Notes
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[1]
Come into sight en anglais et in die Sicht kommen en allemand semblent être des expressions équivalentes de « (quelque chose) ga –mieru en japonais ». La forme pronominale est aussi possible, et l’on pourrait écrire « la mer se voit », et en allemand das Meer ist zu sehen.
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[2]
Voir E. Panofsky, Studies in Iconology. Humanistic Themes in the Art of the Renaissance, Oxford, Oxford University Press, 1939, p. 14sq.
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[3]
Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Erster Teil. Der Begriff der Religion, Werke, Bd. 6, S. 209 : « Das Auge, mit dem mich Gott sieht, ist das Auge, mit dem ich ihn sehe ; mein Auge und sein Auge ist eins. In der Gerechtigkeit werde ich in Gott gewogen und er in mir. Wenn Gott nicht wäre, wäre ich nicht; wenn ich nicht wäre, so wäre er nicht. Dies ist jedoch nicht not zu wissen, denn es sind Dinge, die leicht missverstanden werden und die nur im Begriff erfasst werden können. » Pour les expressions correspondantes de Maître Eckhart, voir ses sermons en allemand dans l’édition Quint : Meister Eckhart Werke, hrsg. Von Josef Quint/Niklaus Largier et al., I, Franfurt am M. 1993, p. 148, 31-34. Nous pouvons lire des expressions analogues dans : Qui audit me, Justus in perpetuum vivet, Beati pauperes spiritu de Maître Eckhart. Cf. également l’expression : « Herr, in deinem Lichte werden wir das Licht erschauen » (Meister Eckharts Schriften und Predigten, hrsg. V. Büttner, Erster Band, Jena 1923, p. 200).
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[4]
Cette phrase devient plus intelligible replacée dans le contexte : « Dans le Zen, on parle de « voir la nature véritable et devenir Bouddha » (kenshô jôbutsu). Cette expression ne doit pas susciter de contresens. Voir ne consiste pas à voir quelque chose dehors de manière objective. Ce n’est pas non plus se voir soi-même en soi de manière introspective. Le soi ne peut pas se voir soi-même, comme l’œil ne peut pas se voir lui-même. Ce qui ne signifie pas cependant voir le Bouddha de manière transcendante. Si l’on pouvait voir une telle chose, ce serait un fantôme. Voir, c’est la transformation de soi. C’est identique à l’entrée dans la foi » (Nishida Kitarô zenshû [Œuvres complètes de Nishida Kitarô], t. XI, 4e éd., p. 424-425).
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[5]
Nishitani Keiji, Shûkyô to wa nanika (Qu’est-ce que la religion ?), in Nishitani Keiji chosakushû (Œuvres de Nishitani Keiji), Tôkyô, Sôbunsha, 1995, t. X, p. 172.
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[6]
Le Sûtra du cœur de la perfection de sapience (Hannya shingyô) est le sûtra largement lu dans plusieurs écoles bouddhiques japonaises. Ce texte récapitule en environ 300 sinogrammes la notion de « vacuité », qui est l’essentiel de l’enseignement du Grand Véhicule. (N.D.T.)
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[7]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, XI, 4, 1.
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[8]
Ancien Testament, Psaumes, 19: 4-5.
-
[9]
Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Werke, Bd. 19, p. 205/206.
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[10]
Aristote, De anima, 424b1.
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[11]
Ibid., 426b3. W. Welsch remarque que l’expression « moyen » ne désigne pas seulement un rapport de proportion. « Le “moyen” désigne deux choses : le caractère de proportion et la fonction d’excellence de la sensibilité » (Wolfgang Welsch, Aisthesis. Grundzüge und Perspektiven der Aristotelischen Sinneslehre, Stuttgart, 1987, p. 173). Ce qu’il appelle fonction d’excellence de la sensibilité désigne la manière d’être de la sensibilité qui s’est fondamentalement distinguée du moyen d’être purement physique. Welsch tente de saisir ontologiquement l’aisthêsis comme « accomplissement d’être du sensible ». Cette orientation est liée à l’interprétation dans ce livre, de la sensibilité comme lieu de l’affichage du monde. Sa tentative, qui va de pair avec son idée de « raison traversante » qui fait de la réception sensible son moment essentiel, nous pouvons la considérer comme une des premières opérations de ce livre. Mais pour ce qui est de l’interprétation d’Aristote, nous insistons plus que Welsch sur le concept de « moyen ». Il devient ainsi possible de comprendre la théorie aristotélicienne de la sensibilité comme passage vers la Phénoménologie de l’esprit.
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[12]
Ibid., 425a27.
-
[13]
Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 78, a. 4, ad 2 : « Ultimum iudicium et ultima discretio pertinet ad sensum communem, qui iudicium aliorum perficit » (Le jugement ultime et le discernement ultime appartiennent au sens commun, qui accomplit les autres jugements de sensation). Et voir aussi : « unde sensus communis cum sit una potentia extendit se ad omnia objecta quinque sensuum » (le sens commun, quoiqu’elle soit une seule faculté, s’étend à tous les objets des cinq sens) (Ibid., I, q. 1, a. 3, ad).
-
[14]
Descartes, Discours de la méthode, in Œuvres de Descartes, publiées par C. Adam & P. Tannery, t. VI, Paris, 1973, p. 1.
-
[15]
Descartes, Dissertatio de Methodo, op. cit., t. VI, p. 540.
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[16]
Descartes, Regulae ad Directionem Ingenii, op. cit., t. X.
-
[17]
Hegel. Werke in zwanzig Bänden. Bd. 3, Phänomenologie des Geistes, Frankfurt a. M., 1970, p. 98 (trad. J. Hyppolite, t. I, p. 99). Nous citerons désormais la page entre parenthèses.
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[18]
Kant, Kritik der reinen Vernunft, A. 108f, B. 133f.
-
[19]
Aristote, Éthique à Nicomaque, 1170b10-12.
-
[20]
Ibid., 1170b6-7.
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[21]
Le terme sanskrit « bodhisattva » désigne des êtres (sattva), humains ou divins, qui ont atteint l’état d’éveil (bodhi), mais qui ont différé leur entrée dans le nirvana, car ils ont fait vœu de sauver auparavant tous les êtres. Le bouddhisme du « Petit Véhicule » (hînayâna, ou theravada) rejette la notion de bodhisattva et professe que le sage (arhant) qui est parvenu à l’éveil devient automatiquement un bouddha. (N.D.T.)
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[22]
« Donc le temps dans lequel doit être pensé tout changement des phénomènes demeure et ne change pas » (Kant, Kritik der reinen Vernunft, A 182, B 224/225 [trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 178]).
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[23]
Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, § 258.
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[24]
Dôgen (1200-1253), moine bouddhiste japonais, fondateur de la secte Sôtô du bouddhisme zen. (N.D.T)
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[25]
Dôgen ??, Shôbôgenzô ???? [Shôbôgenzô. La Vraie Loi, trésor de l’œil, trad. Yôko Orimo, préface de Pierre Hadot, Éditions Sully, 2003], Genjôkôan ???? : « Étudier la voie du Bouddha, c’est étudier le soi. Étudier le soi, c’est oublier le soi. Le fait d’oublier le soi est prouvé par toutes les lois. Le fait qui est prouvé par toutes les lois, c’est l’abandon par le corps et l’esprit du soi et par le corps et l’esprit d’autrui. »
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[26]
Shinran (1173-1262), maître bouddhiste japonais du courant de la Terre pure. Il insiste particulièrement sur l’efficacité de la « force de l’autre » (le bouddha Amida), qui vient sauver les êtres incapables d’assurer leur salut par leur « propre force ». (N.D.T.)
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[27]
Le « salut des êtres » (shujô saido) consiste à sauver les êtres qui errent dans le monde de l’illusion, et à les guider vers l’éveil (N.D.T.).
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[28]
Shinran ??, Kyôgyôshinshô ???? (Enseignement, Pratique, Foi et Réalisation selon l’École de la Terre pure), « La Terre et le Bouddha transformés ».
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[29]
La « vaste mer » (taikai) est le symbole des phénomènes fluctuants dans lesquels le principe foncier vient se réfracter : elle est une image traditionnelle du « monde ». (N.D.T.)
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[30]
Il s’agit des quatre vœux que font tous les bodhisattva et tous les bouddha pour les êtres : 1. Laisser passer les êtres à l’autre rive (au-delà) où se réalise l’éveil ; 2. Éteindre les désirs ; 3. Apprendre l’essentiel de l’enseignement des lois bouddhiques ; 4. Accomplir l’éveil parfait. (N.D.T.)
