malléable et résigné ; c’est moi, après tout, qui ai saturé l’atmosphère de cette maison avec ma gêne ; c’est mon impatience, c’est peut-être mon allergie qui me transforme en poison inexprimé, en réaction tumescente et mal contenue : quelque chose de mauvais comme les nuages qui depuis plusieurs saisons planent de manière presque ininterrompue sur ces montagnes et sur ces collines.
8Les protestations et le dépit ne répondent pas à un sens raisonnable, ou à une direction, aujourd’hui, on se laisse trop facilement histaminiser. Et pourtant, ce ferment de l’allergie, de cette force opiniâtre qui, malgré les vaccins sous-cutanés répétés depuis des années me porte préjudice du printemps à l’automne par son refus d’accepter le vert (et qui après tout m’en fait jouir davantage quand il pourrit dans la pluie, puisque les poussières et les pollens ne se lèvent pas), me permet parfois, à défaut d’autres structures, de dire « moi » sans moyens termes, sans aucun doute, avec une épaisseur sans égale. Un moi chien, comme en acier et en même temps substantiel comme de la poix ; le plus effiloché qui soit, mais le plus résistant et feutré pour amortir tous les frottements. C’est au point que, me retrouvant désormais, après bien longtemps à écrire en prose, je ne cours pas le danger de trop méditer sur les techniques, ni celui de me demander à tout bout de champ s’il faut ou non que le sujet narrateur apparaisse dans le récit, ou que ce dernier soit seulement un constat des choses ; je ne dois pas me demander si onirisme et réalité s’ajustent ou non, s’ils empiètent l’un sur l’autre ou s’ils se dissolvent l’un dans l’autre, ni dans quelle mesure il faut faire l’hypothèse d’un personnage ou d’une vraie personne, ni s’il convient de recourir aux paralangues métalangues hypolangues épilangues [8]. Moi, je ne raconte presque jamais et je ne me soucie guère de raconter ou d’informer ; pour moi écrire, d’autres choses, c’est seulement une manière d’être, ni sécrétion ni même excrétion, c’est comme un ciment (ou ce qu’on croit un ciment) qui saute de strates en strates sous l’effet d’un séisme ; c’est une donnée, qui à force de rester et de se déplacer, finirait par arriver au dépouillement lucide et complet d’un grumeau, d’un nœud. Ou mieux, qui parviendrait à se faufiler en cocon, à se réduire à une réalité filée mais compacte sans plus rien au centre, mais ce rien serait « infiniment défini ».
9Je lisais Leiris et j’étais poussé à me demander la raison de cette farfouillerie entre les rêves (je n’entends pas par rêve le travail constitutif de la fantaisie sur le réel pendant la veille) [9] : je les ai toujours repoussés et détestés, surtout après un traitement psychanalytique : je ne crois pas du tout à tout ce qui s’exprime en eux : le singe du moi qui s’y présente pue ; et puis il faut avoir beaucoup de vie avec ces iridescences d’égout, il faut en avoir vraiment beaucoup comme les bons vivants du début du xxe siècle. Et à propos de Jung aussi j’aimerais aller voir de plus près ; je pourrai parler avec cette femme de mon village qui a été à son service pendant plusieurs années quand elle rentrera chez elle pour les vacances. En bref, la ligne rouge qui indique les limites n’est pas celle-ci, surtout quand on passe des années entières à dormir seulement trois ou quatre heures par jour.
10Si j’avais été propriétaire d’une maison, je me serais certainement fait détester ; mon propriétaire, lui, sait se faire aimer ; il ne me dérange pas en pensant que ses trois millions sont en sûreté, même si l’ensemble de la construction couvre soixante mètres carré plus un souffle de cour intérieure, un truc de grande ville. Ici on n’a jamais pu trouver un appartement en location qui soit correct ; tout le monde pense à se construire sa propre habitation, le secteur du bâtiment n’est pas développé ; et de cette manière, ils ont réussi, à développer une ville jardin avec tout ce que les villes jardins ont de malcommode avec en plus leurs grands hangars au milieu, pour nous faire respirer des polyesters en poudre à toutes les heures. Et il y a les scies circulaires à ultrasons, il semble qu’ils soient sur le point d’y parvenir (comme ça au moins, on ne les entendrait pas) mais ils n’y arrivent jamais assez ; des scies pour scier les filaments nerveux, les neurones, à toutes les heures : en bas, il y a l’atelier et au-dessus l’appartement, bien gentil, avec son toit à papillon, papillon posé sur une inflorescence de sons, de sorte que l’épouse peut jouir elle aussi avec son mari industrialisé, sans interruption, en prenant soin des tâches domestiques.
11Les pauvres demoiselles Vallini, bibliothécaires à Bologne, qui ont une villa à proximité des champs, qu’elles ont reçue de leur père, professeur d’université, une villa faite pour des loisirs typiquement humanistes, avec l’épigraphe latine : « neminis haec humilis decoratur nomine villa – nummis ex numeris numine dante mea », n’auraient jamais pu penser que quelqu’un allait construire devant chez elles un hangar pour meubles, juste sur la limite de la gorge du Soligo, un petit canyon profond d’une cinquantaine de mètres, et large d’une vingtaine, avec un bord en pente de quarante-cinq degrés, large de six ou sept mètres ; et bien, juste sur cette pente de quarante-cinq, pour ne pas payer le terrain trop cher, on a installé des scies. Il y a dix ans de cela les demoiselles Vallini avaient été les premières à devoir affronter ici la première névrose industrielle campagnarde, après de longues protestations extrêmement tenaces. Elles s’indignèrent que les Allemands n’aient pas brûlé la villa pour commencer, et puis elles avaient fait voler des papiers à droite à gauche et remué des huiles, puis elles avaient cédé, comme dégoûtées par l’herbe qui fait « consorto in mar degli altri dèi » [10] ; et pour finir, une lente métamorphose les avaient amenées à reconnaître, avec les constructeurs du hangar, que ces scies s’intégraient parfaitement au milieu. Et pendant ces dix années on est allé ainsi de l’avant dans l’amplification industrielle avec des scies ; partout comme si le vent en semait ; il y a dans l’initiative privée, au-delà de toute programmation – toujours contraignante – une faculté, on serait tenté de dire presque admirable et divine, créatrice et instigatrice des énergies humaines : c’est de là que sont venus le bien-être, le miel, et tous ces problèmes – comme fabriquer des maisons – auxquels, personnellement, j’aurais préféré me soustraire. Je ne suis pas moi un vendeur ou un fabriquant de carrelages, d’armoires, de volets, de fil de fer pour les bouchons des bouteilles de vin, ou de sous vin au dextrose ; ceux-là, une fois dépassé le premier stade, ils se font leur château, grand et grandement vitré, ils veulent leur carrelage en onyx du Pakistan, à quatre-vingt mille lires le mètre carré. J’ajoute cependant que de par chez nous, on ne souffre pas dans l’ensemble de ce qui fut appelé le bitume (et qui me semble une invention de l’Italie du Sud) ; qui n’a rien ne se soucie guère de l’opinion d’autrui ; chacun reste dans son coin ; on parle peu ; chacun, peut-être, se fiche de chacun, mais c’est peut-être qu’il éprouve du respect pour ce qu’il peut entrevoir de respectable, quand bien même ses filles seraient encore en Suisse. Il faut reconnaître que ce n’est pas seulement par méfiance ou par indifférence native qu’il n’y a pas d’échange et pas beaucoup de rivalité entre les gens : il y a tout cela, mais il y aussi une permanence des conventions en vertu desquelles certaines choses comptent et valent la peine, malgré le manque d’argent.
