Notes
-
[1]
Certaines des analyses qui suivent sont développées dans notre ouvrage, Souâd Ayada, L’Islam des théophanies. Une religion à l’épreuve de l’art, Paris, CNRS Éditions, 2010.
-
[2]
Nous disposons depuis peu d’une traduction française intégrale du Divân. Voir Hâfez de Chiraz, Le Divân. Œuvre lyrique d’un spirituel en Perse au xive siècle, introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Lagrasse, Verdier, 2006. Pour de plus amples informations sur Hâfez et sur le climat culturel et spirituel de l’Iran du xive siècle, nous renvoyons à la longue introduction du traducteur, p. 7-79.
-
[3]
Rûzbehân Baqlî Shîrâzî (1128-1209) est l’un des plus grands noms du soufisme iranien. Il critique l’ascétisme mystique qui distingue absolument l’amour divin et l’amour humain. Son œuvre substitue à l’aridité de la première mystique islamique une vision centrée sur la beauté et l’amour. Elle fait une place importante aux visions théophaniques et soutient l’amphibolie (al-iltibâs) du visible et de l’Invisible. Voir Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d’amour, Traité de soufisme en persan publié avec une double introduction et la traduction du chapitre premier par Henry Corbin et Mohammad Mo’in, Téhéran, Département d’iranologie de l’institut franco-iranien, 1958, p. 58 sq.
-
[4]
La poésie d’amour de Hâfez se distingue de la conception platonicienne sur deux points. Elle substitue à la notion de dialectique un autre mode d’accès à l’objet de l’amour : la science du regard (‘elm-e nazar) ou le jeu du regard (nazar-bâzi), qui est l’action par excellence de l’amour. Celui qui s’adonne aux jeux du regard prend l’habitude de contempler les êtres beaux. Hâfez, comme Platon, reconnaît à la beauté sensible une fonction médiatrice. Mais si pour Platon la beauté est le point de départ d’une ascension qui doit ouvrir sur un au-delà de la beauté et s’achever dans la contemplation d’un pur intelligible, la situation est autre chez Hâfez. Pour le poète, la beauté que captent les jeux du regard n’ouvre pas sur un autre ordre de réalité. Elle doit être contemplée incessamment, en sa texture visible, de manière qu’en son creux se manifeste la beauté divine. La beauté n’est pas une étape sur un chemin qui tend vers son dépassement. Elle est le lieu indépassable en lequel il faut séjourner pour éprouver l’objet de l’amour. Entre Hâfez et Platon, il y a toute la différence qui existe entre le schème théophanique de la manifestation et le modèle dialectique de l’ascension.
-
[5]
Voir Hâfez, Divân, ghazal 148-1 : « Dans la prééternité, le rayon de Ta beauté s’exhala en une lumineuse apparition. L’amour parut et mit feu au monde entier. »
-
[6]
Hegel relève cet aspect de la poésie « mahométane ». Tout, pour le poète musulman, est « une sentence irréversible du destin ». Voir le Cours d’esthétique [éditions Hotto], I, traduction de J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Paris, Aubier, 1995, p. 494.
-
[7]
Hâfez fait du thème de l’amour comme destin le leitmotiv de sa poésie. Voir le ghazal 260, entièrement centré sur la condition d’amour de l’homme. L’amour, émané du souffle divin, est ce qui constitue l’homme et le distingue de l’ange (beyt 3 : « L’ange ne sait ce qu’est l’amour […]. »).
-
[8]
Voir dans le Divân le ghazal 291, entièrement construit sur le thème de la distance. Nous reproduisons les deux premiers beyt-s : « La langue de mon calame n’a pas de pointe pour décrire la Distance, sinon, je t’exposerais l’histoire de la Distance. Compagnons dans l’armée des fantasmes nous chevauchons la patience, familiers du feu de la séparation, vivant de pair avec la Distance. »
-
[9]
Hegel, Cours d’esthétique, I, op. cit., p. 495. Le philosophe exprime la même idée, en termes plus spéculatifs, dans les quelques remarques que lui suggère, dans l’Encyclopédie, la poésie de Rûmî. Celle-ci atteint une unité spirituelle qui est « une élévation au-dessus de ce qui est fini et commun, une transfiguration du naturel et du spirituel, dans laquelle précisément ce qu’il y a d’extérieur, de passager, dans l’être naturel immédiat ainsi que dans l’être spirituel empirique, mondain, est éliminé et absorbé ». Cf. Encyclopédie des sciences philosophiques, III, traduction par B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, § 573, p. 367.
-
[10]
Voir par exemple le ghazal 293 qui invite à mener une existence sans restriction. Nous citons les beyt-s 2 et 4 : « Consomme donc tout ce que tu as, sois sans réticence, le Temps frappe du glaive de la perdition sans réticence ! […] Qu’importe le prédestiné à l’enfer ou au paradis, ou l’homme ou l’ange, dans la croyance de tous, se restreindre c’est renier sa Voie. »
-
[11]
Là encore, on peut souligner la perspicacité de Hegel, quand il relève la singularité des figures que sollicitent les poètes persans : « Chez les Perses […] la rose n’est pas une image ni un simple ornement, elle n’est pas un symbole, […] » Voir Cours d’esthétique, I, op. cit., p. 495.
-
[12]
Dans les ghazals de Hâfez, l’image de l’aimé est une véritable icône. La poésie persane construit, autour de la face visible de la divinité, une iconographie verbale. C’est en ce sens qu’elle a pu faire office d’art liturgique en islam.
-
[13]
Voir le ghazal 297, beyt 8. Nous modifions la traduction de Charles-Henri de Fouchécour et préférons parler d’imaginal plutôt que d’imaginaire.
-
[14]
Rappelons l’un des surnoms de Hâfez : lesân al-ghayb (la langue de l’invisible).
-
[15]
Voir le ghazal 50 entièrement centré sur la figure du pauvre, le darvish. Nous citons les beyt-s 1, 9, 10 : « L’intime solitude des pauvres est jardin au plus haut paradis. Le service des pauvres est l’essence de la magnificence. […] Homme riche, n’étale pas tant de vanité, car chez toi, la tête et l’or sont sous l’aile protectrice du haut dessein des pauvres. Le Visage désiré que les rois recherchent en suppliant a pour point d’apparition le miroir qu’est la face des pauvres. »
-
[16]
Hâfez, Divân, ghazal 294, beyt 9 : « Aux yeux des gens Hâfez deviendra grand à ce moment où à Ta porte il posera sur la poussière sa face de misère. »
-
[17]
Selon la formule de Louis Massignon. Voir La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, martyr mystique de l’Islam exécuté à Bagdad le 26 mars 922. Étude d’histoire religieuse, nouvelle édition, Paris, Gallimard, 1975.
-
[18]
Hâfez cite al-Shâfi‘î, juriste fondateur d’une école caractérisée par une certaine souplesse dans la conception et l’application du droit. L’école shâfi‘îte est dominante à Chiraz à l’époque de Hâfez.
-
[19]
Rappelons l’essentiel de ce hadîth qudsî (propos divin) : « Mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par des œuvres de dévotions […] et quand Je l’aime, Je suis son oreille de sorte qu’il entend par Moi, Je suis son œil de sorte qu’il voit par Moi, et Je suis sa langue de sorte qu’il parle par Moi, et Je suis sa main de sorte qu’il prend par Moi. »
-
[20]
Nous disposons d’une traduction française de ce texte. Voir Sulamî, La lucidité implacable (épître des hommes du blâme) [risâlat al-malâmatiyya], traduit de l’arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière, Paris, Arléa, 1991.
-
[21]
Voir Hâfez, Divân, ghazal 168. Ce poème est entièrement centré sur le thème, et l’étape spirituelle, de la stupeur.
-
[22]
Les premières traductions allemande (de Hammer-Purgstall) et anglaise (par Jones) de Hâfez ont mis en avant les thèmes bachiques et libertins, sans restituer l’horizon théophanique des ghazals. Elles ont disposé des lectures et des interprétations unilatérales, justifiant des approches strictement immanentistes. Pour Victor Hugo, Hâfez est le « poète des choses du cœur ». Pour André Gide, c’est le chantre de l’amour charnel, le représentant d’une poésie qui est tout entière une invitation à vivre l’instant présent sans crainte ni espérance, sans référence à un au-delà chimérique. A.-L.-M. Nicolas, auteur des premières traductions en langue française de Hâfez, est à l’origine d’un autre type de lecture. Dans La divinité et le vin chez les poètes persans (Marseille, Imprimerie Moullot fils aîné, 1897), il dresse un autre portrait de Hâfez : malgré ses formules d’une « sensualité quelquefois révoltante », l’auteur du Divân est un poète des « choses divines ».
-
[23]
Là où la philosophie pense l’unité du réel à partir de la distinction et de la hiérarchie des plans ontologiques, la poésie saisit l’unité effective des degrés de l’être. Pour le philosophe, la rose connaît plusieurs modes d’existence. Dans le poème, elle est tout à la fois et immédiatement « rose divine enveloppée dans le secret des noms divins, rose intelligible, rose imaginaire, rose sensible […] ». Voir Christian Jambet, L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris, Fayard, 2002, p. 147.
1Shams al-Dîn Muhammad Shîrâzî [1], plus couramment appelé Hâfez, est le poète lyrique persan le plus connu, universellement considéré comme le maître du ghazal. Né à Chiraz entre 1315 et 1317, il passe dans cette capitale culturelle florissante la plus grande partie de son existence, plus ou moins proche de la cour et du souverain au pouvoir. C’est là qu’il meurt, en 1389, au terme d’une vie dont nous ne savons que peu de choses. Peut-être Hâfez a-t-il rédigé de nombreux ouvrages. Peut-être est-il l’auteur de livres savants écrits dans une prose ordinaire. Étrangement, toutes les informations biographiques et bibliographiques semblent dans son cas de peu d’importance. C’est qu’elles n’entament pas le sentiment tenace que Hâfez est l’homme d’une œuvre unique et magistrale. Le Divân [2] est le seul écrit qui nous soit resté de lui. Il assure à lui seul la renommée de son auteur.
Amour et poésie
2Le Divân de Hâfez a pour foyer l’amour, comme question et comme expérience vécue. Il dessine une définition de la poésie qui en fait une méditation et une épreuve infinies de l’amour. Pour Hâfez, la poésie est l’amour. Quant à l’amour, il ne saurait se dire et se vivre que dans la poésie. Rappeler que les ghazals sont des poèmes d’amour serait une simple tautologie si nous n’avions à l’esprit toutes les formes, et l’intense réflexion, que cristallise la notion d’amour pour les poètes et spirituels de l’islam. Ces poètes et spirituels déploient une conception de l’amour qui n’a rien de commun avec celle qui s’est imposée en Occident depuis l’avènement de la modernité philosophique. Pour Hâfez, l’amour n’est pas une affection ou une passion de l’âme. Ce n’est pas un état psychosomatique que l’homme de science pourrait comprendre et analyser au gré d’une physiologie des passions. Ce n’est pas davantage un sentiment que l’homme de lettres pourrait décrire grâce à une rhétorique des passions. L’amour dont nous entretiennent à l’infini les ghazals est d’un autre ordre, qui ne saurait recevoir un lieu déterminé ni faire l’objet d’une élaboration discursive spécifique.
3La lyrique persane renoue avec des thèmes philosophiques bien connus du lecteur du Banquet et du Phèdre : l’amour médiateur et pédagogique, l’amour démon qui élève les âmes et les restitue à leur véritable patrie. Cependant, elle s’inscrit dans une perspective différente, qui substitue au schéma de la médiation dialectique un autre modèle, celui de l’unité duelle fondé sur une ontologie de la théophanie. Pour Hâfez, l’amour n’est pas tant une médiation que le lieu d’une ambivalence constitutive, irréductible à un simple effet de rhétorique. Il se manifeste dans l’élément de ce que l’autre grande figure de Chiraz – Rûzbehân Baqlî [3] – a appelé al-iltibâs : l’amphibolie du réel où chaque terme échange son rôle, prend le vêtement de l’autre en un processus essentiel. L’Incréé apparaît et se dissimule dans le créé. Le poète rend sensible l’opération de l’iltibâs telle qu’elle affecte l’amour. L’amour divin prend l’apparence de l’amour humain, lequel atteste l’amour divin.
4La poésie de Hâfez se distingue de la conception platonicienne sur un autre point : elle fonde toutes les manifestations de l’amour sur une théologie de l’amour [4]. L’amour n’est pas initialement humain. Il affecte d’abord Dieu dont il est la vie même, il trouve son origine en Dieu. Le poète a retenu la leçon du philosophe qui veut que Dieu ne soit pas cette entité abstraite et terrifiante dont la révélation serait la simple promulgation d’une Loi. Il conçoit la divinité comme un être personnel, un sujet auquel il s’adresse dans un dialogue intime, qu’il nomme « Toi ». Hâfez prend en charge le désir qui anime Dieu, et qui le pousse à sortir de son indicible solitude pour être connu. Il sait que l’amour est tout entier dans l’effusion créatrice [5] qui fait advenir toute chose. Il conçoit la révélation comme la manifestation de l’intime de Dieu qui est amour. Si l’homme sait quelque chose de l’amour, c’est par Dieu. L’amour n’est le langage de la créature que parce qu’il est le langage du Réel. Le lyrisme naît de la constitution d’un « métalangage » formé à l’image du langage du Réel. Hâfez ne nous parle pas de sentiments ni d’affections de l’âme. Il veut être cet authentique théologien qui atteste et perpétue le langage de Dieu. Il est celui qui reçoit, tel un dépôt confié, le langage divin, et qui en assume l’écrasante responsabilité. Le dire poétique est une théologie mystique attentive au sens vrai du discours divin, une théologie qui ne saurait se formuler en d’autres termes que ceux de l’amour.
5Théologie accomplie, le Divân ne prend pourtant jamais la forme du discours théologique. Il ne s’agit pas de construire un discours d’entendement, pris dans le mauvais infini d’une ratiocination qui sépare Dieu de l’homme. Le but de la théologie mystique est de penser un amour qui trouve son origine en Dieu et s’éprouve en l’homme. La tâche est de méditer l’union de l’Aimé et l’amant, la réconciliation de l’Incréé et du créé.
6La poésie de Hâfez repose sur une intuition fondamentale : l’amour divin se manifeste en l’homme, ou plutôt l’amour est ce qui, de Dieu, apparaît dans l’homme. L’amour est une théophanie. Il est la théophanie par excellence, dont le poème explore les formes multiples. Chaque aspect de l’amour humain, chaque vécu de la conscience amoureuse, chaque état ou condition de l’amant est un mode de manifestation de l’essence divine. L’amour humain, en toutes ses dimensions, est une forme épiphanique du Réel divin. Tout état amoureux est un signe, une apparition de Dieu en l’âme humaine. L’amour n’a pas pour cause la constitution de l’homme qui le rendrait sujet à de nombreuses affections. Il est l’effet que les noms divins ont en l’âme, une trace ou un vestige (athar) de ce que Dieu a investi en la forme adamique sa « propre forme », c’est-à-dire la totalité de ses attributs et de ses noms. L’amour, nous dit incessamment Hâfez, relève du Destin [6]. Cela signifie qu’il est par Dieu et inscrit dans le décret divin. Cela indique qu’il est en Dieu et pour Dieu. De telles affirmations ne signent pas le dénuement ni la passivité humaine. Par l’acceptation de l’amour et de ses épreuves, l’homme ne se trouve pas déchu ni astreint à une vie enfoncée dans la finitude. Être condamné à l’amour et à sa loi [7], ce n’est pas s’enliser dans une passion révélatrice d’une condition sensible et limitée. C’est tout au contraire accomplir son destin qui est de se diviniser.
7L’amour ne peut s’éprouver que dans les formes sensibles de son apparition. Nous ne pouvons aimer que ce qui s’offre à nous comme miroitement du Réel divin. L’amour est rencontre d’une forme sensible qui est celle d’une créature. Il naît en nous d’une vision, celle qui depuis Diotime éveille tout amour : la vision de la beauté. La poésie de l’islam, d’inspiration platonicienne, soutient un « sens prophétique de la beauté », qui lui assigne une puissance de révélation et d’éducation. Pourtant, elle en modifie considérablement l’intention et la saveur. La beauté sensible est l’épiphanie d’un attribut et d’un nom de Dieu. Elle est la trace évanescente de la beauté suprême, qu’aucun œil ne saurait voir, qu’aucun poète ne saurait décrire. Les formes de beauté ne recueillent que quelques éclats de la beauté éternelle. De là que leur contemplation, loin de nous mettre en joie, nous plonge dans la mélancolie et nous affronte à quelque chose d’intolérable. La beauté, nous dit Hâfez, est ce qui fait souffrir. C’est aussi, par l’indicible qu’elle laisse miroiter, ce qui justifie l’acte poétique.
8Hâfez sait que l’Aimé est toujours cet aimé-ci, que la Face désirée est toujours la face d’un être offert au regard. Confond-il pour autant l’Aimé et l’aimé ? La beauté d’un visage, d’une chevelure, d’un corps est-elle la beauté ? L’épiphanie supprime-t-elle le manque de ce qui apparaît dans l’épiphanie ? Pour le poète, l’aimé n’incarne pas l’Aimé ; la face n’est pas une représentation, une copie de la Face. Ce qui fait naître et croître l’amour, ce qui justifie le poète, c’est que quelque chose de l’Aimé manque, s’absente dans l’aimé, se retire dans le mouvement même de son apparition. La face aimée est la Face, mais voilée et irrémédiablement inaccessible. L’apparition reste une apparition, qui n’épuise pas le secret de celui qui apparaît. Parce qu’il habite la cité de l’amour et vit dans le monde des épiphanies, le poète se meut dans l’élément de la Distance [8].
La sensibilité poétique
9Les épreuves de l’amour doivent être comprises comme des confrontations à la puissance et aux voiles de l’apparition de Dieu. Elles consistent en une somme de bonheurs et de désillusions qui sont les étapes obligées dans la voie qui conduit à l’Aimé primordial. En décrivant les affres de l’amour, le poète nous parle du mystère de la théophanie. Il fait de cette évidence que le Réel soit l’Apparent, l’objet de ses méditations. Ce faisant, il ne s’adonne pas, tel le philosophe, à des spéculations métaphysiques. Il choisit d’habiter le monde des apparitions, de faire du monde sensible son lieu propre.
10Le site du poète fait voler en éclats les partages ordinaires. Il rend inopérante la distinction entre une poésie sacrée et une poésie profane. Hegel en a le pressentiment quand il prête attention aux images sollicitées par les Perses dans leur poésie. Relevant les deux principales, la rose et le rossignol, il remarque que ces réalités profanes sont transmuées, transformées en des entités « sacrées ». Hâfez procède à une « animisation de la rose ». Il voit la rose « comme investie d’une âme, comme fiancée aimante, et il pénètre en esprit profondément dans l’âme de la rose ». La poésie « mahométane » des Perses institue la « sacralisation » du profane. Elle se distingue radicalement de la poésie occidentale formée dans l’espace culturel du christianisme : « […] lorsque nous parlons dans nos poèmes de roses, de rossignols, de vin, c’est dans un sens tout à fait différent, plus prosaïque » [9].
11Les ghazals de Hâfez nous instruisent de réalités qui, dans la texture même de leur apparition, sont immanentes et transcendantes. Le poème est le lieu d’une opération qui unifie les ordres de la réalité et les formes de la perception. En lui s’effectue une synthèse qui est coalescence et non relève dialectique. Cette coalescence fait la saveur du poème persan. Elle explique que l’amour n’y soit jamais présenté comme quelque chose d’abstrait ou de désincarné. Le poète décrit avec le plus grand soin les états amoureux et ne se voile aucun des aspects les plus concrets de l’amour. Il fuit les chimères et les abstractions pour habiter le monde et jouir de ses réalités sensibles. Son propos prend souvent une coloration épicurienne, pour chanter les plaisirs et les biens de ce monde [10].
12Pourtant, le sensible que dispose la poésie de Hâfez n’est pas celui d’Épicure. Pour le philosophe grec, les choses sont des réalités naturelles composées d’atomes. Pour le poète persan, elles se distribuent selon des plans de réalité, plus ou moins denses, et sont des formes de manifestation. Si la pensée islamique a fait place à des doctrines atomistes, s’il est légitime, dans le cas des systèmes de la théophanie, de parler d’un atomisme de l’apparition, c’est en un sens différent de celui que dessine l’œuvre de Lucrèce. Certes, il y a bien dans les deux cas l’intuition de l’essentielle discontinuité de tout ce qui apparaît. Mais quand cette intuition permet à Épicure et à Lucrèce de construire une physique et une représentation de l’univers sans Providence ni dieux maîtres du Destin, elle fonde en islam une conception inverse, où Dieu seul existe, où il est le Permanent, et où chaque chose n’est qu’un reflet fugace de son éclat, un atome de son rayonnement.
13L’atomisme islamique repose sur un traitement singulier du sensible. Nous en avons une nette illustration dans les ghazals de Hâfez, où le corps de l’aimé si patiemment dessiné est transmué en une matière d’un nouveau type. Le corps demeure une chose sensible. Mais il est délesté de la pesanteur et de la densité qui caractérisent la matière sensible. De même, le désir qui meut l’amant est bien charnel, désir d’un corps et épreuves subies par un corps. Pourtant, il prend la forme d’une quête qui est recherche de vérité et souci de soi. Le poème est le lieu des métamorphoses : le spirituel y acquiert une saveur sensible, et le sensible se transforme en une réalité subtile qui échappe aussi bien à la matérialité concrète qu’à l’abstraction conceptuelle.
14Quand le poète désigne l’âme langoureuse de l’amant par le rossignol, quand il fait de l’aimé cette rose éclatante qui subjugue le regard, il ne dispose pas des métaphores, encore moins des symboles ou des allégories [11]. La boucle des cheveux, l’arc des sourcils, le duvet de la joue, la taille de cyprès…, toutes ces expressions ne sont pas les tropes rigides d’une rhétorique instituée. Elles ne reproduisent pas des canons de beauté ou des représentations culturellement établies. Il s’agit de figurations, d’images formées par le poète au gré de l’activité de son imagination active (al-wahm). Les figures que déploient les ghazals sont les productions visionnaires que suscite l’énergie spirituelle (al-himma) du poète. L’échanson, le vin, les lèvres de sucre, le zéphyr sont les formes de l’imagination créatrice. Ce sont des icônes [12] où s’opère une double métamorphose : le sensible a échangé son apparence de matière et de finitude contre une existence subtile, l’intelligible a remplacé sa nature invisible et abstraite par une nature sensible offerte à la perception subtile. Hâfez ne pratique pas une esthétique de la représentation, de l’ornement ou de la métaphore. Il déploie une esthétique visionnaire construite sur l’idée de la théophanie.
15Henry Corbin a appelé imaginal le lieu des visions prophétiques, des expériences théophaniques et des pratiques esthétiques. Il a nommé formes imaginales toutes ces figures sensibles qui donnent corps à des réalités intelligibles. Les ghazals de Hâfez offrent de multiples formes imaginales. La boucle des cheveux, le grain de beauté, la lie du vin sont des figurations d’un corps spirituel. Ils appartiennent au monde du regard et de la perception bien orientée. La forme imaginale n’est pas une chose abstraite, une Idée dont on pourrait se forger une conception. Elle possède une matière, certes supérieure et métamorphosée, mais qui n’en reste pas moins une matière. Hâfez met au jour les pouvoirs de la sensibilité lorsqu’en son creux surgit un point d’indicible qui ne saurait apparaître autrement.
16Le poète construit ses distiques dans « l’atelier de l’imaginal » [13]. Il vit parmi « l’armée des formes imaginales » et assigne à son calame la tâche périlleuse de la diriger. Son dire en éprouve toute la puissance. C’est que les apparitions sont tantôt les gardiennes du vrai, tantôt des fantasmes qui égarent, qui trompent. Hâfez se situe dans l’entre-deux, dans cet intervalle où la puissance imaginale vacille, oscille entre l’imagination active et l’imaginaire. L’acte poétique est pour lui ce geste précaire qui, dans le mouvement même où il énonce le vrai, nous affronte aux chimères que le Réel, parce qu’il est réel, ne manque de susciter.
La voie du paradoxe
17Le poète est le pèlerin de l’indicible [14]. Son existence est toute dans une question : comment se fait-il que l’apparition soit un retrait ? Comment formuler le mystère d’une présence qui est absence et d’une absence qui est présence ? Le poète répond en construisant sa demeure dans la matière des paradoxes. C’est là pour lui la seule manière d’habiter le monde des apparitions.
18Hâfez met à nu les paradoxes de l’amour. Il décrit ghazal après ghazal le rapport paradoxal qui se noue entre l’amant et l’aimé. Toutes les épreuves vécues par l’amant confirment la séparation qui le tient éloigné de l’aimé. Mais le sens du poème est de présenter cette séparation comme l’écho d’une union. Il n’y a de sentiment de la séparation que parce qu’il y a l’intuition de l’union. L’union est au commencement et au terme de l’amour. L’amant se prépare à l’union par l’épreuve de la séparation. Il est mû par un désir qui le porte vers ce qui excède toute union. L’union véritable s’accomplit dans une séparation qui est sacrifice de soi. Dans ce sacrifice, l’amant exprime son amour pour l’aimé.
19Bien qu’elle atteigne un équilibre parfait, la poésie de Hâfez exprime les violences de l’amour et de la négativité du réel. L’amour naît en Dieu et se confond avec le flux créateur. Il prend sa source au niveau de l’infini et s’établit dans la matrice de l’infini. Par l’amour, les hommes sont convoqués à l’infini, appelés à transgresser leurs limites. Ils sont mis en demeure de sortir d’eux-mêmes pour accéder au vrai et au réel. L’union amoureuse est au prix de l’extase. Elle s’atteint au comble du paradoxe : la sortie hors de soi et l’anéantissement de soi ouvrent à un mode d’existence où se dévoile la source intime et vraie du soi. L’amour est voué à s’exprimer dans des paradoxes. C’est qu’il y a, dans l’amour, quelque chose qui fait excès et qui interdit toute idée d’égalité entre l’amant et l’aimé. L’aimé outrepasse en tous points l’amant. Pour espérer l’atteindre et s’unir à lui, l’amant doit en passer par une consumation et une réduction de soi. Hâfez convoque un ensemble d’images où celui qui aime adopte les signes de la négation et de l’humiliation volontaire : l’amant est le pauvre [15] riche de sa pauvreté, il est l’homme à la « face de misère » [16] qui accepte de n’être rien. C’est que dans ce rien, il accomplit son destin. Hâfez a constamment à l’esprit l’expérience de Hallâj. Il la conçoit comme le modèle achevé de l’amour humain.
20Le ghazal 301 dévoile la manière dont le poète se rapporte au « martyr mystique de l’islam » [17]. En voici les quatre premiers distiques :
- Chaque point que j’avançai pour décrire ces belles qualités, quiconque l’entendit s’écria : « Par Dieu, quel maître ! »
- Parvenir à l’amour et à la vie libertine parut d’abord facile.
Mon âme se brûla finalement à gagner ces hauteurs.- Je demandai : « Quand feras-Tu grâce à mon âme impuissante ? »
Lui : « Au temps où ton âme ne sera plus en travers du chemin ! »- Au haut du gibet, Hallâdj explique bien ce point.
On n’interroge pas Shâfé‘i sur pareilles questions !
22Hâfez déchiffre dans la courbe de vie de Hallâj la courbe même que doit suivre l’amour humain s’il veut ne pas être un semblant. Ce que le poète conçoit de l’amour, Hallâj, pendu au gibet, le donne à voir. Hallâj enseigne ce qu’est l’amour. Il est, dans son corps martyrisé, sa typification parfaite. Nul autre que lui ne peut nous apprendre quoi que ce soit de l’amour. Le juriste [18], aussi bienveillant soit-il, reste muet devant ce qui le dépasse.
23Si Hallâj est élevé au rang de modèle, c’est parce qu’il a tiré toutes les conséquences de l’attestation de l’unicité divine (al-Tawhîd). Si Dieu est toute chose, et s’il n’est d’existence authentique pour l’homme qu’en Dieu, alors il faut considérer toute existence séparée, fût-elle celle de l’amant, comme un voile qui éloigne de Dieu. L’âme de l’amant, si affaiblie soit-elle, forme encore ce voile qui reconduit la séparation. Il faut la supprimer, faire de telle sorte qu’elle ne soit « plus en travers du chemin ». Pour éprouver l’amour et devenir ce réceptacle parfait de la présence de Dieu, il faut s’annihiler, disparaître en tant que moi « séparé ». Hallâj est l’amant accompli qui apprend, par le dessaisissement de soi et l’égarement, que l’amour est extinction en Dieu (fanâ fî-llâh) et surexistence en Dieu et par Dieu (baqâ bi-llâh).
24Comment dire cette expérience de disparition qui est une vie en l’Aimé, en son essence infinie ? Comment exprimer cet amour où le Réel divin emplit le cœur de l’amant jusqu’à se confondre avec lui ? Hallâj n’a trouvé que la voie des proférations extatiques, des locutions théopathiques où l’Être divin parle à la première personne par sa bouche. Anâ’l-Haqq – je suis le Réel – proclame Hallâj en une formule inévitable, nécessaire, mais qui l’expose au malentendu et à la condamnation légale. Hâfez chemine d’une autre façon. Il fait des sentences paradoxales le dire même de l’amour. Il conçoit le lyrisme comme un exercice de variations autour du shath. Le mot shath est un terme technique du soufisme qui désigne un type de propos, contradictoire et obscur, souvent outrageux et choquant, que le mystique profère en état d’extase. La racine du vocable suggère un type de comportement où l’individu s’épanche, en proie à une agitation qu’il ne maîtrise pas et qui le conduit à énoncer des sentences d’allure bizarre. Les soufis partisans des shatahât voient dans le hadîth al-nawâfi [19]1 une préfiguration et une justification de la pratique du shath. Ils y déchiffrent la possibilité d’une union avec Dieu qui conduit l’amant à des paroles et à des actes d’inspiration divine.
25Dans le Divân, le paradoxe ne prend pas la forme de la locution théopathique qui a rendu célèbre Hallâj. Il se déploie dans le cadre d’un discours qu’on nomme libertin, faute de mieux. Les juristes ont développé une argumentation hostile où le paradoxe apparaît comme la prémisse de trois attitudes hérétiques : al-hulûl (l’incarnation de Dieu en la personne humaine), al-ittihâd (l’union complète et fusionnelle avec Dieu) et al-ibâha, qu’on traduit par libertinage. Cette dernière forme d’hérésie désigne la somme des convictions et des comportements caractéristiques des « libertins » (al-ibahiyâ). La notion de libertinage ne recoupe pas ici le sens qu’on lui donne dans l’histoire culturelle de l’Occident. Ceux qu’on appelle les ibahiyâ constituent une catégorie très vaste, dans laquelle on trouve des soufis atypiques, des philosophes errants, des « anormaux » de toutes sortes et des poètes comme Hâfez.
26Hâfez utilise un langage cru qui renverse les termes et les valeurs de la foi littérale. Il conçoit le paradoxe à la manière dont certains philosophes grecs ont pu le pratiquer : une proposition contraire aux idées reçues, incroyable et renversante, qui pulvérise l’ordre de la doxa. Le poète opère une série de renversements qui lui attirent le qualificatif de libertin. Relevons les plus choquants : le lieu de recueillement et de témoignage de la foi n’est plus la mosquée, mais la taverne, le corps aimé devient une idole, la prière une ivresse, la nourriture spirituelle du vin, l’union mystique un rapport sexuel… Le shath prend l’aspect d’une provocation religieuse et morale. C’est une forme extrême du paradoxe, dont l’outrance s’apparente à un blasphème. Quand l’homme du commun l’entend, il fait porter la censure et le blâme contre celui qui la prononce.
27La poésie de Hâfez appartient à un courant anomique du soufisme, qui n’hésite pas à stigmatiser l’hypocrisie et l’ascétisme de façade des pieux et des dévots. Tout invite à penser que Hâfez pratiquait le « blâme de soi », et qu’il était un mystique malâmatî. Ceux qu’on appelle les malâmatiyya apparaissent au ixe siècle. Ils constituent une tradition mystique appelée à devenir de plus en plus puissante. L’unité de la doctrine malâmatî nous est accessible grâce à al-Sulamî, hagiographe et maître spirituel qui, au xe siècle, rédigea la Risâlat al-malâmatiyya [20]. Dans cette épître, nous trouvons exposé le principe qui oriente l’existence du malâmatî : lutter contre le moi et les satisfactions qu’il pourrait éprouver et procurer, suspecter son âme (al-nafs) dans tous ses états (al-ahwâl), même ceux que préconisent la foi et les bonnes mœurs. Ce principe induit des pratiques paradoxales qui semblent déroger à la religion. Le malâmatî se refuse en règle générale à la prière et aux pratiques cultuelles, sans pour autant rompre avec la communauté ou revendiquer une différence. Il choisit un métier décrié et refuse systématiquement celui auquel serait associé un quelconque prestige. Il pratique la discipline de l’arcane et s’oppose aux démonstrations extatiques. Il mène une vie anonyme et ne montre aux individus qu’il côtoie que ses défauts. Le malâmatî recherche la mauvaise réputation et se rend blâmable.
28Le mot malâmatî n’apparaît pas dans le Divân. Hâfez évoque plutôt la figure du libertin inspiré, du qalandar, dont il fait un type littéraire. Le qalandar devient le modèle de l’amant, l’illustration vivante de l’homme parfait. Il est associé à une sorte d’individu appelé rend. Sous sa plume, les deux termes vont devenir plus ou moins synonymes. Le mot rend désigne une sorte de « clochard céleste », filou et malin, qui dissout toutes les convictions dogmatiques et prône un libertinage insouciant. Le rend mène une vie de débauché : il passe le plus clair de son temps dans les lieux malfamés et les kharâbât (tavernes). Mais il est le tenant de la « véritable orthodoxie ». En élevant au rang de valeurs la mendicité, l’errance, le célibat, la pauvreté, le qalandar pratique l’authentique ascèse. Il se déprend des semblants et des mensonges qui parasitent la prétendue piété des soufis. Hâfez fait du qalandar et du rend la figure de l’antisoufi, qui moque les « pieux ascètes » et leur puritanisme calculé, au nom d’une exigence de vérité et d’une foi intime délivrée des idoles.
29Hâfez distingue deux sortes de soufis : les pieux ascètes qu’il moque et dont il dévoile la bassesse d’âme, et les « fidèles d’amour » dont il se réclame. Pour lui, l’impératif de l’amour s’exprime dans des formes linguistiques et sémantiques paradoxales qui jouent sur l’ambiguïté (al-iltibâs) et le double sens (al-mutashâbih). Ces formes ont une structure duelle, faite d’une face apparente et d’une face cachée. Elles instituent une interdépendance absolue entre ces deux faces : si l’apparent du discours n’est pas le sens vrai, il n’en reste pas moins que le sens vrai ne peut être indiqué que par la profération apparente. Le paradoxe ne devient expressif que par l’ensemble des images qu’il convoque et qui crée un sens diffusif et intensif, rétif aux conceptualisations abstraites. Il exige l’exercice du ta’wîl qui en détermine la signification ultime. Pour Hâfez, la poésie appelle une lecture particulière qui est une exégèse.
30Le paradoxe libertin trouve sa justification dans le sentiment de la théophanie. L’infraction, la violence qu’il manifeste ont pour fondement le paradoxe de la théophanie ou de la visibilité de l’Invisible. Comment le Réel divin peut-il se montrer dans les êtres de ce monde, être totalement présent et demeurer pourtant inaccessible ? La chose étrange, qui suscite la stupeur [21] – al-hayrâ –, c’est que l’éternel s’exprime dans l’éphémère. Le poète ne fait que dupliquer en paradoxes poétiques l’effectivité d’un paradoxe fondamental qui est le paradoxe même de Dieu. Le Livre révélé révèle un Dieu paradoxal. Il est le discours paradoxal d’un Dieu paradoxal. Qu’est-ce, en effet, que le Coran, sinon une parole riche en images, prolixe en attributs qui nomment, décrivent et qualifient un Être qui se présente toutefois comme innommable, indescriptible et imprédicable ? Le Livre que Hâfez connaît par cœur n’est-il pas le premier discours paradoxal ? Le poète n’est-il pas alors l’authentique fidèle, dont la parole réactive la parole première ? Pour l’herméneute Hâfez, le paradoxe est la condition de la révélation et la voie de la vérité.
Signification de la poésie
31Hâfez conçoit ses ghazals en étroite correspondance avec le Coran. La structure du Divân est homologuée à celle du Livre révélé. Elle est gouvernée par l’idée que l’agencement des distiques, tel celui des sentences coraniques, configure un type de discours qui est une révélation. Elle situe l’origine de la parole, énoncée par le poète qui en est le réceptacle et le médiateur, en un point transcendant et secret, qui est le sujet et l’objet de la révélation. Comme le Coran, le poème séjourne en l’Incréé. Comme lui, il déploie le mouvement de la révélation et révèle son secret. Pour Hâfez, la révélation est la manifestation de Dieu en sa visibilité maximale. Le mystère de la révélation n’est pas à rechercher dans un au-delà inaccessible. Il est évident, offert à notre perception saisie par sa clarté. Le mystère de la révélation est le mystère de l’apparition.
32C’est sans doute parce qu’elle se situe au lieu même de la révélation que la poésie a une telle importance dans la culture persane, et plus généralement dans la culture de l’islam. On sait la pratique de la joute littéraire en Iran, aujourd’hui encore, qui veut que le plus ordinaire des individus soit capable en toute circonstance de réciter des distiques, tout comme il récite les sourates du Coran. On sait aussi que le Divân de Hâfez sert à consulter l’oracle, à lire son destin au gré d’une circulation dans les ghazals qui en portent le secret. Le poète est investi d’un rôle majeur : il est le confident de Dieu, celui qui a accès au décret où se configure le destin des âmes. Il sait déchirer le voile des apparences pour dire le réel et le vrai. Le poète est le rival du religieux. C’est le médiateur d’une révélation qui ne s’épuise pas dans une foi dogmatique ou en pratiques normatives, mais parle au cœur et met au jour le désir foncier qui l’habite. Le poète est le sage véritable dont l’enseignement est dévoilement du secret de la révélation. C’est un maître de vérité, maître paradoxal d’une vérité paradoxale, celle-là même de la théophanie.
33Les premiers lecteurs et traducteurs de la poésie persane, retenus par sa dimension bachique et érotique, ont voulu y voir un discours de transgression, hostile à toute forme de religion [22]. La configuration est à vrai dire d’un autre type, qui rend inadéquate la notion de transgression. La situation herméneutique introduite par le Coran ne détermine pas une alternative qu’on pourrait réduire au vis-à-vis, conflictuel et insurmontable, des discours religieux et des discours irréligieux. C’est qu’en islam, tous les discours s’inscrivent d’emblée dans l’ordre délimité par la révélation. Dans cet ordre, la question n’est pas de savoir quel discours est dans la norme et quel autre relève de la transgression. Il s’agit plutôt de déterminer quelle est la « vraie » religion, qui énonce le sens réel de la révélation, et quelles sont les formes insuffisantes et dévoyées de la religion, qui n’atteignent que les aspects les plus superficiels de la révélation. La poésie n’est pas l’autre de la religion. Elle se veut la vraie religion, fidèle au sens caché de la révélation.
34Hâfez exprime le sentiment de la théophanie. En fait, il va bien au-delà. Ses ghazals ne sont pas des impressions et des récits de théophanies ; ils sont le dévoilement, sans cesse repris, de l’opération théophanique. Le poète ne conçoit pas son dire comme la représentation ou la mise en scène d’une théophanie. Il le pense comme la « monstration » de la théophanie, telle qu’elle surgit et se déploie. Hâfez ne dispose à aucun moment une poésie narrative qui nous raconterait des histoires auxquelles on pourrait s’identifier. Ce qu’il veut, c’est saisir, dans une pure intuition linguistique, l’épiphanie de l’Incréé dans le Verbe. Son ambition n’est pas de manipuler des mots. Elle est de séjourner au plan des noms divins pour en mesurer l’effectivité créatrice, pour suivre leur épiphanie et faire miroiter le nom caché qui, dans le poème, formera ce lieu de l’innommable autour duquel s’organisent les distiques.
35La poésie de Hâfez est un discours inclassable, qui ne relève pas de ce que nous appelons aujourd’hui l’art. De manière générale, l’islam crée une situation singulière où les œuvres esthétiques ne sont pas à proprement parler des œuvres d’art. La poésie persane exprime l’esprit en son moment absolu, comme intuition de l’idée dans le sensible. Elle appartient à la même sphère que la religion et la philosophie, partageant avec elles le même contenu, mais l’exprimant sous une forme qui est la forme accomplie. La poésie est la vérité de la religion. Elle entretient avec la philosophie des rapports ténus, confirmant son enseignement et le poursuivant jusqu’à le parachever.
36En islam, la philosophie de l’esprit est construite sur l’idée de la théophanie. La poésie de Hâfez s’installe en un terrain déblayé et balisé par cette philosophie. Elle est rendue possible par une « préparation » fournie par la philosophie qui configure quelque chose comme une épistémè. La poésie suppose cet ordre du discours, qu’elle fait vivre et perpétue par son langage propre. Elle dit le même que la philosophie, sous une forme différente : la théologie et l’ontologie que la philosophie énonce dans le concept sont exprimées par Hâfez dans la substance du poème d’amour.
37La forme du ghazal est le lieu d’une opération essentielle, par laquelle la poésie surpasse la philosophie tout en accomplissant son intention profonde. Le concept philosophique est ce qui rend intelligible le réel de la théophanie, ce qui le rend accessible à l’intelligence. Son œuvre propre consiste à produire une représentation au moyen d’une méthode où il s’agit de distinguer et de séparer. Le concept permet de se représenter la théophanie comme institution de plans différenciés, de niveaux de l’être. Le ghazal ne rend pas intelligible ; il donne à voir, à entendre, à éprouver. Il ne s’adresse pas à notre intelligence, mais à notre cœur comme foyer d’une perception supérieure et d’une connaissance subtile. Le poème n’est pas une représentation de la théophanie. Il en est la présentation, dans l’intuition de l’unité des plans de l’existence, dans la conviction que le Réel est Un et qu’il est toute chose [23]. Le poème n’est pas l’œuvre de l’entendement. Il procède d’une raison accomplie qui parvient immédiatement à saisir ce qui est.
38La poésie persane de Hâfez réalise le projet de toute philosophie : dire le réel dans son surgissement et sa consistance, en rédimant ce qui dans le discours est un voile ou un obstacle. Si elle relève du champ de l’esthétique, c’est au sens où elle nous offre l’intuition de l’idée dans la chose sensible. L’esthétique n’est pas ici un discours sur l’art et le beau. Elle est la philosophie achevée, pleinement réconciliée avec le monde, devenue perception de l’idée dans la rose, dans la face de l’aimé. Dans l’esthétique, la philosophie achevée rencontre le lieu de son dépassement, dans la contemplation du réel, dans l’assomption qui réalise le destin de l’âme. La poésie de Hâfez est l’illustration parfaite de cette esthétique. Elle dévoile la substance de l’être et nous dit comment y accéder, comment le voir. L’esthétique est aussi une éthique. Elle est bien plus : la synthèse vivante de tous les discours qui en islam méditent la manifestation de Dieu.
Notes
-
[1]
Certaines des analyses qui suivent sont développées dans notre ouvrage, Souâd Ayada, L’Islam des théophanies. Une religion à l’épreuve de l’art, Paris, CNRS Éditions, 2010.
-
[2]
Nous disposons depuis peu d’une traduction française intégrale du Divân. Voir Hâfez de Chiraz, Le Divân. Œuvre lyrique d’un spirituel en Perse au xive siècle, introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Lagrasse, Verdier, 2006. Pour de plus amples informations sur Hâfez et sur le climat culturel et spirituel de l’Iran du xive siècle, nous renvoyons à la longue introduction du traducteur, p. 7-79.
-
[3]
Rûzbehân Baqlî Shîrâzî (1128-1209) est l’un des plus grands noms du soufisme iranien. Il critique l’ascétisme mystique qui distingue absolument l’amour divin et l’amour humain. Son œuvre substitue à l’aridité de la première mystique islamique une vision centrée sur la beauté et l’amour. Elle fait une place importante aux visions théophaniques et soutient l’amphibolie (al-iltibâs) du visible et de l’Invisible. Voir Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d’amour, Traité de soufisme en persan publié avec une double introduction et la traduction du chapitre premier par Henry Corbin et Mohammad Mo’in, Téhéran, Département d’iranologie de l’institut franco-iranien, 1958, p. 58 sq.
-
[4]
La poésie d’amour de Hâfez se distingue de la conception platonicienne sur deux points. Elle substitue à la notion de dialectique un autre mode d’accès à l’objet de l’amour : la science du regard (‘elm-e nazar) ou le jeu du regard (nazar-bâzi), qui est l’action par excellence de l’amour. Celui qui s’adonne aux jeux du regard prend l’habitude de contempler les êtres beaux. Hâfez, comme Platon, reconnaît à la beauté sensible une fonction médiatrice. Mais si pour Platon la beauté est le point de départ d’une ascension qui doit ouvrir sur un au-delà de la beauté et s’achever dans la contemplation d’un pur intelligible, la situation est autre chez Hâfez. Pour le poète, la beauté que captent les jeux du regard n’ouvre pas sur un autre ordre de réalité. Elle doit être contemplée incessamment, en sa texture visible, de manière qu’en son creux se manifeste la beauté divine. La beauté n’est pas une étape sur un chemin qui tend vers son dépassement. Elle est le lieu indépassable en lequel il faut séjourner pour éprouver l’objet de l’amour. Entre Hâfez et Platon, il y a toute la différence qui existe entre le schème théophanique de la manifestation et le modèle dialectique de l’ascension.
