Po&sie 2005/4 N° 114

Couverture de POESI_114

Article de revue

Le travail du poète

Pages 126 à 140

Notes

  • [*]
    A. Cortellessa, in G. Raboni, La Poesia che si fa, Garzanti, 2005, p. 393.
  • [1]
    Sur Sereni, cf. Po&sie 109, p. 92-94.
  • [2]
    La tentazione della prosa, Milan, Mondadori, 1998.
  • [3]
    Sentieri di gloria, note e raggionamenti di letteratura, Milan, Mondatori, 1996.
  • [4]
    Mémoires du Poète (Au sujet du cimetière marin, O.C. I, p. 1503).
  • [5]
    « Quando trovo/ in questio mio silenzio/ una parola / scavata è nella mia vita/ come un abisso » : il s’agit des derniers vers du poème « Commiato, Locvizza, 2 ottobre 1916 », dernier poème du Port enseveli, Meridiani, Mondatori, 2005, p. 58. Vie d’un homme, Paris Gallimard, 1973, traduction Jean Lescure, p. 72. Sereni était très attaché à ces vers. Il les cite au début de l’intervention qu’il consacre à Ungaretti dans Ungaretti, quella prima volta, Atti del convegno Internazionale su Giuseppe Ungaretti, Quattro Venti, Urbino, 1981, volume I, p. 729-732. Ce texte est aussi repris dans Sentieri di gloria, Note e ragionamenti sulla letteratura, Milano, Mondadori, 1996, p. 98. Cf. enfin l’hommage rendu à la mort du poète, « In morte di Ungaretti », La tentazione della prosa, Milano, Mondadori, 1998, p. 97.
  • [6]
    Sentiment du temps publié en 1933 est le deuxième recueil d’Ungaretti. Sereni le lit dès sa parution : « c’était, si je peux dire, ma première expérience de la nouveauté en poésie ». Sentieri di gloria, p. 98.
  • [7]
    « avara pena, tarda il tuo dono/ in questa mia ora/ di sospirati abbandoni ». Il s’agit du premier tercet d’Oboe sommerso, premier poème du recueil éponyme publié par Quasimodo en 1932 (Milano, Mondadori, I Meridiani, 1971, p. 39).
  • [8]
    Le naufrage de la Grive in La grive, Poèmes (1933-1955), traduits du grec par Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki, Mercure de France, 1963, p. 133.
  • [9]
    Récit du 16 août 1946, in Pages de journal (1925-1971) traduites du grec et présentées par Denis Kholer, Mercure de France, 1988, p. 337.
  • [10]
    Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Union générale d’éditions/ Pauvert, Paris, 1985, p. 11.
  • [11]
    Il ne s’agit pas d’un néologisme mais d’un terme important dans la réflexion poétique des années 60-70. On peut renvoyer à Pablo Neruda, à Pier Paolo Pasolini et, plus récemment, à Gianni d’Elia (cf. Po&sie 110).
  • [12]
    Nous citons l’édition de Jean-Marie Gleize, Comment une figue de paroles et pourquoi, Paris, GF-Flammarion, 1997, p. 218. On trouve dans cette édition les notes de Jean Ristat. Voici la version de Vittorio Sereni : « Il fico secco non è che una povera borraccia, di caucciù essiccato a tal punto che attaccandolo con gli incisivi, un poco, è possibile superare la resistenza (o la non resistenza iniziale) che il suo involucro oppone ai denti, onde gioire – le labbra già inzuccherate dalla polvere di erosione offerte in superficie – dell’altare scintillante del suo interno che lo riempie per intero di una polpa di porpora gratificata di semi. Cosi è dell’elasticità allo spirito delle parole, e della poesia come la intendo io ». Pour traduire le néologisme incisivement et son double sens (« avec les incisives » et « de manière incisive ») Sereni est obligé de choisir. Il traduit littéralement : « en l’attaquant avec les incisives ». Sereni a traduit Paul Valéry (Eupalinos. L’anima e la danza, Dialogo dell’albero, Milano, Mondadori, 1947), René Char, Fogli d’Ipnos, Einaudi, Torino, 1968 et Ritorno sopramonte, Mondatori, Milano, 1974. Sur Vittorio Sereni traducteur, cf. G. Raboni, « Char di Sereni », in Poesia degli anni sessanta, Roma, Editori Riuniti, 1976, p. 262-266 et E. Van Itterbeek, « Vittorio Sereni, “traducteur” de René Char », in Revue de Poésie, 1984, n°4, p. 49-55.
  • [13]
    Jean Ristat soulignait en effet : « Il est sensible que l’auteur, en cet instant de ce travail, s’est demandé s’il ne ferait pas mieux de renoncer au grand texte qu’il préparait jusqu’alors et de ne produire qu’un texte très bref, semblable à la plupart de ceux recueillis dans le Parti pris des choses ».
  • [14]
    Critique et spécialiste de littérature contemporaine, Falqui, (1901-1974) s’est formé dans le cercle de La Ronda. Il publie en 1944 un Ragguaglio sulla prose d’arte. Il faut indiquer son Novecento letterario (1954-1968) en huit volumes.
  • [15]
    L’italien ne distingue pas il fico (l’arbre, le figuier) et il fico (le fruit, la figue).
  • [16]
    Comment une figue de paroles, op.cit., p. 59.
  • [17]
    Idem, p. 63.
  • [18]
    Idem, p. 64.
  • [19]
    Idem, p. 63.
  • [20]
    Sur les marginalia de Pétrarque, cf. Maurizio Fiorilla, Marginalia figurati nei codici di Petrarca, Firezne, Olschki, 2005.
  • [21]
    Comment une figue de paroles, op.cit., p. 61.
  • [22]
    Idem, p. 79.
  • [23]
    Idem, p. 111-113.
  • [24]
    Idem, p. 72.
  • [25]
    Idem, p. 81.
  • [26]
    Idem, p. 115.
  • [27]
    Idem, p. 145.
  • [28]
    Idem, p. 76.
  • [29]
    Idem, p. 139-140.
  • [30]
    Idem, p. 178.
  • [31]
    Cf. P. Valéry, « Poésie et pensée abstraite » in Variété, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, p. 1338. Le livre de Maria Corti Principi della communicazione letteraria paraît chez Bompiani en 1976. La citation se trouve à la page 100.

1Comme c’est le cas pour les plus grands poètes italiens du XXe siècle de Montale à Zanzotto, les proses de Vittorio Sereni sont peu ou mal connues en France [1]. Giovani Raboni en avait proposé une édition magistrale sous le titre La tentation de la prose[2]. Il avait aussi rassemblé les proses critiques du poète dans un petit volume intitulé Les sentiers de la gloire. Notes et raisonnements de littérature.[3].

2Le texte que nous proposons, « Le travail du poète » est la trace d’une « Conversation d’esthétique » tenue à Milan le 27 mai 1980. Il a connu plusieurs publications : la première dans la revue Incognita en 1982, la seconde dans un numéro spécial de la revue Poetiche consacré à Sereni (n° 3, 1999), la dernière dans le beau volume Poeti francesi letti da Vittorio Sereni (édition de Bruna Bianchi, Luino, 2002).

3Ce qui frappe dans ces proses, c’est la délicatesse et la simplicité de leur propos, la place laissée au texte lu qui dicte lui-même le geste critique, le refus de tout jargon comme de toute conclusion générale. Le ton est celui des poèmes. Il effleure et ne conclut pas. Cette limpidité a quelque chose de stupéfiant et de touchant aussi. Cortellessa a raison d’employer le mot « understatement ». [*]

4À travers la lecture inspirée d’Ungaretti, de Seferis et surtout de Ponge, Sereni évoque sa pratique de poète mais aussi, nous semble-t-il, une conception de l’intention littéraire qui n’est pas loin de celle de Paul Valéry quand il affirmait en une formule profonde : « Si donc l’on m’interroge ; si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai voulu dire dans tel poème, je réponds que je n’ai pas voulu dire, mais voulu faire, et ce que ce fut l’intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit… » [4]. On mesure les conséquences qu’une telle distinction peut avoir sur la définition de la poétique. Si l’intention n’est pas un programme, c’est-à-dire si elle ne soumet pas l’œuvre au temps de la prévision, alors la poétique n’est plus un ensemble de règles de fabrication, mais une rhapsodie de questions, ouvertes, douloureuses et ironiques : fragiles.

5Remarque : Sereni récuse tout pédantisme. Son texte ne comportait donc pas la moindre note mais il nous a semblé qu’il n’était pas inutile d’aider le lecteur à se repérer. Tant il est vrai que l’édition, comme la critique, ne saurait se borner à « témoigner » d’une expérience de lecture comme on voudrait le dire. Elle doit bien plutôt se proposer de permettre l’échange, c’est-à-dire le jugement.

6J’ai du mal à appeler un travail, au sens plein du terme, cette série d’opérations microscopiques et silencieuses qu’on accomplit en dialoguant avec soi-même, aidé par le hasard quand on se trouve stimulé par une rencontre fortuite, par un visage, par un geste, par un son, ou par une révélation soudaine qui naît d’un objet passé jusqu’alors inaperçu peut-être, et, pourquoi pas ?, d’une lecture (plutôt d’une ligne que d’un chapitre, plutôt d’une page ouverte au hasard que d’un livre tout entier) : bien loin, donc, dans cette phase, du papier et du bureau. De ce point de vue, ce que l’on peut dire du poète partage peu de traits communs avec le travail du peintre et celui du narrateur lui-même. Je parle évidemment pour moi et nous verrons qu’il n’en va pas de même pour tous : au contraire, je dirais que si je regarde autour de moi, c’est de moins en moins le cas. Ici une distinction s’impose. Elle concerne cette phase à laquelle je faisais allusion, c’est-à-dire le moment ou la période idéalement préliminaire à la formation d’un texte mais qui, comme nous allons le voir, peut aussi accompagner cette formation.

7Appartiennent de droit à cette structure d’accompagnement le travail de traduction d’un texte poétique mené avec une intention artistique tout comme les interventions a posteriori d’un auteur de vers sur un texte poétique qu’il considère comme achevé : de telles activités méritent bien d’être considérées en termes de travail mais je considère qu’elles doivent être exclues de notre champ d’observation d’autant plus que si je me dirigeais sur cette voie, je finirais par verser dans des analyses des structures, des moyens et des solutions expressives, si tant est que j’en sois capable, ce qui n’est pas sûr. Car ici, et il vaut mieux le dire tout de suite, je ne me risquerai pas à des définitions, mais je me limiterai à des descriptions.

8Une citation d’Ungaretti me facilite la tâche :

9

« Lorsque je trouve
dans mon silence
une parole
elle est creusée dans ma vie
comme un abîme »[5].

10Je laisserai de côté ce qui concerne le fait de « creuser » et « l’abyme » pour me concentrer sur le silence et sur la trouvaille. Trouver, est-ce aussi chercher ? En d’autre termes, est-ce que trouver présuppose qu’on ait cherché auparavant ? Il semble que le silence d’Ungaretti, que je vois plutôt comme une attente fébrile, l’exclue : mais l’ensemble de l’œuvre d’Ungaretti admet, et même par certains aspects, impose, ce rapport entre la recherche et la trouvaille. Cette œuvre se meut (et de manière toute particulière dans le Sentiment du Temps) sur l’arc d’une oscillation continue entre ces deux termes [6].

11Les quelques vers que je viens de citer constituent une ligne de crête. Ils se posent comme une ligne de partage entre les deux versants (précédent et successif) d’une dissémination de la parole. Ils ont constitué une sorte de schéma mental, mais aussi de conditionnement et de remords expressif pour au moins deux générations. Et si l’on y prend garde, quand Quasimodo écrivait : « avare plume ton don retard/ dans mon heure/ d’abandons suffoqués » [7], ne s’agissait-il pas pour lui de doubler la dose en fournissant au même moment la version vulgarisée de la confession d’Ungaretti ? Mais ici, pour les besoins de mon propos, je dois faire une autre remarque à propos de ces vers. Elle porte sur la manière dont s’insinue dans le texte la conscience que l’acte poétique est un phénomène, un événement mais aussi sur la façon dont cette conscience affleure dans le texte. Le fait n’était pas nouveau et l’on en trouverait des traces plus qu’éblouissantes à partir des stilnovistes. Mais quand la conscience de ce phénomène et de ses modalités fait corps avec le texte et que la réflexion sur le travail du texte finit par se poser comme l’objet du texte lui-même, on se trouve face à un symptôme récurrent et typique de notre temps. Il arrive même que ce phénomène devienne inquiétant, pour ne pas dire dominant. Nous en verrons par la suite un exemple particulièrement spectaculaire et captivant dans son genre.

12Pour revenir au mot que l’on trouve, voyons ce qu’en dit Ungaretti dans une note très brève : « j’ai toujours fait la différence entre vocable et mot… Trouver un mot revient à pénétrer dans les sombres abysses du soi sans aller jusqu’à en troubler le secret ni même sans réussir à le connaître ». En forçant un peu on pourrait instituer un parallèle avec la distinction analogue entre le souvenir, comme fait statique et répétitif et la mémoire, comme élément dynamique, lieu de confrontation entre le vécu et sa répercussion selon un processus qui poursuit comme objectif ou comme mirage une espèce de haute fidélité à nos mouvements intérieurs. Un dernier recours à Ungaretti permet de serrer de plus près le thème dont nous nous occupons. Ungaretti se demande à un moment de sa réflexion : « le point de départ ne se trouve-t-il pas pour chaque poète dans la sensation ? » Que la réponse implicite à cette interrogation soit vraie ou non, je dois dire que j’y adhère quand je pense à mon expérience et à ma praxis personnelle. Il est clair que quand on parle de travail poétique on tente de refaire à l’envers le parcours qui débouche, depuis le point de départ évoqué, sur l’articulation et sur l’ensemble du texte tel qu’il s’offre dans son objectivité.

