Notes
-
[1]
La revue Istmi dont s’occupe Eugenio De Signoribus vient de consacrer un très beau numéro à cette question : Insorgenze, la poesia dei narratori. On y trouve des textes sur Sciascia, Fenoglio, Morante ou Pavese. La revue de l’université de Paris III, Chroniques Italiennes a aussi consacré un numéro à cette question en 2005.
-
[2]
Le Séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 48.
-
[3]
Martin Heidegger, Être et temps, trad. Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 260.
-
[4]
« Une date serait comme le gnomon de ces méridiens », Jacques Derrida, Schibboleth. Pour Paul Celan, Galilée, 1986, p. 29.
1Po&sie : Pourquoi pas le roman ? (T’es-tu déjà posé la question du choix de la poésie ?)
2Martin Rueff : Je me suis souvent posé la question du choix du roman, de la possibilité du choix du roman et j’y ai toujours répondu par la négative. La forme roman ne me vient pas. Je suis assailli par les poèmes, par les idées de poèmes, par les recueils et les idées de recueils. Mais face à l’idée d’un roman je me sens dépourvu. Je me dis parfois, et on m’a fait remarquer, que certains de mes poèmes, certains cycles, ont quelque chose à voir avec le roman, avec sa construction, sa durée, sa narrativité, mais ils ne me viennent pas comme des romans, et je n’aurais jamais l’idée de les appeler ainsi. Et pourtant, je me suis formé à l’écriture aussi bien par les romanciers que par les poètes et, surtout, ce point est décisif, aux côtés, d’apprentis romanciers qui étaient mes amis. Or, j’ai toujours senti entre eux et moi une vraie différence que je ne sais pas encore expliquer, mais qui avait quelque chose à voir avec la parole mystérieuse « écrivain » ; je percevais mes amis romanciers comme des écrivains et je me disais qu’entre s’obséder au poème et écrire des romans, il y avait une vraie différence. Je dois dire aussi (est-ce un fait de génération ?) que, pendant mes années de « formation », je ne connaissais personne qui disait se destiner à la poésie. Ce fait me frappe aujourd’hui.
3Il se trouve que plus récemment, j’ai fait une double expérience théorique. D’une part, j’ai été conduit à travailler sur des romanciers poètes (Pasolini, Bassani, Kaddour) qui m’ont forcé à me demander comment on peut passer d’un genre à l’autre. Et d’autre part, au même moment, j’étais amené à m’interroger sur le motif romantique dont Hegel fait le programme même de l’Esthétique : le dépassement du poème dans sa réflexion en prose : « l’idée de la poésie, c’est la prose ». Benjamin a consacré des pages décisives à cette question. Or cette option est vive chez Agamben ou chez Lacoue-Labarthe, si attaché à la probité prosaïque de Hölderlin. J’aurais pour ma part envie d’inverser la formule jusqu’à la boutade : le courage de la poésie, c’est la poésie. C’est ce qui fait que certains poètes contemporains comptent beaucoup pour moi, dans leur exigence du maintien du Dichtermut (je pense à Philippe Beck).
4Nous avions parlé tous les deux de cette question à Rome en 2001, quand tu formais toi-même l’idée d’un recueil de poèmes. Je continue à vivre l’impossibilité du roman comme une incapacité qui ne me traumatise pas et qui a sans doute à avoir avec ce qu’on appelle l’inspiration, celle qu’on a représentée longtemps par l’image de la muse. Disons donc que la muse romane(sque) ne me visite pas.
5J’ajoute cependant que j’ai toujours pensé que ma biographie, mon histoire, l’histoire de mes parents, auraient dû (ou pu) faire de moi un romancier : une partie de ma famille, juive, a été assassinée dans les camps, et l’autre partie a été exilée par la guerre d’Algérie : abandons successifs, exils, transplantations, pas de lieu « propre » - « senza casa » dit le poète De Signoribus en mémoire peut-être de Lévitique 25, 23 : « vous n’êtes chez moi que des émigrés et des hôtes ». Un tel « roman familial » est très répandu dans la France contemporaine, mais je crois qu’il y aurait là matière à écrire des romans. Or non seulement, cette identité n’a pas fait de moi un romancier, mais je n’arrive pas à faire de poèmes sur cette histoire. Être poète, d’une certaine manière, c’est ne pas écrire là-dessus, ou pas directement, en tout cas pas encore. La fidélité à mon histoire passe peut-être par sa négation dans le poème.