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[31]
Meister Eckhart, « Von Abgescheidenheit », in Meister Eckhart, Die deutschen und lateinischen Werke. Herausgegeben im Auftrage der Deutschen Forschungsgemeinschaft. Die deutschen Werke. Herausgegeben und übersetzt von Josef Quint. Fünfter Band. Traktate, Stuttgart 1963, S. 402 : « Nû ist vil edelîcher, daz ich twinge got ze mir, dan daz ich mich twinge ze gote. »
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[32]
En guise d’introduction, voir Ôhashi Ryôsuke, Kyôto gakuha no shisô. Shuju no zô to shisô no potensharu. (Les Pensées de l’École de Kyôto. Ses différentes figures et le potentiel de ses pensées), Kyôto, Jinbun Shoin, 2004.
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[33]
Nishida Kitarô, « Basho » (1926), in Nishida Kitarô zenshû (Œuvres complètes de Nishida Kitarô), t. IV, 4e éd., p. 257.
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[34]
Nishitani Keiji, « Kû to soku » (« Vacuité et Un »), in Nishitani Keiji chosakushû (Œuvres de Nishitani Keiji), t. XIII, p. 128.
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[35]
Ibid., p. 121.
1 – « Voir » et « être en vue », « entendre » et « se faire entendre »
1Que ce soit en japonais ou dans les langues occidentales, il existe deux espèces d’expression : « voir » quelque chose (en japonais, miru), et quelque chose « est en vue » (mieru) [1]. « Voir » et « être en vue » ne sont pas deux situations identiques. Dans la seconde, le sujet n’est pas « l’homme » mais « la chose ». Mais de quoi s’agit-il ? Les expressions que l’on utilise dans la vie quotidienne ne relèvent pas du langage philosophique, mais elles contiennent d’autant plus d’expériences fondamentales d’être. Et elles invitent souvent à la réflexion philosophique. C’est ici le cas.
2« Voir » est considéré en général comme l’opération de l’organe de la vue. Mais que l’expérience du « voir » ne se réduise pas simplement à la fonction biologique d’un appareil organique, cela devient clair quand on voit un tableau. Nous ne faisons pas que « voir » un chef-d’œuvre, notre cœur est ému par lui. Pour notre cœur, la peinture « en vue » s’affiche dans sa profondeur. Un tableau manifeste sa profondeur en passant d’une « chose » de l’ordre de la nature physique à une « chose exposée » composant un récit ou une allégorie, puis à une « œuvre » qui contient tout un monde [2]. Cela ne concerne pas seulement la relation entre le sujet qui « voit » et la chose qui « est en vue ». Les deux appartiennent ensemble à un même environnement. Le sujet et la chose surgissent dans ce monde de l’environnement et comme caractéristiques de celui-ci. C’est pourquoi un phénomène comme « voir quelque chose » ou « quelque chose est en vue » surgit dans un « monde » auquel appartiennent le sujet et la chose. L’humeur et le sentiment ne sont pas de simples phénomènes psychologiques de projection, ce sont des éléments de l’ouverture du monde.
3Cet approfondissement de la « vue » mène parfois à une transformation existentielle. Par exemple, à propos de la « vue de Dieu », on lit chez Maître Eckhart (cf. note 1), on lit : « l’œil par lequel Dieu me voit, c’est l’œil par lequel je vois Dieu. Mon œil et l’œil de Dieu sont un ». Hegel cite, dans ses Cours sur la philosophie de la religion, d’autres paroles de Maître Eckhart de contenu quasiment identique [3]. Nishida Kitarô note quant à lui l’identité de structure existentielle de la transformation et de la foi : « Voir, c’est la transformation de soi. C’est identique à l’entrée dans la foi. » [4] Le fond du sujet au sens ordinaire du « c’est moi qui vois » est brisé, et je deviens « non subjectif » ou « non moi ». Il ne s’agit pas d’une situation d’aliénation impuissante, mais plutôt d’un « moi » qui se fonde sur le sans-fond d’un non-moi libéré du moi. Ici, la manière d’être selon laquelle « c’est moi qui vois » s’unit avec celle selon laquelle « moi qui vois je ne suis pas ». La situation apparemment paradoxale selon laquelle « moi qui vois je ne suis pas, donc je vois », devient la structure de la situation selon laquelle tout d’abord quelque chose « est en vue ». Nishitani Keiji remarque, à propos de la vue de Dieu de Maître Eckhart, que « le contenu contradictoire de la vue et de la non-vue n’est fondé que s’il est un » [5], et ce qu’il appelle « non-vue » est un « voir » qui se fonde sur le « non-moi ».
Cela n’apparaît que dans une certaine perspective, celle dans laquelle le lieu du « sensible », en son approfondissement, se lie finalement à l’expérience religieuse tout en passant par diverses positions philosophiques. Si l’on prend l’exemple du bouddhisme du Grand Véhicule, on lit dans le Sûtra du cœur de la perfection de sapience (Hannya shingyô) [6] qui en résume le contenu fondamental : « Il n’y a nulle part d’œil, d’oreille, de nez, de langue, de corps, ni de volition. Il n’y a pas non plus de couleur, de voix, de parfum, de saveur, de tangible ni de phénomènes » (???????? ???????). Ce « il n’y a pas » signifie le « non-moi ». Quand il n’y a plus « moi », pour la première fois, l’œil, l’oreille, le nez, la langue, le corps et la volition sont fondés, et la couleur, la voix, le parfum, la saveur, le tangible et les phénomènes sont fondés.
Dans le christianisme également, on trouve ce genre d’expérience. Lorsque saint Augustin se demande qui a entendu le Verbe de Dieu lors du commencement de la création du Ciel et de la Terre [7], il sait assurément qu’on ne peut pas entendre le Logos de Dieu comme on entend quelque chose par la conscience normale du moi. Dans les Psaumes de l’Ancien Testament, que saint Augustin devait avoir à l’esprit à ce moment-là, on lit les versets suivants : « Il n’y a pas de discours ni de mots, / Leur voix n’est point entendue ; / Leur retentissement parcourt toute la terre, / Leurs mots vont aux extrémités du monde » [8]. L’expression « Leur voix n’est point entendue » doit signifier que « le moi qui écoute disparaît ». Le Verbe de Dieu, dans la situation de « non-moi », de « non-écoute », « vient à se faire entendre » à moi. Cette expérience religieuse et les expériences telles que « il y a un bruit », « ça se sent », « ce plat est bon » ou « cette écharde me fait mal » ont en réalité la même essence en tant qu’elles sont toutes des expériences fondamentales de l’homme.
2 – Le « sens commun » d’Aristote
4Dans la longue histoire de la philosophie, de nombreuses tentatives ont déjà été faites pour résoudre ce problème fondamental, et une simple vue d’ensemble pourrait faire l’objet d’une thèse. Je ne puis donc ici en faire un exposé détaillé. Disons toutefois que c’est le De Anima d’Aristote qui en est l’origine ou le point de départ, c’est là le texte décisif qui servira de critère et qui, à cet égard, devance toutes les théories ultérieures du sensible. Il contient une théorie du sensible, une théorie de l’imagination et une théorie de la raison, mais celle du sensible met bien en lumière l’activité de conscience contenue dans la sensation. Hegel en faisait déjà l’éloge ; il le considérait comme « très intéressant » et comme « une thèse tout à fait juste sur la sensation » [9]. Cet éloge se répercute dans la façon dont Hegel traite du sensible dans la Phénoménologie de l’esprit.
5Aristote explique que si les végétaux ne sentent rien alors qu’ils subissent diverses actions de leur environnement, c’est parce qu’ils n’ont pas de « médiété » (???o????) [10]. Un des points essentiels de la théorie aristotélicienne de la sensation, c’est d’affirmer que la sensation, qui a tendance à être considérée comme une faculté subjective, est en fait un lieu « intervalle » et « moyen » (milieu) entre l’objet de la sensation et la fonction sensitive.
6La sensation selon Aristote est également « moyen » en un autre sens. Car lorsque le sensible lui-même est dans la situation de milieu, c’est celui-ci qui est senti. Il est tout autant impossible d’entendre un son assourdissant qui détruit l’ouïe qu’un son que sa faiblesse rend inaudible. De même, on ne peut regarder la lumière du soleil en face, mais on ne peut pas non plus voir la lumière d’une luciole durant la journée. Seul le champ intermédiaire est le domaine qu’on peut percevoir sensiblement. C’est la sensation elle-même qui est le milieu entre ces deux pôles. C’est la sensation elle-même qui a pour critère la proportion (? ?????). « La faculté sensitive (? ????????) est sûrement une certaine proportion. » [11] On peut prévoir que la sensation contient la structure du logos et comporte par conséquent un approfondissement lié au champ de l’activité spirituelle.
