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Traduction Pierre Leyris in Esquisse d’une anthologie de la poésie américaine du xixe siècle, Paris, Gallimard, 1995, p. 207.
1Spécialiste de la littérature et de la civilisation américaines, Richard Rand enseigne à l’université d’Alabama.
« À travers les arts des conspirateurs et la perversité du destin, l’amour de la liberté le plus sensible servait de soutien à une guerre dont la fin devait être l’instauration dans notre siècle avancé d’un empire anglo-américain fondé sur la dégradation systématique de l’homme ».
2La raison n’acceptera jamais ce qui semble arbitraire. Elle refuse à juste titre que l’arbitraire ait le droit de se produire et s’oppose à son apparition par tous les moyens possibles. Les mouvements politiques, par exemple (et quand bien même la raison finirait par leur être fatale), sont des mises en acte d’une résistance raisonnée à l’arbitraire.
3Pendant les six dernières années, les Américains ont souffert d’une explosion extraordinaire de l’arbitraire dans leur vie politique, comme, par exemple, en 2000, dans le cas de la désignation arbitraire de Georges Bush comme Commandant Suprême à travers un processus accéléré et irrégulier d’arbitrage de la Cour Suprême ; comme dans la mise en œuvre non fondée d’actions militaires contre d’autres nations (actions auxquelles on s’est référé de manière imprécise comme à des « guerres ») ; comme dans la création de prisons hors-la-loi à Guantanamo (et ailleurs de par le monde) ; comme avec le traitement policier et la suppression de la dissidence politique à l’intérieur des frontières ; comme avec l’incarcération d’hommes afro-américains à travers le pays à proportion d’un prisonnier sur trois ; comme dans la concertation qui a porté à circonvenir les pratiques standard de compte rendu et d’enregistrement des affaires gouvernementales ; comme, enfin, dans le fait de continuer à torturer et à condamner à mort des citoyens américains et des étrangers dans notre pays et à l’extérieur de ses frontières.
4Comment, dans des cas semblables, la raison peut-elle résister à de telles irruptions de l’arbitraire ? D’abord, elle commence par supposer que les instances de l’arbitraire sont chacune un fait aberrant, une déviation accidentelle ou une perversion des normes nationales, des normes inspirées par les Lumières de Jefferson – instances de ce que Melville nomme, dans le texte cité, la « perversité de la fortune ». En principe, et jusqu’à un certain point, cette ligne de résistance peut tenir et elle tient en effet ; mais quand la fréquence de l’arbitraire dépasse les normes (rationnelles) de la probabilité, la raison ne peut résister à l’arbitraire qu’en adoptant une seconde ligne de défense – qu’on peut appeler, si l’on veut, une « légère paranoïa » et qui assigne les instances de l’arbitraire à ce que Melville appelle « les arts des conspirateurs », mieux connus, de nos jours, comme la « vaste conspiration droitière ». Les membres qui sont sensés faire partie d’une telle conspiration seraient le président, le vice-président, leurs conseillers pour l’exécutif, leurs alliés parmi les membres du Congrès ; la majorité de la Cour Suprême ; les grands propriétaires en général et les propriétaires de capitaux en particulier ; la police ; l’armée ; différentes entreprises qui servent leurs intérêts (Halliburton, Boeing, General Dynamics, Blackwater) ; et des fondamentalistes réactionnaires qui sont à l’œuvre dans les sphères religieuses et éducatives.
5Néanmoins, à un certain point, et malgré la réalité d’une telle coalition, la raison elle-même doit discréditer l’idée d’une telle conspiration comme source de l’arbitraire. Car de fait, si les conspirateurs étaient véritablement « savants » – suffisamment organisés et puissants pour imposer leur vision régressive – alors rien d’arbitraire ne pourrait avoir lieu. Bush et ses collègues n’auraient pas eu besoin de voler les élections de 2000 et de 2004 ou de mentir pour aller en Irak. Et en effet, cette « conspiration » trahit à chaque pas un manque criant de cohésion (comme dans son échec lorsqu’elle a voulu voler les élections de 2006, ou dans la mise en œuvre ruineuse de ses aventures militaires), pour ne rien dire de son inaptitude stupéfiante quand elle a dû répondre aux protestations qui s’élevaient contre sa gestion (catastrophique) de l’ouragan Katrina. La soi-disant « conspiration » a aussi échoué à faire passer son agenda sous forme de loi, comme lorsqu’il s’est agi d’éliminer l’impôt personnel, de refuser aux femmes le droit à l’avortement, de détruire le système de protection sociale et de santé publique et d’interdire les frontières aux travailleurs immigrés.
