Notes
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[1]
Le livre paraît d’abord dans le sixième volume des Wiener Staatswissenschaftliche Studien en 1905 avant d’être publié la même année comme un livre autonome chez F. Deuticke à Vienne.
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[2]
Cf. « De l’un au multiple, du multiple à l’un – une clef d’interprétation pour le De vulgari eloquentia » R. Imbach et I. Rosier-Catach, in « La résistible ascension des langues vulgaires » – Contacts entre latin et langues vulgaires au bas Moyen Âge : problèmes pour l’historien, Mélanges de l’école française de Rome, t. 117, 2005/ 2, p. 509-529.
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[3]
Cf. Théorie générale du droit et de l’État, Paris, LGDJ, 1997.
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[4]
Cf. « La modernité de Dante » par C. Lefort in La Monarchie, traduit par M. Gally, Paris, Belin, 1993.
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[5]
Cf Wegele, Dante Alighieri, Leben und Werk., p. 343, et plus récemment Chamberlain, Fondement du xixe siècle, passim, 614-615-617-619-621-655-686.
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[6]
Cf Hettinger, Die göttliche Komödie des Dante Alighieri, Fribourg, 1880, p. 548.
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[7]
Cf Stedefeld, in Jahrbuch der Deutschen Dante-Gesellschaft.
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[8]
Cf l’excellente bibliographie de Kraus, Dante, sein Leben und sein Werk, sein Verhaltnis zur Kunst und zur Politik, p. 677 seq.
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[9]
Cf Augustinus Triumphus : « et sic solum sua (Papae) potestas est immediate a Deo e nulla alia » (Summa de potestate ecclesiae, I, 1).
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[10]
Nous utilisons la traduction de François Livi : La Monarchie, in Œuvres complètes sous la direction de C. Bec, Paris, La pochotèque, 1996, p. 437-516, ici, p. 489.
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[11]
D’après la Genèse, I, 15-16. Cf E. Friedberg, De finium inter ecclesiam et civitatem… 1861, p. 38 et sq. Des théories médiévales sur le rapport de l’Église et de l’État, I, 1874, p. 6.
-
[12]
Cf Jean de Paris, De pot. reg. et pap., XV, qui rejette de façon similaire la théorie des deux lumières. « Quod vero dicitur quarto : fecit Dominus duo luminaria Principes illuminationem et informationem de fide habet a Papa et Ecclesia tamen potestatem habet sibi propriam et distinctam quam non habet a Papa sed a Deo immediate ».
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[13]
Allusion au Pape et à l’Empereur.
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[14]
Le Purgatoire, traduction J. Risset, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 150-151.
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[15]
Genèse, XXIX, 34-35.
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[16]
Évangile selon Matthieu, II, 11.
-
[17]
Même point de vue chez Gilles de Rome, De ecclesiastica potestate, I, 3 : « Non est potestas nisi a Deo, sed et omnis habet ordinata esse, quoniam, ut tangebamus, quae sunt a Deo oportet ordinata esse. Non essent autem ordinata, nisi unus gladius reduceretur per alterum et nisi unus esset sub altero… Gladius ergo temporalis tamquam inferior reducendus est per spiritualem, tamquam per superiorem et unus ordinandus est sub altero tamquam inferior sub superiori » et Augustinus Triumphus, I, 1 : « Quem gladium [temporalem] tuum (Papae) esse, qui negat, non satis videtur attendere verbum domini dicentis sic : converte gladium tuum in vaginam. Tuus ergo gladius evaginandus est ad tuum imperium ; alioquin si nullo modo at te pertineret dicentibus Apostolis : Ecce duo gladii hic, non respondisset : satis est, sed, unus est ; Potestas ergo jurisdictionis spiritualium et temporalium imediate est in solo papa ».
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[18]
Au sens strictement juridique, « possessor » ne peut signifier possesseur, car le Pape, ou plutôt l’Église, doivent être au moins possesseurs pour pouvoir envisager la répartition des recettes exigée ensuite. Comme le mot allemand « possesseur », possessor est ici manifestement employé comme « propriétaire », dans son acception ordinaire, non juridique. Hubatsch traduit lui aussi par « propriétaire », Kannegießer lui par « possesseur », sans y réfléchir néanmoins.
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[19]
On parle en réalité du Pape, mais ce dernier est traditionnellement mis pour l’« Église », comme le montre la même phrase, dans laquelle les recettes générées par ces domaines sont qualifiées de « fructus pro ecclesia » ; une autre lecture (« Fructuum pro ecclesia proque Christi pauperibus dispensator ») n’est pas valable, le sens du passage en serait foncièrement altété.
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[20]
Cf à ce sujet un extrait de la Quaestio de potestate Papae : « certum est enim, quod praelati non sunt domini rerum ecclesiasticarum, sed dispensatores tantum ».
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[21]
Pour les rapports de Dante à l’ordre des Franciscains, cf Kraus, op. cit, p. 736 sq.
-
[22]
Cf à ce sujet Siragusa, La proprieta ecclesiastica secondo Dante im Giornale Dantesco, VII, p. 289 sq. Pour se faire une idée de la position de Dante sur la question de la propriété de l’Église, il faut considérer un autre extrait de De la Monarchie, II, XII : « Maxime enim fremuerunt et inania mediati sunt in Romanum principatum, qui zelatores fidei Christianae se dicunt ; nec miseret eos pauperum Christi (quibus non solum defraudatio fit in ecclesiarum proventibus, quinimo patrimonia ipsa quotidie rapiuntur et depauperatur Ecclesia) dum simulando Justitiam executorem justitiate non admittunt. ».
Nous suivons Francesco d’Ovidio (La proprieta ecclesiastica secondo Dante, vol. XXIX degli Atti della r. Academia die Scienze morali e politiche di Napoli) dans la ponctuation de cet extrait dont le texte n’est pas sans incertitudes. – S’agissant des similitudes entre la théorie de Dante et le point de vue du roi Robert d’Anjou, cf Siragusa, L’ingegno il sapere eg l’intendimenti di Roberto d’Angio, con nuovi docum, Torino-Palermo, C. Clausen, 1891. -
[23]
Il est parfaitement logique qu’Augustinus Triumphus voit dans l’acte de Constantin non un don, mais une restitution de ce qui revenait de droit à l’Église. I, 1 : « Si inveniatur, quandoque aliquos Imperatores dedisse aliqua temporalia sumis Pontificibus, sicut Constantinus dedit Sylvestro, hoc non est intelligendum quod suum est, sed restitueretur, quod injuste et tyrannice ablatum est ».
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[24]
Cf de même Jean de Paris, De pot. reg. et pap., chap. XI : « Item…. Papa. » Gilles de Rome affirme au contraire (dans De ecclesiastica potestate, I) la plus grande ancienneté de la fonction de prêtre dont il fait remonter la naissance au premier sacrifice d’Adam et d’Abel. Quant à Augustinus Triumphus (Summa de potestate Papae, quaestio XXXVI, art. 1), il reconnaît seulement que l’État païen, représenté par Caïn, est plus ancien que la dignité de prêtre ; l’État juste, pour lui, n’existe qu’à partir de son institution par les prêtres.
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[25]
Cipolla, Il trattato De Monarchia de Dante Alighieri e l’opuscolo De potestate regia et papalis di Giovanni di Parigi (Mémoires de l’académie de Turin », Deuxième série, II, 42, chap. 12, p. 408 : « Il me semble que Dante ici parle non pas de la donation de l’empire, mais des donations spéciaux, c’est-à-dire des concessions mineures, que Dante n’accusait pas, même s’il se montrait aussi assez défavorable à la propriété des ces dernières ».
