Couverture de POESI_112

Article de revue

D’ores et déjà

Pages 153 à 166

1Martin Rueff a publié récemment Le Lapidaire adolescent (Comp’Act, 2004) ; dernières publications : Ci-gît Monselice (La Polygraphe 27-28-29, printemps 2003), Icare crie dans un ciel de craie (Po&sie n° 101), Da I poeti al mare (La Polygraphe, 33-35, hiver 2004), « Solo di passagio, la poesia » (Età dell’inumano, Rome, février, 2005). Deux recueils en préparation.

2

&
Sicut nubes
comme un nuage de sang
Quasi naves
qui perd l’ancre
velut umbra
nous crachons notre nuit

3

Pour peu que
Pour peu que, toute douleur assagie,
descende un soir non réclamé,
alors le voici :
soleil sang clair de vitre
aux bords rosée
tout net et lisse et profond
et l’espace est splendide
comme sur le bleu d’un peintre de Messine
ou sur l’œil sans bord du peintre de Messine
et le grand bras blanc dressé en l’air
main trouée de lumière.
Le bleu gagne sombre
sur les mèches décollées de la tempe élargie :
fougères du soir
tout net dans le survisible – et bien plus que Justice même
une cicatrice d’argent s’enfonce dans le ciel net
et les oiseaux déposent la ville sans un cri
apprêtant la mariée pour la nuit
Pour peu que…

4

Condensation
« Dichten = condenser » E. Pound
Longtemps retenue au chambranle de fer froid
cette fille de la condensation
en une chute précipitée rectiligne
dévale la pente vitrée
où mon front se penche contre les freins de l’hiver :
sillon qui ne pénètre pas
veine gracile et de verre filé
d’un trait
elle rejoint le bord de verre.
En une rasade.
Là, recueillie à nouveau,
elle perle sans compagne
comme issue d’un filet de chagrin.

5

Parages d’un soir
à vol d’oiseau, ce ricochet au fil de l’air
longue modulation élastique à rebonds
et tu t’étonnes que cet oiseau ne descende pas
en dessous de sa ligne de partition
il s’élève chute et rebombe au point où il la joint
- Rebondir sur sa portée : telle est sa mélodie…
plus bas, accrochés aux branches -
des longs fils de conversation brune
débobinées dans les arbres
paroles échevelées plus frémissantes que feuilles
- Parole d’Absalon bruissant dans le soir
le vent fait parler ton scalp…
et plus bas ?
plus bas c’est nous.
et tu dis : il faut apprendre à voir dans les parages.

6

Ce que cachent nos blessures d’enfance
Le jour qu’il tomba
dans la cour
entre de fines lisières rouges
il perçut
– fierté de l’estafilade –
et la chair et l’os.
Avant de tourner de l’œil,
la langue tirée d’application,
comme pour recopier le poème,
il se regarda dans le blanc des cieux
… Caméléon, caméléon furent les derniers mots qu’il …

7

Téléthon à Étretat
La mer a écarté les falaises de plâtre (la place friable est pour les peintres)
la mer a repoussé le ciel comme de la cathédrale toscane où il neigea sur nos
sourires
la mer a troué les pierres comme des ocarinas translucides d’énigme
(tu les ramasses – comme si une main les avait filées en fuseau puis déposées là
pour qu’on s’y retrouve,
tu y souffles mais l’air n’en sort pas, comme une veine ouverte sur le fond
et plus tard les services de sécurité suspecteront les étranges balises du petit
Poucet
mais que répondre à ton parce que je les trouvais belles)
la mer a posé là un grand N - éléphant effondré droit s’écartant d’abord sur les
vagues (il a les pieds dans l’eau)
puis sur le ciel (il ouvre grand les jambes) non loin d’un pont ouvert sur l’ou
vert
ouvert tout ouvert journée ciel ouvert ma mine à ciel ouvert
dans l’espace éboulé nous titubons et tu ris
et au village, le Téléthon orange des commisérations médiatiques effondrées
elles aussi…
– quand tout lâche il faut tenir à tout
et tu détailles comme des pierres versées du ciel :
quand  tout  lâche  il  faut  tenir  à  tout