6Po&sie : Tu choisis de maintenir la frontière qui sépare le roman du poème…
7Martin Rueff : Oui, mais je refuse qu’elle se pose simplement. Il ne faudrait pas confondre la question prose/poésie et la question roman/poésie. Il y a aujourd’hui de la poésie chez des grands prosateurs et il y a beaucoup de narrativité chez certains poètes. La première question est liée à la musicalité au rythme (à la saisie de l’expérience en langue/ dans/ par la langue) et l’autre question est liée au récit. Si je pense à mon travail d’aujourd’hui, je ne refuserais pas de dire que certains de mes poèmes sont « narratifs ». Ils le sont même de plus en plus. Le cycle d’Icare est un récit qui contient, sans que j’y dise mon histoire à proprement parler, une part d’autobiographie, fût-elle allégorisée (pour être exact, je dois dire que le symbole est venu d’abord et que, plus tard, en me demandant quel était le « thème » du poème, j’ai été obligé de reconnaître qu’il touche à la filiation). Ainsi, s’il y a eu choix du poème, ou bien détermination vers le poème, cela ne provient pas seulement d’une volonté, ou d’une impossibilité de projeter ma pensée et ma langue dans une forme autre, mais d’une sorte de nouage nécessaire, dans cette forme-là, dans cette langue-là, d’une parole, d’une pensée et pourquoi pas d’une histoire.
8Le choix du poème a été aussi déterminé (d’une manière que je ne saurais m’expliquer) par le fait que nous avons été des jeunes écrivains très solitaires. À l’exception de ce moment ensemble, exceptionnel autant qu’inaugural, que nous avons connu tous les deux à Bologne en 1999, où nous nous sommes lus et où nous nous sommes lu la même chose, nous nous sentions très, terriblement seuls. C’est même sans doute la raison pour laquelle ce moment-là a une telle densité dans notre mémoire. On a donc rêvé à ce qu’étaient les communautés littéraires sans en avoir jamais eue. J’ai trouvé ma communauté, ma famille, beaucoup plus tard avec Michel Deguy et la revue. Et aussi, avec les poètes italiens chez qui le rapport à la prose est très différent : on pourrait citer Campana au moins, mais on pourrait dire de manière générale que le polémos prose/ poésie a une toute autre configuration en Italie [1]. Socialement, la question m’apparaît très délicate. La signification sociale et politique du poète en France ? Elle a vraiment quelque chose de ce que dit Benjamin à propos de Baudelaire : être dans la conjuration permanente. Je me sens poète sur le mode des conjurés, avec ce que cela a de paranoïaque, aussi – mais la paranoïa n’est pas toujours triste ni même dramatique, spectaculaire ou intéressante.
9Po&sie : et comment envisages-tu cette frontière d’un point de vue plus théorique ?
10Martin Rueff : Les questions qui se posent aujourd’hui sur ce bord à bord roman-poème sont de plusieurs types : il y a d’abord un nœud autour de la biographie, du récit, du poème. Avec les questions suivantes : comment passe la matière de la vie dans les livres ? Qu’est-ce que cette opération d’écrire ? Sur le fond, elles se ramènent toutes à la question de ce qu’on reconfigure en langue. Qu’est-ce qu’on reconfigure en langue ? J’ai toujours pensé qu’il fallait faire un livre qui s’appellerait Temps et poème (non pas Temps et récit, comme chez Ricœur, mais Temps et poème) pour montrer ce que le poème reconfigure du temps par rapport au récit. Je suis persuadé à cet égard que le poème est très en avance sur certaines phénoménologies du temps ; malheureusement les grandes thèses disponibles sur la temporalité du poème relèvent de phénoménologie temporelle dépassées, incapables, à mon avis, d’en donner raison- Poulet, ou même Staiger). Aujourd’hui, il me semble que le poète a beaucoup à apprendre du romancier parce que le roman contemporain est post-kantien : il faut écrire le roman après le je ; et il faut écrire le poème après le je. On pourrait citer Lacan ici : « aucune donnée de l’expérience ne permet de soutenir l’identification du moi avec un pouvoir de synthèse » [2]. C’est cela que le poème doit se donner comme finalité : refuser les kits identitaires, le trafic des identifications, le prêt-à-porter de l’expérience. Il y a dans la poésie une exigence de pudeur scandaleuse, ou d’impudeur discrète.
11Toi aussi, comme romancière, tu te heurtes à cela. Parce qu’on va te dire : mais de quelle expérience, de quel trauma t’autorises-tu pour revendiquer l’identité de la narratrice qui soutient ton roman ? Or si tu dis que précisément l’enjeu de ton écriture est de refuser ce soutien (je pense à Météorologie du rêve), tu t’exposes à de sévères critiques (intellectualisme, etc…). Je n’hésiterais pas à dire pour ma part que si l’on considère le succès public de certains romans et la reprise du genre par la société de la communication, (la société du spectacle et du culturel – Deguy) l’enjeu pour le romancier est très exactement politique, au sens des conditions du partage du sensible (Rancière). Comment dire que l’expérience n’est pas une valeur en soi et qu’elle n’est pas la valeur des valeurs, pas plus que le témoignage n’est le dernier mot de la forme récit.
12J’en viens à la deuxième question, qui est celle du « je » : qu’est-ce que le je lyrique ? Ici encore, les instruments théoriques laissent à désirer – comment penser le je lyrique ? Ce que j’essaie de faire dans le poème, c’est (comme tout le monde) de reconfigurer des expériences en langue de manière à ce que le je sois aussi habitable que possible – le je lyrique est celui qui fait corps avec ces arrachements. Quand je pense au programme de Hölderlin relu par Heidegger, je me dis qu’il serait déjà enviable d’habiter la poésie en poète et de faire en sorte que le lecteur puisse habiter le poème en poète : penser cette opération en douceur comme une machine qui court-circuite le trafic des identifications est urgent. Et c’est politique aussi. Les poètes et les romanciers ont une longueur d’avance sur ce qu’essaient de construire aujourd’hui les philosophies post-subjectivistes. La thèse selon laquelle nulle subjectivité ne précède pas l’événement qui le constitue (comme le dit notamment Claude Romano) est à l’œuvre dans les textes littéraires. Et je note que, malgré qu’il en ait c’est chez les poètes qu’Alain Badiou trouve la thèse de la fidélité de son ontologie soustractive (Dante, Mallarmé, Pessoa).
13Pourtant, étrangement, l’image sociale, culturelle, idéologique du poète aujourd’hui, c’est celle du chanteur plein de sa subjectivité, de préférence assez rebelle pour être désiré par la société et assez amoureux pour séduire. Or y a là un malentendu total. Entre cette image idéologique et l’opération réelle des poètes, ce qu’ils font, le contresens est énorme. Et il est porté par des critiques littéraires qui, comme William Marx, transforment aussitôt ce que représente la langue du poète en image du poète, en propos subjectif en « position de repli ». Ils veulent traquer la « position » du poète au mépris de sa « situation ». Or le rôle des critiques de poésie serait de montrer le contraire. Mais on ne s’intéresse plus guère aujourd’hui à ce que « font les poètes ». Mais que font les poètes ? Voici une question sérieuse. Si on avait aussi pour la poésie des critiques aussi attentifs, je ne sais, que le furent Arthur Danto pour la peinture ou Serge Daney pour le cinéma, on pourrait mieux y répondre – il serait difficile de citer un journal, par exemple, qui donne sa place à ce que fait la poésie d’aujourd’hui. On accuse les poètes de repli, de difficulté, d’étrangeté. Mais on aime le repli de Rothko, la difficulté de Lynch ou l’étrangeté de Kurtág. Il y a donc quelque chose de l’opération poétique qui aujourd’hui ne passe plus. Et je ne crois pas qu’on puisse nier que ce qui ne passe plus c’est le nouage subjectivité-langage qui inquiète les processus d’identification. Il y a sans doute des époques où la critique relaie l’effort de poésie et appuie l’extension de ses opérations en les précisant. Nous n’avons pas cette possibilité.