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[26]
Cf de même la Disputatio inter militem et clericum : « Ipse enim Christus dixit Pilato : Regnum meum est de hoc mundo. Et quod non venit ministrari sed ministrare, Luc. 12. Hoc testimonium a Deo manifestum est ut hominem resistentem possit confudere, et cervicem duram obterere ». Ainsi que Jean de Paris, De reg. pot. et pap., chapitre 8. – Il n’est pas inintéressant d’y opposer les théories d’Augustinus Triumphus, Summa de potestate Papae, I, 7 : « Christus non dixit : regnum meum non est in hoc mundo, quia in hoc mundo et in futuro regnat super fideles suos ; sed dixit non est de hoc mundo, quidquid de hoc mundo est, quidquid homini est a Deo creatum, et a vitrata stirpe Adae generatum… Vel potest dici, quod regnum Christi non fuit de hoc mundo, quia non fuit modo mundano, quomodo sunt alii reges, qui ex fortitudine ministrorum accipiunt postestatem regnandi ; ipse autem regnandi super suos, sibi sufficiens, multo alio admniculo indigens ».
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[27]
Cf Épître aux Princes et Seigneurs d’Italie.
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[28]
Cf à ce sujet Wegele, op. cit. p. 43, Scartazzini, Dante Alighieri, la sua vita, la sua epoca, op. cit. p. 310, Hettinger, op. cit., p. 551, Stahl, Geschichte der Rechtsphilosophie, 1856, p. 61 et p. 65, Eicken, Geschichte und System der mittelalterlischen Weltanschauung, p. 402.
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[29]
S’agissant du rapport de Dante au dogme catholique, nous irons à l’encontre d’une tendance protestante qui voit en lui un hétérodoxe ainsi qu’un précurseur de Luther et de la Réforme. En effet, nous constatons que Dante prend certainement pied dans l’Église catholique, l’Église de son temps, bien évidemment, non l’Église d’aujourd’hui dont le dogme de l’infaillibilité entrerait violemment en conflit avec la critique acerbe que Dante adresse aux Papes, Papes qu’il envoie en expiation aux Enfers, ni plus ni moins ! – Nous ne nous attacherons pas, dans le cadre de ce travail, à étudier cette question qui ne touche que de très loin à la théorie de l’État. Cf à ce sujet Kraus (op. cit, p. 721 sq. Richter remarque aussi très justement (op. cit, p. 12) : « Dante est un fils pieux de son Église, mais il n’identifie pas l’Église et la papauté ».
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[30]
Cipolla (op. cit., p. 326) affirme que les thèses exposées dans La Monarchie ne sont pas en parfaite adéquation avec celles de la Divine Comédie, car ces dernières furent le fruit d’une réflexion et d’une imprégnation plus profondes.
1Hans Kelsen, « the leading jurist of our time », selon l’expression de Rosco Pound, est né à Prague le 11 octobre 1881 dans une famille juive de langue allemande. Mais c’est à Vienne que Hans Kelsen se forme et qu’il fondera plus tard un des courants les plus importants de la philosophie du droit contemporain : la Théorie pure du droit, parfois appelée « normativisme » ou « école de Vienne ».
2En 1905 Kelsen soutient une thèse sur la théorie de l’État de Dante : Die Staatslehre des Dante Alighieri [1]. Kelsen est un sujet de l’empire austro-hongrois, qui pouvait se présenter comme la réalisation terrestre du règne divin. Il va trouver chez Dante l’exaltation d’un État monarchique fondé sur le désir de l’unité – on sait combien la quête de l’unité est fondamentale dans La Divine Comédie et Irène Rosier a su montrer son importance dans la réflexion linguistique du De vulgari eloquentia [2].
3Le spécialiste de Kelsen voudra y trouver les prodromes de la science du droit et, surtout, la première expression de l’apport le plus original de Kelsen à la théorie de l’État, à savoir la thèse de l’identité de l’État et du droit. Traditionnellement, l’État est d’abord une réalité sociale dont on se demande si elle peut être soumise au droit et limitée par lui, ou si elle est, au contraire, créatrice de droit. Kelsen refuse ce dualisme : l’État, en tant que communauté, n’est pas une réalité naturelle ou sociale, mais l’ordre normatif qui règle les conduites des individus qui le composent. Il ne faut pas penser que l’ordre sociologique précède l’ordre juridique mais l’inverse. L’État ne se distingue donc pas de cet ordre juridique. Le supposer c’est en faire une entité métaphysique, une hypostase, une personne [3].
4On oublie que la théorie politique de Dante a fait beaucoup pour sa fortune. La première traduction allemande du De Monarchia remonte à 1559 (deux siècles avant la traduction de la Divine Comédie). Quel était l’objectif de Dante ? Entendait-il établir la primauté absolue de l’empereur sur ses vassaux, laïcs et ecclésiastiques compris ? Appelait-il de ses vœux une ère nouvelle où l’Église retournerait à son état de pauvreté évangélique ? Faut-il voir chez Dante le théoricien d’un État laïc, doté d’une éthique propre ou l’annonciateur d’une fédération européenne inspirée par la doctrine chrétienne ? Face à ces difficultés, dont l’interprétation compte pour notre propre modernité [4], Kelsen déclare dans sa préface avoir « comblé une lacune » : « on ne disposait pas d’une exposition systématique menée d’un point de vue juridique et d’une manière suffisamment critique de la doctrine générale de l’État qui se trouve à la base de la compréhension de la position politique de Dante ». Kelsen expose alors les deux objectifs de son traité : éclairer cette doctrine de l’État à partir de l’ensemble de sa vision du monde ; établir sa position dans l’histoire de la doctrine de l’État au Moyen-Âge. Tout en reconnaissant que le philosophe politique est inférieur au poète, Kelsen souligne que « la doctrine dantesque de l’État est à la fois la plus haute expression de la doctrine médiévale et son dépassement » : un Dante homme de la Renaissance combat ici un Dante médiéval. Alors que Kelsen trouve chez Dante la définition de l’Empire comme Staatsform où l’empereur n’est qu’un serviteur de l’État, il s’étonne que l’auteur de De la monarchie maintienne la solution illogique d’une théorie où l’État et l’Église doivent subsister côte à côte.
5Après avoir établi les conditions politiques du xiiie siècle (1), Kelsen examine les traités politiques de l’époque (2) pour pouvoir établir les fondements de la doctrine de Dante (3) puis il étudie la doctrine de l’État : l’origine de l’État (4), sa finalité (5), sa forme (6), le rapport du prince au peuple (7), le rapport de l’État à l’Église (8), et enfin la notion d’un « empire mondial » avant de proposer une archéologie de sa doctrine et une réflexion sur sa postérité (9). C’est le chapitre (8) que nous publions ici.
De l’Église et de l’État
6Livre Troisième de La Monarchie – Théorie des deux lumières – Théorie des deux glaives – Le don de Constantin – La propriété de l’Église – Dénouement du problème : l’Église et l’État dans le chapitre final de La Monarchie – Le rapport Pape / Empereur dans la Divine Comédie.
7La position de Dante sur la question du rapport entre l’Église et l’État a donné lieu dans la critique actuelle à de nombreuses interprétations dont les résultats sont bien loin de s’accorder. D’aucuns prétendent que Dante aurait vu le dénouement du problème dans une séparation totale de l’Église et de l’État [5] – d’autres en revanche sont plutôt d’avis que le poète pensait à tout sauf à cela [6]. On a même fait de la sujétion de l’Église à l’État la doctrine prêchée par Dante [7]. Il va sans dire que toutes les variantes situées entre ces deux extrêmes ont à leur tour trouvé leurs défenseurs [8]. La source de cette disparité si extraordinaire parmi des points de vue qui souvent se contredisent directement réside dans une contradiction qui se trouve au sein même du système de Dante. Seule l’inconséquence du poète ni plus ni moins, sur la question précise du rapport de l’Église et de l’État, a permis aux défenseurs de tous les partis, même des plus antagonistes, de rallier l’auteur à leur propre camp, par une interprétation plus ou moins habile.
8Le livre qui s’attache au rapport entre pouvoir étatique et ecclésiastique est le livre troisième de La Monarchie. On y retrouve toute la panoplie d’arguments déployés au Moyen-Âge pour disputer tant et plus de cette importante question. Toutes les fameuses démonstrations notamment, qu’on brandissait pour défendre l’idée d’une sujétion de l’État à l’Église, passent au crible de la critique : la théorie des deux glaives, par exemple, mais aussi l’image de la grande et de la petite lumière, le don de Constantin… etc. La logique du livre troisième est plus précisément la suivante : Dante utilise le premier chapitre pour délimiter plus nettement la mission qu’il s’assigne dans la troisième partie de son ouvrage.
Donc la question présente sur laquelle portera notre enquête, concerne les deux grands luminaires, à savoir le Pontife romain et le Prince romain ; la question est de savoir si l’autorité du Monarque romain, qui est de droit le Monarque du monde, comme cela a été démontré dans le deuxième livre, dépend immédiatement de Dieu ou bien d’un vicaire ou d’un ministre de Dieu [9], j’entends le successeur de Pierre, celui qui détient véritablement les clefs du royaumes des cieux.
10Ce qui frappe dans ce passage, c’est que Dante parle du Pape et de l’Empereur comme des deux grandes lumières – à rebours de la théorie traditionnelle des deux lumières selon laquelle seul le Pape est qualifié de grande lumière (c’est-à-dire le Soleil), tandis que l’Empereur est la petite lumière (c’est-à-dire la Lune). Dante commence alors par s’attaquer à tous ceux qui combattent la vérité de ce que lui affirme, en l’occurrence l’indépendance de l’Empereur par rapport au Pape. Sont visés, nous dit-il, le Pape et d’autres pasteurs de la chrétienté, non pour leur orgueil, mais pour le zèle qu’ils consacrent à leur ministère. Puis viennent tous ceux qui se proclament fils de l’Église, mais qui, animés d’une haine foncière à l’encontre de la dignité impériale, sont en vérité fils du diable, – allusion probable à la faction des guelfes. La troisième catégorie, elle, est constituée par les décrétalistes, ainsi qu’il les nomme. Lesquels seraient hors de la querelle, du simple fait de leurs convictions : pour eux, les traditions de l’Église sont le fondement de la foi. Affirmation fausse, réfutée par un fait établi : les traditions de l’Église sont apparues plus tard que l’Église elle-même. Et Dante de poursuivre : le seul fondement de la foi, ce sont l’Ancien et le Nouveau Testament – les Écritures fondamentales qui seules ont préexisté à l’Église. Et les seuls ennemis auxquels il s’attaque, ce sont ceux qui, par pur et simple zèle au service de l’Église, méconnaissent la vérité dont il est ici question. Quant aux arguments que ces gens-là opposent pour défendre l’idée d’une sujétion de l’Empereur à la papauté, ils sont empruntés en partie aux Écritures, en partie à quelques actions particulières du Pape et de l’Empereur, et s’appuient en partie sur des témoignages conformes à la raison. Au terme d’un exposé relativement long sur la méthode d’interprétation de la Bible, le poète passe à la réfutation de l’éternel argument du Moyen-âge : les deux lumières de la Lune et du Soleil figurent métaphoriquement les deux pouvoirs, le Soleil représentant le pouvoir ecclésiastique, et la Lune (qui n’émet pas de lumière propre car elle se contente de luire grâce à la lumière du Soleil [11], et qui, de façon plus générale, vient après le Soleil s’agissant de sa taille, de sa situation et de sa constitution) symbolisant le pouvoir étatique. – L’argumentation type dont usaient les écrivains curialistes apparaît dans un passage de Augustinus Triumphus, De pot. Eccles, XXXVI, 1 :
Il est clair que la lune dépend du soleil pour ce qui est de sa formation, puisque c’est de la même lumière que fut créé le premier jour selon la Genèse, que fut créé trois jours plus tard le soleil et donc, successivement la lune et les autres étoiles. Et c’est aussi le cas pour ce qui est de la réception de la lumière, puisque la lune reçoit sa lumière du soleil. C’est ainsi que le pouvoir impérial ou royal dépend du pouvoir papal ou sacerdotal, pour ce qui est de sa dignité comme pour ce qui est de sa formation et de la dérivation de son pouvoir.
12Dante tente d’exposer l’irrecevabilité de ce genre de métaphore de deux façons. Les deux pouvoirs en question, nous explique-t-il d’abord, ne sont que des accidents du genre humain (hujus modi regimina sunt accidentia quaedam ipsius hominis), destinés à diriger ce dernier, du fait de sa propre insuffisance, vers des objectifs particuliers ; une direction dont l’être humain, fût-il resté dans l’état d’innocence, n’aurait pas besoin. Or, selon Dante, Dieu a créé les deux lumières, prétendus symboles des deux pouvoirs, le quatrième jour, tandis que l’Homme, lui, n’est apparu que le sixième jour. La comparaison eût été juste si seulement Dieu avait créé l’essence avant l’objet (« accidentia. Prius producendo »), ce qui est absurde. Imaginez que Dieu a créé nos deux pouvoirs en question, censés servir de remèdes contre le mal du péché (« sunt ergo huiusmodi regimina remedia contra infirmitatem peccati »), alors même que l’Homme n’a pas été créé et a fortiori n’a encore jamais péché ! Eh bien Dieu aurait alors agi en médecin fou qui prépare avant même la naissance de l’être humain un emplâtre en prévision d’un futur abcès. – Cette argumentation, dans sa balourdise scolastique, nous est aujourd’hui à peine compréhensible, tout incapables que nous sommes de saisir l’erreur commise, cette confusion ou plutôt cette identification entre le symbole et l’objet symbolisé (car seul le symbole, en l’occurrence le Soleil et la Lune, et non l’objet symbolisé, constitue ce que Dante appelle les « accidents » : les « regimina », eux, ont été créés par Dieu le premier jour, antérieurement donc à l’être humain). – Dans sa seconde argumentation contre la théorie des deux lumières, Dante nous explique que la Lune, dans son essence, dans sa force et dans son action, ne dépend aucunement du Soleil, quand bien même elle ne possèderait suffisamment de lumière (mis à part lorsqu’elle en reçoit du Soleil). (« Quantum est ad esse, nullo modo dependat Luna a Sole nec etiam quantum ad virtutem ne quantum ad operationem simpliciter »). Son propre mouvement émanant d’un propre élément moteur, elle aurait même dans une certaine mesure sa propre lumière, manifeste lors des éclipses de lune. Si elle reçoit d’ailleurs abondamment la lumière du Soleil, c’est uniquement dans le but d’améliorer et d’intensifier sa propre action. « Ainsi », poursuit-il, « j’affirme que le règne temporel ne reçoit pas son existence son existence du pouvoir spirituel, pas plus que sa vertu, à savoir son autorité, non son agir considéré dans l’absolu ; mais il reçoit bien de lui la possibilité d’agir avec une plus grande efficacité, moyennant la lumière de la grâce que lui répand, au ciel et sur la terre, la bénédiction du souverain Pontife ». (« Sicut ergo dico quod regnum temporale non recipit esse a spirituali, nec virtutem, quae est eius auctoritas, nec etiam operationem simpliciter ; sed bene ab eo recipit, ut virtuosius operetur per lucem gratiae, quam in coelo et in terra benedictio summi pontificis infundit illi »). [12]
13C’est ainsi que Dante se confronte à la théorie des deux lumières. Il l’aborde également en un autre endroit, dans l’Épître aux Princes et Seigneurs d’Italie où il parle de Henri VII en ces termes : « Il est celui que Pierre, vicaire de Dieu, nous exhorte à honorer, celui que Clément, présent successeur de Pierre, illumine du halo de la bénédiction apostolique, afin que brille là où le rayon spirituel ne parvient pas l’éclat de la plus faible lumière » (« ubi radius spiritualis non sufficiat ibi splendor minoris luminaris illustret »). Même dans l’Épître aux Florentins, il recourt à l’image du Soleil et de la Lune, dans la version traditionnelle de la métaphore. L’image, cette fois-ci considérablement transformée, apparaît aussi dans la Divine Comédie, dans un passage qui, plus que les autres, révèle la façon tout à fait typique dont le poète pensait le rapport entre le Pape et l’Empereur. On lit dans Le Purgatoire, XVI, les vers suivants :
15L’Empereur est donc bien lui aussi un Soleil, et non une Lune attachée à l’astre du jour. Là même où le poète s’émancipe de la théorie des deux lumières dans sa conception la plus commune, il parvient à donner à sa vision des deux pouvoirs et de leur rapport une expression plus claire et plus nette que lorsqu’il s’attarde sur cette image apportée un jour par ses adversaires, en s’évertuant de la rectifier de manière plus ou moins compassée.
16Les chapitres suivants du livre troisième de La Monarchie (chap. 5 à 8) se retournent contre toute une série d’arguments eux aussi empruntés à la Bible, et dont se revendiquent les partis adverses pour défendre leur vision du rapport en question. Logiquement, les conclusions qui ressortent de la comparaison entre les deux pouvoirs et deux des fils de Jacob, Lévi et Juda [15], sont déclarées fausses et rejetées. Car même si Lévi, figurant, dit-on, le pouvoir ecclésiastique, précède dans la naissance Juda, symbole de l’empire temporel, on ne saurait en déduire, s’agissant de l’autorité, un primat de l’Église sur l’État. Le fait est que l’autorité et la naissance sont deux concepts distincts qui ne s’inscrivent même pas dans un rapport de cause à effet, la vieille génération le cédant souvent en autorité aux plus jeunes. – Le chapitre 6 s’attache quant à lui à un épisode biblique, souvent tenu au Moyen Âge pour une analogie fondamentale du rapport Pape-Empereur : la destitution du roi Saül par le prophète Samuel, prétendu représentant de Dieu. Conclure de cet épisode à la suprématie universelle du vicaire de Dieu sur le souverain temporel est un échec, nous explique Dante, car Samuel a agi non comme vicaire représentant de Dieu (vicarius), mais uniquement comme émissaire spécialement dépêché à ce dessein (« legatus specialis ad hoc ») et messager du Seigneur (« sive nuncius domini »). Vient alors se greffer une distinction d’ordre juridique entre « vicaire » et « émissaire » : « Est en effet vicaire (“vicarius”) celui auquel a été confiée une juridiction soumise à la loi ou à son libre arbitre ; par conséquent, dans les limites de la juridiction qui lui a été confiée, le vicaire peut, en vertu de la loi ou de son libre arbitre, se prononcer sur des faits que son seigneur ignore totalement. Le messager (“nuntius”), en revanche ne peut agir en tant que tel ; et de même que le marteau n’agit que par la seule vertu du forgeron, de même le messager n’agit que par le seul arbitre de celui qui l’envoie ». Ce que l’émissaire du Seigneur a fait, le vicaire de Dieu ne doit en général pas l’accomplir.
17Au chapitre 7, le fait que le Christ ait été maître à la fois de choses temporelles et spirituelles – le don des Mages [16] nous montre Jésus recevant non seulement de l’encens, mais aussi de l’or – n’autorise en rien le parti adverse à déduire que le vicaire de Dieu – le Pape donc – soit au même titre seigneur et maître de choses temporelles et spirituelles. Car nul représentant ne peut avoir la pleine autorité du Seigneur représenté et Dieu lui-même ne peut créer son égal. – Quant aux paroles que Jésus adressa à Pierre (chap. 8) : « Tout ce que tu lieras sur la terre, tu devras aussi le lier dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre, tu devras aussi le délier dans les cieux », et qu’il aurait d’ailleurs également adressé aux autres apôtres, elles ne sauraient laisser penser que le Pape, successeur de Pierre, puisse prendre la place de l’autorité divine, pour à son tour – compte tenu du mot « tout » – lier et délier lois et ordonnances de l’Empire (« leges et decreta imperii »). Car, comme l’explique Dante, la désignation « tout » n’est pas à prendre dans une acception absolue. Au contraire, elle est seulement relative et ne renvoie qu’à l’office spirituel du Pape qui, en accord avec la nature, restreint l’extension du concept compris dans le terme « tout ». – Au chapitre suivant, Dante s’attaque minutieusement à la fameuse théorie des deux glaives, dont le camp impérial et le camp papal n’ont cessé de se servir dans leur querelle d’opinions, une théorie qui, peu avant la rédaction de La Monarchie, trouva une sorte d’interprétation authentique dans la célèbre bulle « unam sanctam », publiée par un être exécré que Dante exécrait, le Pape Boniface VIII (1302). Le passage biblique à l’origine de toute cette théorie est bien connu : « Seigneur, dirent-ils [les apôtres], voici justement deux glaives. Il leur répondit alors : C’est bien assez ! » (Luc, 22, 38) L’interprétation de ce passage du point de vue curialiste trouve sa formulation la plus lapidaire dans la bulle que nous venons de citer. Elle repose sur la symbolique des deux glaives, l’un pour l’autorité spirituelle, l’autre pour l’autorité temporelle, et des apôtres, symboles de l’Église :
« L’épée spirituelle et l’épée temporelle se trouvent toutes deux au pouvoir de l’Église. L’une doit être utilisée pour l’Église, l’autre par l’Église. La première dans la main du prêtre, la deuxième dans la main du roi et des soldats, mais selon le signal (ad nutum) et au désir (patientiam) du prêtre. Il est en effet nécessaire que l’épée soit sous l’épée et le pouvoir temporel sous le pouvoir spirituel » [17].
19Ce qui frappe d’abord dans la polémique que suscite Dante à l’encontre d’une pareille interprétation, c’est sa façon de citer le passage biblique en question : il met en effet les paroles suivantes « Seigneur, voici justement deux glaives » non dans la bouche des apôtres, mais uniquement dans celle de Pierre. Il bâtit même une grande part de son argumentation précisément sur cette conception erronée qui veut que Pierre ait prononcé ces mots et s’efforce de montrer qu’on ne saurait attribuer un sens plus profond à ces propos, du fait même de la personnalité de leur auteur dont la pure candeur et l’irréflexion impulsive excluent toute analyse symbolique de ces mots prononcés en toute simplicité, sans intention secrète. Dante se lance alors dans sa contre argumentation : si la réponse surtout, « Seigneur, voici justement deux glaives », renvoyait aux deux pouvoirs, elle entrerait en contradiction avec l’intention du Christ (« illa responsio non fuisset ad intentionem Christi »). Comme le prouvent les paroles précédant notre passage, le Christ ne voulait pas en tout et pour tout deux glaives, mais un glaive pour chaque apôtre, c’est-à-dire douze glaives, et sa réponse « C’est bien assez ! » a plutôt le sens de : « Je dis au cas où elle seraient nécessaires, mais si quelqu’un ne peut pas s’en procurer, deux peuvent suffire ». Il faut donc, autant que faire se peut, éviter toute exégèse allégorique de ce passage ; si l’on entend pourtant ces paroles du Christ et de Pierre au figuré (quod si verba illa Christi et Petri typice sunt accipienda), il n’y aurait alors qu’une signification possible pour ces deux glaives, en l’occurrence la même signification que ce glaive dont parle l’Évangile selon Matthieu (X, 34, 35) : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu dresser l’homme contre son père… », ce qui advient autant par le verbe que par l’acte (« quod quidem fit tam verbo quam opere »). Telle serait la seule signification possible du glaive que le Christ ordonna d’acheter et pour lequel Pierre répondit qu’il était double ; ainsi les apôtres auraient accompli par le verbe et l’acte ce que le Christ, de ses propres mots, était venu faire par le glaive. – On trouve une argumentation fort semblable chez Jean de Paris, De pot. reg. et pap., chap. XIX :
« En ce qui concerne les deux épées je réponds : il ne s’agit de rien d’autre que d’une allégorie dont on ne peut tirer aucune argumentation… Avec les deux épées, il faut entendre l’épée de la parole et l’épée de la persécution immédiate ».
21Et dans la Quaestio in utramque partem, l’art. II. précise :
« Pour ce qui est de l’épée spirituelle, l’apôtre lui-même dit (Ephes. 5) : prendre le casque et l’épée de l’esprit, qui est la parole de Dieu ».
23Dante se sert donc de la théorie des deux glaives pour réfuter tous les arguments adverses empruntés aux Écritures. Il s’attaque ensuite aux arguments qui fonderaient leurs conclusions sur les faits et gestes des différents Papes et Empereurs. Il commence par le don de Constantin, que les curialistes considéraient comme une transmission au Pape de l’Empire, voire de tout le pouvoir temporel. Ainsi, Thomas d’Aquin, ou plus précisément son disciple, Tolomée de Lucques, écrit par exemple dans le livre troisième De regimine Principum, chap. XVI :
« il fut cédé au pape Sylvestre, à qui il était dû de jure pour les causes et les raisons avancées ci-dessus. Par cette cession le règne temporel du Christ fut ajouté à son règne spirituel, le règne spirituel restant en son pouvoir ».