7Ce qui fait le passage de la simple sensation à l’esprit, c’est le « sens commun » (???????? ?????). Aristote a précisément remarqué qu’il n’y a que cinq fonctions sensitives, qu’il n’y a en dehors de ces cinq sens aucune autre fonction sensitive, et qu’on ne peut en aucun cas leur en substituer d’autres. Pourtant, quoique le nombre, la grandeur, l’immobilité, le mouvement, etc., de ce qui a été vu ou de ce qui a été touché, aient été reçus dans tous les cas dans ces cinq sens, il n’est pas possible de déterminer un lieu dans lequel, dans chaque sens, se ferait cette inscription. Le nombre, la grandeur, l’immobilité, le mouvement, etc. affectent un des cinq sens et en outre sont communs aux cinq sens. « Des choses communes (?? ?????) il y a une sensation commune (???????? ?????), qui n’est pas une sensation par accident (???? ??????????). » [12] Ce sens commun n’est pas un sixième sens qui s’ajoute aux cinq sens. C’est un sens commun aux cinq sens et contenu dans chacun d’eux. Ce qui est important, c’est qu’il est « ce qui distingue » (?? ??????, ?? ????????), par exemple, le sucré du blanc. S’il s’agit du sucré et du piquant, c’est le goût qui distingue, et s’il s’agit du blanc et du noir, c’est la vue qui distingue. Mais que le sucré et le blanc se distinguent, ce n’est là le fait d’aucun des sens. Pour qu’ils soient distingués, il faut d’une part que le sucré soit déjà reconnu par le goût, et d’autre part le blanc par la vue. Par conséquent, il faut que la distinction soit due à un sens commun aux deux sens. Le sens commun comporte une espèce de fonction du logos. Il s’agit de la faculté de voir le fait de voir, de la faculté d’entendre le fait d’entendre, etc.
8Que le sensible contienne en sa plus profonde couche la spiritualité ou intelligence et qu’elle apparaisse en tant que « sens commun », c’est ce qui sera expliqué plus clairement par saint Thomas [13], et qu’on peut lire également chez les penseurs ultérieurs, par exemple chez Descartes si l’on considère sa doctrine dans son ensemble.
Est significative la thèse proclamée par Descartes au début du Discours de la méthode : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » [14]. Le « bon sens », notion qui a en français une grande richesse, c’est littéralement le « bon sensible ». Mais dans la traduction latine publiée en 1644 et que Descartes lui-même a vérifiée, ce terme est traduit par bona mens, c’est-à-dire « bon esprit » [15]. Et ce n’est pas là une traduction surprenante. Car dans le texte de Descartes cité ci-dessus, le « bon sens » est donné comme équivalent de la « raison », et il est aussitôt appelé « bon esprit ». On peut ici supposer que chez Descartes, le sensible et la raison sont des faces différentes d’un même « champ de l’esprit ». On retrouve cela dans la théorie du sens commun des Règles pour la direction de l’esprit (Regulae ad directionem ingenii) [16], dans Les Passions de l’âme et dans les Méditations métaphysiques, mais nous n’examinerons pas ces textes ici. Passons tout de suite à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, qui a traité la question de façon plus ample.
3 – La théorie du sensible chez Hegel
9Il est possible de lire l’intégralité de la Phénoménologie de l’esprit comme une théorie du sensible, quoique les spécialistes de Hegel ne l’aient jamais interprétée de cette manière. Si l’on se place dans la perspective courante, on considérera notre thèse comme fantaisiste, car pour elle la « sensibilité » ne serait que la première étape de la « conscience » et serait tout de suite supplantée par la « perception », et de celle-ci on devrait passer à l’« entendement ».
10Mais l’on doit ici distinguer la sensibilité (die Sinnlichkeit) et le sensible (das Sinnliche). La première est une « fonction » ou « faculté » de la conscience au même titre que la perception et l’entendement, et en tant que telle, la certitude sensible est répétée comme « moment » dans les diverses étapes de la phénoménologie de l’esprit. À l’opposé, le sensible est un « élément » qui constitue la totalité de cet esprit. Le cheminement total du processus du phénomène de l’esprit se constitue sans se séparer de cet élément. Il s’agit là du point de vue fondamental de cet article.
11Si nous avançons quelque peu, nous pouvons relever chez Hegel la notion de profondeur du « sensible » comme fond qui soutient les étapes de la « conscience » ou de l’« esprit », par conséquent en tant qu’elle correspond à sa portée périphérique. Nous pouvons généraliser cette portée totale du sensible en portée totale du « sens commun ». Mais nous ne pouvons le faire qu’en élargissant et en approfondissant largement l’horizon traditionnel du sens commun. Au bout de cet élargissement et de cet approfondissement, c’est la « compassion » du bouddhisme du Grand Véhicule qui va émerger. Mais ne nous hâtons pas et voyons d’abord quelle est, dans la Phénoménologie de l’esprit, la « portée périphérique » du sensible et relevons ensuite quelques situations typiques.
12Le « sensible » apparaît ici tout d’abord sous la forme de la « sensibilité ». Comme nous l’avons dit ci-dessus, celle-ci est la première étape de la « conscience ». La conscience comme sensibilité est la conscience persuadée de contenir en elle-même la connaissance la plus riche. La conscience comme « certitude sensible » est persuadée d’englober la richesse infinie de ce qui apparaît comme phénomène dans le temps et l’espace, quoiqu’elle ne l’articule pas. Par exemple, elle est persuadée d’avoir senti totalement que c’est maintenant le soir et qu’il y a ici une maison. Mais si l’on réfléchit, il devient clair que le contenu dont nous avons été persuadés selon la certitude sensible n’est nullement ce qui englobe la totalité. Le contenu senti n’est ni le « soir » ni la « maison », mais seulement un pur « ceci » (Dieses) dans de simples « maintenant » et « ici », et ne comporte aucune universalité. D’autre part, la vérité, en tant qu’elle est universelle, doit justement être conservée dans le langage. Le « maintenant » et le « ici » sous forme de certitude sensible, quand ils ont été enregistrés dans le langage, ne sont plus ni le « maintenant » ni le « ici ». Même conclusion négative pour ce qui est de la conscience, c’est-à-dire du moi. La conscience est persuadée qu’elle est elle-même le moi, mais ce contenu n’est qu’un « pur ceci » (reiner Dieser). La certitude sensible est ainsi astreinte à faire passer la conscience à l’étape suivante : elle est l’étape où elle prend (nehmen) l’objet en sa vérité universelle, c’est-à-dire l’étape de la perception (Wahrnehmung). Cependant, le passage de la certitude sensible à la perception ne se produit pas en rendant superflue la première étape. Car l’objet de la perception apparaît comme « chose » (Ding) comportant de nombreux caractères, et ces caractères sont en fait des êtres sensibles, c’est-à-dire le contenu que la conscience de l’étape de la certitude sensible est persuadée d’avoir saisi. « Mais l’être sensible et la visée du ceci repassent eux-mêmes dans la perception ; je suis rejeté au point de départ et entraîné à nouveau dans le même circuit, qui dans tous ses moments et comme totalité se supprime en se conservant. » [17] La perception doit nécessairement passer de nouveau par ce circuit. Mais il ne s’agit pas simplement de revenir au point de départ. Quand on revient au point de départ après avoir fait un tour de stade, on a accumulé à ce point de départ la performance d’avoir fait un tour. Repartir de nouveau, c’est refaire le même trajet, vérifier en soi son expérience et réfléchir en soi sur soi-même. Et c’est posséder un autre contenu que celui du premier tour, c’est aussi progresser. Il devient alors clair que le passage de la certitude sensible à la perception ne peut être accompli sans la répétition de la première.
13La même chose se produit à l’étape qui va de la perception à l’entendement : la « chose » saisie selon la perception n’existe pas universellement comme on la voit tout d’abord, et ses caractères ne peuvent être saisis autrement que par le sensible. La conscience essaie de saisir l’objet en sa vérité, c’est-à-dire non pas en tant qu’existant conditionné (be-dingt) comme « chose » (Ding), mais en tant qu’inconditionné (das Un-bedingte) comme l’intérieur de la « chose » ou loi. C’est la position de l’entendement. La compréhension de cette position devient aisée à partir de la science moderne. L’entendement saisit la « chose » dans sa « loi » en tant que son intérieur. La loi est suprasensible. C’est pourquoi l’entendement semble quitter le domaine du sensible. Mais ce n’est là qu’une apparence. Car la loi n’existe pas seule, elle est la loi du « phénomène » perçu sensiblement ; elle n’existe pas sans le phénomène, et le phénomène est sa médiation. « Le suprasensible est le sensible et le perçu posés comme ils sont en vérité » (118) [I, 121-122]. Pour être plus précis, le « phénomène » ou « chose », en leur intérieur, peuvent être saisis comme jeu des forces (Spiel der Kräfte). Le phénomène de l’électricité, qui comporte deux faces, l’électricité négative et l’électricité positive, en est un exemple (123 sq.) [I, 126]. La différence entre électricité négative et électricité positive n’est en vérité pas une différence, car l’électricité elle-même se repousse hors de soi, ou est attirée par quelque chose de même nom. « L’égal à soi-même se repousse plutôt soi-même hors de soi, et l’inégal à soi-même se pose plutôt comme l’égal à soi » (127/128) [I, 131]. Cette structure est celle de la dialectique pénétrant les phénomènes physiques. Selon cette dialectique, où l’égal ne devient plus l’égal et où l’inégal devient l’égal, le premier monde suprasensible apparaît en tant qu’il porte un côté du monde sensible qui est inégal à lui-même. Hegel appelle ce monde suprasensible le monde renversé : celui-ci ne peut être saisi sans le suprasensible et le sensible. L’entendement, pour pouvoir connaître véritablement « l’intérieur de la chose » comme universel, doit repasser par la certitude sensible et par la perception. Il devient ainsi évident que toutes les étapes de la « conscience » accomplissent ensemble le processus de répétition de la certitude sensible.
14Dans la Phénoménologie de l’esprit, les trois étapes que sont la « sensibilité », la « perception » et l’« entendement » sont liées par la dénomination de « conscience ». Le lien suivant est la « conscience de soi ». Le contenu de cette expression a une signification qui diffère grandement de l’usage courant. Cet usage courant pourrait avoir pour porte-parole la Critique de la raison pure de Kant : la conscience de soi est « la conscience de l’identité de soi-même de la conscience » [18]. À l’opposé, la conscience de soi dans la Phénoménologie de l’esprit est l’expérience où l’objet de la conscience a la même essence que celle de la conscience elle-même. La loi qui pénètre l’objet est l’expérience où l’on voit la loi pénétrer aussi la conscience elle-même. « Nous voyons que dans l’intérieur du phénomène ou de la manifestation, l’entendement en vérité ne connaît rien d’autre que le phénomène même […] en fait l’entendement fait seulement l’expérience de soi-même » (135) [I, 140]. Le mouvement de la conscience de soi est considéré par Hegel comme le tournant où la conscience « chemine hors de l’apparence colorée de l’en-deçà sensible et hors de la nuit vide de l’au-delà supra-sensible pour entrer dans le jour spirituel de la présence » (145) [I, 154]. Le problème est de savoir quel rapport le sensible entretient avec ce « jour spirituel de la présence ». Il ne s’agit ni d’une simple rive opposée au sensible ni d’une opposition à la nuit suprasensible. La conscience de soi est la conscience qui sait que les objets de la conscience sont elle-même, et cette expérience s’accomplit en passant par les diverses formes de la conscience apparues jusqu’ici. En ce cas, les diverses formes de la conscience n’apparaissent plus « comme des essences, mais comme des moments de la conscience » (138) [I, 146], ce qui ne signifie rien d’autre que ceci : la « sensibilité » est de nouveau répétée comme « moment ».
15Que la certitude sensible soit répétée tout au long de la Phénoménologie de l’esprit signifie que ces formes de la conscience, comme « moments », sont immanentes à toutes les étapes de ce parcours. Mais nous devons aussi remarquer la chose suivante : dans la conscience de soi, le sensible est immanent non seulement en tant que « moment », mais aussi en tant qu’« élément ». La différence entre moment et élément, au sens général, consiste en ceci : tandis que le « moment » est une fonction logique du mouvement ayant une structure « déductive », l’« élément » est la matière originaire et le lieu lorsque ce mouvement prend de multiples formes. « Le sensible » comme élément, tout en étant immanent au parcours de la Phénoménologie de l’esprit, accompagne l’« esprit » dans tout son trajet. Il ne fait pas que l’accompagner : en soutenant les manières d’être de l’« esprit », il s’approfondit lui-même comme profondeur de l’« esprit ». Cela se manifeste également lorsque la première forme de la conscience de soi est considérée comme « vie » accompagnée du désir sensible. « Le sensible » est un élément de cette « vie ». Considérons « le sensible » comme élément dans la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave ». Le maître fait face à l’esclave en éprouvant le « sentiment de la puissance absolue » (153) [I, 164]. L’être comme maître a pour élément ce sentiment. Du côté de l’esclave qui sert son maître en éprouvant la « peur de la mort », c’est cette peur qui fait son élément. Nous voyons que le sensible qui, au début, dans la « certitude sensible », s’était présenté au simple niveau de la sensibilité, comme le fait de « voir » ou d’« écouter », s’est considérablement approfondi ici dans un sentiment intérieur. Cet approfondissement est parallèle à celui de l’esprit. Cet approfondissement, nous pouvons le voir dans la « conscience malheureuse » qui apparaît peu après « le maître et l’esclave », et où la conscience a pour élément le sentiment de « malheur ». Pour cette conscience, l’union avec l’être divin immuable demeure une simple espérance, et la conscience est déchirée entre le réel et l’espérance. Bien sûr, ce sentiment de malheur, comme la « peur de la mort » chez l’esclave, devient la force motrice qui incite la conscience à aller de l’avant, et par conséquent devient un moment de la progression dialectique de l’esprit. Que la sensibilité soit répétée comme « moment » est inséparable du fait que l’« élément » du sensible constitue le courant de fond, lequel trouve une nouvelle preuve dans le chapitre sur la « Raison », qui vient après la « Conscience de soi ». La première étape de la raison est la « raison observante », mais l’opération même de l’« observation » est d’abord ce qui contient nécessairement l’intuition sensible et la perception, et elle est sensible. C’est pourquoi la « conscience (comme raison) […] nous la voyons de nouveau s’enfoncer dans la visée du ceci et dans la perception » (185) [I, 204]. L’opération suprasensible du « savoir » rationnel ne s’effectue ainsi qu’en retenant et en surmontant le sensible.
La « raison observante » progresse vers la position de la « raison agissante », qui a avec autrui des relations « pratiques » et qui réalise le soi dans la communauté. Ici, « le sensible » prend une forme qui correspond à la communauté, c’est-à-dire que l’opération de la « raison agissante » est l’« opération du désir » (271) [I, 298]. Il s’agit alors du problème de la « jouissance du plaisir ». Le désir et le plaisir, comme éléments sensibles, vont toujours imprégner la raison. Ils ne vont pas seulement pénétrer, mais ils vont aussi prendre la forme du « délire » qui déborde la rationalité normale, et vont être réduits à lutter contre le cours du monde, pour enfin échouer. Ce qu’on appelle le « cours du monde » (Weltlauf) exprime à l’origine le monde qui contient aussi bien la rationalité que le sensible comme éléments essentiels. En citant un passage du Faust de Goethe, Hegel montre la nécessité pour la raison agissante de se livrer au diable et de chuter dans le cours du monde, mais le cours du monde apparaît aussi tout d’abord comme domaine sensible appelé « le règne animal de l’esprit » (294f) [I, 324]. Aussi, la « raison législatrice », qui apparaît après, prescrit « l’amour actif » (314) [I, 346], lequel « aime par l’entendement ». Ainsi, plus la position de la conscience s’élève, plus le sensible qui l’accompagne approfondit sa dimension.
Aux diverses étapes de la raison succèdent les diverses étapes de l’« esprit » : « l’esprit est donc conscience en général, ce qui comprend en soi-même la certitude sensible, la perception et l’entendement » (326) [II, 11]. Cette phrase nous montre déjà que la certitude sensible est aussi répétée comme moment au sein de l’esprit. Quoique le chapitre sur « L’esprit » soit le plus long des six, si la répétition de la certitude sensible y est déjà affirmée, il semblerait inutile d’en poursuivre la description. Relevons-en seulement l’orientation essentielle, qui nous sera utile plus loin.
Le niveau de « l’esprit » correspond à la conscience de faire de soi-même le monde et de faire du monde le soi. C’est pourquoi l’esprit est considéré comme totalité de la réalité, ce qui signifie aussi que l’esprit ne possède pas seulement une nature rationnelle, mais aussi une nature sensible. Dans le monde éthique, qui est sa première forme, s’opposent la loi humaine et la loi divine, le pouvoir de l’État et la famille, et cette relation est mise en correspondance avec celle entre l’homme et la femme. Chez celle-ci, c’est le sentiment religieux de « piété » (336) [II, 24] qui domine. Quoiqu’il soit une forme du sensible, il n’est assurément pas un niveau sensible au sein de la « conscience », il n’est pas non plus un niveau vital au sein de la « conscience de soi », et il ne demeure pas davantage à un niveau pratique au sein de la « raison ». C’est un sensible qui apparaît déjà à un niveau social qui comprend le domaine de la « religion ». Cela est expliqué avec plus de détails à propos de l’Aufklärung. L’Aufklärung est la position qui considère l’objet de la « foi » comme « une chose ordinaire dans l’élément de l’être, une chose de la certitude sensible » (409) [II, 105], par exemple une pierre (une sculpture), un morceau de bois (une statue de bois) ou du pain (considéré comme la chair du Christ à la messe). C’est pourquoi l’Aufklärung essaie de bannir la foi en la considérant comme préjugé ou superstition, et déclare que l’au-delà est un néant. Mais l’Aufklärung elle-même ne possède pas une autre vision du monde remplissant ce néant. L’Aufklärung n’est pas capable de remplir elle-même le vide produit après la négation de l’au-delà, ce qui signifie que l’Aufklärung elle-même est un vide. « Le vide auquel l’Aufklärung rapporte donc l’effectivité sensible » (414) [II, 111], c’est le vide de l’Aufklärung elle-même. Il est ici suggéré que l’effectivité sensible contient une réalité religieuse plus profonde que l’« Aufklärung ».
La cinquième étape de la Phénoménologie de l’esprit, qui succède à « L’esprit », c’est « La religion ». « Si la religion est le plein accomplissement de l’esprit dans lequel les moments singuliers de cet esprit, conscience, conscience de soi, raison et esprit, retournent et sont retournés comme dans leur fondement, alors ils constituent ensemble l’effectivité étant là de l’esprit entier » (499) [II, 208]. Ainsi, Hegel suggère lui-même que la certitude sensible est aussi répétée comme moment dans la religion. Bien sûr, le sensible apparaît ici d’une manière différente : il va être de plus en plus intériorisé. La forme la plus profonde de sa représentation est le sentiment au sein de la « religion révélée », c’est-à-dire « le sentiment douloureux de la conscience malheureuse que Dieu lui-même est mort » (572) [II, 287]. Le sentiment de la religion révélée a pour élément ce sentiment douloureux.
Dans le savoir absolu, qui est la dernière étape, le sensible apparaît comme essence du « temps ». La profondeur du sensible, c’est le « temps ». Et c’est la raison pour laquelle les diverses expressions du sensible sont toutes imprimées dans la temporalité. Mais « le temps lui-même » n’est plus simplement représenté extérieurement et intuitionné comme écoulement du « temps ». Le temps doit être saisi conceptuellement comme l’esprit même. « Le temps est le concept même » (584) [II, 305]. Alors, l’extériorité du temps disparaît, et son essence est saisie par l’esprit comme l’esprit même. « C’est pourquoi l’esprit se manifeste nécessairement dans le temps, et il se manifeste dans le temps aussi longtemps qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est-à-dire n’anéantit pas le temps » (Ibid.). Cela signifie aussi bien que l’esprit apparaît nécessairement comme phénomène dans l’élément du sensible, et que le sensible est spiritualisé (begeistet).
4 – Le nouvel horizon de signification du « sens commun » : le « sens commun non commun » et le « pathos-commun »
16Si l’on considère la façon dont le sensible s’étend sur tout le parcours de la Phénoménologie de l’esprit, on verra qu’il y apparaît en tant que facettes du « sens commun ». Cette expression n’apparaît jamais dans la Phénoménologie de l’esprit. Mais puisque Hegel considère la théorie aristotélicienne de la sensation comme une « position tout à fait juste sur la sensation », il n’est pas étonnant – et, devrait-on dire, il est même naturel – que le « sens commun » découvert par Aristote soit présent comme contenu dans la Phénoménologie de l’esprit. Et il ne s’agit pas seulement du niveau du sens commun aux cinq sens, mais aussi du niveau du sens commun à la communauté, dont Aristote a fait mention dans Éthique à Nicomaque.
17Aristote a clairement vu que les opérations de voir, d’entendre, de marcher, de percevoir, de penser renferment toutes la « conscience de soi ». La conscience de soi est inséparable de la conscience d’« autrui ». Aristote, dans Éthique à Nicomaque, développe effectivement une réflexion selon laquelle il est préférable pour soi, à un degré égal, que le soi existe et qu’autrui existe. « Par conséquent, l’homme a besoin de sentir en commun (??????????????) avec son ami que celui-ci existe, ce qui ne saurait être possible qu’en vivant avec lui (?? ?? ?????) et en mettant en commun (?????????) discussions et pensées » [19]. Ainsi, s’établit la thèse selon laquelle « l’ami est un autre soi-même (?????? ?????) » [20].
18Dans la Phénoménologie de l’esprit, « autrui » apparaît dès le chapitre sur la « certitude sensible » : la conscience qui a la certitude sensible, c’est pour le moment le moi d’une seule personne. Ce moi, en voyant un arbre, affirme que « l’ici est un arbre ». « Mais un autre moi voit la maison et affirme que l’ici n’est pas un arbre, mais plutôt une maison » (86) [I, 86]. C’est ici qu’apparaît l’« autre moi ». Celui-ci ne possède pas encore la détermination selon laquelle « autrui » forme une communauté. Mais il ne l’exclut pas non plus. On peut seulement dire que l’« autre moi » est aussi certain de l’immédiateté du « voir ». L’autre moi est généralement pluriel ou nombreux. Ici, comme ce sera précisé plus tard dans le chapitre sur la « Conscience de soi », commence virtuellement la situation d’opposition ou d’affrontement entre un esprit qui a conscience de son autonomie et un autre esprit.
19Considérons la dialectique « du maître et de l’esclave » dans le chapitre sur la « Conscience de soi » pour voir ce qui se produit dans cet(te) opposition ou affrontement. Le maître fait face à l’esclave en ayant pour arrière-plan le pouvoir de domination absolue, et il a le droit de vie et de mort sur l’esclave. Effrayé par la peur de la mort, l’esclave se soumet de tout son être au maître. Les sentiments que tous deux éprouvent chacun sont aux antipodes, et il est impossible de parler d’un sens commun « communautaire » entre les deux. Pourtant, la relation même entre le maître et l’esclave, dans la mesure où c’est aussi bien le maître que l’esclave qui la forment ensemble, est « commune ». Nous pouvons présenter les sentiments que chacun d’eux a de lui-même comme les deux pôles distincts l’un de l’autre, qui sont un et identiques, mais complexes intérieurement, et qui sont ceux du « sens commun » ou « sensible commun » de la communauté contenant en soi les oppositions. En outre, nous pouvons les présenter comme le « sens commun non commun » (sensus communis non-communis) malgré leur écart extrême ou plutôt en raison de celui-ci.
20Introduire l’élément du « non-commun » dans la détermination du « sens commun » semble une contradiction de sens ou une destruction conceptuelle du sens commun. Cependant, c’est seulement parce que l’on considère le sujet individuel comme le porteur du sens commun. Qu’importe que le porteur du sensible soit la communauté. Si l’on se rappelle la réflexion hobbesienne qui compare l’État à un « homme artificiel » ayant pour nom Léviathan, ou la pensée juridique qui détermine les entreprises comme des « personnalités juridiques », on se rendra compte que notre pensée n’est pas extravagante. Le sens commun de la communauté (qu’on appelle common sense) se forme moins en tant qu’il a pour élément l’« homogénéité » qu’en tant qu’il contient l’opposition contradictoire et le désaccord de l’intérieur de la communauté. Le sensible commun ici, c’est le « sens commun non commun ». Le sens commun ordinaire qui présuppose l’homogénéité est plutôt une exception qui se forme lorsque cette non-communauté est devenue un minimum.
21L’horizon de signification nouveau de ce « sens commun » existait déjà virtuellement dans la « certitude sensible », et il a été actualisé dans la dialectique « du maître et de l’esclave ». Après, cet horizon de signification va s’approfondir et s’intérioriser conformément au développement de l’esprit. Et il va passer du simple niveau de la sensibilité au « pathos-commun » (Sym-pathie) qui comporte à la fois la passion et la volonté. Apparaissant comme terme important dans le chapitre sur « L’esprit », le pathos consiste en ce que le sensible s’approfondit dans la couche de la volonté et du désir. Omettons son évolution intermédiaire et considérons tout de suite le pathos dans les dernières étapes que sont « La religion » et « Le savoir absolu ».
22Nous avons déjà remarqué que la forme extrême du sensible dans le chapitre sur « La religion » se trouve dans « le sentiment douloureux de la conscience malheureuse que Dieu lui-même est mort » (572) [II, 287]. Ce sentiment est pour l’« esprit », qui fait de sa manière d’être l’identité de la divinité et de l’humanité, le fait de subir la souffrance extrême. Et c’est aussi le « pathos-commun non commun » extrême, possédé en commun par les deux pôles extrêmement éloignés que sont la divinité et l’humanité. « Dieu est mort » signifie que Dieu s’est fait homme, et que l’essence divine « paraît être descendue de son éternelle simplicité, mais en fait elle a atteint seulement ainsi son essence suprême » (553) [II, 267]. S’il en est ainsi, le pathos commun non commun du « sentiment douloureux de la conscience malheureuse » qui ressent que Dieu est mort devient très proche, selon le langage du bouddhisme du Grand Véhicule, du pathos du bodhisattva [21], qui ne monte pas au rang de Bouddha, mais descend vers le monde des êtres sensibles, et qui est « en sympathie » avec leurs souffrances, c’est-à-dire très proche de la « compassion ». En « descendant » vers les êtres sensibles, le bodhisattva atteint paradoxalement le « Bouddha », qui est « son essence suprême ».
Mais n’allons pas trop vite et considérons la manière d’être du sensible dans « Le Savoir absolu » : comme nous l’avons vu plus haut, le sensible exprime ici l’aspect de « l’essence du temps » ; et le « temps » est le dernier élément que l’esprit doit surmonter et nier. Citons à nouveau la phrase centrale : « C’est pourquoi l’esprit se manifeste nécessairement dans le temps, et il se manifeste dans le temps aussi longtemps qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est-à-dire n’anéantit pas le temps ».
« Anéantir le temps » consiste à vaincre la force qui pousse au vieillissement et à l’anéantissement dans un temps irréversible, ce qui ne signifie pas seulement dépasser la forme du temps irréversible (prise en elle-même, cette affirmation pourrait être considérée comme étrange et illusoire). De même que l’eau elle-même ne peut être mouillée par de l’eau, et que le feu ne peut être brûlé par du feu, l’esprit prend conscience de ce qu’il est lui-même l’essence du temps. Pour parodier la phrase de Kant selon laquelle « le temps ne s’écoule pas » [22], « l’esprit ne s’écoule pas » chez Hegel. L’esprit est plutôt le sujet qui produit la forme du temps. C’est de cela qu’il sera question quelques années plus tard dans l’Encyclopédie, à savoir « de devenir la puissance du temps (die Macht der Zeit), et non pas d’être assujetti au temps » [23]. Que l’esprit anéantisse le temps signifie que l’esprit anéantit « le sensible », et cela fait un avec la spiritualisation du sensible. En tant qu’il retient en surmontant le sensible, « au sein de son immédiateté l’esprit doit recommencer depuis le début » (591) [II, 312] : il sort vers les domaines du savoir en s’accompagnant du sensible. Concrètement, il devient la « nature », c’est-à-dire « l’esprit aliéné » (590) [II, 311], et l’« histoire », c’est-à-dire « l’esprit aliéné dans le temps » (Ibid.). Dans le texte, il est fait mention de la nouvelle marche dans « le royaume des esprits » et dans « le royaume du monde », ainsi que de la « révélation de la profondeur » (Offenbarung der Tiefe) (591) [II, 312] : celle-ci a été aussi la révélation de la « profondeur du sensible ».
5 – Le savoir absolu chez Hegel et la « compassion » dans le bouddhisme du Grand Véhicule
23Le but de cet article est de faire comprendre cette profondeur du sensible dans sa correspondance avec ce que le bouddhisme du Grand Véhicule appelle la « compassion ». Nous avons déjà vu que le sensible dans la religion révélée, c’est-à-dire le pathos commun non commun appelé « sentiment douloureux de la conscience malheureuse », a le même fondement que la compassion du bodhisattva. Cela apparaîtra encore plus nettement lorsque nous réfléchirons encore plus à l’importance du sensible dans le savoir absolu. Relevons tout d’abord un point auquel nous n’avons pas encore fait allusion. Il s’agit de la dernière forme du « sens commun » ou « pathos commun (sym-pathie) » : ce qui, dans le « Le Savoir absolu », se distingue nettement des diverses étapes de l’esprit, y compris de celle de la « La religion », consiste à saisir le contenu de la vérité de l’esprit, non dans la « forme de la représentation », mais dans la « forme du soi ». Dans la religion révélée, le contenu de l’esprit demeurait encore sous la forme de la représentation. Le divin était représenté par l’Autre appelé Jésus. Ce qui va être fourni comme contenu, c’est la « forme du soi » : l’opération du divin va être saisie comme « opération propre du Soi » (582) [II, 302]. Toutes les formes de l’objectivité vont être ici surmontées, la forme de l’être-autre de l’esprit va être introduite dans l’esprit lui-même, et tous les objets sous la « forme du soi » vont être saisis conceptuellement. Ici est fondée la structure de l’« ab-solu » (ab-solut) au sens littéral du mot, c’est-à-dire au sens de l’accomplissement du soi contenant tous les autres comme ses moments. Et c’est parce qu’elle est le savoir se fondant ici qu’elle est appelée « le savoir absolu ». Cette structure de l’« ab-solu » ne consiste pas à unir l’autre à l’intérieur du moi absolu. C’est plutôt une structure qui jusqu’au bout reconnaît et fait être « l’autre » dans chaque « soi ». N’importe quel être-autre comporte la « forme du soi ». Dans cette forme, l’esprit connaît l’altérité. C’est en tant que le soi devient « soi-même » qu’il sait aussi que l’autre devient « lui-même » autrui. Ceci exprime autrement le fait de connaître l’autre dans l’altérité ou « l’essence qui se sait elle-même dans son aliénation, l’essence qui est le mouvement de retenir dans son être-autre l’égalité avec soi-même » (552) [II, 266]. Ce fait se reflète dans le « sens commun non commun » ou « pathos-commun non commun ».
24Mais il reste un dernier danger, celui de représenter à nouveau cette « forme du soi », c’est-à-dire de se représenter à nouveau le « savoir absolu » comme une simple connaissance, et de la séparer du contenu de sa vérité. Alors, la Phénoménologie de l’esprit « chuterait » du sommet à la première position de la conscience. Dans le texte, il est expliqué que l’esprit retient et surmonte le sensible, prend une forme simple et s’oriente vers les divers savoirs, ce qui signifie « le fait de prendre congé (Entlassen) de la forme de son Soi » (590) [II, 311]. C’est là vraiment pour nous une clef.
25Le savoir de soi de l’esprit, c’est-à-dire le concept (Begriff), est le résultat de l’opération où l’esprit se « saisit » (greifen) lui-même, mais ici cette opération consisterait à se congédier (entlassen). Que l’esprit se saisisse dans la « forme de son soi » signifie qu’il rejette la forme de son soi. Le contraire de saisir, c’est au sens étymologique l’oubli (Ver-gessen). Mais c’est aussi le cas en ce qui concerne le contenu. On peut considérer la thèse de Dôgen [24] selon laquelle « étudier le soi, c’est oublier le soi » comme correspondant, sur le plan du contenu, (toutes différences gardées) à ce que dit Hegel [25], ce qui signifie aussi, si l’on revient au contexte de la Phénoménologie de l’esprit, que le savoir connaît sa propre « limite du savoir » et « sait se sacrifier » (aufopfern) (590) [II, 311]. Le fait de rejeter la « forme de son soi », c’est aussi le fait de rejeter la « forme de l’autre ». Car le soi et l’autre sont des concepts opposés inséparables. Le fait de rejeter la forme de l’autre, c’est « se libérer de la forme de l’autre ». C’est alors entrer dans une relation libre de communauté avec l’autre en faisant intervenir l’Étrangeté absolue ou non-communauté avec l’autre. Et c’est la manière d’être ultime de la « sympathie-pathos ».
Nous avons cité la parole de Dôgen selon laquelle « étudier le soi, c’est oublier le soi » comme partenaire de « correspondance ». Exprimons une correspondance encore plus fondamentale dans le langage de Shinran [26]. Le bodhisattva qui est en train de réaliser la « compassion » du salut des êtres [27] dit : « bodhisattva, à promener ses yeux sur les êtres, il n’y a pas d’être à sauver » [28]. La passion même d’essayer de sauver les êtres, qui vivent les vicissitudes dans la vaste mer [29] des souffrances, est tout d’abord fondamentalement congédiée et oubliée. S’il n’y avait nulle raison de dire qu’il y a des êtres à sauver en rejetant la « forme de l’autre », le pathos même de sauver les êtres deviendrait un égarement, ou bien se transformerait en commisération importune du point de vue de ceux qui vivent les vicissitudes de la souffrance. Le bodhisattva doit aussi rejeter le pathos commun qu’on appelle « compassion » de sauver les êtres. La compassion au sens bouddhiste, c’est le sentiment de miséricorde du bodhisattva orienté vers les êtres vivant les vicissitudes dans la mer des souffrances. Cependant, la « compassion » comme point de départ de pensée philosophique et comme élément doit être accessible à n’importe quel homme possédant une raison. Même du point de vue religieux, si la « compassion » était un état psychologique réservé aux saints ou aux illuminés qui ont dépassé l’étape ordinaire, il s’agirait là d’une fable sans efficacité. Même s’ils ne sont pas « éveillés », les êtres ordinaires doivent sûrement avoir eux aussi la compassion du bodhisattva en tant que prédisposition. C’est pourquoi les êtres ordinaires récitent « les Quatre Vœux » [30] du bodhisattva. En un sens, ce sont les êtres ordinaires qui doivent faire être le Bouddha Bouddha. À cela fait écho, du côté de la pensée occidentale, la parole de Maître Eckhart selon laquelle « il est bien plus noble que je contraigne Dieu à venir à moi plutôt que je me contraigne à atteindre Dieu » [31].
Conclusion : vers une « phénoménologie de la compassion »
26S’il en est ainsi, nous devons affirmer que la « compassion » comme élément de pensée philosophique est aussi déjà présente au niveau de la « sensibilité », dans le fait de voir et d’entendre. Cela n’apparaît pas clairement dans les textes fondamentaux du bouddhisme. A fortiori, au niveau de la philosophie, il n’y a presque jamais eu de tentative en ce sens. Cette tentative, si elle est faite, ne peut pas être un monologue. Elle rend indispensable un dialogue avec la tradition philosophique. La Phénoménologie de l’esprit de Hegel a été choisie ici comme point de départ, mais nous voudrions terminer en en signalant un autre du côté de la philosophie japonaise : nous voulons parler de l’œuvre de Nishida Kitarô et de Nishitani Keiji. Sans entrer dans le détail de la pensée de ces deux auteurs [32], citons deux passages qui ont un rapport avec le sujet de cet article. Le premier est extrait de l’essai de Nishida Kitarô intitulé Le lieu :
(Le sens commun aristotélicien) est simplement ce qui discerne le contenu sensitif particulier. Si l’on parle de discernement, on pensera tout de suite à l’acte de juger, mais il ne s’agit pas de quelque chose qui s’est séparé de la sensation comme l’acte de juger, c’est ce qui distingue la sensation en lui étant attaché. Je pense ce sens commun, en tant que concept universel, comme lieu. On l’appelle concept universel, car celui-ci est l’image réfléchie d’un tel lieu dans un lieu plus profond, dans le lieu du néant infiniment profond [33].
28L’essentiel du « sens commun » aristotélicien est ici saisi avec précision et concision, et en outre rattaché à la conception du « lieu » de Nishida lui-même. Cette idée semble imprévue et surprenante, mais elle est en fait pertinente. Elle est fondamentalement identique à la thèse défendue dans le présent article, car la profondeur du sens commun y est comprise comme « compassion » : le moi du sujet, étant détruit, est devenu le lieu d’autrui. S’il y a une différence d’avec l’opinion de Nishida, elle consiste en ce que l’intérêt de Nishida allait vers la « logique du lieu », tandis que le nôtre va vers une « phénoménologie de la compassion ».
29Mais on peut également trouver une anticipation de la notion de sens commun comme point de départ dans l’essai Vacuité et Un de Nishitani Keiji. Citons-en un passage :
Mais la sensation comme expérience concrète contient aussi originellement, dans la détermination « factuelle » qu’on appelle une certaine sensation, une distinction primaire au sens où nous venons de le dire et même, pour ainsi dire, une graine de cognition. Elle contient une connaissance de distinction qui connaît sensitivement primairement un certain « fait », non en tant que faculté de juger claire qui s’est éveillée, mais, pour ainsi dire, en tant que faculté de juger qui « rêve ». L’imagination et la faculté de juger sont incluses indivisiblement en ne faisant qu’un dans la puissance de la « sensation » comme « fait », et cette totalité devient la puissance de la « connaissance sensitive » [34].
31L’expression « puissance de la sensation comme fait » signifie que la sensation est, telle quelle, le lieu de l’apparition du monde. Nishitani explique que cette puissance de la sensation contient l’imagination et la faculté de juger indivisiblement, en ne faisant d’elles qu’un corps ; elle devient, notamment au sein de l’imagination, la puissance qui transforme le « fait » primaire en image. La « transformation du fait en image » consiste en ce que « la puissance, qui ne fait qu’un avec celui-ci en tant que “sens commun” pour chacun des cinq sens, apparaît comme imagination » [35]. Étant donné que Nishitani emploie le terme d’« image » en un sens très riche, il est préférable de ne pas entrer dans le détail de ces richesses, mais on peut se risquer à conclure que l’image est le lieu où chaque chose, dont les murs deviennent transparents quoiqu’elle ait ses propres limites, entre dans des relations réciproques avec d’autres choses. C’est pourquoi la découverte de la réciprocité de la chose devenue image nous mène vers la « vacuité », qui est le mot-clef chez Nishitani. Nishitani pense que cette « vacuité » est manifestée originellement, non pas dans la spéculation, mais dans la « sensation », notamment dans le « sens commun ».
Nishida a conçu le « sens commun » comme ce qu’il a appelé le « lieu ». Nishitani l’a conçu comme le lieu de la « vacuité ». Tout en se fondant sur le « sens commun » aristotélicien, chacun a développé un monde de pensée inexploré dans l’histoire de la philosophie : la pensée de la « logique du lieu » et la pensée de la « vacuité ». Le véritable arrière-plan de cet article, c’est aussi le projet de ramener à nouveau leurs pensées au niveau de la théorie du sensible, et de les développer comme « phénoménologie de la compassion ». Si un premier pas dans ce sens a pu être mis au jour dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, le dessein de ce petit article a été provisoirement atteint. Notre prochaine tâche sera d’aller plus loin.
Notes
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[1]
Come into sight en anglais et in die Sicht kommen en allemand semblent être des expressions équivalentes de « (quelque chose) ga –mieru en japonais ». La forme pronominale est aussi possible, et l’on pourrait écrire « la mer se voit », et en allemand das Meer ist zu sehen.
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[2]
Voir E. Panofsky, Studies in Iconology. Humanistic Themes in the Art of the Renaissance, Oxford, Oxford University Press, 1939, p. 14sq.
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[3]
Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Erster Teil. Der Begriff der Religion, Werke, Bd. 6, S. 209 : « Das Auge, mit dem mich Gott sieht, ist das Auge, mit dem ich ihn sehe ; mein Auge und sein Auge ist eins. In der Gerechtigkeit werde ich in Gott gewogen und er in mir. Wenn Gott nicht wäre, wäre ich nicht; wenn ich nicht wäre, so wäre er nicht. Dies ist jedoch nicht not zu wissen, denn es sind Dinge, die leicht missverstanden werden und die nur im Begriff erfasst werden können. » Pour les expressions correspondantes de Maître Eckhart, voir ses sermons en allemand dans l’édition Quint : Meister Eckhart Werke, hrsg. Von Josef Quint/Niklaus Largier et al., I, Franfurt am M. 1993, p. 148, 31-34. Nous pouvons lire des expressions analogues dans : Qui audit me, Justus in perpetuum vivet, Beati pauperes spiritu de Maître Eckhart. Cf. également l’expression : « Herr, in deinem Lichte werden wir das Licht erschauen » (Meister Eckharts Schriften und Predigten, hrsg. V. Büttner, Erster Band, Jena 1923, p. 200).
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[4]
Cette phrase devient plus intelligible replacée dans le contexte : « Dans le Zen, on parle de « voir la nature véritable et devenir Bouddha » (kenshô jôbutsu). Cette expression ne doit pas susciter de contresens. Voir ne consiste pas à voir quelque chose dehors de manière objective. Ce n’est pas non plus se voir soi-même en soi de manière introspective. Le soi ne peut pas se voir soi-même, comme l’œil ne peut pas se voir lui-même. Ce qui ne signifie pas cependant voir le Bouddha de manière transcendante. Si l’on pouvait voir une telle chose, ce serait un fantôme. Voir, c’est la transformation de soi. C’est identique à l’entrée dans la foi » (Nishida Kitarô zenshû [Œuvres complètes de Nishida Kitarô], t. XI, 4e éd., p. 424-425).
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[5]
Nishitani Keiji, Shûkyô to wa nanika (Qu’est-ce que la religion ?), in Nishitani Keiji chosakushû (Œuvres de Nishitani Keiji), Tôkyô, Sôbunsha, 1995, t. X, p. 172.
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[6]
Le Sûtra du cœur de la perfection de sapience (Hannya shingyô) est le sûtra largement lu dans plusieurs écoles bouddhiques japonaises. Ce texte récapitule en environ 300 sinogrammes la notion de « vacuité », qui est l’essentiel de l’enseignement du Grand Véhicule. (N.D.T.)
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[7]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, XI, 4, 1.
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[8]
Ancien Testament, Psaumes, 19: 4-5.
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[9]
Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Werke, Bd. 19, p. 205/206.
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[10]
Aristote, De anima, 424b1.
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[11]
Ibid., 426b3. W. Welsch remarque que l’expression « moyen » ne désigne pas seulement un rapport de proportion. « Le “moyen” désigne deux choses : le caractère de proportion et la fonction d’excellence de la sensibilité » (Wolfgang Welsch, Aisthesis. Grundzüge und Perspektiven der Aristotelischen Sinneslehre, Stuttgart, 1987, p. 173). Ce qu’il appelle fonction d’excellence de la sensibilité désigne la manière d’être de la sensibilité qui s’est fondamentalement distinguée du moyen d’être purement physique. Welsch tente de saisir ontologiquement l’aisthêsis comme « accomplissement d’être du sensible ». Cette orientation est liée à l’interprétation dans ce livre, de la sensibilité comme lieu de l’affichage du monde. Sa tentative, qui va de pair avec son idée de « raison traversante » qui fait de la réception sensible son moment essentiel, nous pouvons la considérer comme une des premières opérations de ce livre. Mais pour ce qui est de l’interprétation d’Aristote, nous insistons plus que Welsch sur le concept de « moyen ». Il devient ainsi possible de comprendre la théorie aristotélicienne de la sensibilité comme passage vers la Phénoménologie de l’esprit.
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[12]
Ibid., 425a27.
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[13]
Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 78, a. 4, ad 2 : « Ultimum iudicium et ultima discretio pertinet ad sensum communem, qui iudicium aliorum perficit » (Le jugement ultime et le discernement ultime appartiennent au sens commun, qui accomplit les autres jugements de sensation). Et voir aussi : « unde sensus communis cum sit una potentia extendit se ad omnia objecta quinque sensuum » (le sens commun, quoiqu’elle soit une seule faculté, s’étend à tous les objets des cinq sens) (Ibid., I, q. 1, a. 3, ad).
-
[14]
Descartes, Discours de la méthode, in Œuvres de Descartes, publiées par C. Adam & P. Tannery, t. VI, Paris, 1973, p. 1.
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[15]
Descartes, Dissertatio de Methodo, op. cit., t. VI, p. 540.
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[16]
Descartes, Regulae ad Directionem Ingenii, op. cit., t. X.
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[17]
Hegel. Werke in zwanzig Bänden. Bd. 3, Phänomenologie des Geistes, Frankfurt a. M., 1970, p. 98 (trad. J. Hyppolite, t. I, p. 99). Nous citerons désormais la page entre parenthèses.
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[18]
Kant, Kritik der reinen Vernunft, A. 108f, B. 133f.
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[19]
Aristote, Éthique à Nicomaque, 1170b10-12.
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[20]
Ibid., 1170b6-7.
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[21]
Le terme sanskrit « bodhisattva » désigne des êtres (sattva), humains ou divins, qui ont atteint l’état d’éveil (bodhi), mais qui ont différé leur entrée dans le nirvana, car ils ont fait vœu de sauver auparavant tous les êtres. Le bouddhisme du « Petit Véhicule » (hînayâna, ou theravada) rejette la notion de bodhisattva et professe que le sage (arhant) qui est parvenu à l’éveil devient automatiquement un bouddha. (N.D.T.)
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[22]
« Donc le temps dans lequel doit être pensé tout changement des phénomènes demeure et ne change pas » (Kant, Kritik der reinen Vernunft, A 182, B 224/225 [trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 178]).
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[23]
Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, § 258.
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[24]
Dôgen (1200-1253), moine bouddhiste japonais, fondateur de la secte Sôtô du bouddhisme zen. (N.D.T)
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[25]
Dôgen ??, Shôbôgenzô ???? [Shôbôgenzô. La Vraie Loi, trésor de l’œil, trad. Yôko Orimo, préface de Pierre Hadot, Éditions Sully, 2003], Genjôkôan ???? : « Étudier la voie du Bouddha, c’est étudier le soi. Étudier le soi, c’est oublier le soi. Le fait d’oublier le soi est prouvé par toutes les lois. Le fait qui est prouvé par toutes les lois, c’est l’abandon par le corps et l’esprit du soi et par le corps et l’esprit d’autrui. »
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[26]
Shinran (1173-1262), maître bouddhiste japonais du courant de la Terre pure. Il insiste particulièrement sur l’efficacité de la « force de l’autre » (le bouddha Amida), qui vient sauver les êtres incapables d’assurer leur salut par leur « propre force ». (N.D.T.)
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[27]
Le « salut des êtres » (shujô saido) consiste à sauver les êtres qui errent dans le monde de l’illusion, et à les guider vers l’éveil (N.D.T.).
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[28]
Shinran ??, Kyôgyôshinshô ???? (Enseignement, Pratique, Foi et Réalisation selon l’École de la Terre pure), « La Terre et le Bouddha transformés ».
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[29]
La « vaste mer » (taikai) est le symbole des phénomènes fluctuants dans lesquels le principe foncier vient se réfracter : elle est une image traditionnelle du « monde ». (N.D.T.)
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[30]
Il s’agit des quatre vœux que font tous les bodhisattva et tous les bouddha pour les êtres : 1. Laisser passer les êtres à l’autre rive (au-delà) où se réalise l’éveil ; 2. Éteindre les désirs ; 3. Apprendre l’essentiel de l’enseignement des lois bouddhiques ; 4. Accomplir l’éveil parfait. (N.D.T.)
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[31]
Meister Eckhart, « Von Abgescheidenheit », in Meister Eckhart, Die deutschen und lateinischen Werke. Herausgegeben im Auftrage der Deutschen Forschungsgemeinschaft. Die deutschen Werke. Herausgegeben und übersetzt von Josef Quint. Fünfter Band. Traktate, Stuttgart 1963, S. 402 : « Nû ist vil edelîcher, daz ich twinge got ze mir, dan daz ich mich twinge ze gote. »
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[32]
En guise d’introduction, voir Ôhashi Ryôsuke, Kyôto gakuha no shisô. Shuju no zô to shisô no potensharu. (Les Pensées de l’École de Kyôto. Ses différentes figures et le potentiel de ses pensées), Kyôto, Jinbun Shoin, 2004.
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[33]
Nishida Kitarô, « Basho » (1926), in Nishida Kitarô zenshû (Œuvres complètes de Nishida Kitarô), t. IV, 4e éd., p. 257.
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[34]
Nishitani Keiji, « Kû to soku » (« Vacuité et Un »), in Nishitani Keiji chosakushû (Œuvres de Nishitani Keiji), t. XIII, p. 128.
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[35]
Ibid., p. 121.