Couverture de POESI_117

Article de revue

Europe, arbre aux grenades-fruits des langues

Europa, melograno di lingue

Pages 200 à 212

Notes

  • [1]
    Europa, melograno di lingue, Società Dante Alighieri, Università degli studi di Venezia, 1995.
  • [2]
    Le Poesie e Prose scelte, édition établie par Stefano Dal Bianco et Gian Mario Villalta, introductions de Stefano Agosti et Fernando Bandini, Milano, Mondadori, 1999, p. 1347-1365.
  • [3]
    La traduzione del testo poetico, anthologie dirigée par F. Buffoni, Milan, Marcos y Marcos, 2005, 574 p. Le texte d’Andrea Zanzotto se trouve p. 127-137.
  • [4]
    « E però sappia ciascuno che nulla cosa per legame musaico armonizzata si può de la sua loquela in altra transmutare sanza rompere tutta sua dolcezza e armonia » : « Chacun doit en effet savoir que nulle chose dotée d’harmonie musicale ne peut être transportée de sa propre langue dans une autre sans y perdre douceur et harmonie ». Dante, Le Banquet I, VIII (O. C., Paris, LGF, 1996, trad. C. Bec, p. 197).
  • [5]
    Corrado Bologna, Flatus vocis, Metafisica e antropologia della voce, Bologna, Il Mulino, 1992.
  • [6]
    La Bustina di Minerva : chronique tenue par Umberto Eco dans l’hebdomadaire L’Espresso depuis 1986.
  • [7]
    Sur Goethe et l’anglais, cf. « Englische Litteratur und Sprache » in Gero von Wilpert Goethe-Lexikon, Kröner Verlag, Stuttgart 1998, p. 116-117.
  • [8]
    En français dans le texte.
  • [9]
    Serafino Riva, Grammatica inglese, publiée à Trévise chez Longo e Zoppelli, en 1934 en deux volumes.
  • [10]
    Cf. Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1971.
  • [11]
    Nigaud.
  • [12]
    En français dans le texte.
  • [13]
    Sur les connaissances en grec d’Auguste, cf. Suétone, Vie des douze Césars, II, LXXXIX.
  • [14]
    Vie des douze Césars, ibidem, LXXXV, 2.
  • [15]
    Vittorio Emanuele Orlando (1860-1952), homme politique et juriste italien. Après d’importantes études de droit qui inspireront la constitution de la république italienne, V. E. Orlando, occupera de hautes responsabilités politiques – il sera plusieurs fois ministre.
  • [16]
    En anglais dans le texte.
  • [17]
    En français dans le texte.
  • [18]
    Série télévisée créée aux États-Unis en 1987, retransmise dans plus de 100 pays au monde et qui rassemble plus de 450 millions de téléspectateurs. En Italie, la série, fut retransmise dès 1990 avec un succès national.
  • [19]
    À la place d’Alessandro, Tommaso, Cristiano, Antonio.
  • [20]
    Alessandro Manzoni, Inni sacri, « La pentecosta » 21 juin 1817-2 octobre 1822 ; édité par F. Gavazzeni, Ugo Guanda, édition Parma, 1997, p. 27.
  • [21]
    En français dans le texte.
  • [22]
    Sur Artaud, cf. Andrea Zanzotto « Chez Artaud : combustions et résidus » Essais critiques, op. cit, p. 199.
  • [23]
    Entre avril et juin 1984, Zanzotto compose une série de haïkus en anglais. Le sous-titre, For a season, renvoie aux mois les plus terribles de sa dépression. Il s’agit d’un montage d’allitérations sur la base d’un pseudo petèl anglais.
  • [24]
    Beverley Allen est l’auteur d’Andrea Zanzotto, the Language of Beauty’s Apprentice, Berkeley and Los Angeles, The UCP, 1988.
  • [25]
    Selected Poetry of Andrea Zanzotto, édition et traduction de Ruth Feldman et Brian Swann, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1975.

1Ce texte, paru en 1995, constituait le premier volume d’une collection conçue par le Cours de perfectionnement en traduction littéraire de l’anglais de l’université de Venise [1]. Il figure désormais dans le volume des Poésies et proses choisies d’Andrea Zanzotto [2]. Il s’agit de la transcription du discours inaugural tenu par Zanzotto à Ca’Foscari lors de l’année de la fondation du cours. Andrea Zanzotto s’était déjà penché sur la question de la traduction et en particulier de la traduction poétique dans un texte intitulé Conversazione a sotto voce sul tradurre et l’essere tradotti (Conversation à mi-voix sur traduire et être traduit), lors d’un colloque intitulé Venezia le lingue e le letterature straniere (1989). Ce premier texte était paru dans le recueil des actes du colloque chez Bulzoni en 1991 avant de figurer dans le très beau volume La traduzione del testo poetico[3].

2Ce soir j’aimerais vous proposer une saynète plutôt que de me lancer dans un petit discours cohérent : la présence de personnes qui se sont intéressées à mes textes avec une telle générosité d’âme et une telle attention m’émeut particulièrement ; elle demande un peu de liberté.

3Je suis toujours face au problème numéro un qui est relié à la question de la traduction comme impossibilité de traduction quand il s’agit de poésie : car ce qu’avait dit Dante reste vrai, en dernière analyse, à savoir qu’en tant qu’il est articulé « par une harmonie musicale » [4] le poème ne peut pas être transporté d’un idiome à l’autre.

4Naturellement, la muse qui préside à ce type de lien a plusieurs visages. Et aujourd’hui ce qui prévaut en elle c’est la tension ambiguë (externe/ interne) qui nous conduirait à un discours à la fois toujours plus large et plus profond qui impliquerait globalement les couches mettant en jeu l’ensemble de la réalité présente à l’intérieur du texte entendu aussi comme fait phonétique et oral, comme flatus vocis. Je me réfère ici au bel essai de Corrado Bologna qui a aussi approfondi par la suite ces recherches sur flatus vocis et oralité, thèmes qui ont refait surface de manière franchement obsédante à travers les différentes formes de spectacularité prises aujourd’hui par la poésie elle-même ; et nous pensons à tous ces festivals où on exhibe des vocalisations de textes [5].

5Néanmoins la question différente et générale de la traduction conçue comme un service social reste également au premier plan.

6La vie que partagent les hommes rend nécessaire la traduction, même s’il n’est pas dit que la traduction serve toujours à rapprocher. Je voudrais renvoyer ici à une « Bustina di Minerva » d’Umberto Eco [6], pleine d’observations très précises, comme toujours, mais manquant peut-être de certaines couches viscérales de voisinage au langage. Il voit venir une Europe qui aura un énorme besoin de traducteurs. On a même organisé un congrès paneuropéen sur la traduction dans ce but précis ; et on sait bien qu’une erreur d’interprétation, et même une version légèrement forcée, ont causé parfois des conflits terribles. Rappelons-nous seulement avec quel soin Venise s’attachait à créer ses propres interprètes qui faisaient un apprentissage extrêmement dur chez les Turcs, et s’entraînaient à la langue depuis l’enfance. Au même moment, les Turcs eux aussi avaient ici des institutions réciproques et analogues.

7Nous n’en étions pas encore à la full immersion, mais à un niveau vraiment héroïque de « vaccination » de toute la personnalité. Des enfants qu’on avait rendus bilingues sortaient de ces institutions, mais ils étaient en même temps capables de conserver une capacité solide de distinguer les deux cultures dont ils assuraient la médiation.

8Il n’y a donc pas de limites dans cet engagement pour la traduction ; et en fin de compte il faudra carrément remonter à l’antiquité, à l’échange des otages, souvent fils des princes, pour trouver la forme la plus ancienne du médiateur linguistique, de l’interprète digne de crédit.

9Eco dit que dans le passé, les gens ressentaient moins le besoin de la traduction : chaque peuple vivait enfoncé dans sa propre langue. Il rappelle avec beaucoup d’à-propos qu’au dix-huitième siècle, il était même nécessaire (grande nouveauté) de rappeler aux Français que c’était un bien d’apprendre aussi les langues des autres et pas seulement la sienne (au reste il se trouve que le français était alors partout diffusé et en pleine suprématie). Ceci valait cependant plus ou moins pour tous les peuples, parce que la mobilité était nettement moindre ; seuls les milieux supérieurs se déplaçaient, des langues internationales sectorielles existaient depuis toujours à côté des « langues franches » ; de plus, la présence toujours dominante du latin offrait un élément d’unification entre de très nombreux secteurs de la culture, et ainsi de suite.

10Mais en effet, à l’époque le danger que les masses ne ressentent pas la nécessité d’un contact linguistique avec les autres peuples existait ; dans quelle mesure, on le sait bien. Le travail lui-même enchaînait au lieu de résidence. À l’inverse, le milieu qui se déplaçait dans l’Europe de cette époque avait déjà un savoir, avait déjà fait des choix : pensons par exemple à Goethe qui connaissait l’italien presque par héritage familial (les rapports de son père sur Naples sont très beaux), mais qui ne voulait rien savoir de l’anglais [7].

11Des situations particulières, des idiosyncrasies existaient parmi ces choix. L’italien de l’époque par exemple, était considéré comme une langue précieuse et élégante, qu’il fallait utiliser avec les dames, tout comme l’allemand « avec les chevaux », le français avec « les hommes », l’espagnol avec Dieu, selon un catalogue fameux du seizième siècle. L’italien pouvait servir pour la diplomatie, fût-elle secrète. Il n’est pas surprenant que la grande Elisabeth ait parlé l’italien, qu’elle l’ait connu et lu. On sait bien que l’usage ciblé des langues varie dans le temps de manière imprévue pour différentes raisons ; les Anglais étaient quelques millions pendant le quinzième siècle et puis ils ont mis le feu au monde entier, et ce fut la même chose pour leur langue.

12Et quand le géant chinois s’éveillera de son propre narcissisme ? Pendant des milliers d’années, les lois les plus sévères ont empêché les Chinois de sortir de leur pays. Qui manifestait un tel désir était déjà condamnable à partir du moment où la Chine se sentait le « centre du monde » à la fois parfait et autosuffisant (elle l’était pour de multiples raisons). Elle s’appelle encore elle-même « le pays du centre ». Mais si jamais, comme c’est déjà le cas, ce tabou venait à tomber, quelles seront les répercussions sur chaque secteur et à plus forte raison sur le secteur linguistique ? Récemment justement, un haut dignitaire du parti s’est prononcé sur la question de l’anglo-saxon en Chine. Il a dit que d’ici l’an 2000 près de 400 millions de Chinois parleraient l’anglais, une deuxième langue qui, au besoin, pourrait bien devenir la première, avec une tendance à dépasser le nombre des personnes parlant l’anglo-saxon comme langue maternelle.

13Le poids de cette masse pourrait bien faire déborder la présence déjà universelle de l’anglais à travers de nouveaux canaux, quand bien même il s’agirait d’un anglais qu’on a pu appeler le broken English : au reste, on n’a jamais assisté dans l’histoire à une somme aussi énorme et universelle de pressions en faveur d’une même langue. Mais il se pourrait aussi que ce nouveau massif donne l’impulsion décisive à la création d’un anglo-chinois super-pidgin mondial, phénomène qui n’est pas à exclure et dont l’hypothèse a été déjà formulée.

14On ne saurait certes pas comparer l’anglais d’aujourd’hui à ce que fut le français au dix-huitième siècle. La situation est très différente parce que l’anglais occupe tous les secteurs. Il est inutile de répéter ces considérations habituelles et bien connues : des finances à toutes les branches de la science et de la technologie, du rock aux chansons, à l’informatique, il n’y a pas un seul secteur où ne soit devenu nécessaire l’usage de l’anglais qui est cependant toujours moins de l’anglais. Comme toujours, toute diffusion comporte un éloignement du centre : ce néo-anglais qui est en train de se former ne manquera pas, et à juste titre, de taper sur les nerfs des gardiens de son identité la plus profonde, c’est-à-dire des poètes. Il s’agit d’une querelle qui ne date pas d’hier [8], mais qui est devenue plus dure aujourd’hui. De nombreux responsables de la culture anglaise de différents secteurs ont donné l’alarme en attirant notre attention sur le massacre mondial du bel anglais d’Oxford justement et de la tradition – je tiens à évoquer parmi eux un poète anglais, Paul Robinson, en raison du caractère incisif de ses observations affligées.

15On ne peut pas se passer néanmoins de relever que la distance entre la prononciation et l’écriture qui n’a cessé de s’accuser pendant des siècles et qui a frappé toutes les langues ainsi que les changements lexicaux et grammaticaux ont atteint dans le cas de l’anglais un niveau d’arbitraire tel qu’il a fini par mener au refus des règles pourtant mythiques de la prononciation. Quand je me suis mis à étudier l’anglais de mon côté en 1936 sur la grammaire éditée à Trévise par le bon professeur Serafino Riva [9], la volonté de présenter des règles de prononciation était évidente, fussent-elles accompagnées d’une infinité d’exceptions : mais Riva ne manquait pas de renvoyer à des disques de chansons et de chansonnettes comme à des aides subsidiaires pleines d’utilité. Aujourd’hui, cette illusion a disparu et l’approche de la prononciation se fait par le truchement de cassettes et d’exemplifications phonétiques, et évidemment d’une full immersion qui était autrefois impensable et qui n’est aujourd’hui accessible qu’à un nombre très limité de sujets parlants. En pratique on se trouve face à la nécessité d’apprendre presque deux langues au lieu d’une et on se demande parfois si un système idéographique, et non pas phonétique, n’aurait pas été plus utile pour l’apprentissage. Certains vocables (écrits) semblent désormais si éloignés de l’oral qu’ils valent presque déjà comme idéogrammes… Le paradoxe se fait encore plus macroscopique quand des mots étrangers sont représentés aux anglophones pour indiquer leur prononciation avec de telles cabrioles orthographiques qu’elles finissent par faire penser à une troisième langue, à moins qu’on ait recours à la transcription selon la phonétique générale en usage. Voici par exemple qu’apparaissent des inventions indépassables par leur étrangeté, sur le modèle de :

GrazieGRAHT-ze-ay-ee
ScusiSKOO-zee
Per favorepair fah-VOH-ray
L’autobusLAOW-toe-boose
Con bagnocone BAHN-yo
ScioperoSHOH-pair-oh
Stazionestaht-see-YOH-nay
Certo !CHAIR-toh
Agostoah-GOH-Stoh
Il Pullmaneel-POOL-mahn

16dans les dépliants touristiques.

17Dans de tels cas on trouve face au type de difficultés qui ont rendu pendant des siècles inaccessible le déchiffrement de la valeur des vocables hittites dans leur transcription en caractères cunéiformes qui en transformaient la prononciation en fonction de leur propre système de la manière la plus étrange…

18S’il est vrai que les langues qui sont en train de devenir plus ou moins subalternes, sont menacées parfois dans leur identité, il n’en est pas moins vrai que la grande marée des langues dominantes se pluralise en une infinité de situations et que, par là même plusieurs langues naissent ensuite à partir d’une langue unique. Mais il faut répéter que la traduction comme service social sera à coup sûr toujours plus importante. Eco ne se trompe probablement pas quand il évoque cette nécessité, surtout pour l’Europe qui est une espèce de grenadier linguistique, bourré d’idiomes comme un écrin merveilleux aux couleurs variées. Ainsi il faut qu’à l’intérieur du pluralisme européen se forme pour une certaine période historique une quantité énorme de traducteurs et par exemple du lituanien au slovène, ou du norvégien au grec… Mais cela n’empêchera pas l’homologation vers l’anglais.

19Nous ne devons pas oublier non plus quel type de réaction atroce peut se produire quand il s’agit de sauvegarder des identités linguistiques, plus ou moins menacées, puisque là même où existent les parentés linguistiques les plus nettes on peut assister à des conflits d’une extrême gravité, tant il est vrai que la langue n’est pas tout. Il suffit de penser aux horreurs yougoslaves.

20On sait au reste que de nombreux linguistes tendent à diminuer le poids que pourrait avoir la langue dans la possibilité de mettre en place des relations internationales relativement stables fondée sur une compréhension réciproque. Il n’est pas surprenant que les conflits les plus tenaces se déroulent justement au niveau du « noyau familial » : le maximum d’identités et de lexiques communs peut conduire à des formes d’explosion après avoir atteint un niveau d’implosion.

21Toutes ces situations doivent être évaluées au moyen de termes incertains, fragiles, sur des conjectures plus ou moins possibles mais qu’il faut toujours prendre avec des pincettes. On sait bien de toutes les façons que l’anglais était depuis longtemps prédestiné à devenir une langue internationale et donc une langue de référence : il y avait déjà les observations précises de Hjemslev (qui remontent aux années trente) [10], quand il expliquait pourquoi le choix pan-terrestre se porterait plus facilement sur l’anglais que sur une autre langue : surtout à cause de son agilité structurelle et de sa capacité à absorber comme une éponge tout ce qui lui arrive par vagues. En fin de compte, si on prend le Webster on n’y trouve pas seulement cette moitié bien connue de termes d’origine latine, mais aussi de très nombreux vocables étrangers qui sont passés tranquillement pour faire corps avec l’anglais sans changer le moins du monde de forme, et se prêtant dans de nombreux cas à de très curieuses migrations de signification. Je pense au mot gonzo par exemple, de dérivation italienne, qui a pris une signification particulièrement complexe : dans le journalisme, gonzo signifie « petit malin », « bâclé », « imprécis » et dans d’autres situations, il correspond à toutes sortes de significations sauf celle que le mot « gonzo » a en italien [11]. Et les exemples sont très nombreux, surtout si l’on pense aux parcours amusants de certaines expressions latines qui sont devenues en Amérique d’usage courant (qu’on pense aux péripéties de modus operandi, m.o.).

22Mais la capacité d’absorber des vocables, de les introduire dans son lexique, ce « courage » qu’a eu l’anglais en tant que langue (cet institut mystique qu’est la langue, bien avant encore qu’on la parle, une entité métaphysique ou presque), reste le mérite et la force qui portent à intégrer les vagues des apports successifs pour les réduire à l’unité. En même temps, malgré ces 50 % de vocables d’origine latine, les structures fondamentales appartiennent encore au vieil anglo-saxon et dans la langue parlée quotidiennement les vocables de la même provenance prévalent. Cette espèce de décalage est telle que si on entend quelqu’un utiliser un mot d’origine néo-latine à la place du mot anglo-saxon correspondant, on pensera qu’il s’agit d’une personne qui se complaît dans une forme de vanité culturelle. D’autre part, les mots d’origine néo-latine ont leur « chair » polysyllabique (et l’italien n’en manque certes pas, en particulier celui qu’inventent les bureaucraties arides) qui diffère nettement du comportement de ce qu’on appelle d’habitude le « monosyllabisme anglo-saxon ». N’oublions pas en outre que les pays éloignés du monde latin comme du monde germanique tendent parfois à classer l’anglais aux côtés des langues néo-latines. À Zagreb par exemple on publie une revue qui a pour titre : Acta Romanica et Anglica. Et à ce sujet il y aurait aussi de nombreuses observations à faire.

23Au moment des traductions, à quoi faudra-t-il s’attendre avec tous ces problèmes ? Tant que la traduction est au service de la quotidienneté, ces problèmes peuvent bien être mis entre parenthèses. Mais quand on pénètre dans la littérature et qu’on s’approche des terrains minés de la poésie, les choses se compliquent énormément.

24Alors, cette Europe pleine de traducteurs, qui transfèrent du basque au letton, et du lapon au frison, à travers même peut-être des dialectes mineurs, cette Europe peut bien plaire, mais elle m’apparaît comme une belle fantaisie, et une fantaisie qui n’est pas destinée à durer longtemps car la réalité sera toute autre. Aujourd’hui, la Hollande a autorisé dans de nombreux secteurs une parité entre le hollandais et l’anglais jusque dans les actes publics. Voici, dans ce cas l’exemple d’un pays doté d’une culture extraordinaire : la Flandre justement, et spécialement toute la partie hollandaise, toujours plus en avance sur les autres pour mille formes d’expérimentation sociale, politique, juridique, économique et artistique, et qui en est arrivée au point de reconnaître de la manière la plus explicite ces nouvelles données de fait : dans l’avenir il sera beaucoup plus utile pour les Hollandais d’apprendre l’anglais que leur propre langue d’origine. Pourtant, il faut le souligner, les Hollandais sauvegardent leur langue, ils sont bien loin de penser qu’il faut l’abandonner. Ils agissent pragmatiquement face à une réalité plus grande sans renier leur propre réalité. Mais ce type de bilinguisme est-il destiné à durer longtemps ?

25Allez dire la même chose à un croate ou à un serbe : vous entendrez un son cloche complètement différent. Dans le cas des Balkans, des langues qu’on peut tranquillement assigner à la zone « dialectale » (au point qu’on parlait encore très récemment de grammaire serbo-croate et qu’il n’existait donc pas dans les universités de cours séparés), ces deux variétés de parlure se trouvent aujourd’hui imposées par les pouvoirs dominants dans chacun des deux groupes comme s’il s’agissait de deux langues parfaitement différentes. Et pourtant l’idée de l’unité de la grammaire serbo-croate ne remonte certainement pas à Tito. Elle est bien plus ancienne : elle avait été déjà acceptée au moment de la formation de la Yougoslavie dans la période qui a suivi la première guerre mondiale. Le besoin existait donc de reconnaître même formellement une unité qui était déjà amplement inscrite dans des faits linguistiques concrets (mis à part l’usage des caractères cyrilliques pour le serbe et des caractères latins pour le croate et la différence des religions). Le discours relatif au slovène et au macédonien est très différent puisqu’il s’agit de structures linguistiques slaves plus archaïques.

26Feuilleter une grammaire et voir les différentes déclinaisons, les conjugaisons, les formes syntaxiques ou les jeux orthographiques est depuis longtemps un de mes sports préférés. Au fond j’aurai été plutôt un « botaniste des grammaires » qu’un connaisseur, même médiocre des langues. Il s’agit là d’un problème obscur qui m’appartient et qui est peut-être relié à une certaine position de mon acte poétique. Mais justement, en navigant de manière approximative à l’intérieur de ces grammaires, il m’arrive souvent d’avoir le plaisir de découvrir des fleurs particulières, des floraisons merveilleuses à propos desquelles on peut bien comparer toutes les langues, des floraisons qui peuvent aussi être dangereuses.

27Dans le moment historique que nous vivons avec tous ses problèmes plus que jamais menaçants, le problème de la coexistence des idiomes sera plus que jamais ardu : mais il ne fait aucun doute que la langue anglaise ne cessera de s’insinuer partout et de toutes les façons, occupant la fonction de tisseuse.

28Il existe néanmoins un autre danger : dans l’Amérique profonde – qui est désormais la matrice de cette immense énergie, bien plus que l’Angleterre – on voit se créer dans les masses populaires une indifférence crasse pour les langues des autres ; c’est-à-dire qu’on serait en train de retomber dans la situation qu’on dénonçait justement en évoquant le dix-huitième siècle européen. Je parle à nouveau des grandes masses, naturellement, parce que les élites[12] savent toujours s’en sortir. Au même moment pourtant se créent des différences de prononciation, d’orthographe et d’intonation, en fonction de la différence de niveau social et ethnique, ainsi que des différences géographiques. Il y a aussi la pression de l’espagnol, des langues ibériques, et on a donc vu se créer dans certains états des USA une forme de bilinguisme espagnol-anglais désormais en expansion continue. Mais qu’un pays qui utilise une langue de domination universelle ait tendance à ne pas parler la langue des autres est un fait extrêmement dangereux, parce qu’il peut créer une espèce de phénomène implosif d’un autre type, une tendance à « réduire » de plus en plus. Je me souviens d’un article d’Anthony Burgess, toujours avec ses paradoxes brillantissimes, où il soutenait que pour apprendre l’anglais il suffisait de peu de choses : savoir émettre des miaulements particuliers, avec toute une série d’expédients, des demi vocales, et des nuances très variées. Et en outre, qui sait utiliser on, off, out, etc. toujours associés au verbe to get… aurait déjà appris la moitié de la langue. Cette boutade d’un Burgess toujours extrêmement spirituel, a néanmoins des fondements très sérieux dans la réalité.

29N’oublions pas que dans l’antiquité les choses se passèrent de manière très différente : par exemple, à la cour d’Auguste, on parlait le grec en même temps que le latin, et si le grec était la langue officielle du monde romain, c’est parce qu’il s’agissait d’une langue de très haut prestige culturel. Un cas limite nous est offert par l’empereur Marc Aurèle qui écrit en grec l’extraordinaire livre de philosophie À moi-même, qui n’était même pas destiné à l’origine à la publication (alors qu’il exprime un des plus hauts moments de la pensée humaine). Le fait que la langue de la haute culture soit restée attachée à sa matrice grecque est de la plus haute signification. De fait, les Romains avaient beaucoup donné mais à un niveau qui n’était pas comparable aux niveaux atteints par les Grecs : mais aujourd’hui, à la cour de Washington, qui prendrait l’habitude de parler une langue pour la seule raison de son prestige culturel ? Remarquons de surcroît qu’Auguste était aussi conservateur du point de vue de la langue et qu’il pouvait, au cours d’une conversation, adresser des reproches à un interlocuteur qui aurait commis des incorrections ou qui aurait apporté des innovations au latin (par exemple utiliser caldus au lieu de calidus[13]) : le vulgaire était déjà en train de se former à son époque. Auguste était même capable d’écrire des épigrammes en grec, ce qu’il fit souvent pour se moquer de ses critiques ou simplement de ses interlocuteurs [14]. Quant au chapitre concernant la grécomanie de Néron, ce serait un véritable régal. Néron alla jusqu’à rendre leur liberté aux Grecs parce qu’ils l’avaient reconnu comme le plus grand artiste lyrique de son temps quand il leur avait rendu visite. Mais il retrouvait, et peut-être en connaissance de cause, la proclamation de la liberté donnée aux Grecs pour leurs très hauts mérites par Flamininus après la victoire sur les Macédoniens – événement qui fonda donc quelque chose comme une tradition.

30Je me suis étendu sur ces faits pour souligner la nécessité que les personnes qui occupent les plus hautes sphères des nations, et surtout de celles qui ont de grandes responsabilités mondiales, soient profondément attentives à des langues de haute valeur culturelle différentes des leurs. Voilà qui faciliterait évidemment de beaucoup la compréhension réciproque des problèmes. Et je répète qu’il y a eu beaucoup de conflits et d’échecs diplomatiques qui sont nés d’erreurs d’interprétations à propos de messages ou dans des échanges (ainsi, si notre V.E. Orlando a rencontré une série de difficultés à la conférence de Versailles dans son action c’est aussi à cause de sa très mauvaise connaissance du français [15]).

31Aujourd’hui, des peuples à la civilisation très ancienne, comme les Indiens, les Chinois et d’autres sont en train de renaître avec leur immense poids culturel et politique, et c’est aussi pourquoi toute la situation mondiale est en très grand mouvement jusque dans le secteur des langues : tous les arrière-fonds, y compris les plus torves, de ces puissants géants, ont besoin de médiations, très difficiles. Et que dire du monde arabe avec ses ambitions mondiales et les problèmes de son bilinguisme entre l’arabe classique modernisé et ses différents « dialectes » correspondant à des régions immenses ?

32Nous autres Italiens nous avons un besoin immédiat d’avoir de bonnes traductions du monde anglo-saxon dans un sens comme dans un autre, car autrement ce serait comme rester privés de voix et d’échos puisque notre langue, malheureusement, est toujours plus minoritaire. Nous sommes arrivés au point que la très glorieuse revue de nos sciences physiques, revue qui remonte à l’époque de Galilée, n’a conservé que son titre en italien, Il Nuovo Cimento, alors que tous les textes sont en anglais. C’est désormais un fait bien établi, que personne ne discute ; et c’est bien qu’il en aille ainsi, parce que lorsque des problèmes d’une grande portée pratique sont en jeu, il convient pour les exprimer d’avoir à sa disposition un langage vraiment compréhensible à tout moment et en tout lieu. Mais il y a aussi la question des accessoires ou des optionals (?) [16], l’infiltration dans notre langage commun de vocables étrangers qui bien souvent ne sont pas nécessaires mais franchement grotesques. Néanmoins, pour empêcher la pollution linguistique qui pourrait finir par entacher en profondeur l’identité même de chaque idiome, la décision de recourir à des mesures venues d’en haut, de type juridique ou autres, ne vaut rien (loi Toubon en France).

33Les moyens de défense doivent donc être choisis au cas par cas, langue par langue sur la base des différences historiques entre les différents pays (le supercentralisme des Français et la pulvérisation italienne). Dans le cas de l’Italie, nous ne devons pas oublier que notre langue nationale a été accompagnée dans son développement de puissantes structures dialectales, véritables langues parallèles, et dans le même temps du latin, jouissant toujours de son autorité, utilisé comme la langue de la haute culture et de la culture scientifique dans toute l’Europe. Ainsi, dans notre cas, la défense « flexible » est la seule qu’on puisse soutenir, sans oublier que le latin comme les dialectes ont été aussi un aliment permanent pour la langue nationale ainsi, bien sûr, que les langues étrangères.

34Dans les temps fluides à tendance babélique on assiste à de nombreuses étrangetés : aujourd’hui, c’est la télévision qui dicte ses lois et impose des modèles et des expressions calquées sur des situations « américanoïdes ». L’italien qu’on utilise à la télévision est souvent incorrect, il est fondé sur une prononciation qui, si elle évite les excès du régionalisme en hommage à une langue moyenne qu’on peut renvoyer au langage parlé en Italie du Nord par les élites[17] culturelles (acteurs, juges, etc.), véhicule cependant un mélange superficiel au sein duquel on assiste à de véritables renversements du bon goût. Il suffira de penser aux noms propres des enfants qui, sous l’effet de l’attention portée par les « parents innocents » à des séries comme Beautiful[18], sont poussés à épouser un grossier anglo-saxon d’emprunt : va pour l’introduction de noms qui ne sont pas italiens, va pour les Sabrina, les Samantha, les Deborah, qui sont déjà bien consolidés dans la langue, mais on voit carrément s’imposer des noms en anglais à la place de noms qui existent bel et bien en italien. Ainsi (et pour rester dans nos régions) on voit fleurir les Alex, les Thomas, les Christian, etc. jusqu’aux Anthony qui viennent flanquer des noms de famille vénètes [19]. Ces noms de famille, à leur tour, quand ils sont oxytons, sont souvent prononcés à l’américaine de sorte que par exemple il pourrait sembler que la famille Morgan (au lieu de Morgán) ait connu une très large prolifération en Vénétie grâce au déplacement de son accent tonique. Et vaille comme unique exemple pour tous ce Benettón bien de chez nous et très largement diffusé. Devenu marque mondiale, ce nom déjà romanisé par la TV en Benettòn est devenu finalement Bénetton. Une telle manie bovine d’appliquer des noms inutilement étrangers concerne aussi d’autres secteurs sémantiques. On peut constamment repérer des phénomènes analogues dans les manières de dire des enseignes commerciales où le rappel aux langues étrangères est aussi justifié par l’activité elle-même, mais certes pas au point de produire des minotaures (fussent-ils amusants) comme un snack bar Canton ou d’autres du même genre.

35Et j’arrive ici à la conclusion de ces quelques observations en me rattachant au thème de la poésie, qui « piaffe » de tous côtés, et ne veut rien savoir des traductions. Et pourtant, on sent bien qu’elle en a besoin ; et je peux dire que de nombreuses fois, dans ma propre expérience, certaines traductions m’ont même semblé meilleures que le texte que j’avais écrit.

36Naturellement, je connaissais moins bien la langue d’arrivée que ma langue, même s’il faut bien admettre que dans la confrontation qui a lieu avec la traduction, on finit par se rendre compte qu’on connaît mal non seulement la langue étrangère en question, mais aussi sa propre langue. En réalité, chaque sujet de chaque langue connaît une tranche de vocales et de situations idiomatiques très réduite, celle qui le concerne : il ne s’agira pas des 1000-2000 mots qu’on utilise normalement, mais, en poésie surtout, il s’agira des 7 000 à 10 000 avec tous les « halos », mais certainement jamais 100 000 par exemple.

37Toutes les traductions que j’ai appréciées et suivies dans les limites du possible, grâce aussi à la patience infinie et à la gentillesse de mes traducteurs, m’ont toujours laissé une trace très douloureuse, parce qu’à la fin du discours, j’en arrivais à me dire : « Donc, je connaissais si peu l’italien aussi ? » ou bien « J’étais si peu au courant de la syntaxe profonde de l’italien que je ne m’apercevais pas, par exemple, qu’une certaine forme verbale peut être interprétée comme un adjectif ou comme un substantif dans telle ou telle situation ? » Immergés dans l’aura initiale de notre langue, il allait de soi pour nous que nous avions dit certaines choses clairement alors que pour les autres ces choses n’étaient pas claires du tout. On se trouvait face à une infinité de nœuds ambigus à propos desquels certaines précisions étaient nécessaires, sans compter les points où on avait affaire à des sens doubles qui n’étaient possibles qu’en italien et non pas dans la langue d’arrivée ; le choix s’imposait alors.

38Je voudrais me rattacher maintenant à la dernière partie d’une intervention proposée il y a quelques années lors d’un congrès qui se tenait ici, à Ca’Foscari : en suivant les traductions, j’ai éprouvé certaines fois un sentiment de dépression épouvantable, parce qu’il me semblait que je régressais jusqu’aux premiers moments de mon travail poétique avec toutes les incertitudes qu’ils comportent. En effet, quand on est jeune et qu’on commence à marcher, il est clair qu’on imite certains auteurs, et puis on fait un pas vers ce qui pourra être reconnu comme le sigle de notre identité – mais on n’en est pas sûr. Dans un deuxième moment, surtout si l’on voit fleurir de belles traductions, on commence lentement à les apprécier et tout se recompose, au moins à l’intérieur de certaines limites. Et il y a finalement un moment où on abandonne la volonté obsessionnelle de suivre les procédés du traducteur et où l’on se confie à son expertise. Advienne que pourra. C’est ce qui arrive avec des traductions proposées dans des langues qui ne sont pas trop éloignées. Mais, pour les autres, comme le japonais, croisons les doigts, car dès le départ, on est dans la main de Dieu !

39Je n’ai pas cité le cas du monde nippon par hasard car ici les questions posées par le contexte ont un rôle évident : à savoir le type de culture qui est ici en jeu, les références implicites, la prise de conscience de tout ce qui n’est pas dit, mais auquel il est seulement fait allusion. Par exemple le fait que les Japonais perçoivent le brouillard comme une respiration de la Nature alors que nous le percevons comme sa fermeture, comme le mouvement par lequel la Nature elle-même se voile ; ou alors, le fait que les Japonais célèbrent leurs morts au printemps plutôt qu’en automne – tout cela donne lieu à une série de fractures qu’on peut difficilement surmonter, à plus forte raison dans les évaluations d’un champ fluide d’éléments poétiques. Ne parlons même pas de la question des idéogrammes, parce qu’à ce moment là, tous les mythes qui concernent notre soi-disant « poésie visuelle », mythes qu’on a cultivés et que j’ai moi-même bien souvent essayé de prendre en compte, se défont face à la violence de ces données de fait absolument obliques.

40Je disais qu’il faut réaliser un acte de foi. On a commis le « péché » de vouloir construire la Tour de Babel pour monter jusqu’au ciel. Dans le mythe biblique, un tel péché, la superbe, la volonté de s’élever à une situation surhumaine, se trouve puni par la confusion des langues. En général, la linguistique s’oppose évidemment à de telles inculpations pour un fait qui est naturel. Mais le désir, mieux, la « nécessité » de toucher le ciel en reconstruisant une langue universelle (si une telle langue a jamais existé) est toujours présente, elle constitue une espèce de tension vers un au-delà de chaque langue. Nous savons que tous pensent volontiers au moment de la Pentecôte quand justement les apôtres parlèrent en araméen et que chacun les entendit parler dans sa propre langue. Comme le dit Manzoni : « L’Arabo, il Parto, il Siro/ in suo sermon l’udì » [20]. Il semble que les « miracles » de ce style n’aient pas manqué aux temps du premier christianisme. On cite par exemple le cas d’un groupe de martyrs à qui on coupa la langue parce qu’ils ne voulaient pas adorer l’empereur mais qu’ils persistaient dans leur intention d’élever leur prière vers Dieu et qui continuèrent à émettre également des sons qui formaient un langage : ce geste venait du corps tout entier, et cependant c’était bien une langue. Pour ne pas parler des langues de la mystique : le colloque divin dont parle Saint Paul, les xénoglossies, les glossai mystérieuses, dont certains textes gnostiques montrent aussi des fragments, qui sont bourrés de th (ce fait m’est particulièrement cher : le th rapproche l’anglais, l’espagnol et le grec de notre vieux dialecte)… On n’omettra pas une autre dimension : la langue qui va vers le bas, vers cet universel par défaut que forment les babils des enfants, riches de syllabations primordiales comme ma, pa, etc. et qui correspondent aux pulsions de la corporéité. La lettre th à laquelle je faisais allusion auparavant n’est rien d’autre qu’un écho d’un idéogramme du sein féminin, dans la majuscule grecque, Θ.

41Et tous ces niveaux du dire et des langues sont mobilisés dans la poésie : même quand on croit écrire un petit poème des plus tranquilles, en réalité on met en jeu tous ces niveaux, et peut-être touche-t-on là à des états d’universalité paradoxale, à travers le plus et le moins, alors que dans l’usage véhiculaire de la langue, cela n’a pas lieu du tout.

42Nous savons que la traduction, le « transfert » de la poésie en un sens total n’est pas possible, mais qu’il existe des greffes, des branchements, ou de belles imitations ; cela est possible surtout pour un certain type de poésie fondée sur un discours qui présente un niveau logique à peu près fluide, relié en tout cas à la dimension véhiculaire de la langue. Par exemple, on ne pourra certes pas rendre un texte de Martial à la muse Thalie dans sa compacité divine parce que toutes les épigrammes sont des structures qui sont à la fois logiquement parfaites et dans un équilibre phonético-rhytmique parfait lui aussi : mais on peut certainement rendre parfaitement la capacité de cette épigramme à décocher des flèches qui piquent, son être spirituel[21]. Les éléments logiques forment un pont bien appréciable et rendent déjà un « service social » très haut. Mais quand on arrive à la poésie récente, qui a tout déconstruit, qui nous a vaccinés aux nouveautés de l’analogie, qui a détruit et reconstruit à grand peine, qui a mélangé tout et le contraire de tout, qui a tenté de s’évader parmi des langages parallèles à ceux du moi normal, et s’est aussi laissée « infecter » par les frémissement du corps et de ses proliférations continues de voix, de langues et de bruits de toutes sortes (Artaud, et Joyce, quand bien même on voudrait le considérer comme un prosateur) [22], voici alors que la traduction devient un pari complet, ou une prétention franchement perverse. Mais il n’est pas dit qu’elle doive échouer.

43Par bonheur, j’ai éprouvé cette sensation plusieurs fois ; et l’importance de se laisser aller dans le monde reste en effet intacte, mais aussi de se laisser gentiment dévorer et métaboliser dans d’autres formes. Et c’est ainsi qu’il peut bien arriver que le texte soit amélioré dans sa traduction.

44Si l’on revient à l’anglais, qui est une langue volcanique, avec une production immense de poèmes d’un très haut niveau, il faut dire qu’elle ne peut pas ne pas nous stimuler à tenter de grandes escalades : c’est si vrai que je me suis moi-même essayé à construire des pseudo haïkus en un « anglais petèl », c’est-à-dire de petits enfants, ou mieux, en utilisant de très petits éléments de sa phonologie qui s’articulaient un peu à la fois, et se coagulaient presque d’eux-mêmes grâce à la poussée allitérative si caractéristique de cette langue [23]. J’ai essayé moi-même de traduire ces fragments en italien, mais ils en sortaient en quelque sorte diminués. Puis je me suis ingénié à continuer, en traduisant ces fragments en français, mais à chaque fois, je me trouvais face à quelque chose de nouveau qui faisait naître d’autres problèmes. Je me forçai à trouver de nouvelles solutions : la chose me plaisait, et pourtant, cela ne pouvait certes pas constituer la meilleure façon de s’entraîner aussi à une nouvelle écriture pure et simple, parce que la poésie doit naître d’on ne sait où, alors que dans ces exercices, qui succédaient aux exercices initiaux et pulsionnels menés dans un « ipo-anglais », j’encourais le risque d’une espèce de super conscience qui pouvait m’inhiber. Quand il s’agit de poésie, c’est seulement une fois les choses faites qu’on peut théoriser sur la manière, le pourquoi, le lieu, le destinateur, le destinataire. Sans aller jusqu’à recourir à des mots importants comme inspiration, disons néanmoins, et non sans banalité, que la poésie est toujours un processus de révélations des couches les plus profondes de l’inconscient. Mais en fin de compte, quand on a dit inconscient, on a tout dit et rien dit à la fois : on déclare notre propre impuissance à le définir. La poésie est peut-être un cadeau absolument imprévisible et souvent douloureux qui provient de cette absence de définition. Faisons donc en sorte qu’il y ait encore cette zone, où se trouve logé et où doit se trouver logé notre non savoir (ni qui nous sommes, ni d’où nous venons, ni où nous allons). La poésie nous rappelle toujours ce fait et nous conduit pourtant à traverser les différentes strates de notre personnalité, elle nous pousse à énucléer des formulations, en laissant néanmoins le discours toujours ouvert, et ouvert vers les autres et vers « l’autre ».

45C’est pourquoi, en ce qui me concerne (nous ne sommes pas tous du même avis) je n’ai jamais éprouvé d’affection particulière pour le concept d’état définitif d’un texte poétique. Prononcer le ne varietur me trouble. J’ai toujours la sensation qu’on pouvait accomplir un pas, sinon de plus ou vers le haut, au moins vers une certaine variation latérale qui pourrait se révéler aussi intéressante que celle qui a été donnée comme centrale.

46La confrontation avec les langues, à propos aussi du ne varietur, est des plus importants, et surtout de nos jours, spécialement pour vous qui être en train de travailler sur une question aussi importante que celle de l’anglais dans la société actuelle. Je pense pour ma part qu’être conduit à fixer son attention sur les limites de la possibilité de la traduction imposées par la poésie peut aussi servir à toutes les autres formes de traduction, jusqu’à celles qui sont les plus pragmatiquement immédiates.

47Je voudrais désormais conclure ici sur une question. Sont ici présents Beverly Allen et Gino Rizzo, qui sont en train de s’occuper d’une traduction d’une anthologie générale de mon œuvre en bilingue [24], traduction qui a déjà été réalisée par la Princeton University Press en 1975 par Ruth Feldman et Brian Swann [25]. Ils se penchent sur des questions apparemment secondaires, mais en réalité non moins insidieuses, comme celle de savoir comment rendre les composantes dialectales par le rebond dans trois systèmes linguistiques, puisque même le dialecte le plus « petit », de la taille d’un point, reste lui aussi une langue. L’anglais, l’italien, le minidialecte (comme l’est le mien) : on va du panterrestre à la réalité locale la plus réduite. Ce type de traduction est une manière qui n’est pas dénuée de portée de proposer une collaboration dans un monde déchiré par les tensions les plus destructives et contraires aux symbioses.

48Il est juste d’avoir à sa portée un langage panterrestre, mais il ne faut pas oublier le danger encouru par les identités ethniques même mineures et qui ne sont pas seulement des entités linguistiques. S’il n’en était pas ainsi, et je parle ici de notre situation italienne déjà bien ébranlée, on pourrait assister dans l’espace de deux ou trois décennies à la création d’une nouvelle espèce de prolétariat : le prolétariat linguistique. En effet, ceux qui ne connaîtront pas de manière courante au moins un broken English, se verront interdire l’accès à la gestion de quelque forme de pouvoir que ce soit. Et malheureusement, ceux qui auront été au contact de l’anglais depuis l’école élémentaire et qui pourront continuer par la suite, avec des voyages coûteux, une full immersion nécessaire, ceux-là ne seront pas nombreux. Les autres resteront d’une certaine manière de côté, comme l’avaient été il y a deux ou trois décennies les personnes qui ne connaissaient que le dialecte et qui mâchaient l’italien à grand peine ou pas du tout. Espérons que ceux-là ne soient pas guettés par une full submersion.

49Mais par ailleurs, tous ces pataquès et toutes ces terreurs pourront peut-être dans des temps plus brefs de ce que l’on pense, être dépassés par l’informatique omniprésente grâce à des inventions qui permettront des traductions instantanées au cours de la conversation comme à la Pentecôte. Ce genre de recherches peine à progresser depuis plusieurs années, mais Sony, ou quelqu’un d’autre, arrivera au but tout pimpant. Mais d’ailleurs, Internet le numineux n’est-il pas déjà en vigueur ? Et n’est-on pas en droit d’en attendre je ne sais quelle surprise ?

50[1995]


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.117.0200

Notes

  • [1]
    Europa, melograno di lingue, Società Dante Alighieri, Università degli studi di Venezia, 1995.
  • [2]
    Le Poesie e Prose scelte, édition établie par Stefano Dal Bianco et Gian Mario Villalta, introductions de Stefano Agosti et Fernando Bandini, Milano, Mondadori, 1999, p. 1347-1365.
  • [3]
    La traduzione del testo poetico, anthologie dirigée par F. Buffoni, Milan, Marcos y Marcos, 2005, 574 p. Le texte d’Andrea Zanzotto se trouve p. 127-137.
  • [4]
    « E però sappia ciascuno che nulla cosa per legame musaico armonizzata si può de la sua loquela in altra transmutare sanza rompere tutta sua dolcezza e armonia » : « Chacun doit en effet savoir que nulle chose dotée d’harmonie musicale ne peut être transportée de sa propre langue dans une autre sans y perdre douceur et harmonie ». Dante, Le Banquet I, VIII (O. C., Paris, LGF, 1996, trad. C. Bec, p. 197).
  • [5]
    Corrado Bologna, Flatus vocis, Metafisica e antropologia della voce, Bologna, Il Mulino, 1992.
  • [6]
    La Bustina di Minerva : chronique tenue par Umberto Eco dans l’hebdomadaire L’Espresso depuis 1986.
  • [7]
    Sur Goethe et l’anglais, cf. « Englische Litteratur und Sprache » in Gero von Wilpert Goethe-Lexikon, Kröner Verlag, Stuttgart 1998, p. 116-117.
  • [8]
    En français dans le texte.
  • [9]
    Serafino Riva, Grammatica inglese, publiée à Trévise chez Longo e Zoppelli, en 1934 en deux volumes.
  • [10]
    Cf. Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1971.
  • [11]
    Nigaud.
  • [12]
    En français dans le texte.
  • [13]
    Sur les connaissances en grec d’Auguste, cf. Suétone, Vie des douze Césars, II, LXXXIX.
  • [14]
    Vie des douze Césars, ibidem, LXXXV, 2.
  • [15]
    Vittorio Emanuele Orlando (1860-1952), homme politique et juriste italien. Après d’importantes études de droit qui inspireront la constitution de la république italienne, V. E. Orlando, occupera de hautes responsabilités politiques – il sera plusieurs fois ministre.
  • [16]
    En anglais dans le texte.
  • [17]
    En français dans le texte.
  • [18]
    Série télévisée créée aux États-Unis en 1987, retransmise dans plus de 100 pays au monde et qui rassemble plus de 450 millions de téléspectateurs. En Italie, la série, fut retransmise dès 1990 avec un succès national.
  • [19]
    À la place d’Alessandro, Tommaso, Cristiano, Antonio.
  • [20]
    Alessandro Manzoni, Inni sacri, « La pentecosta » 21 juin 1817-2 octobre 1822 ; édité par F. Gavazzeni, Ugo Guanda, édition Parma, 1997, p. 27.
  • [21]
    En français dans le texte.
  • [22]
    Sur Artaud, cf. Andrea Zanzotto « Chez Artaud : combustions et résidus » Essais critiques, op. cit, p. 199.
  • [23]
    Entre avril et juin 1984, Zanzotto compose une série de haïkus en anglais. Le sous-titre, For a season, renvoie aux mois les plus terribles de sa dépression. Il s’agit d’un montage d’allitérations sur la base d’un pseudo petèl anglais.
  • [24]
    Beverley Allen est l’auteur d’Andrea Zanzotto, the Language of Beauty’s Apprentice, Berkeley and Los Angeles, The UCP, 1988.
  • [25]
    Selected Poetry of Andrea Zanzotto, édition et traduction de Ruth Feldman et Brian Swann, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1975.

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