25Dante démontre ainsi l’irrecevabilité de ce don : d’une part, il prouve de la façon déjà évoquée que l’Empereur n’est pas autorisé à faire un don de ce genre, d’autre part il affirme l’incapacité de l’Église à recevoir pareil don, ce qu’il justifie à l’aide de passages des Écritures qui contiennent la défense explicite pour les apôtres d’accepter quelconque bien temporel (Matt., X, 9). L’Empereur, certes, a la possibilité de transmettre à l’Église « un patrimoine » et autre (patrimonium et alia depotare), mais sans pour autant toucher au « domaine éminent » (« immoto semper superiori dominio ») ; le vicaire de Dieu peut lui aussi accepter ce genre de don, non en tant que « possessor » (propriétaire) [18], mais en tant que répartiteur chargé de redistribuer les recettes de l’Église aux miséreux du Christ, comme l’auraient fait les apôtres, on le sait. (« À son tour le vicaire du Christ pouvait recevoir ces biens non pas pour les posséder, mais pour en dispenser les fruits, au nom de l’Église, en faveur des pauvres du Christ : les apôtres, nous le savons, n’avaient pas agi autrement »). Le message que Dante cherche à véhiculer dans ce passage extrêmement vague d’un point de vue juridique est controversé. Pour ma part, je pense que l’Empereur n’a le droit de transmettre à l’Église terrains et terres que du point de vue du droit privé. La souveraineté territoriale que détient l’État sur ces domaines – le dominium superius – doit rester inaltérée. Conformément au système médiéval du domaine divisé, le dominium superius échoit au suzerain. Dans la façon tout à fait caractéristique du système féodal dont le droit privé envisageait l’État, le domaine éminent de l’Empereur se substituait justement au concept moderne d’une souveraineté territoriale de l’État. D’après Dante, le rapport que l’Église pouvait avoir aux biens temporels, en particulier aux terrains, ne pouvait être que de l’ordre du droit privé, dans notre acception moderne. C’est également l’opinion de Jean de Paris, pour prendre cet exemple, lorsqu’il affirme qu’aucun dominium in temporalibus n’échoit à l’Église en tant que telle ; elle ne peut y prétendre que sur la base de titres d’acquisition particuliers (et dans le cadre d’un don de droit privé, par un prince, si l’on veut). Ainsi on lit dans De potestate reg. et pap. prooemium :
« Il ne leur est pas dû (aux prélats) en raison de leur statut et par le fait qu’ils sont les vicaires du Christ et les successeurs des apôtres (propriété temporelle). Ils ne peuvent jouir d’une telle propriété que sur la base d’une concession et d’une permission que leur accordent les princes qu’ils aient reçu quelque chose de ces derniers par dévotion ou qu’ils l’aient obtenu d’une autre façon ».
27Dante n’exprime pas clairement sa façon d’envisager précisément le rapport de droit privé qu’entretient l’Église aux biens qui lui ont été transmis par l’Empereur. Il faut dire d’abord que l’Église ne peut rester propriétaire de ces latifundia [19]. Son rôle est plutôt de les administrer et de partager ses recettes entre les miséreux [20]. Quant à savoir quel propriétaire a prévu Dante à la tête de ces biens (les miséreux du Christ, peut-être), ce passage, dont le texte n’est d’ailleurs pas totalement fiable, ne permet pas de trancher. Du moins il en ressort, me semble-t-il, que Dante, de manière générale, dénie à l’Église la possibilité de possession temporelle au titre de propriété – idée du reste en accord avec sa vision de la pauvreté du Christ et sa sympathie pour les idéaux des Franciscains [21].
28Sur cette question de la propriété de l’Église, particulièrement brûlante aux xiiie et xive siècles, le poète a rejoint, semble-t-il, tous ces auteurs qui adoptent une position d’équilibre, un juste milieu entre les deux points de vue extrêmes avancés sur cette problématique. Tandis que les uns, s’appuyant sur l’autorité de la Bible, partaient de la pauvreté des apôtres pour revendiquer l’absolue pauvreté de l’Église, sans reculer devant la suite logique des choses, en l’occurrence déclarer hérétiques tous les papes qui contreviendraient à ce commandement, les autres, forts de l’autorité biblique, eux aussi, affirmaient la capacité de l’Église à accéder à n’importe quelle propriété temporelle et taxaient la thèse adverse d’hérétique. La transition entre les deux était assurée par ceux qui, sans pour autant accorder à l’Église un droit de possession individuelle, lui reconnaissaient le droit de possession sous un nom d’emprunt, celui des miséreux en l’occurrence. Il n’en demeure pas moins que ce point de vue, partagé par de nombreux ecclésiastiques, tendait plus à se rapprocher d’un extrême favorable à l’absolue pauvreté de l’Église [22]. Le ralliement de Dante à cette position médiane est d’autant plus vraisemblable qu’il ne cautionnait pas les conséquences sur le droit public que pouvait rapidement avoir la position adverse, dans un système qui, en ce temps-là, ne distinguait pas clairement le droit privé du droit public ; dès lors que le camp adverse posait le droit de l’Église à détenir une propriété, il faisait du même coup le premier pas vers la revendication d’une souveraineté d’État pour l’Église. Cette logique ressort clairement chez Gilles de Rome, publiciste curialiste. Pour la confronter comparativement à la position de Dante, nous proposons deux passages extraits du traité De ecclesiastica potestate, III, 4 :
Il est clair que toutes les choses temporelles (omnia temporalia) sont sous la domination de l’Église ; et si elles ne le sont pas de fait – puisque ceux qui se rebellent contre ce droit sont peut-être nombreux – néanmoins de jure et par devoir les choses temporelles sont soumises au souverain pontife et nul ne peut se soustraire au droit et à l’obligation de ce dernier.
30Et II, 6 :
Après cette déclaration, nous entendons affirmer et démontrer qu’il n’existe aucun domaine ni des choses temporelles, ni pour des laïcs, ni pour qui que ce soit d’autre, qui ne soit, avec justice, sous l’Église et pour l’Église, de telle sorte que personne ne peut posséder avec justice un champ ou une vigne qu’il ne la tienne de l’Église ou de l’initiative de l’Église.
32Il suffit de comparer ces deux extraits aux explications de Dante pour voir nettement, en dépit du caractère flou et confus de son exposé, à quel point Dante, sur la question de la propriété de l’Église, était loin de partager une vision débouchant sur les conclusions de Gilles de Rome [23].
33Le second argument historique en faveur d’une sujétion de l’Empereur au Pape – le fait que Charlemagne ait reçu la dignité impériale du Pape Adrien et qu’après lui, tous les Empereurs aient été nécessairement nommés par l’Église – est caduque pour la simple et bonne raison que l’Histoire propose également un épisode tout à fait contraire : la destitution de Benoît et la nomination de Léon par l’Empereur Othon. Deux précédents qui procèdent non du droit, mais plutôt d’une usurpation du droit. – Dante poursuit : le syllogisme de ses adversaires est le suivant : tous les êtres humains, en tant qu’éléments d’une classe, ne peuvent qu’être réduits à un seul élément, lequel figure la perfection, l’idée et l’aune de cette classe ; le Pape et l’Empereur sont des êtres humains, or étant impossible de ramener le Pape à un être humain au-dessus de lui, l’Empereur et tous les autres ne peuvent qu’être ramenés au Pape qui est leur aune et leur règle. Syllogisme réfuté de la façon suivante : les concepts de Pape et Empereur ne ressortissent pas au concept d’être humain, ils ne sont que des marques contingentes et inessentielles de ce dernier. Pape et Empereur, lorsqu’ils sont des humains, doivent donc être rapportés à une autre aune que celle utilisée lorsqu’ils sont Pape et Empereur. « Être Pape » et « être Empereur » procèdent d’une autre catégorie du pouvoir régnant, dont l’unité suprême se réalise en « Dieu ». Ainsi donc, Pape et Empereur ne dépendent pas l’un de l’autre : tous deux occupent le même rang au-dessous de Dieu.