14Chez Pasolini, j’ai trouvé une figure qui m’a beaucoup impressionnée – celle qui dit qu’on écrit de la poésie au nom propre des impropriétés. Les poètes, pour lui, sont des gens qui ne peuvent pas se reconnaître dans le nom sous lequel ils parlent (l’embarras de l’expression est symptomatique ici). C’est en construisant de telles figures que Pasolini est un poète politique.
15Je dirais pour simplifier que la machine idéologique et culturelle qui forge l’image du poète, et à laquelle une critique paresseuse contribue, occulte le travail des poètes. (Mouchard dit souvent : mais enfin, une vraie poétique devrait montrer ce que « fait » Celan, ce que « fait » Beckett).
16La troisième question est celle du rapport entre la temporalité et l’historialité. En posant les choses brutalement, on aurait tendance à dire que le roman est du côté de l’historialité – il est capable de prendre, d’incorporer de l’histoire dans le récit – et le poème du côté de la temporalité – il est du côté de la durée intime et il a du mal à intégrer l’historique comme tel. Il me semble que cette vision, la plus courante de la distinction du roman et du poème, est fausse, même si certains poètes la reprennent (ils oublient la leçon de Dante). À la fin d’Être et temps, Heidegger dit qu’il faut penser l’historicité à partir de la temporalité privée. « L’analyse de l’historialité du Dasein tente de montrer que cet étant n’est pas “temporel” parce qu’il est “dans l’histoire”, mais au contraire qu’il n’existe et ne peut exister historialement que parce qu’il est temporel dans le fond de son être [3] ». Je trouve cette thèse très saisissante. Il faut réussir à se demander si le rapport du poème au roman ne peut pas être analysé comme autant de manières différentes de saisir ce nouage. Dans le roman on voit bien que la temporalité est indissociable de l’historialité (l’historialité du personnage est première) ; dans la poésie, c’est à partir de la temporalité intime qu’on va vers l’historialité (le poète serait plus fidèle, en ce sens, à Heidegger, à la philosophie), Mais je suis convaincu qu’il y a des écrivains qui sont capables de rendre indissociables ces deux couches de temporalité. On rencontre ce nouage chez Faulkner, mais aussi chez Celan : sa temporalité propre est pure historialité. C’est pour cela qu’encore aujourd’hui, on a Celan devant nous. C’est pourquoi je trouve extraordinaire, dans le Méridien, la découverte du méridien lui-même, à savoir que les poèmes modernes ont devant soi leur date comme problème et projet. Ce que Jacques Derrida a parfaitement saisi dans son commentaire de Celan [4].
17Po&sie : Ce qu’on gagne à penser la distinction, à la vivre, n’est-ce pas finalement une différence active, dans la mesure où elle oblige l’un à toujours tendre vers l’autre ?
18Martin Rueff : Oui, vive et à raviver. Quelles sont les lignes de ces reviviscences ? L’une d’entre elles porte sur la langue, l’autre sur le savoir. Que fait le poème de la langue ? Qu’en fait le roman ? Ce n’est pas le même enjeu. La question du style du roman ne se pose pas dans les même termes pour le poème. Par ailleurs, l’enjeu du savoir, de la réflexivité est pour moi décisif. Au poème on doit aujourd’hui demander : quel type de savoir es-tu capable de porter, de faire passer dans le nœud subjectivation-langage ?
19À Paris, avenue Simon Bolivar, le 30 mars 2007
Notes
-
[1]
La revue Istmi dont s’occupe Eugenio De Signoribus vient de consacrer un très beau numéro à cette question : Insorgenze, la poesia dei narratori. On y trouve des textes sur Sciascia, Fenoglio, Morante ou Pavese. La revue de l’université de Paris III, Chroniques Italiennes a aussi consacré un numéro à cette question en 2005.
-
[2]
Le Séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 48.
-
[3]
Martin Heidegger, Être et temps, trad. Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 260.
-
[4]
« Une date serait comme le gnomon de ces méridiens », Jacques Derrida, Schibboleth. Pour Paul Celan, Galilée, 1986, p. 29.