12Et puis moi je n’ai vraiment rien contre ceux qui ont construit des hangars ou qui se sont construit des maisons là où ils pouvaient payer la terre moins cher. Il s’agit souvent d’anciens émigrants qui sont partis, sans attendre quoi que ce fût d’un gouvernement spectral, faire les serviteurs à l’étranger (j’y ai été moi aussi, mon père et tous mes bisaïeuls y ont été aussi, ils sillonnaient l’empire cacane à pieds, jusqu’en Transylvanie et en Galicie, à peindre des Madones et des ex-voto pour les paysans) ; beaucoup d’entre eux sont morts au travail, écrasés par des pierres, écrabouillés par des machines, ou tombant des échafaudages ; presque personne n’a pensé à ces gens et à leurs intérêts ; ou à leur faire comprendre leurs intérêts. Maintenant le pire existe. Il faudra que j’aille jusqu’à exciter ceux qui n’ont jamais voulu vendre leur terrain près du « centre » du village et qui vont s’y mettre parce que les prix ici aussi misent sur les deux mille lires au mètre carré. Le coût de la terre a défendu, ici à la campagne, des bribes de silence, de manière sordide : certains vieux plus ou moins féodaux ont défendu leur vigne luxuriante sous des pancartes qui annoncent la force, la constance et l’intrépidité de leurs ancêtres. Avec beaucoup de retard l’administration communale a acquis une portion d’un autre noyau agricolo-féodal en remaniement et l’a destinée à un « village des émigrants » ; aucun lot n’a été vendu ; malgré le prix modeste et les bonnes intentions, les émigrants se sont sentis à l’avance comme dans un ghetto et ils ont préféré construire mal ou au hasard, avec avarice et un sens tordu de la dignité. En revanche les ancêtres qui possèdent le centre, méditent sur les vins de valeur de leurs caves et passent leurs journées parmi les avocats, les géomètres et les consultants de diverse nature à soupeser la faisabilité de leur vigne, les coefficients de méchancetés qu’ils peuvent en tirer et utiliser contre les citoyens et contre l’administration qui leur semble, bien qu’elle soit dans les mains des forces du ciel, infernalement à gauche.
13Quoi qu’il en soit, il me fallait déguerpir de la petite cage où je m’étais trouvé ; j’avais traité le loyer d’une maison dont le propriétaire, un marchand ambulant de bonbons et de biscuits, avait décidé, en la construisant, de tirer la pension que le gouvernement refusait à sa catégorie. Il voulait que je lui paie d’avance deux années entières de loyer et que j’installe le chauffage à mes frais ; après quoi j’aurais pu emporter avec moi le brûleur. Mais je suis contre les brûleurs à mazout, savoir que le combustible vient de si loin me donne une espèce de vertige ; je suis troublé par ces Italiens qui veulent tous maintenant, jusque dans les campagnes, se chauffer au mazout et se carreler avec de l’onyx venu du Pakistan. Je préférerais du bois, mais du bois maintenant il n’y en a pas beaucoup et il faut presque le demander en s’excusant ; maintenant quand je vais acheter du bois, j’entrevois un Eldorado là où on achète au coup par coup, si on les trouve, quelques fils de jute pour faire la mèche qui servira pour réchauffer les légumes de midi. Et même avec ce marchand ambulant, je n’ai rien pu fabriquer parce qu’à chaque fois que je le rencontrais pour répondre à ses questions, il exigeait davantage encore ; mais il a fini par trouver un Sicilien qui était disposé à entrer immédiatement dans l’appartement aux conditions qu’on lui imposait en abandonnant le chauffage.
14Depuis l’année précédente, depuis que Bambucci était venu au monde pour épauler son frangin et peu après que les parcs, poussettes et landaus m’eurent bouché l’existence, j’avais exploré le village et les environs avec l’espoir toujours déçu de trouver un appartement un peu moins traquenard, jusqu’au moment où la nécessité m’apparut en toute clarté d’en fabriquer à mon compte et sans le moindre sou. Je fis alors un inventaire des possibilités que j’avais devant moi pour dépasser l’étranglement : INA-Casa ? Ou loi Tupini ? [11] Pour avoir un financement, il fallait monter une coopérative, dit alors quelqu’un de bien informé et qui avait vu dans plusieurs lieux des beaux appartements rachetables. L’idée du rachat, de la rédemption appliquée à l’appartement de coopérative, de déglutir bouchée après bouchée pendant vingt-cinq ans le crédit-faute qui pèserait sur la maison, me portait à m’envisager dans le futur comme pris dans une autre espèce de galère plus effrayante, et à expier le péché de la spatialité, de la tridimensionnalité chez un homme sans argent : mais je pensais du bien du gouvernement qui me donnerait peut-être un coup de main pour me sortir des ennuis, je bénissais l’opposition qui avait tiré le gouvernement par les cheveux pour qu’il inscrive ces dépenses au budget.
15Quant à la coopérative, on est vite arrivé à en parler, trois maîtres d’école, le secrétaire communal, le maréchal des carabiniers (dont on découvrit, par la suite, qu’il ne pouvait pas y participer, à cause du règlement), deux autres employés et quelques prête-noms. Ils étaient tous plus ou moins dans la même condition que moi, il était clair que nous aurions été tous d’accord. Le secrétaire fut chargé, avec son autorité mieux établie, de parler avec les vieux, pour voir si on pouvait construire vers le centre, loin des éventuels hangars, mais ils refusèrent de prendre notre requête en considération ; mais il restait néanmoins deux pièces de terre non négligeables qui appartenaient au curé et qu’il semblait prêt à céder. Un expert, appelé de Trévise, quelqu’un qui avait réussi à mener à bien tout le travail de constitution d’une coopérative destinée à la réalisation d’une bâtisse pour une vingtaine de familles, nous endoctrina quant aux papiers qu’il fallait remplir. Il avait une grande barbe poivre et sel, il était rubicond et peut-être socialiste, il n’était pas de la Vénétie, mais tout de même pas de très loin au fond, et c’est pourquoi il inspirait à peu près confiance, même quand il avait dit qu’il n’y aurait plus d’argent jusqu’aux improbables nouveaux financements et que ceux qui pourraient jouir d’un prêt seraient peu nombreux. Lui, il avait réussi (mais au bout de quelques années de procédures tortueuses) et il était comme abasourdi par la réalité d’un tel succès, il ne savait pas s’il devait croire qu’il était un surhomme en débrouillardise ou s’il était un privilégié de la fortune. Il disait qu’il avait des connaissances et que ces connaissances il les mettait à notre disposition, mais il insistait surtout sur la nécessité d’une ténacité qu’il imaginait posséder comme un bien à la fois souple et invincible, riche de sophismes et néanmoins toujours prêt à ce que l’intuition des choses et des hommes vînt fondre sur lui. « Les saucisses, il faut savoir aller se les décrocher », répétait-il en levant la tête et les mains vers le plafond et en imprimant à sa main qu’il serrait en un mouvement de prise vigoureuse un demi tour pour le moins décidé. Ses yeux laissaient entendre qu’il en savait long sur la technique qui permettait de décrocher les saucisses : et entre temps, il vidait l’un après l’autre des petits coups de vin blanc. En réalité, il n’était pas un magouilleur, ses bons services ne devaient même pas être récompensés, il recommandait seulement qu’on avantage, éventuellement, une entreprise de construction qu’il connaissait et dont il garantissait la plus grande honnêteté. La coopérative fit naufrage après quelques réunions, parce qu’il y avait toujours quelque défection ou de nouvelles difficultés ; mais surtout la question du terrain empêchait une action décidée, parce que sans la possibilité de disposer du terrain, on ne pouvait pas présenter de requête.
16Et puis, pour moi, ce n’était pas facile de me situer, de trouver ma place, de me poser de nouveau et de manière différente dans le village. Habitué depuis tout petit à parcourir les mêmes rues, à remonter la Cal Santa, avec ses cailloux, pleine de boue ou de neige selon les saisons, à passer sous le grand porche – que mon père avait décoré de fresques à motifs religieux – pour rentrer dans la cour de la maison de mon enfance, j’avais déjà assez souffert, après mon mariage, de devoir déménager dans une autre rue, fût-elle très proche. Comment peut-on faire pour se saisir d’un endroit bon à construirese reconstruire, si tout choix est bloqué en pratique par des résistances spéculatives qui font qu’il n’y a rien à vendre là où je pense que je pourrais essayer d’habiter ? Car je ne prétends certes pas énoncer une nouveauté si j’affirme qu’ici chaque lieu chaque arbre chaque maison chaque ombre chaque lumière qui s’élève s’effondre disparaît peut avoir pour moi les significations les plus lourdes, avoir une influence sur le processus de la tonalité vitale, de la psyché profonde, me conduire d’une stable et solide exaltation au dépouillement, à l’encavernement de l’âme, à l’érosion du sens de l’être. Avec les dizaines et dizaines d’images de mon village qui se lient à telle ou telle rue, les mutations de mon temps intérieur sont rapides et imprévisibles ; heures et jours qui se superposent en apparence, en un tissu inextricable des plus bariolés, mais qui en réalité, à cause de minuscules mutations ou de minuscules mouvements, jaillissent aigrement distincts les unes des autres, avec un goût agressif de dégât ou de paradis : comme pour ces images qui naissent, opposées, du relief de tout petits prismes parallèles regardés à partir d’incidences diverses. Parce que le dommage qui enténèbre pour moi une grande partie de l’univers, et qui me contraint à habiter ici, occupe en réalité une grande partie de cet endroit ; je me trouve contraint à des chemins obligés et à des étapes obligées comme si j’avançais dans du sable mouvant.
17J’aurais bien aimé un lot pour construire à Cal Santa ; il m’aurait donné une base sous les pieds et il aurait rendu le ciel azur et fort : mais mis à part que les Rasel ne vendent pas, qui pourrait raisonnablement construire où la voie d’accès mesure moins de trois mètres de large ? Et pourtant il y a dans ces prés, une invitation qui me convient, qui me donne confiance, même si on voit le cimetière tout près ; j’étais habitué, quand j’habitais la vieille maison de mes parents, à voir le cimetière depuis le bureau ; l’hiver il m’apparaissait, au-delà des champs et des arbres finement écrits, d’une nudité de radiographie, avec ses petites chapelles, son enceinte et son église. Peu à peu la bonne saison défaisait cette figure ; avec le printemps, des feuilles toujours plus touffues effaçaient le cimetière qui, l’été venu, semblait un au-delà très éloigné dissous derrière la verdure ; seule une cloche comme d’une cathédrale engloutie se signalait à notre présence par les soirées chaudes traversées d’éclairs, irréelle. L’automne renversait tout en une image qui revenait chère et attendue ; acides progressifs, humidodeurs et lumières jaunes, comme un bain chimique, tissaient à nouveau et faisaient émerger les lignes d’une fresque perdue sous un apprêt : et parfois la neige créait un champ infini hors des lois de toute optique, azuréen dès le début de l’après-midi et puis toujours plus passionnément désolé et céruléen jusqu’à la nuit, jusqu’à la citadelle noire où depuis plusieurs années reposaient mes deux petites sœurs jumelles.
18Mais sur les lots de Rasel, il ne faut pas s’arrêter, et encore moins sur ceux de Bede, le paysan, tout près, au sud de la Cal Santa : celui-là non seulement il ne vend pas, mais il essaie de déplacer la haie toujours plus vers le centre de la rue pour se l’approprier, de telle sorte qu’il continue à recevoir des intimations de la mairie qu’il n’écoute jamais : plus on l’oblige à en arracher, plus il la replante ; il vit avec l’espoir qu’un beau jour la mairie finisse par se fatiguer et que toute la rue lui appartienne. Les lots qui sont près de la place centrale eux aussi pourraient être établis dans la vie et dans la certitude : de là on pourrait voir l’arrivée des autobus et l’animation de sept heures du soir, quand les trois bars sont pleins de gens. Cet aller et retour me ramène à un moi plus homogène, à une homéostasie qui est celle que je connaissais avant d’avoir trente ans, c’est-à-dire quand je ne ressentais pas encore le temps comme une de mes données intérieures et constitutives, mais plutôt comme un courant dans lequel j’étais immergé, que je traversais indemne, parfait de cette unité qui ensuite devient un simple matériel de combustion.
19Mais le curé vendait vraiment et à un prix modique. Je me dépêchai d’acheter un petit morceau via Casello, huit cents mètres. L’endroit était découpé en matins gelés, quand je prenais le car de sept heures pour aller à l’école et que je voyais cette extension parfaitement nette, étincelante de gel, faite exprès pour les aubes hivernales par beau temps avec la neige qui est encore sur les montagnes. Le gel revenait aussi sur les herbes printanières, et au sud, il y avait de l’ouvert, du vent, de l’ampleur qui descendait jusqu’au Montello. Ou alors cet endroit me mettait en ordre : des prés déjà grillés par le soleil, des rangées de tiges de maïs brûlées aux feuilles à cimeterre d’un jaune brun ; et au milieu des espaliers de vigne clinton, qui mûrissaient entre des pampres à moitié recroquevillés lanifères, la maigre noircissure des grappes à grumeaux, avec des grains pas plus grands que des têtes d’épingle. Et puis d’autres choses obscures dont il sera parlé.
20Entre temps, et pour ne pas rester à pied, c’est là que je devais acheter et c’est ainsi qu’il en alla, un jour de fin d’année ; le curé nous accueillit dans un salon « du haut de ses quatre-vingt dix ans », qui ne l’empêchaient pas du tout de prendre soin de ses intérêts avec une clairvoyance que même les professionnels de cette branche jugeaient exemplaire (et on allait voir qu’au moment de l’explosion du scandale Antoniutti [12], qui devait impliquer des curés de la curie de Vittorio Veneto dans un crac de six cents millions, soutirés aux paysans et au bas clergé, avec des traînées de suicides, des légendes de trafics d’armes et de drogue, des histoires de cardinaux Agagianian menant des inspections [13], il sortirait parfaitement indemne de tout cela et avec lui la paroisse et les gens du cru). En procession, vu que les acquérants de lots étaient nombreux, nous défilâmes pour signer les papiers avec une bénédiction que le curé, du reste, même s’il ne la formulait pas ouvertement, nous signifiait comme pour nous saluer : plein d’autorité, avec une ombre d’ennui et de dureté, et néanmoins avec courtoisie et une onction presque ingénue : des yeux noirs et graves, un visage pâle, autrefois très florissant mais désormais entièrement plissé. J’avais été contraint, à ce moment là, de mettre à la cave une partie des meubles de mon bureau pour faire de la place pour d’autres meubles enlevés au salon, où nous avions installé un lit d’enfant ; j’étais particulièrement abattu d’avoir passé au crible le quartier du Piave tout entier à la recherche d’une jeune fille pour garder les petits, et là encore j’avais échoué. Et avec un remords angoissé je me souvenais de la proposition qu’on m’avait faite d’un appartement sur la place, au troisième étage, comme en haut d’une tour. J’avais refusé en disant qu’il était ridicule d’habiter un troisième étage à la campagne, mais la véritable cause était une phobie qui était née quelques années auparavant, celle de la hauteur.
21Parmi mes nombreuses expériences sur ce terrain je trouvais une nouvelle limitation à mes libertés, déjà réduites à une lubie qui ne perdait rien de son pouvoir même si, comme il arrive toujours dans ces situations, je parvenais à l’identifier. Je craignais que si je restais aux étages supérieurs, il puisse m’arriver de tomber pour une raison ou une autre, alors même que je connaissais bien la futilité atroce de telles lubies, en une suspension complète du contrôle de mes courants intérieurs. Je recherchais constamment de nouvelles confirmations à ce sujet, mais sachant que la psychologie n’est pas une science exacte et que ses lois n’ont qu’une valeur statistique, l’angoisse me reprenait jusqu’à m’enlever la salive, et aujourd’hui encore, aujourd’hui encore je sens qu’un reste de doute sur moi-même serpente encore. L’idée de trouver le traité parfait sur les anancastiques m’intéressait [14], et on m’avait dit que c’était Binswanger qui avait écrit le meilleur, ou Straus, je ne me souviens plus ; mais j’ai du mal avec l’allemand, je mets trop de temps à le lire, et pourtant sans ce traité, qui m’aurait sans doute donné l’assurance suprême, il me semblait que je ne pouvais pas continuer et en même temps, il resplendissait pour moi comme une magie, précisément à cause du fait que je ne l’avais pas sous la main, il était fétichisé en un écrin d’espoirs [15].
22Donc je ne pouvais habiter qu’au rez-de-chaussée, au maximum au premier étage. Je ne me déplaçais jamais, je n’allais jamais en ville, d’autant plus que je n’étais pas à l’abri d’une autre peur, qui n’était pas aussi nette que l’autre : celle de tomber, en voyageant, du train en marche. Cela ne vaut pas la peine de s’arrêter sur ce point, ce sont des choses idiotes et mesquines, mais qui pourraient peut-être délivrer un enseignement excessif sur la nature humaine ; j’entrevois des lueurs de maléfice, je perçois des grincements de réalité qui ne peuvent pas être nommés, j’apprécie la sagesse des Hanunoo, ces sauvages des Philippines qui distinguent les choses en deux catégories : celles qui peuvent être prononcées et les autres. Par ailleurs, dans les périodes de rémission, l’ennui l’emportait, l’ennui annonciateur de meilleurs horizons. Tout a un sens, rien de notre âme n’est superflu ou négatif : l’ennui n’était pas alors la matrice de la mort, mais de la vie, elle était désir et capacité de tourner le dos. Ainsi je pourrai peut-être un jour comprendre la véritable valeur, la lumière dissimulée des idéations parasitaires ; ou au moins dire pour toujours : vous m’avez ennuyé. Voilà ce à quoi j’aspire, en imaginant en moi un vaste halo florissant et débarrassé, une auréole libérée du souvenir même : de cette flore toxique qui naît toute entière d’une racine qui me semblait unique et plantée dans ma tête comme un clou en expansion, ou ramifiée en provins filiformes à myriades, comme une chevelure renversée vers l’intérieur du crâne. Plus souvent, le scolex de mon idée obsédante était comme l’agrandissement (comme d’un texte d’anatomie) de quelque corpuscule ou glomérule vivant, un nœud gordien de forme sphérique, une Gordes sphérique, avec des voies et des maisons grouillant de fenêtres et de portes, comme des perles vénitiennes enfilées en labyrinthe ; ou alors, ce scolex bardane, très dur, brillant « et noir comme un grain de poivre » équipé de toison-crochets-antennes, se présentait comme un appareil, miniaturisé et inséré dans la matière grise par quelque docteur Delgado, émettant une note continue, incapable de véritables intermittences, au-dessus et au-dessous de toute portée, qu’on ne pouvait assigner à aucun code, parfois oblitérée et un peu sourde sous le flux des autres idées, parfois, plus qu’au premier plan, comme en un équilibre dominant l’aire psychique toute entière, et sur toutes les choses, bande de négation fluctuante. Notations qui en réalité ne posent rien ; un balbutiement qui m’enveloppe toujours davantage dans la contradiction.
23Et pourtant, né aussi de cela, mais non pas destiné à cela, perdure en moi le désir (ou l’attente-certitude présomptueuse) d’un dire qui soit du fer. Et j’écris, j’adopte le détachement nécessaire ou j’essaie de le prendre ; je m’imagine différencié des choses et émergeant, j’imagine que j’ai des projets et que je peux les réaliser, et que les mots servent à exprimer, à mimer ou à exprimer, peu importe, une énergie, une pointe, une tête à groin qui creuse et avance à l’intérieur d’une pâte, pâte et néanmoins extrêmement dure (comme sous ces hautes pressions qui s’exercent au centre de la terre) dont elle doit se sortir aussi par l’entremise des mots. Il ne faut jamais que cette tête, ou cette pure mâchoire-groin, se retourne pour regarder vraiment en arrière : elle ne percevrait en aucun cas un corps ; au fond toute son existence est cette poussée et cette morsure, qui ne parvient pas à déglutir et encore moins à digérer. Attention à ne pas céder à la tentation de penser à sa consistance, faite de telle sorte qu’à peine l’œil se forme-t-il dans l’effort de la regarder, elle se rend impalpable, ou mieux, elle se dissout en détails qui ne sont pas même spatialement contigus, mais bien dispersés dans une ombre de temporalités, dans des fragments de temporalité, parce que le temps véritable fait corps avec le corps qu’elle est en train de fuir, et, se faisant quanta, miettes, particules s’évaporant en fumée.
24Il fallait aussi parler du projet de la maison, de ce saut en avant, de cette manière de saisir le futur. J’avais quelques amis architectes qui me l’auraient construite gratuitement ou pour peu d’argent, et je me retrouvai un soir avec Baraldi, vif, ivre de sa capacité d’action potentielle et actuelle. Il était resté stupéfait que la grâce ne m’ait pas touché moi aussi, isolé dans un coin qui n’avait pas été nettoyé par les courants de la conjoncture favorable. Il me promit de me fournir un petit projet le plus économique possible, mais conforme néanmoins à mes exigences ; il m’exhorta à ne pas trop craindre de m’endetter et puis il m’aida beaucoup. Mais après avoir acheté le terrain, j’étais resté avec à peu près trois cent mille lires et même si on réduisait ce projet, il fallait des millions. Fanfani et Tupini exclus, comment les trouver ?
