1Michael Fried (né à New York en 1939) est professeur à la Johns Hopkins University. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages théoriques d’histoire de l’art dont un triptyque intitulé Esthétique et origines de la peinture moderne : 1. La place du spectateur (Paris, 1990) ; 2. Le réalisme de Courbet (Paris, 1993) ; 3. Le modernisme de Manet (Paris, 2000). Michael Fried est l’auteur de trois recueils de poèmes : Powers (1973), To the center of the Earth (1996) et The Next Bend in the Road (2004). Les trois textes que nous traduisons ont été choisis par Michael Fried pour la revue.
La divergence
2Pour Robert Pippin
3Aucun moment ne retient davantage l’attention dans l’Esthétique de Hegel que lorsque le philosophe évoque la sculpture classique grecque et fait apparaître inopinément une divergence entre « la hauteur bénie des dieux, qui est une intériorisation spirituelle et leur beauté qui est à la fois extérieure et corporelle ». Hegel poursuit : « l’esprit apparaît entièrement immergé dans sa forme extérieure et partant immergé en même temps en lui-même. C’est comme l’errance d’un dieu immortel parmi les hommes mortels. » Jusque là tout va bien : sans cette divergence infiniment subtile il n’y aurait pas de contenu, pas de déploiement, pas de sens philosophique à aucun récit qui intéresse l’art. (Il n’y aurait à proprement parler pas d’histoire de l’art). Mais à ce point il se met à comparer cette divergence à l’effet que lui fit le buste très admiré du grand Goethe par Christian Daniel Rauch, buste dans lequel le front et le nez nobles et l’œil se trouvent en contraste avec la bouche édentée et la chair vieillissante du cou et des joues qui commence à tomber. « C’est l’esprit ferme, puissant et intemporel qui, dans le masque de la mortalité envahissante est tout près de laisser ce voile s’effacer et pourtant le laisse pendre librement autour de lui » selon les mots de Hegel, pour ainsi dire écarquillé devant le bronze de Rauch. La transition est impressionnante qui passe de la jeunesse des dieux et des chefs d’œuvre de marbre grecs au poète âgé et qui conduit le lecteur le plus consciencieux à se demander s’il a tout à fait réussi à suivre Hegel sur ce point. Mais peut-être s’agit-il précisément d’emmener le lecteur à s’arrêter de sorte qu’il puisse mieux saisir la pensée simple et profonde à savoir qu’aucune manifestation plastique ou véritablement sensuelle de l’esprit des temps modernes ne s’approche autant de l’idéal grec ancien que le Goethe de Rauch, chair tombante, gencives édentées, et tout le reste. Et comme souvent à la lecture de Hegel, un lecteur moderne a du mal à savoir s’il faut rire ou pleurer.
Le jockey à terre
4Pour Stephen Bann
5Une large toile, presque carrée, en réalité un format vertical. Dans le tiers supérieur, un cheval élancé de couleur brun sombre, sa crinière tressée dans le vent, descend légèrement de droite à gauche avec ses pattes arrière et ses pattes avant étendues de manière contre-factuelle comme si elles devaient l’arrêter en pleine foulée. Il porte une selle de course vide ; les rênes flottent ; le seul étrier visible bat en arrière, il indique la vitesse. Et sous le cheval, flottant sur le dos ou juste au-dessus de grosses vagues vertes (flanc de coteau : la course est un steeple-chase bien qu’aucun obstacle ne soit montré), un jockey à terre portant une chemise de soie blanche boutonnée jusqu’au cou, des pantalons de cavalier jaunes, et des bottes de cheval à talon noires qui arrivent en dessous de ses genoux. En haut de la toile, on entrevoit un peu de ciel et des nuages (bas et poussifs) et, dans la distance ensoleillée, formant à peine plus que des touches de pigment, une ligne de chevaux de course comme s’ils appartenaient à un autre monde.
6La peinture est inachevée. Rien ne semble résolu en elle, et surtout en bas de la toile, les touches estompées de vert poussent clairsemées au point qu’on peut apercevoir par dessous l’apprêt de couleur jaune. Les spécialistes de Degas sont persuadés que le peintre a travaillé à cette toile dans les années 1890, mais à part cela, ils savent seulement qu’elle remonte à une variation sur une toile plus élaborée qui avait été abandonnée une trentaine d’années auparavant et qui était à son tour une réponse au tableau de son ami et rival Édouard Manet : Le toréro mort, avec son torero à terre qui pourrait ou non faire semblant d’être mort (on n’aperçoit aucune blessure et il y a juste un petit filet de sang sur le sol). En revanche, le cavalier de Degas semble authentiquement frappé : il y a quelque chose de terrifiant (je ne crois pas exagérer) dans cette posture de poupée, avec ses bras à moitié levés, sa tête aux yeux clos, sa couleur incertaine et son air de rigor mortis.
7Au mois de mai puis au mois d’août 2005, je suis resté des heures dans le Musée d’Art de Bâle à m’abandonner au chef œuvre tragique de Degas (car c’est ce pour quoi je le tiens).
8À la fin, je suis arrivé à la conclusion suivante :
9Ce jockey, c’est Manet. Manet qui était mort plus de dix ans auparavant, la cinquantaine à peine passée, emporté par les complications de la syphilis. Degas se trouvait privé d’un compagnon d’armes sans peur dont il admirait sans réserve le génie pictural et dont il n’avait jamais pu espérer émuler la confiance sociale (il l’appela une fois cet animal). Non pas que Degas ait la moindre idée que c’était là la signification de son tableau – et en effet, le jockey avec son faciès peu attrayant et sa chevelure comme sa barbe trop fournies ne ressemble pas à Manet, dont les traits laissaient percevoir l’intelligence la plus raffinée et dont les cheveux, dégagés sur le front, ainsi que la barbe, étaient d’un blond roussâtre et non pas noirs. Quoi qu’il en soit, que le héros de Degas porte une barbe a toujours suscité des commentaires, et surtout, on peut faire deux remarques qui pourraient se révéler décisives pour saisir l’atmosphère de rêve de ce tableau dans son ensemble. Tout d’abord, Manet est mort dans des convulsions dix jours après avoir été amputé d’une jambe gangrenée : la jambe gauche du jockey, disgracieusement pliée et dont on peut supposer qu’elle est cassée, rappelle cet événement terrible. Et deuxièmement, la main droite du jockey (la main avec laquelle Manet peignait) est presque totalement absente. (Et alors comment le jockey aurait-il pu représenter le grand peintre ? Impossible aura pensé l’inconscient de Degas). Mais sur une ligne qui part du bras droit du jockey, presque en surimpression on peut apercevoir contre le corps du cheval la cravache qui n’est pas encore tombée et que je vois (comment pourrais-je m’en empêcher ?) comme un substitut de la brosse du peintre qui est tombée. Et ce cheval au long cou privé de cavalier, avec sa tête innocente tournée légèrement vers le spectateur et ses grands yeux pleins d’une émotion indéfinie ?
10Plusieurs possibilités se présentent d’elles-mêmes : la peinture moderne, l’immortalité de Manet, le destin aveugle, la vie elle-même…
Le déjeuner sur l’herbe
11Pour T. J. Clark