34Après avoir réfuté les arguments adverses, Dante passe à la démonstration positive de sa thèse : l’indépendance de la dignité impériale vis-à-vis de la papauté (De la Monarchie, III, 12). Il débute ainsi : l’autorité de l’Église ne peut être au principe de l’autorité impériale, puisque chronologiquement, la dignité impériale précède l’Église et existait déjà au temps où n’œuvrait pas encore l’Église [24].
Que l’autorité de l’Église n’est pas la cause de l’autorité de l’Empire : si une chose possède entièrement sa puissance, tandis qu’une autre n’existe pas ou n’exerce pas sa puissance, celle-ci ne peut être la cause de la puissance de la première.
36Preuve en est apportée par le Seigneur lui-même, qui a reconnu expressément et tacitement la légitimité de la souveraineté romaine. – Le deuxième argument que fait valoir Dante pour défendre la véracité de sa thèse se réfère là encore au don de Constantin. Le voici mot pour mot :
Si, en outre, Constantin n’avait pas eu l’autorité, il n’aurait pu confier selon le droit à l’Église les biens de l’Empire qu’il lui a confiés, en vue de la protéger ; aussi l’Église jouirait-elle injustement de cette donation, car Dieu veut que les offrandes soient sans tache, comme le dit le passage du Lévitique : « Aucune des oblations que vous offrirez au Seigneur ne sera préparée avec un ferment ».
38On constate immédiatement que ce passage est en contradiction directe avec ce que Dante nous a dit du don de Constantin au chapitre 10, où il en arrive à la conclusion que l’Empereur n’a pas reçu l’autorisation de donner une parcelle de son empire (« nihil poterat de imperio conferre »). Ici pourtant, le poète semble fonder la véracité de sa thèse sur… l’exact contraire ! Pour lever cette contradiction, seules deux possibilités s’offrent à nous. La première consiste à prendre l’expression « de imperio » dans la phrase « illa quae de imperio deputavit ei » au sens de « en vertu de l’empire, conformément à l’empire », et non au sens d’un génitif partitif – on pourrait alors restreindre l’extension de « illa quae de imperio deputavit ei » à la portée des explications du dixième chapitre, en d’autres termes, on pourrait voir dans cette expression non une partie du pouvoir d’État, mais un domaine privé conféré en vertu du pouvoir d’État. Hypothèse qui irait à l’encontre de la langue de Dante, qui, bien souvent, substitue « de » + ablatif au génitif partitif, comme le prouve clairement cette tournure justement déjà employée au dixième chapitre : « nihil de imperio conferre ». Il y a plus : la signification littérale du « deputare » (départir), immédiatement rattaché à « de imperio », s’accorde étonnamment bien à une interprétation de « de imperio » comme partitif. – L’autre possibilité d’aplanir la contradiction consiste à supposer que Dante a – en apparence seulement – abandonné son propre point de vue et adopté celui des adversaires pour, si je puis dire, les combattre sur leur propre terrain et leur démontrer à quel point leurs thèses entrent en contradiction avec les fondements qu’ils ont eux-mêmes posés. Toujours est-il que cette hypothèse, quand bien même elle me paraîtrait plus plausible que la première, ne conduit à aucun résultat probant, et nous n’avons d’autre planche de salut que de supposer une altération initiale du texte [25].
39Dante poursuit sa démonstration (chap. 14) : si l’Église a le pouvoir de légitimer l’Empereur romain, c’est qu’elle le tient soit de Dieu, soit d’elle-même, soit d’un empereur, soit d’un vote universel des humains (« ab universo mortalium adsensu »), ou bien tout du moins des plus éminents d’entre eux. Or ce pouvoir, elle ne le détient de personne ; ni de Dieu, c’est-à-dire ni d’une loi divine (« lex divina ») puisque les deux livres qui renferment toutes les lois de Dieu, l’Ancien et le Nouveau Testament, ne contiennent rien de la sorte ; ni d’elle-même, c’est logiquement impossible ; les explications précédentes prouvent qu’elle ne le détient pas plus d’un empereur. Ni du vote universel de tous les humains ou des plus éminents d’entre eux puisque la majeure partie des habitants d’Europe n’entend rien à la question. – Le plus intéressant dans cette argumentation passablement futile, c’est la possibilité reconnue d’une transmission du pouvoir par « vote universel des humains » – une idée qui fait partie des composantes essentielles du système de souveraineté populaire et qui vient réaffirmer les explications apportées à ce sujet au septième chapitre du présent travail.
40Dans le chapitre suivant (chap. 15), Dante recourt à un appareil scolastique relativement pesant pour opposer la sentence du Christ « Mon royaume n’est pas de ce monde » à une éventuelle autorité temporelle de l’Église [26], en supposant dès le départ que la vie de Jésus doit être l’idée et l’idéal du combat de l’Église (« vita enim ipsius [Christi] idea fuit et exemplar militantis ecclesiae »).
41Le dernier chapitre – le plus important dans toute la démonstration –, apporte le dénouement final et définitif du problème. En posant comme principe la théorie déjà mentionnée ailleurs des deux béatitudes – béatitude terrestre qui consiste dans la mise en action des forces physiques et spirituelles de chacun (« quae in operatione propriae virtutis consistit ») et béatitude céleste qui repose dans le plaisir de la contemplation divine (« quae consistit in fruitione divini aspectus ») –, le poète tente d’opérer une distinction entre l’Église et l’État : l’État se voit assigner comme champ d’action exclusif la béatitude terrestre de l’humanité, l’Église sa béatitude céleste. En accord avec l’autonomie des deux différentes finalités, Dante postule une certaine indépendance des deux pouvoirs vis-à-vis l’un de l’autre et révèle ce faisant que l’Empereur, guide de l’humanité sur le chemin de la béatitude terrestre, et le Pape, guide vers la béatitude céleste, sont déclarés indépendants autant par l’un et l’autre que par un tierce pouvoir, extérieur à Dieu « qui représente le point où se séparent le pouvoir de César et le pouvoir de Pierre ». [27] Et le livre troisième, ainsi que l’ouvrage entier de La Monarchie, se clôt sur les paroles suivantes :
« d’ailleurs la solution de la dernière question ne doit pas être comprise de façon trop stricte, au point que le Prince romain ne serait soumis en rien au romain Pontife, car notre bonheur terrestre est en quelque sorte ordonné au bonheur immortel. Que César s’adresse donc à Pierre avec le respect qui est de mise lorsqu’un fils aîné s’adresse à son père, afin que, éclairé par la lumière de la grâce paternelle, il puisse la faire rayonner avec une plus grande vertu dans le monde entier, auquel il a été préposé par Celui-là seul qui gouverne toutes choses spirituelles et temporelles ».
43Il n’échappera à personne combien la conclusion du livre troisième entre en contradiction [28] avec l’ouvrage entier. Il semble presque que Dante replie désormais le fier étendard sur lequel il avait inscrit ses deux mots d’ordre, « indépendance de l’Empereur face au Pape » et « liberté de l’État face à l’Église ». Lui qui a mis en œuvre tout ce que lui offraient sa dialectique affûtée et sa fervente conviction, lui qui s’est efforcé de réunir les conditions préalables à une autonomie du pouvoir d’État – voilà que maintenant, s’agissant de tirer les conséquences, il nous parle, en des termes vagues et approximatifs, d’une soi-disant « révérence de César pour Pierre », en ajoutant « que malgré tout, le bonheur terrestre dépend d’une certaine façon des cieux ». Des paroles qui rendent même foncièrement inoffensive une démonstration pourtant si audacieuse !
44Ce serait toutefois une grossière erreur de vouloir imputer ce revirement à quelque pusillanimité du poète, à la crainte par exemple de rompre avec les autorités religieuses au pouvoir. La liberté de ton tellement audacieuse, voire certainement inouïe pour l’époque, avec laquelle Dante fustige dans la Divine Comédie les ravages de la papauté, en allant jusqu’à prédire l’Enfer à un Pape encore vivant (Clément V, pour ne pas le nommer), prouve le contraire ! Si Dante n’est donc pas resté parfaitement logique en cet endroit de son système, s’il a hésité, fort des préalables qu’il avait posés, à tirer les conclusions qui nous semblent aujourd’hui aller de soi, c’est que lui, véritable fils de son temps et chrétien intimement croyant [29], n’en avait pas le choix. La valorisation surdimensionnée du fait religieux au Moyen-âge donnait alors lieu à une plus haute appréciation du « céleste » face au « terrestre », avec une nécessité si pressante qu’un homme du xiiie siècle était tout simplement dans l’incapacité de placer sur le même plan le spirituel et le temporel, l’Église et l’État. L’esprit, fût-il génial, ne peut s’émanciper complètement des vérités qui ont façonné une évolution plus que millénaire.
45Un autre élément entre cependant en ligne de compte : l’hypothèse d’une organisation duelle de l’humanité, pensée d’ordinaire sur le mode de l’unité, – dualité entre le gouvernement du Pape d’une part, et celui de l’Empereur d’autre part – entre à dire vrai en contradiction avec le « principuum unitatis ». Qui cherchait à rester logique et fidèle à l’égard de ce principe suprême devait par la force des choses assujettir l’une des organisations à l’autre, en l’occurrence incorporer l’Église au sein de l’État ou bien l’État au sein de l’Église. La seconde solution fut d’ailleurs celle mise en œuvre par les curialistes extrêmes, ainsi que le prouve clairement la bulle « unam sanctam ». Le système religieux – ainsi fondé sur la domination du spirituel sur le temporel – en paraissait bien plus logique, bien plus en adéquation avec le courant de pensée de l’époque que le système adverse ; en effet, dès lors que ce dernier ne s’aventurait pas à postuler la sujétion de l’Église à l’État, il n’avait d’autre choix, dans une logique qui plus est imparfaite de « séparation de l’Église et de l’État », que de laisser l’humanité divisée en deux organisations indépendantes l’une de l’autre. Idée qui entrait en conflit avec la notion d’unité. La grande pyramide de l’humanité n’avait par conséquent plus un seul et unique sommet, mais deux : le Pape et l’Empereur, deux entités ô combien difficiles à concilier pour qui tenait absolument à rester fidèle au principe d’unité. Nous avons vu de quelle façon Dante a tenté de lever cette contradiction de son système, en assujettissant Pape et Empereur à l’unité commune du gouvernement divin, sans pourtant prononcer explicitement leur indépendance complète et logique l’un vis-à-vis de l’autre. Ainsi donc, l’impétueux intellect de Dante a fait pressentir au Dante poète l’aube d’idées nouvelles, sans toutefois lui donner l’énergie de rompre une bonne fois pour toutes avec les vieux systèmes. Les fondements posés par Dante renferment très certainement l’idée moderne d’une séparation absolue de l’Église et de l’État, encore au stade d’ébauche ; qui sait, on pourrait même en déduire une sujétion de l’Église à l’État ; – mais affirmer que Dante, de son côté, avait abouti à l’une de ces conclusions est une erreur, aussi grossière que de voir dans les dernières phrases de La Monarchie une proclamation de la suprématie du Pape sur l’État. La position de Dante sur le problème en question manque de clarté et de logique. Oui, mais ce défaut ne porte en rien préjudice à l’intellect du poète ; ce défaut est l’empreinte inéluctable de l’époque qui l’a engendré, d’une curieuse époque qui voit le nivellement des deux grands antagonismes du Moyen-âge et des Temps modernes.-
46Dans la Divine Comédie, Dante a également pris position à de nombreuses reprises sur la question du rapport entre l’Église et l’État. Son point de vue y est foncièrement le même que dans son ouvrage De la Monarchie, à ceci près qu’il n’apparaît, sous le voile poétique, plus aussi manifestement. Comme dans son texte de prose en latin, on retrouve dans son épopée la polémique engagée contre un gouvernement temporel de l’Église, le postulat de la plus grande indépendance imaginable des deux pouvoirs entre eux… etc. Or, sachant que tous ces passages, d’un contenu politique évident, occupent une place moindre dans sa théorie politique de l’État et que ces mêmes passages sont étudiés en profondeur dans de nombreux commentaires sur la Divine Comédie, je me bornerai aux extraits majeurs de l’œuvre – dans la mesure où certains n’ont pas été déjà cités dans notre travail. Dans L’Enfer, XIX, 90 sq., Dante dit au Pape Nicolas III qui, suite aux crimes simonistes, croupit dans le huitième cercle :
48Les vers suivants du même chant sont eux aussi une attaque contre la richesse et le pouvoir temporel des papes :
49L’Enfer, XIX, 115 sq. :
51Dante s’enflamme en faveur d’une séparation des deux pouvoirs et condamne vivement leur réunion dans les mains du Pape (Purg., XVI, 94 sq.) ; ainsi peut-on lire, à la suite de ce passage déjà mentionné où l’Empereur et le Pape sont désignés comme deux Soleils :
53Il est également possible d’éclairer sous un certain angle le problème en question grâce à une interprétation symbolique de personnages et d’épisodes précis de la Divine Comédie. C’est en particulier le cas si, à l’instar de Scartazzini et d’autres auteurs, on voit en Virgile, guide de Dante dans sa sainte odyssée, le symbole de la dignité impériale, et en Béatrice, son amante céleste, la figure de la papauté. Même la fameuse « vision du char », tant de fois interprétée et de façon si diverse, offre pour notre question un certain nombre de points d’accroches à une analyse symbolique. Là encore, pourtant, nous pouvons nous dispenser d’une étude plus poussée de ce genre d’interprétations ; car leurs résultats sont très vagues et peuvent être constamment discutés ; il ne semble donc pas recommandé d’y avoir recours dans le cas d’un exposé scientifique de la doctrine de l’État chez Dante. J’ajouterai que sous l’enveloppe symbolique reparaissent toujours les mêmes idées directrices qui, dans le traité de prose en latin De la Monarchie, avaient déjà trouvé leur énonciation abstraite la plus lapidaire. [30]
Notes
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[1]
Le livre paraît d’abord dans le sixième volume des Wiener Staatswissenschaftliche Studien en 1905 avant d’être publié la même année comme un livre autonome chez F. Deuticke à Vienne.
-
[2]
Cf. « De l’un au multiple, du multiple à l’un – une clef d’interprétation pour le De vulgari eloquentia » R. Imbach et I. Rosier-Catach, in « La résistible ascension des langues vulgaires » – Contacts entre latin et langues vulgaires au bas Moyen Âge : problèmes pour l’historien, Mélanges de l’école française de Rome, t. 117, 2005/ 2, p. 509-529.
-
[3]
Cf. Théorie générale du droit et de l’État, Paris, LGDJ, 1997.
-
[4]
Cf. « La modernité de Dante » par C. Lefort in La Monarchie, traduit par M. Gally, Paris, Belin, 1993.
-
[5]
Cf Wegele, Dante Alighieri, Leben und Werk., p. 343, et plus récemment Chamberlain, Fondement du xixe siècle, passim, 614-615-617-619-621-655-686.
-
[6]
Cf Hettinger, Die göttliche Komödie des Dante Alighieri, Fribourg, 1880, p. 548.
-
[7]
Cf Stedefeld, in Jahrbuch der Deutschen Dante-Gesellschaft.
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[8]
Cf l’excellente bibliographie de Kraus, Dante, sein Leben und sein Werk, sein Verhaltnis zur Kunst und zur Politik, p. 677 seq.
-
[9]
Cf Augustinus Triumphus : « et sic solum sua (Papae) potestas est immediate a Deo e nulla alia » (Summa de potestate ecclesiae, I, 1).
-
[10]
Nous utilisons la traduction de François Livi : La Monarchie, in Œuvres complètes sous la direction de C. Bec, Paris, La pochotèque, 1996, p. 437-516, ici, p. 489.
-
[11]
D’après la Genèse, I, 15-16. Cf E. Friedberg, De finium inter ecclesiam et civitatem… 1861, p. 38 et sq. Des théories médiévales sur le rapport de l’Église et de l’État, I, 1874, p. 6.
-
[12]
Cf Jean de Paris, De pot. reg. et pap., XV, qui rejette de façon similaire la théorie des deux lumières. « Quod vero dicitur quarto : fecit Dominus duo luminaria Principes illuminationem et informationem de fide habet a Papa et Ecclesia tamen potestatem habet sibi propriam et distinctam quam non habet a Papa sed a Deo immediate ».
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[13]
Allusion au Pape et à l’Empereur.
-
[14]
Le Purgatoire, traduction J. Risset, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 150-151.
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[15]
Genèse, XXIX, 34-35.
-
[16]
Évangile selon Matthieu, II, 11.
-
[17]
Même point de vue chez Gilles de Rome, De ecclesiastica potestate, I, 3 : « Non est potestas nisi a Deo, sed et omnis habet ordinata esse, quoniam, ut tangebamus, quae sunt a Deo oportet ordinata esse. Non essent autem ordinata, nisi unus gladius reduceretur per alterum et nisi unus esset sub altero… Gladius ergo temporalis tamquam inferior reducendus est per spiritualem, tamquam per superiorem et unus ordinandus est sub altero tamquam inferior sub superiori » et Augustinus Triumphus, I, 1 : « Quem gladium [temporalem] tuum (Papae) esse, qui negat, non satis videtur attendere verbum domini dicentis sic : converte gladium tuum in vaginam. Tuus ergo gladius evaginandus est ad tuum imperium ; alioquin si nullo modo at te pertineret dicentibus Apostolis : Ecce duo gladii hic, non respondisset : satis est, sed, unus est ; Potestas ergo jurisdictionis spiritualium et temporalium imediate est in solo papa ».
-
[18]
Au sens strictement juridique, « possessor » ne peut signifier possesseur, car le Pape, ou plutôt l’Église, doivent être au moins possesseurs pour pouvoir envisager la répartition des recettes exigée ensuite. Comme le mot allemand « possesseur », possessor est ici manifestement employé comme « propriétaire », dans son acception ordinaire, non juridique. Hubatsch traduit lui aussi par « propriétaire », Kannegießer lui par « possesseur », sans y réfléchir néanmoins.
-
[19]
On parle en réalité du Pape, mais ce dernier est traditionnellement mis pour l’« Église », comme le montre la même phrase, dans laquelle les recettes générées par ces domaines sont qualifiées de « fructus pro ecclesia » ; une autre lecture (« Fructuum pro ecclesia proque Christi pauperibus dispensator ») n’est pas valable, le sens du passage en serait foncièrement altété.
-
[20]
Cf à ce sujet un extrait de la Quaestio de potestate Papae : « certum est enim, quod praelati non sunt domini rerum ecclesiasticarum, sed dispensatores tantum ».
-
[21]
Pour les rapports de Dante à l’ordre des Franciscains, cf Kraus, op. cit, p. 736 sq.
-
[22]
Cf à ce sujet Siragusa, La proprieta ecclesiastica secondo Dante im Giornale Dantesco, VII, p. 289 sq. Pour se faire une idée de la position de Dante sur la question de la propriété de l’Église, il faut considérer un autre extrait de De la Monarchie, II, XII : « Maxime enim fremuerunt et inania mediati sunt in Romanum principatum, qui zelatores fidei Christianae se dicunt ; nec miseret eos pauperum Christi (quibus non solum defraudatio fit in ecclesiarum proventibus, quinimo patrimonia ipsa quotidie rapiuntur et depauperatur Ecclesia) dum simulando Justitiam executorem justitiate non admittunt. ».
Nous suivons Francesco d’Ovidio (La proprieta ecclesiastica secondo Dante, vol. XXIX degli Atti della r. Academia die Scienze morali e politiche di Napoli) dans la ponctuation de cet extrait dont le texte n’est pas sans incertitudes. – S’agissant des similitudes entre la théorie de Dante et le point de vue du roi Robert d’Anjou, cf Siragusa, L’ingegno il sapere eg l’intendimenti di Roberto d’Angio, con nuovi docum, Torino-Palermo, C. Clausen, 1891. -
[23]
Il est parfaitement logique qu’Augustinus Triumphus voit dans l’acte de Constantin non un don, mais une restitution de ce qui revenait de droit à l’Église. I, 1 : « Si inveniatur, quandoque aliquos Imperatores dedisse aliqua temporalia sumis Pontificibus, sicut Constantinus dedit Sylvestro, hoc non est intelligendum quod suum est, sed restitueretur, quod injuste et tyrannice ablatum est ».
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[24]
Cf de même Jean de Paris, De pot. reg. et pap., chap. XI : « Item…. Papa. » Gilles de Rome affirme au contraire (dans De ecclesiastica potestate, I) la plus grande ancienneté de la fonction de prêtre dont il fait remonter la naissance au premier sacrifice d’Adam et d’Abel. Quant à Augustinus Triumphus (Summa de potestate Papae, quaestio XXXVI, art. 1), il reconnaît seulement que l’État païen, représenté par Caïn, est plus ancien que la dignité de prêtre ; l’État juste, pour lui, n’existe qu’à partir de son institution par les prêtres.
-
[25]
Cipolla, Il trattato De Monarchia de Dante Alighieri e l’opuscolo De potestate regia et papalis di Giovanni di Parigi (Mémoires de l’académie de Turin », Deuxième série, II, 42, chap. 12, p. 408 : « Il me semble que Dante ici parle non pas de la donation de l’empire, mais des donations spéciaux, c’est-à-dire des concessions mineures, que Dante n’accusait pas, même s’il se montrait aussi assez défavorable à la propriété des ces dernières ».
-
[26]
Cf de même la Disputatio inter militem et clericum : « Ipse enim Christus dixit Pilato : Regnum meum est de hoc mundo. Et quod non venit ministrari sed ministrare, Luc. 12. Hoc testimonium a Deo manifestum est ut hominem resistentem possit confudere, et cervicem duram obterere ». Ainsi que Jean de Paris, De reg. pot. et pap., chapitre 8. – Il n’est pas inintéressant d’y opposer les théories d’Augustinus Triumphus, Summa de potestate Papae, I, 7 : « Christus non dixit : regnum meum non est in hoc mundo, quia in hoc mundo et in futuro regnat super fideles suos ; sed dixit non est de hoc mundo, quidquid de hoc mundo est, quidquid homini est a Deo creatum, et a vitrata stirpe Adae generatum… Vel potest dici, quod regnum Christi non fuit de hoc mundo, quia non fuit modo mundano, quomodo sunt alii reges, qui ex fortitudine ministrorum accipiunt postestatem regnandi ; ipse autem regnandi super suos, sibi sufficiens, multo alio admniculo indigens ».
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[27]
Cf Épître aux Princes et Seigneurs d’Italie.
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[28]
Cf à ce sujet Wegele, op. cit. p. 43, Scartazzini, Dante Alighieri, la sua vita, la sua epoca, op. cit. p. 310, Hettinger, op. cit., p. 551, Stahl, Geschichte der Rechtsphilosophie, 1856, p. 61 et p. 65, Eicken, Geschichte und System der mittelalterlischen Weltanschauung, p. 402.
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[29]
S’agissant du rapport de Dante au dogme catholique, nous irons à l’encontre d’une tendance protestante qui voit en lui un hétérodoxe ainsi qu’un précurseur de Luther et de la Réforme. En effet, nous constatons que Dante prend certainement pied dans l’Église catholique, l’Église de son temps, bien évidemment, non l’Église d’aujourd’hui dont le dogme de l’infaillibilité entrerait violemment en conflit avec la critique acerbe que Dante adresse aux Papes, Papes qu’il envoie en expiation aux Enfers, ni plus ni moins ! – Nous ne nous attacherons pas, dans le cadre de ce travail, à étudier cette question qui ne touche que de très loin à la théorie de l’État. Cf à ce sujet Kraus (op. cit, p. 721 sq. Richter remarque aussi très justement (op. cit, p. 12) : « Dante est un fils pieux de son Église, mais il n’identifie pas l’Église et la papauté ».
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[30]
Cipolla (op. cit., p. 326) affirme que les thèses exposées dans La Monarchie ne sont pas en parfaite adéquation avec celles de la Divine Comédie, car ces dernières furent le fruit d’une réflexion et d’une imprégnation plus profondes.