6Pour résister à l’arbitraire, la raison doit donc chercher ses sources ailleurs et elle doit commencer sa recherche en facilitant l’accès à la grille standard de ses concepts canoniques – les oppositions binaires entre la droite et la gauche, les Républicains et les Démocrates, les propriétaires et les travailleurs, les riches et les pauvres, le nord et le sud, le rouge et le bleu, les militaires et les civils, les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes, l’intérieur et l’extérieur, le religieux et le séculier. Car bien qu’il semble que l’arbitraire puisse naître des frictions à l’œuvre dans ces contraires, les articulations qui les opposent empruntent des chemins remarquables – de telles articulations ne relèvent pas de la conspiration : elles apparaissent comme des parasites, elles collaborent, elles fonctionnent de manière coopérative. Et les représentants de ces intérêts contradictoires ne reconnaîtront jamais ce fait fondamental, s’ils veulent garder leur identité et qu’on continue à identifier la place qu’ils occupent sur la scène politique.
7Quand la raison renonce à l’hypothèse de la conspiration, elle aperçoit des développements surprenants qui pourraient sans cela lui échapper : par exemple, aucun de nos représentants officiellement élus, qu’il soit de droit ou de gauche, n’a dénoncé la « guerre » en Irak (ou la machine militaire elle-même) comme une trahison des normes de la nation ; personne n’a élevé la voix contre l’incarcération d’un noir sur trois (pire qu’une forme d’esclavage) ; personne n’a dénoncé la concentration de sommes infinies dans les mains de quelques-uns, personne ne s’est opposé à la torture sinon en des termes juridiques. À la vérité, chacun émet une plainte sur des aspects de la question, mais personne ne se plaint de se rallier à ceux dont il a à se plaindre : chacun finit par rallier son opposant ne serait-ce qu’en acceptant de débattre de la question. Un droit de « se plaindre » ou de « débattre » précède tout autre droit – même les droits de la raison à rejeter les droits de ce qui refuse la raison. Voilà qui constitue, pour dire le moins, un état de fait intéressant dont Melville a su saisir certaines implications dans son poème intitulé « The Maldive Shark », « Le requin des Maldives ».
9Lu un peu trop rapidement, ce poème peut être pris comme une représentation de la paranoïa légère que j’évoquais ci-dessus – « les arts des conspirateurs » – et rien de plus. Mais si on le lit plus lentement, il offre une représentation différente, une représentation de créatures divergentes qui cohabitent à l’intérieur d’une communauté fondée sur un ensemble d’accommodations – les grands avec les petits, les leaders avec ceux qui les suivent, « les alertes » avec les « léthargiques », ou le « dévoreur » avec le « poisson pilote » qui « ne prennent jamais part au festin ». Les lecteurs de Melville savent bien que dans ses pages, le plus gros poisson se nourrit généralement du plus petit – exactement comme le Requin des Maldives « dévorera l’abominable chair » puisque le cannibalisme est l’image que choisit Melville de préférence pour représenter les rapports de force entre les forts et les faibles. Mais si l’on considère l’écologie géniale de ce poème – appelons le un monde fait « d’amis » – le lecteur a quelques difficultés à distinguer le faible du fort, celui qui impose sa règle et celui qui la subit. Le requin et le poisson pilote, collaborent pour survivre et partagent leurs forces et leurs faiblesses, le poisson-pilote florissant dans la gueule même de la mort : Ils s’embusquent, trouvant, lorsque le péril rôde/ Un asile dans les mâchoires du Destin ! » Et rien dans cette scène ne peut être considéré comme « arbitraire » ; c’est le scène de la raison elle-même, et le lecteur qui raisonne, qui ne se contente pas de résister à ce poème, le prendra pour l’assertion qu’il est – un portrait adapté et plein d’esprit de la patrie de Melville. Comme tel, il indique la direction d’une étude patiente et minutieuse des États-Unis et conduit à se poser des questions sur la manière dont ce pays en est venu à être ce qu’il est.
10Une telle étude est programmatique, tendancieuse et catégorique – son objet d’étude est bien, selon les mots mêmes de Melville, « l’instauration dans notre siècle avancé d’un empire anglo-américain fondé sur la dégradation systématique de l’homme ». Pris comme un système discursif, « l’empire » en question, est un édifice idéologique, ou, plus précisément, « idéo-théolo-gique », dont les strates remontent à des lieux et à des temps qui précèdent la fondation même du pays. Comme le suggère Melville, il faut remonter à l’Angleterre, à l’Angleterre des seizième et dix-septième siècles.
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Traduction Pierre Leyris in Esquisse d’une anthologie de la poésie américaine du xixe siècle, Paris, Gallimard, 1995, p. 207.