25Moi je n’ai jamais voulu avoir à faire quoi que ce soit avec l’argent et avec les dettes. Entrer dans des cercles vicieux de gain-consommation a toujours été complètement étranger à ma mentalité dont je ne saurais dire si elle est post ou précapitaliste. Pour ce qui me concerne, l’argent olet vraiment. J’avais toujours associé à l’idée d’argent la puanteur des cabinets ; et pas seulement parce que petit, amené par ma tante en visite chez certains riches, j’avais découvert qu’ils avaient les cabinets dans la maison à partir des effluves qui filtraient de derrière une petite porte. Il s’agissait d’autres temps, et j’imagine que les installations n’étaient pas aussi parfaites que les installations actuelles, mais je garde un peu la nostalgie des cabinets au grand air, comme l’étaient les nôtres à l’époque, et auxquels j’ai dû dire adieu avec le temps. Passé à la chaux, au-dessus de la fosse à fumier, extrêmement propre sans avoir la prétention d’être une des parties les plus importantes de la maison, refoulé, bien au contraire, de la vie noble, le petit kiosque restait de son côté dans sa dignité. De tels cabinets pouvaient présenter des inconvénients ; ceux de l’hiver étaient les pires : comme lorsqu’il arriva à Carlo qu’une poule, que son exploration avait conduite à dépasser la fosse jusqu’à se retrouver sous le trou, parvint à picorer ses parties trop pendantes et son derrière contracté en une opération difficultueuse. Secoué par cet assaut imprévu de coups de becs, Carlo avait fait « ouste, ouste » au poulet qui était sorti effrayé et s’était mis à caqueter dans tous les sens à l’intérieur de la cabine, bénissant de manière juteuse l’usager de la tête aux pieds. Carlo était sorti à son tour en se tenant le froc d’une main et en hurlant des cochonneries contre sa sœur qui n’enfermait jamais bien les poulets dans leur enceinte.
26Propreté et modeste pénurie de sous me semblaient synonymes, mais aussi parce que la vraie pauvreté, la misère (par chance ici assez rare) ne me semblait pas moins odorante : madame Caterina Chiari en offrait l’exemple. Forte de la solennité d’une grand-mère carducienne, avec son visage alcoolique sous un casque de cheveux blancs et gras et sa longue houppelande flottante qui se terminait en une traîne qui soulevait la poussière de la rue avec des pouf, pouf, pas à pas, Caterina laissait derrière elle pendant plusieurs décamètres le sens presque tangible de son avancée majestueuse, en transperçant l’atmosphère d’une vibration dense – un cocktail de puanteurs. Elle n’avait pas de cabinets, elle habitait dans une baraque montée sur quatre gros blocs de ciment et quand elle devait s’occuper de ses affaires personnelles, elle retirait une planche du plancher, et elle prenait ses aises avant de reboucher. Entre la puanteur retentissante de la misère que contresignaient la mendicité et le fait d’être toujours sans le sou, et le relent de la richesse évoqué, qui n’était pas moins stable et collant, s’étendait une zone libre, aérée par le vent ou par le froid qui chassaient les odeurs, où se logeait la couche sociale dans laquelle ne circulait pas beaucoup d’argent, mais presque toujours néanmoins ce peu qui suffisait à maintenir la tête hors de l’eau, une couche sociale pour laquelle il n’y avait de limites ni d’horaires ni de fatigue, et qui abhorrait les dettes comme le pire empoisonnement de l’existence, d’autant plus qu’il y avait les banques au milieu.
27Il ne fallait ni prêter de l’argent ni demander un prêt, et mon père, que son âme bien plus généreuse que la mienne avait poussé à violer ces deux normes, avait fini par arriver à vendre presque tout le peu de choses qu’il avait pu accumuler avec ses peintures. Il avait de bonnes raisons pour le faire ; il ne pouvait plus travailler parce qu’il était opposé au régime fasciste, il avait dû contracter des dettes toujours plus importantes pour pouvoir nous donner à manger, comme il avait prêté de l’argent à des amis dans le besoin. Mais moi je ne voulais pas empester pour une cause aussi banale ; au moins mon père, lui, l’avait fait pour quelque chose de sérieux, pour ne pas dire d’héroïque, et moi je me sentais fier de ses dettes d’antan (remboursées, en plus, jusqu’au dernier sou), mais j’avais toujours en tête la peur des banques, dont ma mère continuait à parler encore comme d’une abomination, tout en comprenant la raison qui poussait Carlo à lever son chapeau avec respect et tendresse chaque fois qu’il passait devant elles, surtout quand il s’agissait de la Banca cattolica del Veneto, considérée plus sûre que les autres en tant que banque « de dépôt ».
28Moi en tout cas, je ne voulais pas entrer dans le cycle qui me contraindrait à gagner beaucoup pour dépenser beaucoup, surtout parce que les choses qui tournent sur elles-mêmes réalisent le mécanisme obsessionnel, me le rappellent à chaque moment, me soustraient à la dimension rectilinéaire de la vie, dont je sentais, depuis l’enfance, qu’elle n’avait de valeur que si elle se stabilisait, disons, sur un seul rapport intentionnel, basée sur un point à l’horizon, sur une racine carrée de moins-un excédant le champ sur lequel je me déplaçais. Et la maison était destinée, quoi qu’il en soit, à devenir un luxe, une « grande consommation » exigeant de grands revenus, car, mises à part les revendications légitimes de ma femme, j’étais sûr moi aussi, de me laisser progressivement convaincre à « un peu de ceci », « il s’agit d’une modification de rien du tout et qui ne coûte pas grand-chose », « mais ici, le marbre, vous ne croiyez pas ? » Je pensais au plan de financement, mais en attendant, je n’avais pas la moindre idée du nombre de millions que je devais me procurer. J’avais établi la limite de trois millions et demi, que nous aurions peut-être réussis à économiser en dix ans, étant donné que nous travaillions tous les deux. Mais très vite je me rendis compte que si on considérait les augmentations des prix qui commençaient déjà à se faire sentir, cette somme n’aurait même pas permis de construire les murs, aussi petite qu’ait pu être la maison (de toutes les façons pas plus petite que celle que j’habitais). Et je ne voulais pas plier, je commençais à rêver aux contractions des prix qu’on pouvait obtenir grâce à des idées que personne d’autre n’avait jamais eues, je commençais à évaluer la différence entre une construction en briques pleines ou en doubles-briques ou en petits blocs de ciment, le saut entre les bords des fenêtres en pierre artificielle et ceux en marbre, même de mauvaise qualité, ou entre les sols en carrelages de vingt sur vingt, de trente sur trente ou même (mais pouvait-on vraiment prendre une telle éventualité en considération ?) de quarante sur quarante, pour ne pas parler des délires à l’onyx-Pakistan chers aux habitants de Conegliano.
29Mais je n’essaie même pas ici de faire allusion à l’univers complet et des plus intriqués de ces matériaux et de ces œuvres qu’on est contraint d’aller chercher et de se coltiner si l’on veut faire une maison, surtout lorsque, pour économiser, on ne confie pas cette construction à une entreprise, mais qu’on se livre, par économie, à des achats directs et qu’on essaie de se procurer différents spécialistes, à commencer par les maçons, en suivant chemin dont je n’allais pas tarder à deviner qu’il était infini, le long de cette « queue », comme on l’appelle techniquement, par laquelle se résout la réalisation d’une maison construite à la main, et que nulle comète n’a jamais eue aussi prolixe. Personnellement je freinais face à chaque nouveau chapitre que quelqu’un m’annonçait avec précaution, je voyais le thermomètre de l’argent à dépenser grimper vers les températures les plus hautes, tout semblait m’échapper, et pas seulement la maison, mais toute ma vie perdait son contour, et s’égarait dans cette Entfremdung, dans cette dépersonnalisation où ma consistance déjà compromise semblait vouloir décliner.
30Un jour, en visitant mon lot de terrain pour contrôler les poteaux qui le délimitaient, je m’aperçus mieux d’une interférence qui était restée jusque là subliminale, comme une forme de malaise liée par nature à l’acte de s’installer justement à cet endroit du village ; quelque chose qui avait été violemment refoulé et qui pourtant pointait vers la conscience. De mon terrain, on voyait l’arrière d’un groupe de gros bâtiments du xviie siècle, leurs dépendances, leurs granges et leurs hangars pour les récoltes. C’était le noyau le plus ancien du village dont faisait aussi partie la maison du curé : cette antiquité trop éloignée du moment où j’avais pris pour destin et circonscrit mon lieu de naissance, ce grumeau d’habitations de personnes qui n’avaient pas manqué de vivre entre les injustices commises à l’égard des autres et les tremblements intimes, pataugeant dans la merde de dieux contre réformistes à la Don Rodrigo, ces baraques dans lesquelles s’étaient consumées des amours qu’on n’avait pas pu ne pas ressentir comme dégueulasses, contaminations de toutes sortes imaginées ou subies (des dames nobles qui se sentaient offensées quand elles s’entendaient dire « bonne nuit » parce qu’elles jugeaient que telle expression était trop allusive, des paysans verdâtres de disette, maîtres ou domestiques avec le bubon de la peste, au moins implicite, saints-hommes avec enfers qui tremblaient avec feux et fumées derrière eux). C’était un ensemble de manzonèmes [16] privés cependant de tout contrepoint ironique (qu’on aille voir à ce propos la querelle entre Paul V et Venise, causée par deux prêtres délinquants, un desquels, d’ailleurs, le plus Caligula, était justement originaire de cette région [17]), et tout cet ensemble me projetait les résidus de son lémurisme à l’horizon ouest, vers les fenêtres de la future salle de séjour – salle à manger de la maison, ou face à la future logette de repos ou de contemplation.
31Et puis, comme la morsure « d’un éclair qui tombe sur le pied » (pede propemodum fracto, au point de ne plus pouvoir bouger, jamais plus), comme la punaise trouvée dans la soupe de l’hôpital militaire de Chieti, le 10 août 1944 déflagrait [18]. Sur quelques champs de maïs cinquantain, trop bas et trop petit à cette période de l’année pour protéger de la vue des Allemands, sur quelques champs de cinquantain marqués au noir, Gino était tombé. La veille au soir, nous avions parlé. Il était sur le point de rejoindre les formations de la « Tolot » au-dessus de Vittorio, moi, en revanche, je devais aller à Salvedella, sur le Cesén au-dessus de Valdobbiadene, pour mettre au point notre petit journal clandestin. Le 10 août à dix-sept heures trente, la rafle avait commencé et Gino avait choisi la mauvaise route pour se mettre à l’abri, les Allemands l’avaient vu sur ce cinquantain pendant qu’il courait pour rejoindre le vrai maïs bien haut, le bon maïs un peu plus loin et il s’était tout de suite effondré sous les projectiles. Ils ne l’avaient pas fini, ils n’osaient pas s’approcher parce qu’ils le croyaient armé ; sa voix avait vécu, toujours plus faiblement, pendant plus d’une heure. Quelques paysans voulaient le secourir, mais les Allemands tiraient à vue, ils tiraient sur tout le village, sur les maisons aussi et sur les arbres, depuis cet étau où ils avaient tout pris. Gino avait perdu son sang, on ne l’avait plus entendu ; et entre temps les viande-de-première-qualité, les super sélectionnés, pendant une heure trois quarts, à deux ou trois cents contre quelques partisans déplumés et contre les gens désarmés avaient continué avec leur fusillade, les mitrailleuses et les canons mitrailleurs de vingt en continu avec massacre fumée vacarme, jusqu’à ce qu’un grand silence ait apporté la certitude qu’ils étaient partis. Le soir même, Gino avait été recueilli mourant et avait expiré dans le petit hôpital du pays avec d’autres malheureux.
32Moi non, moi j’avais trouvé tout de suite, avec d’autres gamins, la jungle du maïs, au-dessus de la Cal Santa ; et les grosses tiges s’étaient affalées sur nous, pendant une heure et trois quarts, hachées par les projectiles qui nous sifflaient juste au-dessus de la tête, le corps plongé dans les sillons : la Cal Santa nous avait protégés, les grandes feuilles coupantes que j’aime depuis toujours m’avaient soustrait à la mire directe de la mort et offert un giron où la sinistre fortune avait été paralysée.
33J’aurais donc aperçu, entre mon lot de terre et les ombres du dix-septième siècle au fond, la surface immense de ces champs désormais pour toujours sans refuge, j’aurais vu la course folle de Gino par ces sillons aux plantes misérables, aux feuilles incapables et paresseuses devant la mort, ou une herbe tendue en vain pour dissimuler le sang : et non seulement en août, mais tous les jours : je suis lié, le pied cassé. Là, je n’aurais jamais pu construire, je compris que je devais changer, et ce soir là, je rentrai à la maison comme repoussé par une méchante vague jusqu’à mon point de départ ; et voilà que je me retrouvai devoir enquêter interroger faire la manche pour un autre lot.
34Mais à ce moment là, le curé avait aussi mis en vente la portion qui était proche du centre et qui était peut-être la pire de toutes celles qui la jouxtaient, mais toujours, pour moi, dans une zone de ma psyché sûrement immune. On racontait qu’un certain gars de la montagne s’était emparé de toute l’affaire, et que, planificateur grossier mais entraîné par des expériences précédentes, il était sur le point de diviser et de vendre raisonnablement ce terrain, très grand, une fois qu’il aurait résolu certaines difficultés liées aux passages de propriété et qui ôtaient de la valeur au terrain. Bergoni était un homme parfaitement correct, distingué dans la manière de s’habiller et rose de teint, avec une élocution lente et précise ; à cinquante ans, avec des activités variées, qui allaient de la fabrique de meubles à l’élevage des poulets et de porcs, il jouissait financièrement d’une bonne réputation dans toute la vallée ; il se livrait à un peu de courtage sur les terrains comme par hobby, il s’amusait, mais ce n’est pas pour cela qu’il était moins diplomate et tenace dans les tractations. Seul quelqu’un comme lui aurait pu affronter la question des passages du grand morceau de terrain : une question qui aurait fait parler pendant des siècles.
35À une autre époque, avant les petites villas du bien-être, toute cette zone était une large lumière de végétation qui contenait le village, des prés où se reposer et surtout où aller embrasser et toucher les filles alors qu’elles sortaient d’une rue et nous, jeunes gars de dix-sept ans, d’une autre rue, et nous retrouvant là où ces deux rues, après un long détour, finissaient par converger. J’avais encore en moi le goût du dépassement de quelques molles résistances ; une jeune fille inquiète ; des baisers qui hésitaient sur le cou et sur le sein frais, sentant bon l’herbe, le propre, par certains soirs d’été. Et quelques années plus tard, précisément à ce croisement d’où on pouvait surveiller les deux rues, il m’arrivait de rester là plusieurs heures, bicyclette à la main, pour épier à grande distance droit sur la place, et sans me faire remarquer, l’arrivée de l’autobus qui amenait une autre petite jeune fille ; c’était mon amour : elle venait en autobus de Conegliano et puis elle rentrait chez elle en continuant à bicyclette ; moi, de là je pouvais la voir et la suivre sans qu’il y eût trop de conjectures parmi les gens. Il m’arrivait de la rejoindre, et elle était gênée, elle ne m’aimait pas et elle ne savait pas me dire non, pendant des années j’avais souffert de cette incertitude. D’autres soirs, elle n’arrivait pas et je restais là, à m’immerger dans le crépuscule, avec les grillons et les coquelicots toujours plus violets, parfois avec des tempêtes qui grandissaient dans le ciel, menaçaient et disparaissaient sans rien faire, s’égouttant un peu, tonnant sans conviction sur la figure triste du village, sur la place où les lumières s’étaient déjà allumées.
36Et puis une autre nouveauté s’était ajoutée, à savoir que le collège devait être construit là tout près ; un confort remarquable pour moi et pour ma femme. En effet, même ces cinq minutes gagnées dans un trajet plus bref vers le travail devait rendre moins chaotique le petit déjeuner avec lavage, astiquage et transport des enfants à la crèche, moins précipitée et dégoûtante la préparation d’un midi presque tout entier fait de boîtes de conserves. Mais il fallait alors se défaire tout de suite de l’autre petit bout de terre, et je proposai à Bergoni un échange, en me réservant de solder ma dette dans les plus brefs délais. À combien aurait-il estimé mes affaires ? Ses lots étaient tout à fait vastes, sur les mille mètres et plus, et même s’il avait calculé que le mien était équivalent, il eût fallu que j’ajoutasse pas mal d’argent. Bergoni secoua la tête, devant mes propositions, il avait l’intention de vendre et non pas d’échanger, mais, me dit-il, en considérant que ce travail des surfaces il le faisait de manière désintéressée et comme passe-temps, il était disposé à venir dans ma direction. Il était content de vendre à des gens comme moi et le secrétaire communal, qui s’était décidé lui aussi pour un de ces lots de terre. Il savait exactement à quel prix j’avais acheté mon petit carré pour faire l’échange ; il n’aurait certainement pas pu l’évaluer à mille huit, mais en somme, il était prêt à me le prendre à mille six ; pour quelques centaines et des poussières, à payer dans l’immédiat, on pouvait dire que l’affaire avait été conclue. « Tu dors et la terre s’accroît » avait l’habitude de dire Rasel, celui des surfaces défendues à Cal Santa ; alors moi aussi, j’avais fait l’expérience de cette vérité et gagné en peu de temps plus de deux cent mille lires sur le vieux prix d’acquisition ? Je sentis se lever en moi une satisfaction, « délectation d’impureté et de violence », un vin lourd et fortement parfumé qui me donnait la révélation d’un autre moi possible, gonflé d’argent comme d’un sang massif et mazouteux, plutôt que de cette piquette coupée d’eau, de ce liquide délavé qui me courait dans les artères et les veines, de toujours vampirisé. Et tout cela avec la colère, la honte, la défaillance.
37Mais pendant ce temps, il fallait trouver le reste des sous, alors que le gain supposé n’était qu’un jeu de fantasmes ; il s’agissait avant tout d’essorer des caisses impulpeuses de l’État le minimum d’un apport Enpas, de cet institut qui doit fournir de l’assistance aux fonctionnaires et qui les assiste avec une parcimonie ankylosée. Mon insomnie déjà ancienne, travaillée d’autres fois par des mystères et des failles, d’autres fois encore, toute entière tendue vers l’enregistrement des micro bruits (non pas ceux de l’extérieur, dont au fond il est facile de se libérer, mais les autres, ceux qui proviennent du fond du corps, comme les pulsations cardiaques) s’engorgeait désormais à la recherche des possibilités de sources financières ; et j’avais passé en revue et soupesé tous les membres de ma famille et tous ceux de la famille de ma femme toujours dans l’objectif d’éviter les banques. Aucun de nos parents n’était riche, mais peut-être que chacun, plus ou moins, avait mis de côté quelques centaines de billets de mille lires, qui leur rapportaient quelques baies misérables dans un institut bancaire quelconque ; nous aurions pu offrir quelque chose de plus en garantissant le prêt par la consistance physique de la maison.
38Dans les vagabondages de mon esprit nocturne, ce problème irrésolu et peut-être insoluble était parfois recouvert par un autre problème qui avait toujours été présent en moi pour les raisons les plus évidentes, mais qui cette fois, à l’approche du geste de construire, se précisait, si c’est possible, encore davantage. La Vénétie a quelque chose à voir avec les bases de missiles américaines [19]. De temps en temps on voit des symboles qu’il est facile et néanmoins nécessaire d’appeler phalliques (mais il s’agit d’un phallus traité, réinventé avec caprice mécanique et méchanceté) qui circulent à travers les villages, montés sur des cars longs comme des serpents. Pour ma part, je ne pense pas trop de mal des Américains, qui, après tout, nous ont gardé de la faim dans l’après-guerre et qui ne sont pas moins victimes du se sauver-se perdre que leurs adversaires ; mais même s’il ne s’agissait pas de Jupiter (dans la mesure où on avait toujours parlé de bases Jupiter à installer de ci de là à travers la Vénétie) [20], il était certain qu’empoisonner des lieux où les gens sont serrés comme dans un élevage ne pouvait pas passer pour un acte d’amour ou même respectueux de la nature, sinon de la nature humaine. Même si, après tout, on parvenait à percevoir le comique en pensant aux plus grandes impuissances mondiales toujours en érection pour se faire peur. Mais ce mépris de l’homme, en fin de compte, appartient lui aussi à l’homme ; c’est une forme de son entropie, malheureusement irréversible dans la mesure même où Adam se croit incapable de faire quoi que ce soit pour ne pas être soumis aux lois de la physique (de loin inférieure, cette dernière, à la nature), dont on peut cependant espérer qu’elles ne le concernent pas à cent pour cent. Mais si le fait de subsister à côté des bubons et des organes érectiles de la mort peut être en partie un destin, si on peut bien accepter de se retrouver situés dans certains endroits, le fait d’y construire par décision devient une chose tellement insensée qu’elle coupe à la racine tout ce qu’on est : ou mieux, on s’y comprend tout entier, on est entraîné à pic au fond de l’horrible se comprendre.
39J’allai à une manifestation organisée pour la suppression des bases de la Vénétie : comme sur du papier tue-mouches : vue la seule présence de nous quatre, les abonnés des différentes nuances de la gauche, et une fois constatée l’absence de ceux qui sont si mal à peine en vie pour devoir se préoccuper de la disparition de la vie, je sentis se répéter précisément ce qui ne devait plus se répéter parce que cela semblait surgir, entre des odeurs de formol, des atmosphères renfermées des Stockholm staliniennes. Mais finalement je fus attiré seulement par une petite pochette bien rangée qui brillait sur la table de l’organisation du congrès, pochette sur laquelle on pouvait lire, en caractères ronds écrits à la main, d’une écriture de professeur de calligraphie, l’inscription « Manifestation paix 1962 ».
40At tu destinatus obdura. La maison, il faut la faire, radiner sur les sous, ignorer les bases (que les princes supprimeront peut-être, eux qui traitent tout en haut au-dessus de nos têtes, parmi les planètes), compter sur l’institut d’assistance qui donnera un million à quatre et demi pour cent à déduire, remboursable sur dix ans. Perfer, obdura. Le lot de terrain est là, et on fait désormais les travaux d’orientation, on plante les piquets, on dessine avec les ficelles le périmètre de la maison.
41Je sais que cette histoire connaîtra d’autres stations, et pendant ce temps, j’écris : dans un moment d’euphorie rendu possible par le Nardil ou par le Parmodalin, ou s’il le faut vraiment, par le Tofranil : un évanouissement par un matin cruel. Vite, avant que ne passe l’effet, avant que le taux de la sérotonine dans certains secteurs du SNC ne s’altère et que ne reviennent les interdits à la fluidité, au flux de la psyché-vie. Les journées d’intrigues immobiles s’étalent, avec les grands nuages, et de temps en temps, un petit rot de tonnerre ; les scies aiguisent leur talent, elles ouvrent à la vraie musique du temps, oui, c’est vrai, elles droguent d’une manière telle qu’après on ne peut plus s’en passer ; la petite conque aux pastilles-psychotropes est toujours pleine. Et je persiste néanmoins à ne pas oublier que la véritable mission est différente, qu’elle est au-delà de tout cela : essayer les louanges, se laisser écorcher par Apollon, célébrer : jusqu’à cela même qui, pour un esprit et une main inexperts, paraît inutilisable et obscur. Croire à la construction originaire, directe, en sujet prédicat compléments, à celle qui fait des maisons où on peut habiter ; encourager le vert de l’enfance, réhabiliter les verts paradis, avec les enfants, en indiquant, si possible, des voies d’accès : mais après s’être chargé des poids des adultes, plutôt que de les avoir refusés. Une manière, patiente comme une autre, d’être des Italiens qui aspirent à des destins magnifiques et progressifs.
42[1961]
Notes
-
[1]
Le poesie e prose scelte, Meridiani, Mondadori, Milan, 1999, p. 1027-1050.
-
[2]
Cf. Essais critiques, Paris Corti, 2006 (trad. P. Di Meo).
-
[3]
Cf. G. M Vilalta, Meridiani, op. cit., p. 1707-1709 et, plus récemment, Riccardo Stracuzzi « La casa, il paesaggio : in margine a Premesse all’abitazione di Andrea Zanzotto » in Poetiche, rivista di letteratura, numéro Spécial Andrea Zanzotto, 2002, p. 177-192. En français, sur le paysage dans l’œuvre de Zanzotto, cf. le chapitre V du livre de J. Nimis, Un processus de verbalisation du monde, Figures du sujet lyrique dans la poésie d’Andrea Zanzotto, Berlin, Berne, New York, Peter Lang, 2006, p. 221-282.
-
[4]
Sur l’importance de Hölderlin dans l’œuvre de Zanzotto, cf. le texte récent Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, Rome, Nottetempo, Gransasso, 2007, p. 50-53.
-
[5]
Cf. la chronologie proposée par Gian Mario Villalta, in Meridiani, CXVIII-CXXI.
-
[6]
Sur la psychanalyse, cf. Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, p. 21 sq.
-
[7]
Eterna riabilitazione da un trauma di cui s’ignora la natura, op. cit., p. 47-48.
-
[8]
Cf. les remarques de Vilalta sur la dimension délibérément « anti-littéraire » de ce texte, op. cit, p. 1707-1708.
-
[9]
Sur Leiris, cf. A. Zanzotto, Scritti sulla letteratura, Milan, Mondadori, 2001, p. 193-209.
-
[10]
Dante, Paradis, I. 69 : « che’l fé consorto in mar de li altri dèi »/ « qui le fit dans la mer parent des dieux » (trad. J. Risset, Paradis in La divine comédie, Paris, GF-Flammarion, 2004, p. 25).
-
[11]
Plan Ina Casa : il s’agit du premier plan en faveur de la politique du logement lancé en 1949 par le ministre Fanfani. Entre 1949 et 1963, ce plan permit la réalisation de plus de 350 000 logements. La loi Tupini (loi 408 du 02.07.1949 art. 13) concernait la possibilité de construire des habitations non luxueuses qui répondaient au critère suivant : au moins 50 % de la superficie devait être consacrée au logement et moins de 25 % au commerce.
-
[12]
En 1962 éclate en Vénétie un scandale lié à des spéculations financières qui débouchèrent sur des faillites et un suicide. Le curé et le vice-directeur trésorier du diocèse de Vittorio Veneto furent impliqués dans cette affaire. Le pape prit des mesures contre les deux prêtres mais il appela la population au calme et au pardon.
-
[13]
Grégoire Agagianian (1895-1971) patriarche arménien de l’Église catholique romaine. Nommé chef de l’Église catholique arménienne en 1937, il devient le patriarche Grégoire-Pierre XV. Cardinal en 1946, il sera pressenti pour être élu pape en 1958. Le pape Jean XXIIII le nommera président de la Commission préparatoire pour statuer le but des missions étrangères du Vatican lors du concile de Vatican II. Il fut aussi à la tête de la Congrégation sacrée pour la propagation de la Foi.
-
[14]
Le terme « anancastique » apparaît aussi dans l’épilogue de IX Ecloghe qui évoque « l’anancasma che si chiama vita », p. 259. Selon l’étymologie grecque : « qui renvoie à une loi supérieure ». Le terme est repris en psychiatrie et en psychanalyse pour indiquer la force contraignant de l’obsession (cf. les remarques dans Meridiani, p. 1708).
-
[15]
Ces deux représentants de la psychiatrie phénoménologique ont été traduits en Italie bien avant d’être connus en France. Cf. la remarque des Meridiani, p. 1708-1709.
-
[16]
Invention lexicale renvoyant à des traits thématiques et lexicaux propres à Manzoni.
-
[17]
L’effort de Paul V (1550-1621, élu pape en 1605) pour maintenir le régime des exemptions ecclésiastiques lui valut des conflits avec de nombreux États italiens et en particulier la république de Venise. Venise avait approuvé deux lois dont l’une interdisait l’aliénation des propriétés en faveur du clergé et l’autre exigeait l’approbation du pouvoir civil pour construire de nouvelles églises. Deux prêtres furent accusés d’avoir enfreint ces lois et furent condamnés à la prison. Paul V insista pour qu’on les relâche. C’est ici qu’intervint le fameux Paolo Sarpi. En 1606 le Pape prit la décision d’excommunier la ville de Venise et posa son interdit sur la ville. Ce fait est évoqué dans Le Galateo in Bosco, Meridiani, p. 558 et note de l’auteur, p. 645.
-
[18]
Sur ce passage, cf. l’article d’A. Cortellessa cité en introduction.
-
[19]
De Lampedusa à Aviano, l’Italie compte un grand nombre de bases militaires américaines qui servent d’appui logistique depuis la seconde guerre mondiale. On peut citer le Munitions support squadron, à Ghedi, près de Brescia, la SETAF près de Vérone et de Vicence (sa mission est de soutenir les unités de missiles terrestres et c’est là que sont fabriquées les têtes des ogives nucléaires), et Aviano d’où partirent, on s’en souvient, les avions pour la Bosnie. Depuis 1954, Aviano accueille le 31e escadron de l’USAF et, depuis 1960, en violation des accords internationaux, des ogives nucléaires. Les populations locales ne cessent de manifester contre ces bases et leur extension. Cette présence américaine reste d’un grand poids dans la politique extérieure et intérieure de l’Italie. Cf. G. Flamigni, L’amico americano. Presenze e interferenze straniere nel terrorismo in Italia, Editori Riuniti, Roma, 2005.
-
[20]
En avril 1959, l’Armée de l’Air des États-Unis déploya deux batteries de Jupiter IRBM en Italie. Les 30 missiles furent installés dans 10 sites italiens entre 1961 et 1963. Ils étaient actionnés par l’Armée de l’Air italienne, mais les ogives nucléaires étaient armées et commandées par le personnel de l’Armée de l’Air des États-Unis.