-
[5]
Voir Hâfez, Divân, ghazal 148-1 : « Dans la prééternité, le rayon de Ta beauté s’exhala en une lumineuse apparition. L’amour parut et mit feu au monde entier. »
-
[6]
Hegel relève cet aspect de la poésie « mahométane ». Tout, pour le poète musulman, est « une sentence irréversible du destin ». Voir le Cours d’esthétique [éditions Hotto], I, traduction de J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Paris, Aubier, 1995, p. 494.
-
[7]
Hâfez fait du thème de l’amour comme destin le leitmotiv de sa poésie. Voir le ghazal 260, entièrement centré sur la condition d’amour de l’homme. L’amour, émané du souffle divin, est ce qui constitue l’homme et le distingue de l’ange (beyt 3 : « L’ange ne sait ce qu’est l’amour […]. »).
-
[8]
Voir dans le Divân le ghazal 291, entièrement construit sur le thème de la distance. Nous reproduisons les deux premiers beyt-s : « La langue de mon calame n’a pas de pointe pour décrire la Distance, sinon, je t’exposerais l’histoire de la Distance. Compagnons dans l’armée des fantasmes nous chevauchons la patience, familiers du feu de la séparation, vivant de pair avec la Distance. »
-
[9]
Hegel, Cours d’esthétique, I, op. cit., p. 495. Le philosophe exprime la même idée, en termes plus spéculatifs, dans les quelques remarques que lui suggère, dans l’Encyclopédie, la poésie de Rûmî. Celle-ci atteint une unité spirituelle qui est « une élévation au-dessus de ce qui est fini et commun, une transfiguration du naturel et du spirituel, dans laquelle précisément ce qu’il y a d’extérieur, de passager, dans l’être naturel immédiat ainsi que dans l’être spirituel empirique, mondain, est éliminé et absorbé ». Cf. Encyclopédie des sciences philosophiques, III, traduction par B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, § 573, p. 367.
-
[10]
Voir par exemple le ghazal 293 qui invite à mener une existence sans restriction. Nous citons les beyt-s 2 et 4 : « Consomme donc tout ce que tu as, sois sans réticence, le Temps frappe du glaive de la perdition sans réticence ! […] Qu’importe le prédestiné à l’enfer ou au paradis, ou l’homme ou l’ange, dans la croyance de tous, se restreindre c’est renier sa Voie. »
-
[11]
Là encore, on peut souligner la perspicacité de Hegel, quand il relève la singularité des figures que sollicitent les poètes persans : « Chez les Perses […] la rose n’est pas une image ni un simple ornement, elle n’est pas un symbole, […] » Voir Cours d’esthétique, I, op. cit., p. 495.
-
[12]
Dans les ghazals de Hâfez, l’image de l’aimé est une véritable icône. La poésie persane construit, autour de la face visible de la divinité, une iconographie verbale. C’est en ce sens qu’elle a pu faire office d’art liturgique en islam.
-
[13]
Voir le ghazal 297, beyt 8. Nous modifions la traduction de Charles-Henri de Fouchécour et préférons parler d’imaginal plutôt que d’imaginaire.
-
[14]
Rappelons l’un des surnoms de Hâfez : lesân al-ghayb (la langue de l’invisible).
-
[15]
Voir le ghazal 50 entièrement centré sur la figure du pauvre, le darvish. Nous citons les beyt-s 1, 9, 10 : « L’intime solitude des pauvres est jardin au plus haut paradis. Le service des pauvres est l’essence de la magnificence. […] Homme riche, n’étale pas tant de vanité, car chez toi, la tête et l’or sont sous l’aile protectrice du haut dessein des pauvres. Le Visage désiré que les rois recherchent en suppliant a pour point d’apparition le miroir qu’est la face des pauvres. »
-
[16]
Hâfez, Divân, ghazal 294, beyt 9 : « Aux yeux des gens Hâfez deviendra grand à ce moment où à Ta porte il posera sur la poussière sa face de misère. »
-
[17]
Selon la formule de Louis Massignon. Voir La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, martyr mystique de l’Islam exécuté à Bagdad le 26 mars 922. Étude d’histoire religieuse, nouvelle édition, Paris, Gallimard, 1975.
-
[18]
Hâfez cite al-Shâfi‘î, juriste fondateur d’une école caractérisée par une certaine souplesse dans la conception et l’application du droit. L’école shâfi‘îte est dominante à Chiraz à l’époque de Hâfez.
-
[19]
Rappelons l’essentiel de ce hadîth qudsî (propos divin) : « Mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par des œuvres de dévotions […] et quand Je l’aime, Je suis son oreille de sorte qu’il entend par Moi, Je suis son œil de sorte qu’il voit par Moi, et Je suis sa langue de sorte qu’il parle par Moi, et Je suis sa main de sorte qu’il prend par Moi. »
-
[20]
Nous disposons d’une traduction française de ce texte. Voir Sulamî, La lucidité implacable (épître des hommes du blâme) [risâlat al-malâmatiyya], traduit de l’arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière, Paris, Arléa, 1991.
-
[21]
Voir Hâfez, Divân, ghazal 168. Ce poème est entièrement centré sur le thème, et l’étape spirituelle, de la stupeur.
-
[22]
Les premières traductions allemande (de Hammer-Purgstall) et anglaise (par Jones) de Hâfez ont mis en avant les thèmes bachiques et libertins, sans restituer l’horizon théophanique des ghazals. Elles ont disposé des lectures et des interprétations unilatérales, justifiant des approches strictement immanentistes. Pour Victor Hugo, Hâfez est le « poète des choses du cœur ». Pour André Gide, c’est le chantre de l’amour charnel, le représentant d’une poésie qui est tout entière une invitation à vivre l’instant présent sans crainte ni espérance, sans référence à un au-delà chimérique. A.-L.-M. Nicolas, auteur des premières traductions en langue française de Hâfez, est à l’origine d’un autre type de lecture. Dans La divinité et le vin chez les poètes persans (Marseille, Imprimerie Moullot fils aîné, 1897), il dresse un autre portrait de Hâfez : malgré ses formules d’une « sensualité quelquefois révoltante », l’auteur du Divân est un poète des « choses divines ».
-
[23]
Là où la philosophie pense l’unité du réel à partir de la distinction et de la hiérarchie des plans ontologiques, la poésie saisit l’unité effective des degrés de l’être. Pour le philosophe, la rose connaît plusieurs modes d’existence. Dans le poème, elle est tout à la fois et immédiatement « rose divine enveloppée dans le secret des noms divins, rose intelligible, rose imaginaire, rose sensible […] ». Voir Christian Jambet, L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris, Fayard, 2002, p. 147.