8

Animadversions
d’un œil à l’autre quelque chose quoi ? s’est cassé
était-ce le fil bleu de ton regard tendu trop haut
tendu trop loin
ou trop près peut-être ?
était-ce ton bon vieux mur de larmes
et ses anciens charrois
(tu as beau mettre toutes tes pièces dans la fente aucun chariot ne se détache)
mais comme sur le fil tendu de tes folies (lasers graines de silicium
fils de bave d’araignée réseaux fuites de mots graphes tendus sans tableau
comme si une boule de billard décrivait son parcours)
tu as trébuché vers l’intérieur
ce fut alors une haute nuit où s’inscrivit la phrase
vous êtes ici comme le nom d’un dancing
et puis, plaqué au sol comme abouché à la grille des métros
avec le froid dans le dos et une soufflerie intermittente dans le ventre
en bas, là-bas au plus loin de toi, tu n’as même pas su crier
tes doigts ne passaient pas à travers la grille
les articulations coincées déchirées par le fer
les ongles griffaient dans le vide
mon pauvre petit lapin tu n’avais pas les dents assez tranchantes
pour découper le long du piège
pas la voix assez forte pour t’entendre
et la nuit était par dessus et la nuit était par dessous
– la clef brillait dans le noir avec ironie
et tu as pensé : soit, mais comme cela, je me sens plus proche
plus proche ? mais de quoi ?
d’un fil sectionné rompu déchiré
et par inadvertance ?
Au fil du temps
suspendu
au fil du temps
par le ventre comme
l’indien attaché par la peau
comme l’araignée
comme la larme au cil
et la rive au fleuve
au fil du temps
suspendu
par la peau déchirée
par le fil du temps
suspendu

9

Franchise d’Orphée
Détentrice du secret montre moi l’à pic
et quand j’aurai plongé les mains dans son bouquet
nulle frange de preuve ne me servira plus ni le
tâtonnement d’un aplomb souverain
détentrice du secret montre moi l’à pic
et mon chant haut perché sera pour tes flancs seuls.

10

au moment même
alors au moment même à fleur d’instant dans la coïncidence parfaite des temps
dans l’exaiphnès platonicien de la compréhension
celui qu’on ne saurait ni appréhender ni prévoir tel que, plus tard,
on ne saurait comprendre
ce qui nous avait privé de son éclair,
sans la moindre rétroaction possible,
dans ce kairos des grecs, et ni avant ni après, dans le flash, le choc, l’instant
et dans l’instant, l’instantané de l’instant, le very moment of,
au moment juste donc, celui que n’aurait précédé aucune formule
ni un moment s’il te plaît ni juste un instant ni même attends une seconde
et celui que ne suivra aucun remords et aucun oiseau d’ombre
au moment même et sans le moindre décalage
comme quand un mot rentre au cœur de la flèche plantée au cœur de la cible
il la regarda comme il fallait

11

Leibniz vérifié, Orphée contrarié
haute gaieté sur les ronciers  (anabase)
comme mon sourire sur ton abîme  (catabase)
haute gaieté sur les ronceraies  (périphrase)
et les paillettes de ton regard  (topaze dans l’azur)
comme mille cheveux pour me tenir  (emphase)
Je te veux fort gai fécond  (extase)
…Il l’entendait du fond des défilés lents  (protase)
…et puis, il ne l’entendit plus

12

Play back
- Orphée différé
sur la piste sans instruments
avec la musique du fond
un peu droit maladroit
tu me regardes pousser la chansonnette
empruntée gauche au lyrisme ancien
et remontée d’on ne sait où
de je ne sais où
de Trifouillis-les-oies au moins
si par « Trifouillis-les-oies » tu entends
le partout du n’importe où
de toute la misère du monde
alors
tu regardes mes lèvres bouger sur la page
comme du fond d’un aquarium
un poisson aux bulles mutiques
et tu demandes un peu triste
- où est passée la musique ?
- et je te réponds sans déhanchement
que je t’aime tant
que je t’aime tant
que je t’aime tant
et ton sourire
comme dans l’histoire
ne se raye jamais
jamais
… jamais
puis la nuit vient
et tu rêves que tu tombes dans le ciel
suspendant ton regard aux toits noirs
par le bout de tes cils
puis tu tombes dans ton rêve
et tu deviens le ciel
dans l’oreiller d’Aurélia
point trop loin de toi.

13

Avide passage où le final point
partout coupant et aux bords le monde
hors bord le monde
partout coupant
criblant partout et giflant encore
pogo généralisé
à la va comme je te pousse
(mais phusis non hors sa violence)
partout coupant et aux bords dans le monde
barbelé dans la cicatrice
barbelés, nous sommes les fils barbelés


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.112.0153

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