13Je passe donc à un premier exemple en citant un extrait d’un long poème de Seféris.

14La poésie, ou si l’on préfère le poème, s’intitule La grive :

15

« J’ai perçu cette voix
Comme je regardais la mer en essayant de distinguer
Un bateau coulé voici longtemps.
Il s’appelait ’La Grive’, une petite épave : les mâts
Brisés, ondulaient tout au fond comme des tentacules,
Des souvenirs de rêve, désignant la coque
Museau trouble de quelque poisson, mort,
Evanoui dans l’eau. Un grand calme régnait.
Et d’autres voix peu à peu la suivirent,… »[8]

16La chance veut que ma lecture soit confirmée par quelques pages du Journal de Seféris qui indiquent la genèse du poème et par une lettre qui en offre un commentaire plus tardif. « Quand j’ai écrit L’étourneau, raconte Seféris dans la lettre, je n’avais pas la conscience précise de tous ses détails qui les composent comme je vais le dire maintenant ». Il rapporte en effet dans son journal :

17

« Entre l’îlot et la côte, un bateau coulé, “La Grive”. Sa cheminée seule émerge de quelques doigts au-dessus de la surface. “On l’a coulé pour empêcher que les Allemands ne le prennent” me dit-on. Nous l’avons observé par en dessus. L’eau légèrement ridée, et les jeux du soleil faisaient onduler ce petit bateau englouti aux gréements brisés – on le distinguait avec netteté- comme un drapeau ou une image floue de notre cerveau »[9].

18Ainsi, ce qui se donne simplement, le vécu, est soumis à une première élaboration (le drapeau, l’image opaque à l’intérieur du cerveau). Mais ensuite, dans les indications successives données par la lettre :

19

« Je vois les mâts comme les flèches dessinées sur les panneaux pour indiquer la route : la route pour le “pays des rêves” ».

20Il s’agit d’une indication sommaire, au point que l’expression pays des rêves est mise entre guillemets, mais elle rend compte du parcours, du déclic, du saut, et surtout de la concaténation de choses, de dimensions, d’êtres qui sont par eux-mêmes étrangers les uns aux autres, hétérogènes dans la distance qui les sépare. Il fallait donc établir la chose et la sensation de la chose, ne pas la quitter des yeux, savoir aussi qu’une tension s’était formée autour d’elle, tension qui ne peut pas ne impliquer un travail (ici, c’est bien le cas de le dire, quand bien même ce travail resterait en grande partie invisible) d’accentuations, de réductions, d’écarts, et de nouveau, d’accentuations. Plus précisément, et avec les mots de Seféris :

21« Quand arrive le moment de créer quelque chose, la boussole… c’est l’instinct qui sait, avant tout, amener à la lumière, et submerger dans la pénombre de la conscience les choses, les tons… qui conviennent ou qui ne conviennent pas, ou qui conviennent seulement pour faire naître ce quelque chose : la poésie. L’auteur ne pense plus à ces matériaux : il les palpe, il les soupèse, il prend leur pouls. Quand c’est l’instinct qui montre la voie dans sa maturité, le sentiment le plus ardent peut devenir dommageable et inutile tout comme la pensée congelée : il peut donner des bégaiements. Du point de vue technique, je définirais la poésie comme un “lieu harmonique” en mettant l’accent sur l’épithète compris dans le sens d’un nœud, d’une concaténation, d’une correspondance, d’une opposition entre une idée et l’autre, entre un son et l’autre, entre une image et l’autre, entre une émotion et l’autre ».

22Le regard initial sur l’épave s’est donc vu attribuer une voix, et cette voix, d’autres voix ; et le lecteur qui suit, pour reprendre une expression de René Char, la ligne de vol du poème tout entier, la voit se déterminer sous l’effet d’une véritable poussée constructive ; mais cette poussée, si nous la décomposons dans ses éléments, est à l’opposé de toute programmation : c’est l’enregistrement d’une réaction en chaîne, spontanée, mais contrôlée.

23Tout ce que je viens d’exposer ne prétend pas offrir une image de la poésie de Seféris, mais illustrer, au moyen d’un exemple qui me semble d’autant plus pertinent qu’il s’appuie sur une documentation précise, l’attitude de Seféris par rapport à sa volonté expressive. Cet avertissement vaut aussi pour le cas qui va suivre et qui n’est pas seulement documenté, mais, comme nous allons le voir, « super documenté ». Mais, avant d’en arriver là, je voudrais créer une sorte de dépaysement par rapport à l’exemple que je viens de commenter en évoquant comme en passant le cas d’un écrivain, momentanément imaginaire, qui travaillerait en restant enfermé chez lui à double tour et qui aurait remplacé ses relations avec le monde sensible par la consultation du dictionnaire et de quelques livres d’histoire naturelle. Il aurait aussi remplacé le regard sur le paysage par l’observation minutieuse, et maniaque peut-être, d’une minuscule photographie agrandie au moyen d’une loupe ou alors il partirait non pas d’une scène réelle mais d’une reproduction : par exemple la façade d’un hôtel liberty tel qu’il figurerait sur l’entête d’une feuille de papier à lettre.

24Cet écrivain, qui dispose de moyens économiques considérables, a voyagé de par le monde. Et pourtant il dira que rien de ces voyages n’a profité à son œuvre, et que chez lui, l’imagination est tout, et que son œuvre toute entière est le produit de son imagination. Ce terme extrêmement ambigu et qui a donné lieu à tant de controverses perdrait ce caractère si d’aventure on s’intéressait à l’origine (si différente de celle dont nous parle Seféris) des concaténations auxquelles elle donne naissance à son tour et à leur manière si particulière de se développer. Voici : on dira que chez cet écrivain « le langage, n’est plus un instrument, et qu’il s’est sublimé jusqu’à devenir objet d’imagination » et qu’il a travaillé à former des mythes, c’est-à-dire des fables, c’est-à-dire des inventions d’aventures, à partir des mots. En résumé, l’écrivain dont nous sommes en train de parler trouve l’origine de son imagination et l’ensemble de ses sollicitations dans l’univers des mots plutôt que dans la prise directe sur le monde considéré dans ses dimensions physiques et son spectacle. Les spécialistes ont compris depuis un moment que je suis en train de parler de Raymond Roussel, grand producteur de machines verbales, et machine verbale lui-même. Il ne fut pas avare en offrant à sa soi-disant postérité la formule, le mécanisme, le truc de ses inventions à travers un livre entier publié de manière posthume : Comment j’ai écrit certains de mes livres. Les exemples que Roussel propose de son procédé sont restés célèbres. Il ne s’agit pas d’un simple comportement et c’est même beaucoup plus qu’une attitude. « Je choisissais, rapporte Roussel, deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques.

25En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :

26Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…

27Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard » [10]lettres a respectivement le sens de signes typographiques et de missives, blanc, de craie et d’homme blanc, bandes, de bords de tables et de hordes de guerriers. Et ainsi de suite.

28Roussel nous permet ainsi de reconnaître l’élan de ce qu’il appelle imagination et qui se déchaînera (et donnera lieu à toutes les concaténations possibles) à travers un processus essentiellement associatif, c’est-à-dire à travers les associations d’idées que provoqueront les mots eux-mêmes (et ici en particulier : des allusions épisodiques, des trouvailles narratives). Est-il besoin de souligner l’écroulement de certaines idoles, à commencer par cette bonne vieille inspiration, terme des plus éculés à moins qu’on ne l’identifie, de manière plus ou moins adéquate, avec la focalisation, ou la mise au point du magma des mots en fermentation ? On ne peut pas savoir si Roussel en était parfaitement conscient, mais on assiste ici à la liquidation de certains héritages romantiques tels que la spontanéité, la naturalité, l’immédiateté – héritages que Baudelaire avait déjà contestés et ébranlés. De manière plus précise c’est le caractère central du sentiment qui se dissout ici (et à ce propos nous avons convenu que Seféris aussi était d’accord). Et pour ce qui est de la sensation et des émotions comme telles, il est exclu qu’on puisse les retrouver à l’origine du texte. Peut-être pourra-t-on les situer ailleurs, au-delà du texte, c’est-à-dire dans la réaction du lecteur. Et ainsi, la faculté qui préside à l’écriture n’émane plus d’une espèce de bénédiction venue d’en haut, mais s’ouvre sur une potentialité de productivité infinie. Alors que Seféris nous offre quelques allusions sur le point de départ du poème et laisse tout le reste dans l’ombre, ou le confie à l’observation des résultats successifs, Roussel nous offre son procédé de manière tout à fait explicite de telle sorte qu’à partir de ce moment là, ce n’est plus sur la pointe des pieds que nous nous sentons admis à l’intérieur de son laboratoire. Tout embarras à évoquer le travail du poète prend fin dès lors que ce dernier est localisable et se déroule sous nos yeux.

29Je n’insiste pas sur le cas Roussel, justement parce qu’il présente toutes les caractéristiques du cas. Et c’est bien à ce titre qu’il a pu mobiliser l’attention qu’on lui a consacrée et qu’on lui consacre encore, attention qui se partage entre la critique littéraire au sens plein du terme et l’analyse d’un comportement psychique aberrant.

30Venons-en donc à l’exemple que j’avais annoncé. Il s’agit de Francis Ponge dont on ne peut pas dire qu’il jouisse en Italie d’un grande renommée, hormis auprès des spécialistes, et ce, malgré la présence de deux livres essentiels parus dans des versions bilingues chez Mondadori en 1971 et chez Einaudi en 1979 : le premier fut publié sous le titre La vie du texte (Vita del testo) par les soins de Bigongiari avec ses propres traductions et des traductions de Luciano Erba, de Jacqueline Risset et de Giuseppe Ungaretti ; le second, Il partito preso delle cose, fut publié et traduit par Jacqueline Risset. Pour avoir une image plus globale et une analyse plus profonde de la poésie de Ponge, je me permets de vous renvoyer aux introductions de P. Bigongiari et de J. Risset.

31Mais pour ne pas perdre de vue notre sujet, et si l’on considère que, comme je l’ai dit, nous sommes maintenant en plein laboratoire, je vais m’appuyer sur un document étrange offert par le livre que j’ai sous les yeux : Comment une figue de paroles et pourquoi, paru dans la collection « Digraphe » chez Flammarion en 1977. Ce livre est un dossier. Il recueille l’intégralité des minutes manuscrites et dactylographiées d’un poème en prose, La figue sèche dont je rappelle par ailleurs, qu’il avait été publié à l’invite des rédacteurs de Tel Quel en 1960 dans le premier numéro de la revue. Cependant, les premiers brouillons remontent aux premiers mois de l’année 1951. La dernière version, ou mieux, la dernière version connue de nous, se trouve dans le troisième tome du Grand Recueil, publié chez Gallimard en 1961. Pourquoi donc avoir choisi cet exemple ? Parce qu’il rentre à bon droit et de la manière la plus simple dans le cadre de ce que les critiques du langage appellent l’avant-texte, c’est-à-dire l’aire, ou plutôt, la phase prétextuelle.

32Et pourtant, si je veux atténuer le choc inévitable qui saisira ceux qui ne sont pas préparés, je dois dire quelques mots pour commencer à expliquer le phénomène dont il s’agit, vu que Ponge dédie le titre d’un de ses livres au « parti pris des choses ». Comment comprendre ce titre ? Je m’autoriserai de quelques propositions précieuses de Jacqueline Risset :

33

« Comment comprendre cette opération si surprenante, quand on s’aperçoit que ce n’est pas au nom des mots, mais bien au nom des choses que Ponge la conduit : Le parti pris des choses, ce titre prend sur lui sans la moindre hésitation, ce parti que détermine le point de vue du poète : pour les choses, c’est-à-dire contre l’homme… Le lecteur du Parti pris des choses perçoit bien que l’écriture est ici, d’une certaine manière, un moyen en vue d’un objectif à la fois extérieur et intérieur à la littérature (poésie ou roman) dont il a l’expérience ou l’habitude.
Il s’agit, comme il peut le percevoir, de l’effort accompli pour parvenir à des définitions exhaustives, de quelque chose comme la constitution d’un dictionnaire. Du recours, donc, à une rhétorique de type juridique, scientifique, rhétorique : une antipoésie. En d’autres termes : « la deuxième finalité » (cognitive, définitoire) empêche, de manière délibérée, opiniâtre même, la consommation immédiate, du « beau lyrique ».

34

« Par ailleurs, et je continue à citer Jacqueline Risset, les “choses” sont prises dans les mots, de manière irréversible : et ainsi, prendre leur parti, cela ne signifie pas les séparer de l’élément “langagier” qui s’est sournoisement introduit en eux. Cela signifie au contraire, explorer, faire revenir à la lumière toutes les couches langagières superposées et à moitié effacées qui créent en nous le volume propre à chaque chose ».

35De manière plus simple, mais aussi plus insidieuse, Ponge lui-même :

36

« Le meilleur parti est de considérer chaque chose comme absolument inconnue, et de se promener ou de s’allonger dans les sous-bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout depuis le commencement ».

37Une fois concédées ces prémisses, personne ne s’étonnera (on en a vu d’autres ; et nous savons depuis longtemps qu’il n’existe rien de poétique ou d’impoétique a priori[11]), personne ne s’étonnera donc que sous les apparences d’un éloge, et en réalité, à travers un long effort de définition par approximation, un texte poétique ait pour objet une figue, et qui plus est, une figue sèche. Affable en sa persévérance, ce poète tout à la fois aimable et protéiforme qu’est Ponge affirme avoir été convaincu de l’opportunité d’exposer sans économie l’importante quantité de feuilles gribouillées pour porter à son achèvement (ou plutôt à sa plus grande efficacité) la formation de cette figue de paroles ; d’opérer donc cette « livraison », ce don, dans la pleine disponibilité de ses pouvoirs sans autre motif ou raison que « son bon Plaisir » comme il le dit.

38L’opération consiste donc en ceci : soit un objet donné (ici, dans ce cas précis, un fruit), il s’agit de l’aborder successivement sous ses profils les plus variés, de le soumettre à plusieurs visées, en rectifiant et en ajustant à chaque fois l’angle du tir. C’est cette tentative qui explique l’étalage de feuilles et feuillets, de manuscrits et de dactylographies, avec tous les ajouts, les ratures et les variantes intercalés entre les pages ou précisés dans les marges, et qui se retrouvent désormais exposés à la lumière du jour, comme offerts en spectacle : comme si, et qu’on me pardonne cette allusion à la vie de l’entreprise, on exhibait les pièces justificatives pour le remboursement d’une facture. Et pour justifier et éclairer le sens du phénomène, je recours une dernière fois à la lecture de Jacqueline Risset qui explique le rapport intime, exprimé par Ponge, entre l’impossibilité de décrire et l’effort tenté pour offrir une description.

39« Un tel processus génératif (cette impossibilité qui empêche et suscite l’écriture) engendre le statut foncièrement antipoétique du texte de Ponge et explique la place privilégiée occupée dans son œuvre par le brouillon – ou plutôt l’abolition de la différence entre “brouillon” et “texte final” : entre texte préparatoire et texte définitif. Car d’une certaine façon, aucune énonciation n’est définitive, et toute énonciation l’est aussi à sa manière. Le plus infime bourgeonnement de pensée et de langage (de pensée aux prises avec le langage) est une tension vers la formulation achevée, inatteignable et donc, pour finir, équivalente à celle-là. Même quand la phrase reste inachevée, même quand le sauteur retombe sur la barre, ou quand il s’arrête juste avant de sauter, il y a dans son départ, toute la quantité, toute la qualité d’énergie qui caractérise l’acte d’expression. Et le résultat compte moins que ce passage d’énergie ».

40Il est clair que tout le monde ne sera pas d’accord avec ces énoncés, mais je ne vois pas de meilleur guide pour une première reconnaissance dans le laboratoire de Ponge tel que le représente de manière exceptionnelle le dossier que j’ai sous les yeux. Je voudrais maintenant, à titre d’orientation, extraire une des versions qui se trouvent parmi ces salves. Je souligne que cette version se trouve à un point très avancé du dossier, ce qui provoque la stupeur de l’éditeur. Je traduis comme je peux.

La figue

41

« La figue sèche n’est qu’une pauvre gourde, d’un caoutchouc desséché juste à un point qu’on puisse, en insistant incisivement un peu, franchir la résistance (ou plutôt la non-résistance d’abord) aux dents de son enveloppe pour- les lèvres déjà sucrées par la poudre d’érosion superficielle qu’elle offre- jouir de l’autel scintillant en son intérieur qui la remplit toute d’une pulpe de pourpre gratifiée de pépins.
Ainsi de l’élasticité à l’esprit des paroles, et de la poésie comme je l’entends »[12].

42J’évoquais la surprise du responsable de l’édition [13]. C’est qu’il s’agit d’une version d’une densité exceptionnelle si on la compare aux autres. Et même, et pour ne pas dire surtout, si nous la comparons à celle que nous pouvons considérer comme définitive du point de vue éditorial. On peut se demander si Ponge, arrivé à ce moment de son travail, aurait pu renoncer au grand texte auquel il avait travaillé jusque là, pour se contenter d’un texte très ramassé. De fait, lu dans cette version, le texte nous rappelle ce qu’on appelait autrefois une prose d’art. Et si jamais elle avait paru sous la signature d’un auteur italien, ce grand comptable d’Enrico Falqui n’aurait pas hésité un instant à l’insérer dans Capitoli, une anthologie fameuse des années trente [14]. Et je remarque en passant qu’il y a longtemps déjà, à son premier contact avec de brefs textes de Ponge analogues à celui-là, Sergio Solmi avait parlé de nature morte. On pourrait alors se poser la question suivante : parmi les nombreuses versions de l’exigence récurrente de réalisme, à quelle tendance peut-on rapporter, non pas tant la production de Ponge, que l’exigence qui la sous-tend ? Au ready-made ? à l’hyperréalisme ? à la poésie visuelle ? Je laisse cette question sans réponse, ou plutôt je l’adresse aux spécialistes.

43Je reviens à la description de notre exemple et à sa grande complexité. Dans la brève version que je vous ai soumise figurent des éléments essentiels, mais pas tous. On remarque un acharnement de détails, qui tendent à décrire la matérialité de l’objet d’un point de vue externe comme d’un point de vue interne, mais qui se concentre aussi sur les caractères de la dégustation. Le recours à l’image ne va pas dans la direction de la métaphore, mais fait intimement partie de cette matérialité : la gourde, l’autel scintillant de la pulpe. Quant au fruit lui-même, la figue, il n’est pas seulement décrit, mais pratiqué : il est incorporé, assimilé, dans son élasticité, à l’acte qui le décrit : appropriation de l’objet, de l’essence de l’objet à travers une élasticité qui n’est pas donnée mais désirée et poursuivie par le sujet dans son rapport à l’esprit des mots. Or le texte ne se proposait pas un tel objet à l’origine, mais il a fini par s’y rapporter, dans son développement naturel, à partir de la chose elle-même. En ce sens (et on ne peut le comprendre que par effraction à l’intérieur du processus d’élaboration, c’est-à-dire en pénétrant dans le bois que constitue le dossier tout entier) les définitions de prose d’art, ou de nature morte semblent vraiment approximatives.

44Parcourir à nouveau la totalité de ce parcours en zigzag qui conduit jusqu’au texte final n’est pas possible. Dans notre situation, ce n’est pas très conseillé. Mais il faut au moins noter quelques passages et quelques points de rupture. Le dossier s’ouvre sur une simple note consacrée au figuier, qui appartient à la famille des urticacées, et qui produit le fruit homonyme en italien [15] : ficus carica en latin.

45Suit, à une distance qui correspond probablement à quelques jours ou même à quelques heures, un premier jet d’une page environ. Information importante : chacune de ces versions successives comprend, comme on peut le constater sur la page imprimée, aussi bien le texte lui-même que ses alentours (de réflexions, d’annotations, de ratures, de notes, d’observations marginales, etc.) : en gras, la version du texte, en caractères plus clairs, les alentours. Ils ne sont pas séparés : ils sont mêlés dans le corps de la page. Et vu que nous parlons de travail, qu’est-ce que tout cela sinon une documentation concrète du travail ? Plus important encore : il faut souligner que, d’une version à l’autre, Ponge supprime certains segments qui figuraient dans la version et en introduit d’autres qui appartenaient aux alentours du texte.

46Voici le premier segment qui figure en gras : « La figue est molle et rare » [16]. Suit, entre parenthèses, un point d’interrogation. Et puis, en caractères plus clairs, la remarque : « phrase donnée automatiquement », c’est-à-dire venue d’instinct. Dans un des brouillons successifs, on peut lire, toujours en gras : « La figue est molle et rare, écrivais-je… et je ne suis pas très content de ce rare » [17] ; et déclarant cette insatisfaction, il a fixé ce passage dans la suite du poème. Il poursuit : « cela ne signifie rien, pourtant cela va » (c’est-à-dire : ce « rare » ne signifie rien, et pourtant il fonctionne). Et il souligne : « seulement peut-être pour la musique ». Et, à la ligne, en gras : « Molle, et sèche (et rare) » [18]. Et de nouveau dans une note : « molle et grave ne va pas (non, pas du tout) : barbare irait presque (comme sonorité) pas comme signification : ignare, bécarre, bizarre » [19]. Et puis, avec une tendance évidente à faire décoller le texte à partir de là : « Rare ou avare ? Une pauvre gourde, un pauvre bourse d’avare ».

47Je fais l’économie de la suite de cette page très tourmentée dans laquelle je souligne que le texte ne décolle pas encore. Dans les versions successives, le segment initial revient parfois pour disparaître définitivement, au moins comme point de départ. On se souvient des notes que Pétrarque écrivait en marge de ses manuscrits : Hoc placet (c’est bien, ça marche) ; videtur nunc animus ad haec expedienda pronus (j’ai l’impression que je suis maintenant dans le bon état d’esprit pour exprimer ces choses). Ou alors : non videtur satis triste principium (le début ne me semble pas assez triste) [20]. Dans un cas comme dans l’autre, il serait impropre de parler de perfectionnement, mais que diriez-vous d’un Pétrarque qui absorberait ces remarques dans le texte lui-même ? N’est-ce pas impensable ? C’est pourtant le cas de Ponge, tout entier à sa lutte entre le mot et la chose, au point, comme nous allons le voir, de déplacer graduellement sur ce corps à corps la substance du texte, en nous proposant le petit roman passionnant de la manière dont, au coup par coup, la parole naît au texte, si je puis m’exprimer ainsi, et vient mourir au texte, ou dans le texte.

48Revenons en arrière pour trouver deux observations, ou mieux deux notes qui se trouvent pour le moment disjointes :

49

« Icelluy de Rut [ce qui revient à dire Un tel] trouva un petit sachet où il y avait de la mitraille, qui est appellée billon ». Il s’agit d’une citation de Du Cange, historien français du XVIIe siècle, extraite du Littré. La citation successive vient du Grand Larousse. Cette note évoque Symmaque, grand païen de Rome qui se moquait ainsi de l’empire romain christianisé : « Il est impossible qu’un seul chemin mène à un mystère aussi sublime »[21]. « Symmaque, remarque Ponge dans une note successive un peu plus détaillée, n’eut pas de postérité spirituelle, mais fut le beau-père de Boèce, auteur de la Consolation philosophique. Tous deux furent mis à mort par l’empereur barbare (et chrétien) Théodoric, en 525 »[22].

50Quel rapport avec la figue ? Les deux notes figurent plusieurs fois dans les approches successives au texte sans la moindre connexion apparente, jusqu’au moment où nous lisons :

51

« Symmaque
grand païen de Rome
se moquait de l’empire devenu chrétien :
Il est impossible
Disait-il
Qu’un seul chemin
Mène à un mystère aussi sublime.
Il n’eut pas de postérité spirituelle
Mais devint beau-père de Boèce
Auteur de la Consolation philosophique
Puis tous deux furent mis à mort
Par l’empereur barbare Théodoric
en 525
Barbare et chrétien je suppose
Ceci fait
Il fallut attendre plusieurs siècles
Pour qu’enfin l’on rebaisse les yeux
Et regarde à nouveau la terre
C’est alors qu’un beau jour
selon du Cange :
Icelluy du Rut trouva un petit sachet
Où il y avait la mitraille
Qui est appelée billon.
La belle affaire !
Eh bien, moi,
Pour ma part, j’ai trouvé une figue
Qui sera l’un des éléments
De ma consolation matérialiste
Ce n’est qu’entre-temps
Plusieurs tentatives
N’aient été faites
En sens inverse
Dont les souvenirs ou vestiges
Sont touchants
Ainsi avez-vous pu comme moi rencontrer
dans la campagne
Au creux d’une région bocagère
Quelque église ou chapelle romane
Comme un fruit tombé
Bâtie sans beaucoup de façons,
L’herbe, le temps, l’oubli,
L’ont rendue extérieurement presque informe
Mais parfois, le portail ouvert,
Luit au fond un autel scintillant.
Eh bien la moindre figue sèche
La pauvre gourde, à la fois rustique et baroque
Certes ressemble fort à cela
Avec cette différence pourtant
Qu’elle me paraît beaucoup plus sainte encore
Ou si vous le préférez
Dans le même genre
Plus modeste
Et réussie à la fois.
Et si je désespère bien sûr d’en tout dire
Si mon esprit, avec joie,
La restitue à mon corps,
Ce ne sera pas sans avoir voulu lui rendre
au passage
le petit culte à ma façon qui lui revient
Ni plus ni moins intéressé qu’il ne faut »[23].

52Etc. etc. Le texte se trouve ici à un point très avancé de son élaboration. Mais l’importance de ces deux notes n’échappera à personne : dans un premier temps, elles étaient complètement étrangères au texte, désormais elles sont déterminantes dans le développement du texte lui-même. Partis de la considération moqueuse de Symmaque, à travers la mention de la Consolation de la philosophie de Boèce, et le retour, à des siècles de distance, d’un petit sachet de menue monnaie grâce à l’intervention de quelqu’un qui finit par regarder à ses pieds, on arrive à la considération de la chose elle-même, c’est-à-dire de la figue, de la matérialité de la figue et donc à ce que Ponge appelle sa « consolation matérialiste ». Si l’on reprend en main le dossier, on s’aperçoit que deux éléments de réflexion qui s’étaient développés jusque là de manière presque indépendante l’un de l’autre : la consolation matérialiste, et donc antimétaphysique, et la réflexion sur les mouvements et la nature de la poésie, finissent par se rejoindre à l’intérieur du texte, à l’enseigne de la chose et grâce à l’attention pour la chose qui fait corps avec la chose elle-même.

53Je sais bien que je finirais par m’écarter de mon sujet si je me lançais dans une tentative d’interprétation, mais je crois que la manière dont ces deux éléments s’immiscent progressivement dans le texte n’est pas sans intérêt. En feuilletant à rebours notre dossier, je tombe à l’improviste sur un titre qui introduit le premier élément comme en cachette :

54

« La figue ou la consolation matérialiste »[24].

55Il faut noter que Symmaque et tout ce qui se rapporte à lui n’ont fait jusqu’ici qu’une apparition timide sous la forme d’une brève remarque qui semblait l’expression d’une curiosité érudite.

56Voici ce qu’on peut lire à propos de cette consolation « sui generis » :

57

« Il y a dans l’homme une faculté (non reconnue précisément comme telle) de saisir qu’une chose existe justement parce qu’elle sera toujours incomplètement réductible à son esprit. Elle heurte son corps et comme elle le heurte, elle heurte également son esprit. Mais, cela est raisonnable, le corps se laisse heurter avec joie. Cela le rassure. L’esprit doit éprouver une joie pareille. La poésie est peut-être ce qui rend compte de cela.
Qu’est-ce que l’évidence ? C’est la qualité de cela même dont je sais que je l’ignore et que je l’ignorerai toujours, la qualité de ce dont mon esprit désespère et dont mon corps à chaque rencontre éprouve la merveilleuse et singulière, la singulière irréductibilité à mon esprit.
La troublante (me dit-on : peut-être mais non, à mon sens, plutôt rassurante (donnant confiance) irréductibilité à la connaissance (à la définition).
Je veux rejeter la figue dans le paradis de l’existence, dans le paradis de ce que le corps connaît aux dépens de l’esprit. Le paradis est par définition perdu »[25].

58Le rapport à la poésie ne fait ici qu’une très brève apparition, mais si nous parcourons d’autres pages du dossier, nous tombons sur un autre titre comme :

59

« La figue (ou) (de la poésie à peu près comme d’une figue) »[26].

60Et on trouverait aussi, un titre alternatif, vite abandonné pour revenir au précédent :

61

« Voici l’art poétique de la figue sèche »[27].

62Ce thème affleure d’emblée dans une phrase d’ouverture toute simple, qui semblerait destinée à rester comme un début stable du texte :

63

« Je ne sais pas du tout ce qu’est la poésie, mais assez bien ce qu’est une figue »[28].

64Voilà qui pourrait suffire et il faut en effet attendre de nombreuses pages avant que le thème ne soit affronté directement :

65

« Certes la poésie, elle aussi, est le résultat d’une maladresse, d’une confusion de mots, d’un rapprochement inédit et bizarre de racines. Lui aussi savoureux, plein de goût, et Non, je ne me priverai pas de cela.
Grâce à son épaisseur matérielle, grâce à sa résistance – et non-résistance d’abord – à l’esprit,
La parole
est aussi une façon de sévir contre l’esprit –
simplificateur et insipide –
Une façon de mordre dans la vérité
(qui est l’obscurité, le fond obscur des choses). Ou plutôt…
Il existe une façon de traiter les paroles, conçues comme enveloppe, pâte épaisse, à franchir, qui mime
La façon qu’a l’esprit de franchir la raison simple (simpliste) des formes, pour atteindre au fond obscur des choses : à leur fraîcheur, à leur vérité.
La fraîcheur est la température de la vérité avant qu’elle ne sorte du puits, avant qu’elle ne regarde au miroir »[29]

66Et dans cette version on peut retrouver le lien avec le passage que nous avons lu à propos de la consolation matérialiste. Dans ces deux extraits, le gras l’emporte sur les caractères normaux. N’est-ce pas le signe qu’à ce point du travail, ces réflexions tendaient à s’incorporer dans le texte de manière intégrale ? Elles se sont progressivement effacées dans la version qui nous semble constituer le texte définitif.

67Je vous épargne l’indication en détails des très nombreux dérivatifs, depuis l’accumulation des matériaux exposés dans la vitrine de ce dossier et ce, malgré tout l’intérêt qu’ils présentent. La plupart du temps ce sont des dérivatifs qui apparaissent comme tels : dès lors que le jongleur trouve toute une série de manières pour récupérer une bonne partie des boules jetées en l’air qui semblaient dispersées. Ce serait donc ça le travail ? Le parcours qu’il nous faut accomplir pour atteindre la vérité de la chose ? En essayant et en essayant à nouveau, comme Galilée, à travers toute une série de tentatives et de refus par négation ? Comme si la chose dans son mystère était là à attendre avec patience qu’on vienne l’admirer et l’aimer ? N’importe quel dictionnaire, remarque Ponge avec une fausse naïveté, nous dit que la poésie est l’art d’écrire en vers. Mais cette définition est véritablement dépassée, elle n’est plus juste, même s’il est vrai que le dossier, en hommage peut-être à l’ancienne définition, concède parfois à un ancien préjugé qui affleure de temps en temps, au sein des nombreux dérivatifs repérables, quelque essai de scansion, quelque tentative de mise en page versifiée d’un texte qui a plutôt tendance à s’agglomérer à travers des lignes et des fibres en prose : au sein d’un phrasé qui ne se cherche pas comme tel, mais comme art du montage, assemblage de mots, susceptible de permettre à l’esprit de mordre dans les choses pour s’en nourrir. Il ne s’agit pas tant de la connaissance des choses que de leur assimilation – mais quel parcours pour parvenir à ce que le langage classique appelle ou appelait propriété des termes. Il apparaît important, dans le cadre de notre réflexion, d’observer qu’une partie essentielle du travail est constituée par la fatigue déclarée, mise en lumière et sans cesse exprimée qu’il comporte : en définitive, le renversement, ou plus exactement, la réciprocité entre le texte et son élaboration. Entre les brouillons et les versions au propre, la qualité du texte naît donc de la collusion entre l’objet pris à parti et la réflexion qui le concerne avec un large emploi de raison [en français dans le texte], de cette belle raison française. On ne sera donc pas surpris que le congé qui achève le long texte final soit consacré, au nom de la difficulté vaincue, et de la multiplicité, de la pluralité des modes d’observation et de rapprochement possible, à un païen, c’est-à-dire à un polythéiste :

68

« Tel soit ce poème (bref fragment). Pour ce qu’il nous tient tête
Beaucoup moins qu’une figue, on le voit, du moins en son honneur
Pourra-t-il tenir tête
Nous reste-t-il peut-être.
Par les dieux immortels, cher Symmaque, ainsi soit-il »[30].

69Conclusions ? Aucune. J’avais bien dit en commençant que je n’avais pas l’intention d’aller plus loin que la description, et c’est bien ce que j’ai essayé de faire, en m’appuyant, peut-être trop, sur des citations. L’exemple de Ponge pourrait peut-être nous conduire à quelques considérations sur cette symbiose entre le poète et le critique qui se trouve parfois chez le poète et dont on doit se demander si elle est croissante, ou si elle est stabilisée plutôt et donc déjà sur le déclin de telle sorte, mais ce n’est pas tout à fait le cas de Ponge, qu’il ne s’agit plus de parler d’un « artifex additus artifici », mais bien plutôt d’un « semiologus additus poetae », avec d’étranges effets de va-et-vient entre critiques et poètes et vice versa.

70Ce n’est pas mon problème ici.

71Pour revenir au travail du poète, et si l’on entend par travail cette phase de gestation et en partie de manipulation que j’ai essayé de soumettre à votre intérêt, je voudrais m’arrêter un moment sur quelques expressions de Valéry que je trouve citées de manière opportunes par Maria Corti dans son livre Principi della communicazione letteraria :

72« Et tantôt, c’est une volonté d’expression qui commence la partie, un besoin de traduire ce que l’on sent ; mais tantôt, c’est au contraire, un élément de forme, une esquisse d’expression qui cherche sa cause, qui se cherche un sens dans l’espace de mon âme… Observez bien cette dualité possible d’entrée en jeu : parfois quelque chose veut s’exprimer, parfois quelque moyen d’expression veut quelque chose à servir »[31].

73J’oserais dire que l’on peut facilement reconduire à ces dualités les divers comportements, ou plutôt, les différentes modalités par lesquelles on peut se préparer au travail poétique.

74Faut-il privilégier, dans le cadre d’une évaluation un élément sur l’autre ? Il ne me semble pas que ce soit nécessaire. D’autant plus qu’il n’est pas rare de les voir s’opposer ou cohabiter ou même s’alterner sur le cours tout entier d’une seule expérience : celle de tel ou tel poète.

75C’est pourquoi, au nom de cette fatigue juste et diverse, et au nom de la multiplicité, on peut vraiment conclure avec Ponge :

76

Par les dieux immortels, cher Symmaque, ainsi soit-il.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.114.0126

Notes

  • [*]
    A. Cortellessa, in G. Raboni, La Poesia che si fa, Garzanti, 2005, p. 393.
  • [1]
    Sur Sereni, cf. Po&sie 109, p. 92-94.
  • [2]
    La tentazione della prosa, Milan, Mondadori, 1998.
  • [3]
    Sentieri di gloria, note e raggionamenti di letteratura, Milan, Mondatori, 1996.
  • [4]
    Mémoires du Poète (Au sujet du cimetière marin, O.C. I, p. 1503).
  • [5]
    « Quando trovo/ in questio mio silenzio/ una parola / scavata è nella mia vita/ come un abisso » : il s’agit des derniers vers du poème « Commiato, Locvizza, 2 ottobre 1916 », dernier poème du Port enseveli, Meridiani, Mondatori, 2005, p. 58. Vie d’un homme, Paris Gallimard, 1973, traduction Jean Lescure, p. 72. Sereni était très attaché à ces vers. Il les cite au début de l’intervention qu’il consacre à Ungaretti dans Ungaretti, quella prima volta, Atti del convegno Internazionale su Giuseppe Ungaretti, Quattro Venti, Urbino, 1981, volume I, p. 729-732. Ce texte est aussi repris dans Sentieri di gloria, Note e ragionamenti sulla letteratura, Milano, Mondadori, 1996, p. 98. Cf. enfin l’hommage rendu à la mort du poète, « In morte di Ungaretti », La tentazione della prosa, Milano, Mondadori, 1998, p. 97.
  • [6]
    Sentiment du temps publié en 1933 est le deuxième recueil d’Ungaretti. Sereni le lit dès sa parution : « c’était, si je peux dire, ma première expérience de la nouveauté en poésie ». Sentieri di gloria, p. 98.
  • [7]
    « avara pena, tarda il tuo dono/ in questa mia ora/ di sospirati abbandoni ». Il s’agit du premier tercet d’Oboe sommerso, premier poème du recueil éponyme publié par Quasimodo en 1932 (Milano, Mondadori, I Meridiani, 1971, p. 39).
  • [8]
    Le naufrage de la Grive in La grive, Poèmes (1933-1955), traduits du grec par Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki, Mercure de France, 1963, p. 133.
  • [9]
    Récit du 16 août 1946, in Pages de journal (1925-1971) traduites du grec et présentées par Denis Kholer, Mercure de France, 1988, p. 337.
  • [10]
    Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Union générale d’éditions/ Pauvert, Paris, 1985, p. 11.
  • [11]
    Il ne s’agit pas d’un néologisme mais d’un terme important dans la réflexion poétique des années 60-70. On peut renvoyer à Pablo Neruda, à Pier Paolo Pasolini et, plus récemment, à Gianni d’Elia (cf. Po&sie 110).
  • [12]
    Nous citons l’édition de Jean-Marie Gleize, Comment une figue de paroles et pourquoi, Paris, GF-Flammarion, 1997, p. 218. On trouve dans cette édition les notes de Jean Ristat. Voici la version de Vittorio Sereni : « Il fico secco non è che una povera borraccia, di caucciù essiccato a tal punto che attaccandolo con gli incisivi, un poco, è possibile superare la resistenza (o la non resistenza iniziale) che il suo involucro oppone ai denti, onde gioire – le labbra già inzuccherate dalla polvere di erosione offerte in superficie – dell’altare scintillante del suo interno che lo riempie per intero di una polpa di porpora gratificata di semi. Cosi è dell’elasticità allo spirito delle parole, e della poesia come la intendo io ». Pour traduire le néologisme incisivement et son double sens (« avec les incisives » et « de manière incisive ») Sereni est obligé de choisir. Il traduit littéralement : « en l’attaquant avec les incisives ». Sereni a traduit Paul Valéry (Eupalinos. L’anima e la danza, Dialogo dell’albero, Milano, Mondadori, 1947), René Char, Fogli d’Ipnos, Einaudi, Torino, 1968 et Ritorno sopramonte, Mondatori, Milano, 1974. Sur Vittorio Sereni traducteur, cf. G. Raboni, « Char di Sereni », in Poesia degli anni sessanta, Roma, Editori Riuniti, 1976, p. 262-266 et E. Van Itterbeek, « Vittorio Sereni, “traducteur” de René Char », in Revue de Poésie, 1984, n°4, p. 49-55.
  • [13]
    Jean Ristat soulignait en effet : « Il est sensible que l’auteur, en cet instant de ce travail, s’est demandé s’il ne ferait pas mieux de renoncer au grand texte qu’il préparait jusqu’alors et de ne produire qu’un texte très bref, semblable à la plupart de ceux recueillis dans le Parti pris des choses ».
  • [14]
    Critique et spécialiste de littérature contemporaine, Falqui, (1901-1974) s’est formé dans le cercle de La Ronda. Il publie en 1944 un Ragguaglio sulla prose d’arte. Il faut indiquer son Novecento letterario (1954-1968) en huit volumes.
  • [15]
    L’italien ne distingue pas il fico (l’arbre, le figuier) et il fico (le fruit, la figue).
  • [16]
    Comment une figue de paroles, op.cit., p. 59.
  • [17]
    Idem, p. 63.
  • [18]
    Idem, p. 64.
  • [19]
    Idem, p. 63.
  • [20]
    Sur les marginalia de Pétrarque, cf. Maurizio Fiorilla, Marginalia figurati nei codici di Petrarca, Firezne, Olschki, 2005.
  • [21]
    Comment une figue de paroles, op.cit., p. 61.
  • [22]
    Idem, p. 79.
  • [23]
    Idem, p. 111-113.
  • [24]
    Idem, p. 72.
  • [25]
    Idem, p. 81.
  • [26]
    Idem, p. 115.
  • [27]
    Idem, p. 145.
  • [28]
    Idem, p. 76.
  • [29]
    Idem, p. 139-140.
  • [30]
    Idem, p. 178.
  • [31]
    Cf. P. Valéry, « Poésie et pensée abstraite » in Variété, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, p. 1338. Le livre de Maria Corti Principi della communicazione letteraria paraît chez Bompiani en 1976. La citation se trouve à la page 100.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions