Po&sie 2007/1 N° 119

Couverture de POESI_119

Article de revue

Argumentum e silentio. Char et Celan

Pages 67 à 71

Notes

  • [1]
    Nous remercions Jean-Pierre Lefebvre de nous avoir offert sa traduction de ce poème.

1Giuseppe Bevilacqua est professeur de langue et de littérature allemandes à l’université de Florence. Ce grand spécialiste de Celan a assuré la publication de ses poésies complètes pour Mondadori (Meridiani, Milano, 1998).

2Il est l’auteur de nombreuses études sur Paul Celan dont certaines ont été recueillies dans Letture celaniane (Florence, Le Lettere, 2001) où figure le texte que nous traduisons (p. 75-83) qui avait paru une première fois dans la revue Paragone, XLII, 1991, n 25, N.S. (492), p. 35-45.

31. Le poème Argumentum e silentio appartient au recueil Von Schwelle zu Schwelle (De seuil en seuil), le deuxième des neuf volumes de poèmes publiés par Paul Celan (six de son vivant et trois de manière posthume car je considère, pour ma part, que Der Sand aus den Urnen, publié à Vienne en 1948 et immédiatement envoyé au pilon est une espèce de volume zéro). De Seuil en Seuil paraît en 1955 à Stuttgart chez Deutsche Verlagsanstalt.

4Le volume comprend trois sections de 18, 16 et 13 poèmes. Argumentum e silentio est le onzième poème de la troisième section intitulée Inselhin : ce titre est aussi celui du dernier poème de la section qui se trouve être le dernier du recueil. L’île à laquelle Celan fait allusion est l’île des morts, une roche funéraire qui pourrait rappeler Böcklin, mais qui est en réalité infiniment plus sévère et plus triste. Elle est « entourée par l’aboiement d’une mer couleur de requin » qui finira par s’évaporer et s’assécher.

5La critique n’a pas assez insisté sur le fait que les sections qui divisent les recueils de Celan obéissent à une loi de consistance globale et de correspondance interne qui les rend (relativement) autonomes tout en leur conférant un rôle structurant pour l’ensemble du volume. La section Inselhin est marquée par un engagement du poète à se mettre en route vers la terre où reposent, dispersés et réduits à néant, les morts du génocide monstrueux. Il se dirige vers ces ombres invisibles qui continueront d’obscurcir notre présent pour le priver de tout caractère positif tant qu’on n’aura pas su comment les apaiser.

6Il s’agit donc d’un élément qui permet de structurer par delà le recueil l’ensemble de l’œuvre. C’est une charnière entre la période dominée par Mohn und Gedächtnis (c’est-à-dire la première période encore ouverte et dominée par différentes possibilités, et notamment celle de l’oubli salutaire) et la période centrale qui comprend le troisième, le quatrième et le cinquième volume dont le thème fondamental est le nostos selon une expression que j’ai employée plusieurs fois pour désigner la tentative de retour vers la patrie idéale, tentative désespérée et finalement vouée à l’échec.

7Avant de céder à la tentation de préciser et de fixer avec un réductionnisme forcené le but du voyage comme ce waste land de neige et de pierre, ici, dans Inselhin, on doit admettre qu’il correspond à d’autres connotations : des sapins, des mousses et des eaux. Pourtant on voit poindre déjà le thème insistant de la nuit, mieux, celui de la « nuit ailée », comme l’indique le titre d’un autre poème de la section : Flügelnacht. Cette nuit conjoint par métaphore le lieu et l’essence du fait historique considéré comme ce mal mythique qu’il faut rapatrier dans l’histoire au risque d’y succomber.

8C’est cette nuit qui apparaît au troisième vers d’Argumentum e silentio et elle a déjà toute la signification que je viens d’évoquer. Mais au stade de notre poème qui se trouve, comme toute la section Inselhin, au bord du baiser inconditionné avec la nuit, cette dernière est avant tout considérée pour ce qu’elle valait jusqu’à maintenant. Il se trouve qu’elle a été « mise à la chaîne entre l’Or et l’Oubli ».

92. Mais avant de se livrer à l’interprétation de ce poème, il convient de s’arrêter un instant sur la dédicace, une des rares que nous trouvions en tête d’un poème de Celan. Pourquoi Char ? Y a-t-il un lien de nécessité entre ce nom et la signification de ce poème ? Si ce lien existe, il doit tenir probablement à un aspect de la figure de Char que Celan devait considérer comme essentiel. C’est Celan lui-même qui nous met sur la voie de la bonne interprétation si l’on se souvient de sa décision d’être le traducteur des Feuillets d’Hypnos. La traduction, pour autant que je puisse en juger, fut accomplie au milieu des années cinquante, et, plus précisément, entre la publication de Von Schwelle zu Schwelle et de Sprachgitter. C’est en 1959 que paraissaient à la fois le troisième volume de Celan, publié à Francfort (Celan était passé chez Suhrkamp) et la traduction de Char.

10À la fin des années 50, avec Le poème pulvérisé et Lettera amorosa, ainsi que d’autres recueils qui reprenaient les manières et les thèmes de Seuls demeurent, l’œuvre de Char est marquée par un retour au premier plan de thèmes que l’on pourrait qualifier, pour résumer banalement, de privés. Et c’est pourquoi l’espèce d’epos lyrique de la Résistance que sont les Feuillets d’Hypnos pouvaient sembler a fortiori un cas à part. C’est ainsi, au reste, qu’ils réapparaissent dans Fureur et Mystère en 1948 : ils appartiennent au recueil, mais restent à part.

11Or, si c’est précisément sur Les Feuillets d’Hypnos que se porta le choix de Celan, c’est parce qu’il y trouvait cet exemple cherché en secret et vers lequel il n’avait cessé de tendre lui-même : l’exemple d’une poésie engagée au plus loin dans une expérience chorale, mais consciente au plus haut degré de la singularité de la diction lyrique ; celui d’une poésie qui, au sein même de l’engagement dialogique, ne cédait en rien sur les raisons internes indépassables de l’hermétisme moderne. Char offrait alors un modèle pour échapper à la fausse alternative qui traversait les années de l’après-guerre en opposant de manière trop schématique le nonpareil, l’éthique et le formel. Char offrait l’exemple rare, si non unique, d’un poète chez qui une expérience atroce du mal, une intuition bouleversante de son caractère incomparable et de son mystère, une participation historique et politique sans égale s’associaient à la plus haute idée de la forme poétique, à une volonté implacable de ne pas céder à une poétique des contenus, ou, pire, à toute poétique qui voudrait réduire les tensions au moyen d’échappées sentimentales et consolatoires, de succédanés langagiers et de tout embellissement qui aurait corrompu la souffrance. Le tourment de la « passion » brûlante traversée de bout en bout devait être traduit en une tension non moins passionnée de la recherche verbale. La décadence de l’une devait entraîner celle de l’autre. Leur réciprocité était parfaite : « Poésie contre le discours, contre l’éloquence, plus proche du mot que de la phrase, plus proche du geste que du mot, elle n’est pas environnée par d’autres paroles, portée par un tissu verbal continu : c’est le silence qui la cerne. La phrase ne naît pas d’une phrase : elle émerge du silence, c’est-à-dire d’une profondeur intérieure qui ne vient à la surface que par une brusque et décisive explosion ». Ces mots que Gaëtan Picon écrivait à propos de Char, ne semblent-ils pas écrits pour Celan ? En outre, ces expressions frappent par leur coïncidence avec le titre et le contenu de notre poème. Mais pourrait-il en être autrement ?

12C’est donc sous l’enseigne et à l’exemple de l’auteur des Feuillets d’Hypnos, de ce poète, dont « les paroles viennent de la chair et du sang » (Picon encore), que Celan s’est demandé quelle forme devait prendre son discours sur la nuit. Il ne pouvait ressembler aux discours qui l’avaient précédé. La nuit (avec les expériences historiques concrètes qu’elle enveloppe et sa dimension métaphysique) a été « mise à la chaîne » ; on l’a vidée de son immense poids. Les responsables sont ceux qui l’ont « décorée » poétiquement, mais aussi ceux qui ont tout simplement décidé de la supprimer en la reléguant dans l’oubli. Je n’exclus pas que Celan ait aussi pensé à quelques-uns de ses poèmes de jeunesse consacrés au thème de l’extermination et à la manière ambiguë qu’ils avaient de devenir de l’or (« Gold ») dans des mains intéressées. Mais désormais, la nuit doit trouver la parole qu’elle mérite, et elle la recevra de lui, du poète lui-même, tout comme Char a su l’offrir à sa propre expérience. Je ne crois pas en revanche que le « tu » du poète puisse être adressé au poète français, comme on a pu le proposer. Et pourtant la référence à Char est à la fois évidente et pressante dans la seconde strophe. Elle est concentrée dans un mot qui illumine à lui seul tout un rapport : « aussi ». Char, pris ici comme éclaireur, a déjà accompli cette opération vitale. C’est désormais le tour du jeune poète : « Lege, / lege auch du jetzt ».

13Au début des années cinquante, le milieu parisien, riche à la fois d’une grande tradition poétique et d’une tension morale intacte qui pouvait trouver une inspiration nouvelle dans le récent engagement en faveur de la Résistance exerçait une énorme attraction sur le « recién llegado » qui apportait de l’Est lointain (l’autre front) à la fois son une aventure personnelle sévèrement tragique et sa palpitante vocation poétique. On n’est pas surpris de voir qu’à côté de Char, c’est Éluard, l’auteur d’Au rendez-vous allemand, que Celan se choisit comme compagnon idéal et grand frère, même si, dans l’épitaphe de 1952, il devait se plaindre que son admiration n’ait pas donné lieu à un véritable échange.

14Qu’il s’agisse là du sens le plus probable du vers 7 trouve une confirmation à l’extérieur de notre texte. Le « aussi » qui apparaît ici se retrouve dans un autre poème important de Inselhin qui est pour ainsi dire le correspondant du nôtre et où il est clair que c’est lui-même que le poème apostrophe.

15

« Sprich auch du,
Sprich als letzter,
sag deinen Spruch ».
[Parle toi aussi, / parle le dernier,/ dis ta parole] [1]

16Sa parole doit se distinguer de celle des autres pour qu’elle n’oublie pas minuit alors qu’on se dirige vers midi. Au moment où tout autour la vie reprend, une telle parole ne doit pas perdre le rapport avec la nuit dont elle se détache, parce qu’il « parle vrai celui qui parle ombre ».

17

« Sprich-
Doch scheide das Nein nicht vom Ja.
Gib deinem Spruch auch denn Sinn :
gib im den Schatten.
Gib ihm Schatten genug,
gib ihm so viel,
als du um dich verteilt weisst zwischen
Mittnacht und Mittag und Mittnacht.
Blicke umher :
Sieh, wie’s lebendig wird rings-
Beim Tode ! Lebendig !
Wahr spricht wer Schatten spricht ».
Parle –
Mais ne sépare pas le Non du Oui.
Donne à ta parole le sens aussi :
donne-lui l’ombre.
Donne-lui assez d’ombre,
donne-lui autant que ce que tu sais partagé entre
minuit midi et minuit.
Regarde alentour
vois comme ça devient vivant tout autour –
dans la mort ! vivant !
Parle vrai celui qui parle ombre.

18En termes plus directs : Celan voulait participer au désir ardent de remontée et de normalisation qui caractérisait ces années d’après-guerre, mais non pas si cela signifiait qu’il fallait refuser d’entendre ces ombres du passé et les renvoyer dans l’inframonde d’où elles faisaient remonter leur invocation muette. C’est sur cette base et sur cette base qui se fait toujours plus restreinte, qu’on peut se relier à l’astre qui rénove le ciel. Le poète conscient est l’intermédiaire subtil le long duquel la nouvelle positivité qui ne peut trouver sa pleine légitimation que de cette manière, descend pour se mêler aux flux d’un passé qui n’est plus qu’une marée de paroles fugitives. Mais il est aussi le seul lieu où la nouvelle étoile peut se refléter.

19

« Nun aber schumpft der Ort, wo du stehst :
Wohin jetzt, Schattenenblösster, wohin ?
Steige. Taste empor.
Dünner wirst du, unkenntlicher, feiner !
Feiner : ein Faden,
an dem er herabwill, der Stern :
um unten zu schwimmen, unten,
wo er sich schimmern sieht : in der Dünung,
wandernder Worte ».
Mais voici qu’il se rétrécit le lieu où tu te tiens :
où aller maintenant, dénudé d’ombres, où ?
Monte. Grimpe à tâtons.
Tu deviens plus fin, moins connaissable, plus fin !
Plus fin : tu deviens fil,
le long duquel elle veut descendre l’étoile :
pour flotter en bas, tout en bas,
là où elle se voit luire : dans la houle
de mots en voyage.

20Dans une époque qui se veut totalement « diurne » au prix d’un refoulement coupable, c’est-à-dire qui veut se défaire de toutes les ombres qui pourraient venir la troubler, il faut donc introduire une parole, qui, si elle tend au jour, ne tire sa légitimité que de cette nuit qui vit tous les astres et toutes les mers passer au-dessus d’elle. Cette nuit renferme des expériences liminaires que l’humanité ne peut effacer si elle veut rester elle-même. C’est ainsi et ainsi seulement que sera rendue la parole à tous ceux qui, au cœur du martyre, l’ont senti germer en eux mais n’ont pas pu l’exprimer. C’est par eux et à eux, ou, collectivement, par la nuit qui les rassemble, que la parole qui avait été pétrifiée sera ranimée et restituée par le poète dont le sang ne fut pas figé par le venin. Du fond du silence de ceux qui ne purent parler, le poète « argumente » son discours sur la nuit. Cette poétique s’oppose à celle de ceux qui ont voulu prostituer ce terrible héritage en le diluant à travers des mots qui finissaient par être plaisants à l’oreille même des anciens tortionnaires, en usurpant la signification même de notre époque, en privant notre temps d’un patrimoine tragique au moyen d’un procédé bien connu : la sublimation et l’oubli.

21Aucun « jour » authentique n’est possible (et Celan reprend la signification mythique et épocale que Hölderlin avait donné aux termes « jour » et « nuit ») s’il ne naît pas du sens de cette « nuit » qui a fécondé de ses larmes la terre des hommes comme le Nil a fécondé ses berges : c’est à cette condition que le nouveau jour pourra donner une clarté non stérile et offrir ses nouveaux mets.

22© Le Lettere


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.119.0067

Notes

  • [1]
    Nous remercions Jean-Pierre Lefebvre de nous avoir offert sa traduction de ce poème.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions