Notes
-
[1]
Cf. Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, New York, Free Press, 1992, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
-
[2]
L’idée de « protection de l’environnement dans le monde » est également devenue un slogan mondial, mais cette pensée qui revendique la protection de la nature elle-même au-delà des hommes – opérant un déplacement depuis « les droits naturels » vers les droits de la nature – n’est pas largement soutenue, et elle s’apparente davantage à des valeurs religieuses qu’à des valeurs politiques. La « protection de l’environnement dans le monde », comme valeur politique globale visant le respect des « Droits de l’homme des générations à venir » pourrait être interprétée comme un renforcement diachronique de l’idée des Droits de l’homme.
-
[3]
Même la Chine par exemple, qui bafoue ouvertement les droits civils et politiques, stipule dans sa Constitution le respect de la liberté d’expression et d’association et a ratifié le Pacte international relatif aux Droits de l’homme civils et politiques (pacte B).
-
[4]
Cf. John Rawls, Political Liberalism, Cornell up, 1993. Si l’on peut ajouter une précision lexicale, notons que le libéralisme politique de Rawls ne se distingue pas seulement du libéralisme économique auquel se rattache l’économie de marché libre mais aussi de ce qu’il appelle libéralisme philosophique ou métaphysique.
-
[5]
Cf. Rawls, The Law of Peoples, with « The Idea of Public Reason Reconsidered », Harvard up, 1999.
-
[6]
Cf. Richard Rorty, Objectivity, Relativism and Truth, Cambridge up, 1991, p. 175-196 ; Contingency, Irony, and Solidarity, Cambridge up, 1989, p. 44-69.
-
[7]
Cf. John Gray, Two Faces of Liberalism, Polity Press, 2000.
-
[8]
Le terme latin modus vivendi signifie littéralement « mode de vie » ; en diplomatie, ce terme désigne un accord temporaire entre des forces en présence comme c’est le cas lors d’une trêve des combats ; en philosophie du droit et en philosophie politique, cet accord s’élargit à l’idée d’un accord stratégique à distinguer d’un accord reposant sur un principe moral partagé.
-
[9]
Le sanctuaire Yasukuni est l’un des principaux sanctuaires du shintoïsme national qui tenait lieu de religion d’État dans le Japon d’avant-guerre ; on y honore l’âme des personnes qui ont rendu des services méritoires à la nation et, parmi celles-ci, l’âme des soldats morts pendant la guerre. Le nom « Yasukuni » évoque une pacification du pays. Dans le Japon d’après-guerre, le shintoïsme d’État a été éradiqué, et légalement le sanctuaire Yasukuni relève désormais d’une organisation religieuse civile. Néanmoins, il continue d’être le lieu où l’on honore l’âme des nombreux soldats japonais morts sur le front pendant la Seconde Guerre mondiale et à ce titre demeure un sanctuaire particulier et, d’un point de vue politique, il symbolise le nationalisme du Japon. C’est ainsi que plusieurs premiers ministres et membres du Cabinet du Parti libéral démocrate, contrevenant au principe de séparation de la politique et de la religion stipulé dans les articles 20 et 89 de la Constitution de 1946, s’y sont rendus en pèlerinage officiel (c’est-à-dire non pas à titre personnel, mais en tant que personnalité officielle). Or, on a ajouté dans les années 1970 aux âmes honorées dans le sanctuaire Yasukuni celles des criminels de classe A condamnés à la peine de mort au procès de Tokyo (par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient qui a jugé les grands criminels de guerre japonais de la Seconde Guerre mondiale). Les pèlerinages officiels au sanctuaire Yasukuni effectués par des premiers ministres et des ministres ont naturellement provoqué un tollé en Chine, en Corée du Nord et dans les pays asiatiques envahis par l’armée japonaise. D’un autre côté, face aux critiques de ces pays, des médias soutenant les « faucons » et des citoyens ont également vigoureusement élevé la voix pour demander aux premiers ministres et ministres de poursuivre leurs visites au sanctuaire Yasukuni.
-
[10]
Pour donner un exemple : la revue Shisô (Pensée), publiée par la grande maison d’édition scientifique Iwanami Shoten, occupe une place essentielle dans le monde intellectuel japonais et joue un rôle important sur le plan de la pensée en promouvant la démocratisation du Japon d’après-guerre. Le numéro spécial de septembre 2004 de cette revue présentait un ensemble d’articles sur le thème de « la redéfinition du libéralisme ». Lorsque j’ai été sollicité pour en faire la programmation, je me suis réjoui de l’occasion qui m’était offerte de présenter mes idées. Mais, lorsque j’ai appris par le rédacteur en chef des Éditions Iwanami Shoten que c’était la première fois que la revue Shisô, pourtant au centre des divers courants démocrates du monde de la pensée dans le Japon d’après-guerre, publiait un numéro spécial sur le libéralisme, cela m’a fait reconsidérer la réalité de l’acclimatation du libéralisme au Japon.
-
[11]
C’est le nom que l’on donne aux employés lorsque leur entreprise, plus qu’un lieu leur permettant de gagner leur vie et de déployer leurs compétences, devient le fondement de leur identité.
-
[12]
Le terme kaisha shugi « entrepriséisme » est significatif d’une tradition renforcée de gouvernance et de gestion de l’emploi des entreprises japonaises prétendant que les entreprises contribuent d’autant mieux au développement de la société qu’elles reposent sur une collaboration étroite entre patronat et syndicats grâce au dépassement des conflits sociaux qui les opposent dans des entreprises assimilables à des communautés d’employés.
-
[13]
Sur le sens de la critique du libéralisme pour la transformation nécessaire de la société japonaise actuelle, cf. Tatsuo Inoue, Gendai no hinkon (Pauvretés de la société japonaise contemporaine), Iwanami Shoten, 2001 ; « The Poverty of Rights-Blind Communality: Looking Through the Windows of Japan », in Brigham Young University Law Review, vol. 1993 (1993), p. 517-551 ; do., « Predicament of Community: Lessons from Japan » in Chua Beng Huat (ed.,) Communitarian Politics in Asia, Routledge Curzon, 2004, p. 46-56, do., « Two Models of Democracy: How to Make Demos and Hercules Collaborate in Public Deliberation » in Luc Wintegens (ed.), The Theory and Practice of Legislation: Essays in Legisprudence, Ashgate Publishing Limited, 2005, p. 107-124.
-
[14]
Cf. Tatsuo Inoue, « Liberal Democracy and Asian Orientalism », in D.A. Bell and J. Bauer (eds.), The East Asian Challenge for Human Rights, Cambridge University Press, 1999, p. 27-59.
-
[15]
Tatsuo Inoue, Gendai no hinkon (Pauvretés de la société japonaise contemporaine, op. cit. note 13), chapitre I.
-
[16]
Lord Acton (John Emerich Edward Dahlberg), « Lettre à l’évêque Mandell Creighton », 3 avril 1887, in Louise Creighton, Life and Letters of Mandell Creighton, vol. 1, 1904, chap. XIII.
-
[17]
Pour une réflexion sur la structure de la gouvernance globale, voir Tatsuo Inoue, « The Ambivalence of Globalization: toward a Non-Hierarchical Global Society » (« L’ambivalence de la globalisation, vers une société globale non hiérarchisée »), in University of Tokyo, Journal of Law and Politics, vol. 6, 2009, p. 20-44.
-
[18]
N.D.T. C’est un malentendu par rapport à l’étymologie du « libéralisme » qui est liberalis qui signifie généreux, noble, digne d’une personne libre et non liber qui signifie libre.
-
[19]
Tatsuo Inoue, Kyôsei no sahô – kaiwa toshite no seigi (The Decorum of Conviviality: Justice as Conversation) (Sobunsha, 1986) ; Tasha he no juyû – Kôkyôseino tetsugaku toshite no riberarizumu (Freedom Open to the Other: Liberalism as a Philosophy of Public Perspective).
-
[20]
Cf. Gray, Two faces of liberalism.
-
[21]
Le projet de critique de la raison de Kant est développé dans Critique de la raison pure, Critique de la raison pratique et Critique de la faculté de juger. Cf. aussi Emmanuel Kant, Kant’s Political Writings (Écrits politiques), ed. by Hans Reiss, tr. by H. B. Nisbet, Cambridge up, 1970.
-
[22]
Cf. Bertrand Russel, History of Western Philosophy and its Connection with Political and Social Circumstances from the Earliest Times to the Present Day, George Allen & Unwin Ltd., 1946, p. 675-690.
-
[23]
Nous n’approfondirons pas ici cette réévaluation faite par Popper mais signalons simplement que Jacques Derrida, chef de file du postmodernisme, ayant lui aussi pris conscience de la nécessité de poser l’hypothèse d’une idée impossible à déconstruire, fondement autorisant l’acte critique de déconstruction, a fini par admettre « l’impossibilité de déconstruire la justice » (voir J. Derrida, « Force of Law: the Mystical Foundation of Authority », in Cardozo Law Review, vol. 11 (1990), p. 920-1045. Dans une série d’ouvrages, depuis The Open Society and Its Enemies (La Société ouverte et ses ennemis) (1945) et The Logic of Scientific Discovery (Logique de la découverte scientifique) (1959) jusqu’à Objective Knowledge (La Connaissance objective) (1972), Popper a fait une critique radicale du dogmatisme et de l’essentialisme d’une part, il a défendu l’hypothèse de la faillibilité de nos convictions et affirmé le sens de la vérité et de la justice en tant qu’idée régulatrice autorisant l’émancipation de l’esprit par la critique continuelle de l’autre. En tant que philosophe pionnier de la philosophie moderne, il mérite d’être relu. Sur les relations entre Kant et Popper, cf. Karl Popper, Conjectures and Refutations: the Growth of Scientific Knowledge (Conjectures et réfutations), Harper & Row, 1963, p. 175-183.
-
[24]
Cf. John Stuart Mill, Three Essays on Liberty, Representative Government, and the Subjection of Women (Trois essais sur la liberté, le gouvernement représentatif et l’assujettissement des femmes), ed. by Richard Wollheim, Oxford up, 1975.
-
[25]
La traduction en japonais du mot « tolérance » : kanyô (??) qui signifie littéralement « accepter avec magnitude » exprime exactement l’essence de la tolérance libérale.
-
[26]
Cf. Gray, Two faces of liberalism, p 132.
-
[27]
Pour un examen critique de l’évolution de la pensée de Gray, cf. Tatsuo Inoue, « Riberarizumu no saiteigi » (« Redéfinir le libéralisme »), in Shisô (Pensée), no 965 (sept. 2004), p. 8-28.
-
[28]
Rawls, Political Liberalism.
-
[29]
Rawls, The Law of Peoples.
-
[30]
Cf. Tatsuo Inoue « Constitutional Legitimacy Reconsidered: beyond the Myth of Consensus. » Legisprudence: International Journal of Study of Legislation, vol. 3, 2009, p. 19-41.
-
[31]
Sur la critique détaillée de la théorie de Rawls qui reconnaît la légitimité de hiérarchies modérées, cf. Tatsuo Inoue, « Gurôbaruna seigiha ikanishite kanôka » (« Comment une justice globale est-elle possible ? ») Junji Nakagawa, Kôji Teraya, (sous la dir. de), Kokusai hôgaku no chihei – Rekishi, riron, jisshô (Perspectives des études sur le droit international : histoire, théorie et recherches empiriques), Tôshindô, 2008, p. 49-86.
-
[32]
L’essence normative de l’idée de justice universelle n’a pas jusqu’à présent été suffisamment appréhendée y compris par Rawls. Les auteurs ont expliqué que ce concept de justice universelle avait clairement un sens fortement normatif depuis qu’il est considéré comme ordinaire. On pourra consulter sur ce point un essai en anglais dans lequel je présente l’essentiel de mon argumentation : cf. Tatsuo Inoue, « Justice », à paraître dans Encyclopedia of Political Science, Sage Publications.
-
[33]
Rawls, A Theory of Justice, Harvard up, 1971.
-
[34]
Cf. l’ouvrage de Mill cité ci-dessus (p. 337, n. 4), p. 92-114.
-
[35]
Cf. Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty (Quatre essais sur la liberté), Oxford up, 1969.
-
[36]
Friedrich Nietzsche, Jenseit von Gut und Böse, 1886, § 19 (in Kröners Taschenausgabe Band 76, Alfred Kröner Verlag, 1991, p. 25.) Traduction française : Par-delà Bien et Mal, I, §. 19, trad. G. Bianquis, coll. 10/18. p. 53.
-
[37]
On peut trouver dans la philosophie d’Emmanuel Levinas un essai de neutralisation du pouvoir égocentrique de la liberté et de la discipline par le devoir d’accueillir autrui, mais Levinas, rejetant l’idée de justice universelle pour revenir à la justice dans le souci de l’autre dont il fait la base de la relation asymétrique dans le face-à-face entre soi et l’autre, fait de l’autre le bénéficiaire de ce souci et, ce faisant, il fait reposer sur soi, sujet du souci de l’autre, une responsabilité infinie pour l’autre. Il tombe ainsi dans la voie étroite d’une redéification de soi. Pour un développement de ma critique de Levinas, cf. Tatsui Inoue, Tasha he no jiyû, op. cit. (ci-dessus note 3, p. 335).
1Sur le plan économique, la planète forme désormais un tout. On se souvient de la crise économique mondiale provoquée par l’effondrement des prêts immobiliers à risque, ou subprimes, aux États-Unis. Aussitôt après, la faillite financière de la Grèce, un « petit pays » comparé aux États-Unis, suffisait à créer une onde de choc en Europe, laissant craindre une nouvelle crise économique mondiale. C’est pourquoi l’Union européenne (ue) et le Fonds monétaire international (fmi) ont immédiatement réagi à la crise irlandaise et mis en place en urgence une importante aide financière. Le déficit public d’un pays affecte l’ensemble de l’économie mondiale. La circulation massive et instantanée de capitaux dans le monde a fait entrer la planète entière dans un système économique unique.
2Mais sur le plan politique et idéologique, la fracture ne fait que s’élargir. Après la chute des régimes communistes de l’ancienne Union soviétique et des pays d’Europe de l’Est, la thèse de « la fin de l’histoire » de Francis Fukuyama avançait que le triomphe du libéralisme avait mis fin aux luttes idéologiques [1]. Mais l’essor du « discours sur les valeurs asiatiques » et la montée de l’islamisme, parallèlement au déferlement dans les pays occidentaux de pensées antilibérales telles que le communautarisme, le multiculturalisme, le féminisme et le postmodernisme, ont eu tôt fait de balayer cette thèse.
3Les Droits de l’homme et la démocratie sont des valeurs politiques mondiales [2] et tous les gouvernements se revendiquent du respect de ces valeurs [3]. Mais le sens en est souvent dévié au profit de despotismes. Ainsi, les tenants du discours sur les valeurs asiatiques, critiquant les Droits de l’homme civils et politiques qui reposeraient selon eux sur une vision ethnocentrique occidentale, ont défini les « droits de la nouvelle génération », droits économiques, sociaux et culturels et droits au développement leur permettant de justifier des régimes despotiques ne faisant aucun cas des libertés civiles et politiques. Certains comme Lee Kuan Yew (ancien Premier ministre singapourien) sont allés jusqu’à opposer à la démocratie, « gouvernement par le peuple », une « gouvernance pour le peuple » ou « bonne gouvernance » fondée sur un despotisme paternaliste considéré comme la meilleure forme démocratique.
4La gouvernance revendiquant à la fois le respect des « Droits de l’homme » et la « démocratie » est un héritage du libéralisme politique. Le respect et la défense des Droits de l’homme étaient garantis par le contrôle démocratique, et la protection constitutionnaliste des droits des individus et des minorités constituait une défense contre toutes dérives despotiques d’un gouvernement démocratique. Mais aujourd’hui, les « Droits de l’homme » et le « libéralisme » sont des notions édulcorées, comme si l’on voulait balayer l’essence du libéralisme. Et ce n’est pas tout. Certains théoriciens cherchant à défendre l’essence « libérale » en ont limité la sphère de validité et sont allés même jusqu’à lui en trouver une dans des régimes qui n’en respectent pas les principes.
5John Rawls, qui est actuellement le penseur le plus représentatif de la philosophie politique libérale, est paradoxalement emblématique de cette tendance restrictive. Dans la seconde moitié de sa carrière, le philosophe politique américain, par l’« application du principe de tolérance à la philosophie elle-même », a dénié toute justification philosophique de sa propre conception de la justice libérale et s’est tourné vers un « libéralisme politique » limité aux pays constitutionnalistes occidentaux [4]. Finalement, Le Droit des gens, essai tardif dans lequel John Rawls élargit sa pensée à la justice internationale, ne développe pas de critiques à l’égard des autres systèmes et va jusqu’à reconnaître une légitimité internationale à des « pays organisés selon un principe hiérarchique modéré » ou decent hierarchies qui pourtant pratiquent une discrimination religieuse restreignant les Droits de l’homme civils et politiques [5]. Il relativise ainsi les Droits de l’homme civils et politiques en en faisant des valeurs spécifiquement occidentales et conforte les tenants des « valeurs asiatiques » qui justifient (avec ou sans restrictions) des systèmes autoritaires asiatiques ne tenant pas compte des Droits de l’homme.
6Le mouvement de « sortie de la philosophie » – contextualisation du libéralisme, courant de pensée majeur dans la philosophie contemporaine occidentale – va dans le même sens. Richard Rorty, dans sa tentative d’associer postmodernisme et pragmatisme, s’est fait le chantre de la conversion de Rawls [6], et John Gray est allé plus loin encore [7]. Il a condamné le libéralisme philosophique et après avoir fait de « l’héritage occidental de la société civile » l’unique sphère de la politique libérale, dans son essai sur Les Deux Faces du libéralisme, il fustige les Lumières qui conduisent selon lui à une radicalisation dogmatique et réduit la tolérance à de simples concessions stratégiques mutuelles entre forces opposées, estimant finalement que seul un libéralisme fondé au mieux sur un modus vivendi est durable [8].
7Notre objectif est ici d’expurger le corpus libéral des limites, de type « sortie de la philosophie », contextualisation, posées par les penseurs du libéralisme occidental contemporain, pour refonder l’idée de justice universelle et redéfinir le libéralisme comme pensée critique réformatrice et luttant contre toutes les formes de discrimination, d’oppression et de despotisme en cours dans le monde contemporain.
Pour ce faire, je présenterai dans un premier temps les trois fondements pratiques de mes recherches sur le libéralisme, à savoir le sens du libéralisme au Japon, le sens du libéralisme en Asie et le sens du libéralisme dans la globalisation mondiale. Je pense en effet que le lecteur occidental ne peut pas saisir les perspectives de ma réflexion philosophique sans comprendre les raisons pour lesquelles un philosophe comme moi, qui vis au fin fond de ce que les géographies occidentales désignent comme « Extrême-Orient », s’attache à une redéfinition du libéralisme.
Une fois ma démarche resituée, j’analyserai dans un deuxième temps la crise du libéralisme occidental, crise assimilable à un véritable chaos philosophique, puisque le libéralisme en tant que « pensée combattant l’oppression » n’est plus qu’une « pensée qui rationalise l’oppression ». Enfin, j’expliciterai la nécessité de redéfinir philosophiquement le libéralisme pour lui redonner toute sa vigueur en tant que pensée pour notre monde contemporain, Asie comprise.
I – L’Asie et le monde contemporain
1 – Libéralisme et pathologies de la société japonaise
8Ce sont avant tout mes préoccupations de Japonais né après la Seconde Guerre mondiale à l’égard de la société dans laquelle je vis qui m’ont poussé à écrire « Prendre le libéralisme au sérieux ». Les changements institutionnels du Japon d’après-guerre reposent sur la Constitution japonaise fondée idéologiquement sur les principes de la démocratie et du libéralisme qui obligent la démocratie à garantir constitutionnellement les Droits de l’homme.
9Mais en dépit de son nom « Parti libéral démocrate », le Parti qui est longtemps resté au pouvoir n’a aucunement tenu compte de l’esprit libéral de la Constitution d’après-guerre. Les premiers ministres et les membres du Cabinet ont obstinément poursuivi leurs visites officielles au Yasukuni jinja [9], et le populiste Koizumi, sans prêter attention aux critiques venues de l’intérieur comme de l’extérieur du Japon, a fait des visites plus ostentatoires encore. Ces visites officielles au sanctuaire Yasukuni conjuguées aux dénis de responsabilité du Japon dans la guerre ont évidemment provoqué la colère des pays asiatiques victimes de la colonisation et de l’impérialisme japonais et sont par ailleurs institutionnellement inacceptables, car elles violent ouvertement le principe de séparation de la religion et de l’État, principe fondamental de la Constitution d’après-guerre visant à édifier un système démocratique constitutionnel de type libéral. Cet exemple est emblématique de l’éloignement de l’esprit libéral du Gouvernement pendant toute la période où il était aux mains du Parti libéral démocrate. Sous le Gouvernement actuel du Parti démocrate, le Premier ministre Kan ne s’est pas officiellement rendu au sanctuaire Yasukuni mais il n’en demeure pas moins qu’au sein même du Parti démocrate, il existe un certain nombre de « faucons » et d’hommes politiques agitateurs populistes peu soucieux de constitutionnalisme libéral.
10Plus grave encore est le fait que le monde intellectuel japonais d’après-guerre, auquel il incomberait de porter un examen critique sur le pouvoir politique, n’a encore jamais véritablement pris le libéralisme pris au sérieux [10]. Rappelons-en quelques mots la pensée du Japon d’après-guerre.
11Pendant la guerre froide, le libéralisme s’est enfermé dans le champ étroit de l’opposition gauche/droite entre forces réformatrices d’obédience plus ou moins marxiste et forces conservatrices et réactionnaires désireuses de rétablir un nationalisme fondé sur le système impérial. Le camp de la gauche et des réformateurs stigmatisait le libéralisme comme « chien sauvage du capitalisme et loi du plus fort », tandis que le camp de la droite et des conservateurs bannissait le libéralisme comme « pensée apatride flottante et sans racine, individualisme égoïste et sans scrupule ». Depuis les années quatre-vingts, les gens lassés de l’antagonisme gauche/droite se sont jetés sur la nouvelle pensée en vogue arborant le drapeau du postmodernisme lequel emporté par la rupture avec l’ensemble de la tradition moderne a rejeté le libéralisme en même temps que la modernité. À l’époque où le Japon s’enorgueillissait de sa splendeur de grande puissance économique, les thèses portant aux nues la singularité d’une « culture japonaise dépassant la modernité occidentale » et faisant de la « gestion à la japonaise » fruit d’une synthèse entre communautarisme et capitalisme, l’origine du succès économique japonais puisant sa source dans la tradition culturelle japonaise, se sont fondues avec les thèses postmodernistes.
12Après la fin de la guerre froide, la thèse de la victoire du libéralisme avancée par Fukuyama a montré son inconsistance et son incohérence en intégrant au camp de la démocratie libérale le régime despotique singapourien de Lee Kuan Yew. Au Japon, seuls des critiques conservateurs opposés au libéralisme ont accueilli cette thèse. Puis, après la fin de la guerre froide, les milieux intellectuels opposés au régime ont remplacé la critique marxiste par un déferlement de courants de pensée antilibéraux en vogue en Occident comme le communautarisme, le républicanisme civique, le multiculturalisme, le féminisme radical ou encore la démocratie agonistique.
13Je pense que la marginalisation continuelle du libéralisme par les penseurs japonais d’après-guerre explique en partie pourquoi la société japonaise n’a pas réussi à se réformer. La société japonaise d’après-guerre souffre de trois grandes pathologies : premièrement, la prégnance de cette fiction selon laquelle le Japon serait « une société homogène » avec en corollaire les mythes bien enracinés d’une société mononationale et d’un nationalisme impérialiste (tennosei) ; deuxièmement, la « tyrannie des communautés intermédiaires » qui s’insèrent entre l’individu et l’État et transforment un salarié en kaisha ningen (homme d’entreprise) [11] avec un kaishashugi « entrepriséisme » [12] qui érode le sens de la responsabilité civique des citoyens en tant qu’individus autonomes et membres de la société civile ; et troisièmement, la « tyrannie du consensus » dans les processus de décision politique qui permet à des forces politiques d’utiliser l’effet de levier de votes organisés dans des communautés intermédiaires partageant les mêmes intérêts pour exercer un puissant veto politique sans en endosser la responsabilité devant l’ensemble des citoyens. Cela génère un libre jeu des intérêts particuliers allant à l’encontre de l’intérêt public et une déresponsabilisation des décisions politiques et explique certaines particularités de la politique japonaise comme le dangô seiji (politique fondée sur la collusion d’intérêts).
Seule une conscience renouvelée de ce qu’est le libéralisme et de ses origines nous permettra d’éradiquer ces pathologies. Le libéralisme prône une protection constitutionnelle des Droits de l’homme pour éviter que la démocratie ne se transforme en nationalisme exclusiviste ou en despotisme de la majorité. Les fondements du constitutionnalisme libéral sont une convivialité équitable entre personnalités hétérogènes et une ferme volonté de protéger les Droits de l’homme des opposants et des minorités culturelles et religieuses hétérogènes victimes du despotisme né du mythe de la société homogène et de la tyrannie des communautés intermédiaires. En outre, un libéralisme qui vise à la réalisation d’une justice universelle ne peut que discréditer une discrimination entre autochtones et étrangers et fournir un guide de pensée pour éradiquer les maux dont souffre la société japonaise à commencer par l’érosion de la responsabilité civique et le libre jeu des intérêts particuliers allant de pair avec la tyrannie des communautés intermédiaires et la tyrannie du consensus [13].
Le monde de la pensée dans le Japon d’après-guerre s’est ensuite scindé en deux : une tendance prélibérale et une tendance postlibérale, si bien que l’on ignore l’essence même du libéralisme et sa pertinence pour une réforme de la société japonaise par elle-même. Les intellectuels, sans chercher à comprendre cette philosophie, s’adonnent à un jeu intellectuel dans lequel ils prennent pour cible un libéralisme prétendument dépassé. C’est pourquoi une véritable compréhension du libéralisme permettant de sortir de ce jeu stérile et nuisible revêt un sens théorique en tant que tel et un sens pratique indispensable pour fournir des orientations précises pour une réforme de la société japonaise.
2 – Le libéralisme en Asie
14Mes recherches sur le libéralisme s’ancrent en deuxième lieu dans mes préoccupations en tant que personne vivant dans la région du monde appelée Asie. Après le « miracle économique » réalisé par le Japon après la guerre, d’autres pays asiatiques comme la Corée du Sud, Taïwan, Singapour et la Chine connaissent maintenant un développement économique spectaculaire et cette vague se propage maintenant jusqu’en Inde, en Asie du Sud. Grâce au développement économique, ces pays, autrefois contrôlés ou opprimés par l’impérialisme occidental ou le colonialisme nippon qui imitait le premier sous prétexte de « désasiatisation-occidentalisation », ont retrouvé leur dignité, cultivé l’affirmation de soi politique et développé une attitude critique à l’égard de l’occidentalocentrisme.
15Le discours sur les « valeurs asiatiques » est une des modalités emblématiques de cette affirmation de soi. Les pays asiatiques en développement de type autoritariste et qui restreignent les Droits de l’homme civils et politiques, à commencer par la Chine, Singapour et la Malaisie, rejettent les critiques occidentales au prétexte qu’elles émanent d’un impérialisme culturel occidental ignorant les traditions culturelles asiatiques. Ces pays mettent en avant ces fameuses valeurs asiatiques pour légitimer la priorité donnée aux liens communautaires et au développement économique aux dépens des Droits de l’homme civils et politiques et civils. Ce discours sur les « valeurs asiatiques » légitime ainsi le rejet du libéralisme en tant qu’héritage occidental imposant sa propre conception des Droits de l’homme.
16De fait, le schéma d’opposition culturelle entre d’une part une Asie s’appuyant sur ces valeurs asiatiques, et d’autre part l’Occident, est un schéma créé par la société occidentale via un orientalisme élaboré comme dispositif de connaissance visant à constituer l’Asie en tant qu’autre, et ce afin d’affirmer sa propre identité. Ce « schéma » permet à la société occidentale de faire un brillant autoportrait d’elle-même en tant que « porteur des Droits de l’homme et de la vraie démocratie » et de reléguer l’Asie dans un arrière-plan obscur car non éclairé par leurs lumières. Le discours sur les valeurs asiatiques, au lieu de tenter de dépasser l’occidentalocentrisme, reste sous l’emprise de ce schéma occidental de création d’une identité autocentrée. Partant de là, il néglige la demande d’ouverture et le potentiel de développement endogène des pays asiatiques sur le plan des Droits de l’homme et de la démocratie et contribue à renforcer les préjugés culturels de l’Occident envers les pays asiatiques et l’autosanctification/self-deception d’un Occident qui se targue d’une culture politique incarnant déjà les Droits de l’homme et la démocratie.
17Cependant, défaillances et dysfonctionnements de la démocratie demeurent d’actualité en Occident où discriminations raciales, sexuelles, culturelles, ethniques et intolérances religieuse et sociale se font toujours sentir en profondeur. La réalité concrète et persistante de faits qui en trahissent l’esprit montre que le libéralisme, loin d’être une donnée historique, est une pensée normative indicative qui n’a rien perdu de sa valeur. Les pays asiatiques doivent faire face comme les pays occidentaux, mais sous des formes plus aiguës encore, aux diversités religieuses et culturelles et aux discordes et conflits d’intérêts internes entre individus et collectivité. Il existe aussi des mouvements révolutionnaires qui considèrent que pour surmonter et régler équitablement ces diversités et ces conflits, les pays asiatiques n’ont pas seulement besoin d’une démocratisation mais plus précisément d’une démocratisation de type libéral. En ce sens, on peut affirmer que le libéralisme est un projet encore inachevé en Occident et que les sociétés asiatiques ont elles aussi les raisons et les facultés endogènes de développer ce projet [14].
18Il y a un exemple récent de cette tendance en Chine. Le prix Nobel de la paix 2010 a été décerné à Liu Xiaobo, militant pour les Droits de l’homme toujours en prison en Chine. Comme on pouvait s’y attendre, le Gouvernement communiste de la Chine s’est vigoureusement opposé à l’attribution du prix Nobel à ce dissident et a menacé ouvertement le comité Nobel et le Gouvernement suédois. Mais aussitôt après l’attribution du prix, un groupe d’intellectuels chinois et de journalistes intelligents et audacieux ont publié sur Internet une déclaration accompagnée de leurs noms pour exiger la protection des Droits de l’homme civils et politiques, et notamment la liberté d’expression et la liberté d’association, droits non respectés par le gouvernement du pcc en dépit de leur garantie stipulée dans le préambule de la Constitution chinoise. Les autorités chinoises ont aussitôt censuré cette déclaration, mais, en dépit de cette répression, ces événements tendent à prouver l’existence en Chine d’un potentiel endogène de réalisation d’une démocratie libérale.
19La tension monte rapidement depuis peu entre le Japon et la Chine à propos de la souveraineté sur les îles Senkaku. De violentes manifestations antijaponaises ont été organisées avec l’aval des autorités chinoises. Mais le nombre de manifestants a largement dépassé les prévisions officielles et le défilé s’est radicalisé en une critique du Gouvernement chinois lui-même. Derrière le « masque sécurisant » d’une « manifestation antijaponaise », le peuple chinois a profité de cette occasion pour dénoncer le laxisme du Gouvernement communiste, les abus de droits perpétrés par les dirigeants du Parti, la corruption, le chômage et l’inflation.
J’ai signalé il y a quelques années dans un article portant sur l’amalgame réalisé dans le Japon d’après-guerre entre démocratie et tennosei (système centré sur la figure symbolique de l’empereur) que cet alliage « ambivalent » avait eu pour effet négatif d’insuffler la démocratie par le biais d’un nationalisme xénophobe et pour effet positif la promotion de la démocratie par un nationalisme issu du bas [15]. On sait qu’une dictature gouverne d’autant mieux le peuple qu’il est divisé. Mais le nationalisme de type ascendant, en constituant le peuple en corps politique, l’a orienté vers une critique de dirigeants politiques agissant à l’encontre de l’intérêt collectif national. De même, le nationalisme antijaponais ascendant, qui, il est vrai, représente une menace d’agression xénophobe contre les Japonais, contient aussi en germe une force démocratique. Et si le Gouvernement communiste chinois est maintenant soucieux de contrôler ces manifestations antijaponaises, ce n’est pas tant pour ménager les relations diplomatiques avec le Japon que parce qu’il redoute la montée de cette force démocratique.
Ces exemples montrent que l’Asie porte en elle les motifs et les capacités latentes de développement d’une démocratie libérale. Cela ne signifie pas pour autant que cette pensée doit s’incarner dans un système institutionnel unique. Les dispositifs institutionnels en tant que moyens d’édifier une démocratie libérale doivent naturellement être élaborés en fonction des particularités contextuelles de chaque société. Les pays occidentaux ont chacun construit leur propre vision de la démocratie libérale et élaboré des systèmes constitutionnels qui présentent des différences importantes les uns par rapport aux autres et qui font l’objet d’études de sciences politiques et constitutionnelles comparées. Mais il nous faut d’abord, ne serait-ce que pour comprendre ces différences contextuelles, revenir aux principes mêmes du libéralisme.
3 – Libéralisme et globalisation
20La troisième raison pour laquelle j’ai orienté mes recherches vers le libéralisme tient à mes préoccupations en tant que personne vivant dans un monde contemporain en cours de globalisation. On peut difficilement nier que les Droits de l’homme, la démocratisation et la protection mondiale de l’environnement soient des valeurs universelles. Mais la globalisation n’est pas seulement celle des valeurs, c’est également une globalisation de pouvoirs qui déforment ces valeurs.
21Les capitaux financiers internationaux et les multinationales ont les moyens de faire pression sur des pays pauvres en les menaçant de réaliser des sorties de capitaux massives et instantanées pour leur faire adopter un ensemble de mesures politiques et institutionnelles standard protégeant l’environnement des investissements. Le système économique et politique international placé sous l’égide du fmi et obéissant au « consensus de Washington » entrave lourdement le développement économique autonome des pays en développement en conditionnant l’octroi d’aides à l’adoption de mesures et de systèmes relevant d’un quasi-« fondamentalisme de marché » et en leur interdisant de mener en urgence la politique industrielle développementaliste appliquée (encore maintenant) par les pays avancés.
22Depuis la fin de la guerre froide, l’hégémonie américaine s’est encore renforcée. Le retrait des États-Unis du protocole de Tôkyô et du statut de la Cour pénale internationale, l’intervention unilatérale des forces américaines au Moyen-Orient, en Afghanistan, et tout particulièrement l’invasion de l’Irak en dépit de l’opposition des Nations unies et de plusieurs grands pays soulignent la volonté américaine de définir l’ordre mondial. Plus grave encore, il n’existe pas actuellement dans le monde de force réelle qui puisse contrebalancer l’hégémonisme américain ; les Nations unies et les grandes puissances qui s’étaient opposées à l’invasion américaine de l’Irak ne peuvent sanctionner après coup les États-Unis car en participant aux tractations après les offensives américaines, elles ont de fait approuvé la situation. Le gouvernement Obama a opéré un retrait massif des forces américaines en Irak mais a aussitôt redéployé des forces en Afghanistan, et finalement la Pax Americana demeure inchangée. Rétablir la paix dans des régions en proie à des conflits complexes est certes difficile sans le soutien de la communauté internationale, mais de fait « les États-Unis décident de ce qu’il faut faire, et les autres pays s’inclinent devant leurs décisions ».
23On reproche souvent au libéralisme de justifier l’hégémonie américaine et l’application des principes d’une économie de marché aux pays en développement. Mais ces écueils ne viennent pas tant du libéralisme que de la globalisation du pouvoir qui permet aux capitaux internationaux, à des organismes politiques et économiques comme le fmi et l’omc et aux États-Unis, qui imposent leur hégémonie, d’exercer un pouvoir illimité infligeant des pertes importantes et de lourds sacrifices aux populations en proie aux caprices d’un pouvoir sans « responsabilité » (accountability). L’axiome de la politique énoncé par Lord Acton est clair : « Power tends to corrupt and absolute power absolutely corrupts » (Le pouvoir tend à corrompre et le pouvoir absolu corrompt absolument) [16], c’est pourquoi il incombe aux penseurs du libéralisme de contrôler les caprices d’un tel pouvoir et d’en faire un acteur responsable.
Le libéralisme est loin d’avoir lui-même achevé l’élaboration d’un système permettant un contrôle efficace du pouvoir dans le contexte de la globalisation en cours. Mais l’héritage de la pensée libérale pourrait y remédier. Pour ma part, je pense qu’un gouvernement mondial ou encore une division du monde en communautés régionales intégrées comme l’Union européenne ne feraient qu’aggraver l’hégémonie et l’absence de responsabilité démocratique ; la construction d’un ordre fondé sur des organismes de la société civile comme les ongi (organisations non gouvernementales internationales) ne permettrait pas non plus d’échapper à l’irresponsabilité du pouvoir et à l’occidentalocentrisme. Il faudrait procéder, sans démanteler l’ordre des États souverains et avec une conscience renouvelée des relations de complémentarité existant entre souveraineté, légitimée par la garantie des Droits de l’homme, et Droits de l’homme, à une réorganisation critique de l’ordre des États souverains dans un « village d’États » dans lequel chacun des États exercerait un contrôle mutuel réel en vertu du principe de la vulnérabilité partagée ou shared vulnerability [17]. L’édification d’un système de contrôle du pouvoir est un immense défi qui exige avant tout la redéfinition d’un ordre positif, fondement de la critique du pouvoir dans le libéralisme.
II – Redéfinition philosophique du libéralisme
24Comment redonner au libéralisme toute sa pertinence face aux défis d’aujourd’hui ?
25En japonais « libéralisme » se traduit par jiyûshugi qui signifie littéralement « principe de liberté ». Mais cette traduction suscite des malentendus [18]. Il ne s’agit pas seulement d’une subtilité lexicale, la question porte sur les bases philosophiques du libéralisme ; pour ma part, je considère en effet que « la pierre angulaire » du libéralisme n’est pas la liberté mais la justice [19] et que par conséquent le libéralisme est d’abord une doctrine de la justice. Voici de manière très synthétique, les grandes lignes de ma pensée.
1 – Lumières et tolérance – une double ambivalence
26Si la définition du libéralisme a fait l’objet de nombreuses polémiques, on ne remet pas en question le double ancrage historique et idéologique de l’héritage libéral, à savoir la pensée des « Lumières », se donnant pour tâche d’émanciper l’individu par l’éveil de la Raison, et la « tolérance » revendiquée par le protestantisme au terme de tragiques luttes religieuses qui ont suivi la Réforme, et tout particulièrement la réforme puritaine qui a plongé l’Europe dans la guerre de Trente Ans et l’Angleterre dans une guerre civile et religieuse.
27John Gray a donc raison de faire des Lumières et de la tolérance les « deux faces du libéralisme » [20]. Mais il commet une double erreur en rejetant le projet des Lumières, au prétexte qu’il conduirait à une radicalisation dogmatique, et en réduisant la tolérance à des concessions mutuelles stratégiques entre forces opposées, ce qui le conduit finalement à ne voir dans le libéralisme qu’un simple modus vivendi. Premièrement, Gray oublie que la pensée des Lumières et la tolérance comportent chacune une face positive et une face négative, et ce faisant reste prisonnier d’une fausse dualité selon laquelle les Lumières seraient mauvaises et la tolérance serait bonne. Deuxièmement, Gray occultant le moment positif de vérité contenu dans la tolérance n’en voit que la face négative faite de concessions stratégiques.
28L’ambivalence du libéralisme ne peut cependant se réduire à ce schéma bipolaire : « héritage négatif des Lumières » et « héritage positif de la tolérance ». En effet, ces deux traditions portent en elles-mêmes ces deux mêmes faces contradictoires que sont libération et oppression. Le libéralisme présente donc une double ambivalence.
29La face négative de la pensée des Lumières c’est, depuis Robespierre, le rationalisme dogmatique qui élimine ceux qui n’obéissent pas à sa « Raison ». Il s’est incarné dans les totalitarismes du passé comme le stalinisme ou encore le national socia- lisme, qui combinait eugénisme et pensée économique de gouvernance, et s’est transmis à un fondamentalisme de marché ignorant les frontières des mécanismes de marché et imposant arbitrairement une régulation automatique.
30L’héritage des Lumières contient néanmoins le moment de son renversement par la critique de l’arbitraire de cette raison. En faisant de l’injonction Aude sapere (Aie le courage de te servir de ton propre entendement ») la devise de l’esprit des Lumières, Kant mettait en garde contre le dogmatisme de la raison et préconisait un examen critique des limites de la raison pour nous réveiller de notre « sommeil dogmatique ». La philosophie de Kant définit la pensée des Lumières en tant que « critique de la raison », laquelle dépassant l’introspection philosophique de l’individu isolé vise le contrôle de la propension de la raison à se radicaliser en une pensée théorique dogmatique outrepassant ses limites [21]. Bertrand Russel l’a souligné, Kant s’est cependant replongé dans un « sommeil dogmatique » en acceptant la possibilité d’un « jugement synthétique a priori » [22], mais la critique kantienne de la raison a été reprise par le rationalisme critique de Karl Popper et s’est développée jusqu’aux Temps modernes en tant que mouvement des Lumières face au rationalisme dogmatique [23]. En soumettant la gouvernance au test d’un débat critique libre et ouvert, les dirigeants politiques se prémunissent contre le danger d’un despotisme, résultat d’une radicalisation dogmatique de leur raison, ce qui constitue, selon les théories de la liberté et de la démocratie parlementaire de John Stuart Mill, modèle du libéralisme classique, une réactivation de l’héritage de la justice des Lumières par la philosophie politique libérale [24].
31Le versant négatif de la tolérance est un dogmatisme fermé par lequel, sous prétexte de non-intervention, un État s’abstient d’en critiquer un autre, ce qui conduit à fermer les yeux sur les oppressions et ségrégations des minorités au nom d’un principe de neutralité. Paradoxalement, cet aspect négatif de la tolérance a été un « gage de paix » dès les commencements de l’application du principe de tolérance à l’organisation de la coexistence de populations épuisées par les guerres de religion après la Réforme. On retrouve ce même versant négatif de la tolérance dans la politique de « détente » mise en place pendant la guerre froide en tant qu’acceptation mutuelle de politiques hégémoniques à l’intérieur des sphères d’influence respectives des États-Unis et de l’Union soviétique.
32Mais la tolérance a aussi une face positive qui transcende les concessions mutuelles avalisant un dogmatisme fermé et une politique d’oppression. C’est une ouverture d’esprit qui permet à un État d’accueillir positivement les critiques de l’autre en tant que perturbateur. L’essence même de la tolérance libérale est dans cette ouverture d’esprit, véritable héritage de la tolérance. La tolérance libérale ne se réduit pas à une coexistence rendue possible par des concessions stratégiques. L’essence de la tolérance libérale est de garantir le droit d’expression pour tous, y compris pour l’individu sans pouvoir et les minorités facilement opprimables sans avoir besoin pour cela de recourir à des accords stratégiques. Pratiquer cette tolérance, c’est accepter de prêter l’oreille aux « voix différentes » et de se corriger à partir du regard de l’autre, accepter de sortir de sa petite coquille pour élargir son horizon de pensée [25].
La seconde erreur de Gray procède de la première. Il fait une analyse pertinente de la face négative des Lumières mais il en enterre à tort la face positive ainsi que celle de la tolérance, à savoir l’ouverture d’esprit, unique attitude possible pour protéger le libéralisme, et finit paradoxalement par faire l’apologie du modus vivendi. Gray nie l’essence de l’esprit de tolérance libérale qui est précisément d’accueillir modestement les critiques de l’autre sans pouvoir et facile à opprimer, et en réduisant le libéralisme à un modus vivendi consenti par des États qui disposent d’une telle force qu’ils ne pourraient coexister sans accord, Gray prive le libéralisme du principe de justice qui suppose l’équité envers l’autre, et va jusqu’à accréditer des principes qui réduisent la justice à la force lorsqu’il écrit : « Justice and rights are conventions, upheld –in last resort– by force. This is a truth that recent liberal philosophy has found it convenient to forget [26]. » (La justice et le droit sont des conventions soutenues – en dernier ressort – par la force. C’est une vérité que la philosophie libérale récente a trouvé commode d’oublier). Son libéralisme de type modus vivendi loin de redonner vie au libéralisme le prive de sa dimension philosophique orientée vers l’éradication des discriminations et oppressions injustes [27].
Rawls a exploré plus avant cette voie. À partir des années soixante-dix, Rawls, désireux de développer une « application du principe de tolérance à la philosophie elle-même », ce qui constitue en quelque sorte une stratégie d’évitement des controverses philosophiques, abandonne la nécessité d’une validation philosophique universelle de sa conception de la justice libérale pour se retourner vers un libéralisme politique obéissant à un « consensus par recoupement » ou overlapping consensus. Par le biais d’un tel consensus, des doctrines compréhensives sur l’homme et le monde qui réfutent les fondements philosophiques du libéralisme peuvent admettre l’« essence constitutionnelle » libérale de cultures politiques ayant une tradition démocratique constitutionnelle [28]. Mais il en résulte que les Droits de l’homme civils et politiques conformes à cette essence constitutionnelle ne sont pas valides dans les sociétés qui n’ont pas cette culture politique. Dans un livre écrit peu avant sa mort, The Law of People (La Loi des gens, 1996), Rawls cherchant à étendre ses analyses à la justice internationale en arrive à admettre la légitimité internationale de sociétés fondées sur une hiérarchie modérée ou decent hierarchies. Ces hiérarchies modérées ne sont pas agressives pour l’extérieur, mais à défaut de système démocratique et de système de protection des Droits de l’homme civils et politiques internes, elles obéissent à un système de consultation hiérarchique avec une « liberté de conscience inégale » et de fait une discrimination des minorités religieuses [29].
Un tel « consensus par recoupement » au lieu d’éviter des controverses philosophiques n’est, selon moi, qu’une forme de dissimulation [30]. Au nom d’une « application du principe de tolérance à la philosophie elle-même » Rawls renvoie à l’autre la controverse philosophique sous couvert de la fiction d’un consensus qui ne se justifie pas lui-même. De plus, le Rawls de la deuxième période, légitimant ces decent hierarchies laisse en suspens la question fondamentale de savoir si elles sont justifiables du point de vue des « autres à l’intérieur » – c’est-à-dire du point de vue de ceux qui sont victimes de discriminations et d’oppressions de toutes sortes dans ces régimes et aspirent à une démocratisation – au prétexte qu’elles seraient considérées comme équitables. Rawls comme Gray, tourne alors le dos au projet encore inachevé d’un libéralisme dont la tâche est d’apporter une contradiction critique du point de vue des victimes et rationalise finalement ces injustices au nom de la tolérance. Cette rechute dans la partie négative de la tolérance conduit à la mort du libéralisme en tant que pensée [31].
2 – La justice comme principe global de critique
33Nous avons observé avec Gray et Rawls les failles d’un libéralisme moderne qui rejette le dogmatique des Lumières pour retomber dans la face négative de la tolérance qui est celle d’une coexistence mettant de côté l’examen critique du pouvoir. Partant de là, pour venir au secours d’un libéralisme en tant que philosophie de la critique du pouvoir, il faut surmonter les parties négatives des Lumières comme de la Tolérance et explorer les principes qui permettraient l’intégration dynamique des faces positives de ces deux héritages.
34Je pense que le principe de cette intégration est à rechercher dans une conception universelle de la justice. Il faut par conséquent dépasser les clivages des diverses conceptions de la justice (de l’utilitarisme, du libertarianisme, de l’égalitarisme, etc.) pour en définir le dénominateur commun et prendre comme cadre normatif le rejet de toute discrimination non universalisable – ou discrimination irrationnelle. Cela demande que l’on fasse abstraction de tout sujet particulier dans la définition du principe de justice et que l’on fasse en sorte que sa rationalisation ne repose pas sur une discrimination non universalisable. L’universalisation suppose la réversibilité du point de vue, c’est-à-dire que chacun doit vérifier la légitimité de sa demande à l’égard d’autrui en l’examinant du point de vue de l’autre et des « raisons publiques » susceptibles de l’accueillir [32].
35Le principe de cette justice universelle dépasse l’égocentrisme et impose à chacun la discipline civique qui consiste à tenir compte du point de vue de l’autre. En ce sens, un libéralisme qui se fonde sur l’idée de justice est une « philosophie de l’intérêt public ». L’exigence d’un examen personnel critique continuel par le biais du test de « réversibilité du point de vue » permet de surmonter le rationalisme dogmatique des Lumières, de rejeter le dogmatisme fermé et la « tolérance mutuelle de l’oppression » entre régimes qui pratiquent la discrimination et l’exclusion et d’associer une critique de soi à une ouverture d’esprit vers l’autre différent, combinant ainsi les faces positives des Lumières et de la tolérance.
36Le libéralisme politique de Rawls suppose que les décisions politiques se fondent sur la raison publique, mais son concept de « raison publique » s’écarte de l’idée de justice universelle, à laquelle il substitue subrepticement la fiction d’un accord dominant dans la culture politique d’une société particulière. Les lourds conflits de légitimité dans la société politique sont ainsi dissimulés et la domination des vainqueurs sur les vaincus est légitimée par le fait que l’exigence du test de réversibilité des points de vue ne s’y applique pas. C’est la preuve que la légitimation par Rawls de hiérarchies modérées conduit à la théorisation d’un libéralisme politique qui tourne le dos à la justice. Il peut sembler étrange d’affirmer que ce philosophe qui jouit d’une grande renommée internationale pour sa théorie de la justice « tourne le dos à la justice ». C’est pourtant vrai. Au début de sa carrière Rawls, théorisant la « justice comme équité » [33], avait pris comme grille d’évaluation comparative de conceptions opposées de la justice la notion de « voile de l’ignorance ». Cette notion désigne le « voile » qui doit être mis sur les informations dont les décideurs auraient besoin pour connaître leurs propres intérêts et l’abstraction qu’ils doivent faire de leur « position originelle » dans la société pour laquelle ils sont en train d’établir des lois. Cette condition a pour objet d’ancrer les principes de justice universelle dans le respect de l’équité sans discrimination entre soi et l’autre. Mais Rawls l’a abandonné après son retournement vers le libéralisme politique. Ensuite, il a, d’un côté, élaboré pour les sociétés libérales une « conception politique de la justice » allégée reposant sur la fiction d’un « consensus par recoupement » sans prendre la responsabilité philosophique de justifier sa position pour parer aux critiques, et d’un autre côté, pour les sociétés non libérales, il a simplement légitimé des régimes hiérarchiques violant radicalement les principes universels d’équité.
Le principe de justice universelle et l’exigence de « réversibilité des points de vue » qui lui est associée ne permettent pas de juger unilatéralement un conflit entre des conceptions antagonistes de la justice. Quelle que soit la conception choisie de la justice, c’est elle qui fixe les contraintes normatives communes à satisfaire pour pouvoir prétendre que l’on aspire sincèrement à la justice. Ma conception de la justice est l’exigence d’une « équité envers l’autre » qui assume la responsabilité philosophique de se justifier par la raison et qui prend en considération le point de vue de l’autre susceptible d’être affecté par les conséquences d’une décision. En tournant le dos à cette exigence fondamentale de la justice universelle, Rawls a privé le libéralisme de ses outils critiques de lutte contre les oppressions et les discriminations. Pour redonner toute sa vigueur philosophique au libéralisme, il faut donc lui redonner ses armes critiques et restituer l’idée de justice universelle.
3 – Exercice de liberté fondé sur la justice
37Nous proposons par conséquent de refonder le libéralisme sur l’idée de justice universelle. On objectera sans doute que le libéralisme est une pensée qui se fonde en premier lieu sur la liberté. À cette objection, je répondrai que, dans le libéralisme, il y a une tension antagoniste de principe entre liberté et justice. Un libéralisme qui donne la priorité à la justice sur la liberté non seulement résorbe cet antagonisme, mais encore, par la discipline de la justice, fortifie la liberté et permet d’en surmonter la propension à l’égocentrisme.
38Concernant cet antagonisme entre liberté et justice, on me dira sans doute que la liberté n’est pas la licence d’« agir à sa guise » mais la liberté de « faire ce qu’on veut dans la limite où cela ne nuit pas à l’autre ». Tel est bien le sens commun. De fait, ce n’est pas la liberté qui s’oppose à la justice mais le dérèglement.
39À cette objection qui relève du « sens commun », je répondrai ainsi : John Stuart Mill a défini cette clause conditionnelle de la liberté « dans la limite où cela ne nuit pas à l’autre » comme principe de non-nuisance ou harm principle [34]. La seule justification des règles juridiques et sociales concernant la liberté est d’empêcher la nuisance causée à autrui par le comportement d’un individu. Le principe de non-nuisance de Mill fait de cette clause conditionnelle non pas un principe constitutif de la liberté mais un principe de contrainte. Le problème est de savoir si l’on peut tirer la justification de ce principe de contrainte de l’idée de liberté elle-même. Mais cette objection, sans répondre à la question décisive de savoir quel serait l’élément structurel de la liberté qui justifie le principe de contrainte de cette liberté, ne fait que contourner le problème en entérinant une définition de la liberté contenant le principe de contrainte de la liberté.
40C’est une question importante en effet, mais il n’y a pas d’acte qui n’entraîne aucune nuisance pour autrui. Il est impossible d’user de sa liberté sans causer quelque nuisance à quelqu’un. Pour donner un exemple, l’usage de la liberté dans les choix que font les personnes de consommer des biens et des services entraînera par effet d’accumulation la prospérité d’une entreprise et la faillite d’une autre contrainte de licencier ses employés. S’il est impossible d’user de sa liberté sans nuire à autrui, la distinction entre licence et liberté perd son sens, car il n’y aurait pas de liberté qui ne soit une licence. Le problème de fond n’est donc pas de savoir si l’exercice de la liberté nuit ou non à autrui, mais plutôt de savoir s’il entraîne une nuisance injuste. C’est précisément à la justice qu’il incombe de faire la distinction entre une nuisance injuste et une nuisance non injuste. On pourrait certes redéfinir la liberté en ces termes : « agir comme bon nous semble à condition que cela ne nuise pas injustement à autrui ». Ainsi reformulée, la définition de la liberté ancre le principe de liberté dans la justice et fait de la justice un concept de base permettant au libéralisme d’échapper à la licence puisque que la justice précèderait la liberté et non le contraire. Cela revient à refonder le libéralisme sur « la suprématie de la justice sur la liberté ».
41Qu’est-ce que le principe structurel de la liberté en tant que telle qui se distingue de la justice en tant que principe de contrainte envers la liberté ? Le philosophe doit maintenant répondre à cette question du sens commun et mise provisoirement de côté. La théorie de la liberté d’Isaiah Berlin fournit une réponse qui s’inscrit dans la philosophie politique et dans la philosophie du droit [35]. Selon Berlin, les différentes définitions de la liberté proposées dans l’histoire de la philosophie distinguent une « liberté négative », sans entraves ni ingérence d’autrui, et une « liberté positive » qui est maîtrise de soi. La liberté positive par laquelle l’individu est capable de se maîtriser désigne « l’autonomie ». En termes de pouvoir, la liberté négative est une liberté concédée par le pouvoir tandis que la liberté positive est la liberté d’exercer le pouvoir. I. Berlin établit une relation de tension dialectique entre ces deux libertés.
42La distinction de ces deux libertés n’a rien perdu de son actualité, mais elle ne permet pas d’appréhender le concept de liberté.
43Premièrement, la liberté négative, définie en tant que moyen d’agir sans entraves, n’indique pas le sens de la liberté elle-même, à savoir « ce que » ce moyen protège des entraves et de l’ingérence d’autrui. Il est peu concevable que la licence d’agir à sa guise ait un poids normatif qui mérite d’être protégé. Si l’on considère que ce qui est à préserver n’est pas la licence elle-même, on se tourne vers la liberté positive qui fait de l’individu un sujet maître de soi et « autonome ». L’« autonomie » du sujet qui tire de soi, sans s’en remettre à un autre, le sens de la responsabilité qui définit des normes de conduite et la licence d’agir est une valeur à protéger des entraves et de l’ingérence d’autrui. Mais définir le « sens de la liberté » d’une liberté négative qui serait plus qu’un simple « moyen de liberté » revient de fait à assimiler cette liberté négative à la liberté positive.
44Deuxièmement, la « maîtrise de soi » sur laquelle s’appuient les deux libertés porte également en soi un potentiel de transformation en contrôle d’autrui. Berlin lui-même a dénoncé l’instrumentalisation du concept de double maîtrise de soi qui scinde le soi en deux parties : soi objet du contrôle et soi sujet du contrôle, faisant de la volonté empirique de l’individu le soi objet de contrôle et idéalisant le soi sujet du contrôle en « vrai soi » avec le danger que ce vrai soi idéalisé ne devienne subrepticement l’instrument du pouvoir public. Mais la maîtrise de soi n’est pas seulement l’objet d’une instrumentalisation, bien au contraire en tant qu’accomplissement de cette maîtrise elle porte en elle le moment d’une transformation en contrôle d’autrui. Ce point n’est pas suffisamment clair chez Berlin. Pour comprendre ce moment, il faut comprendre le motif profond qui nous fait désirer la maîtrise de soi.
45À l’origine de la recherche de la maîtrise de soi, il y a un désir de gouverner sa propre vie c’est-à-dire un désir d’« autohabilitation » ou self-empowerment. Même si on se donne pour objectif le projet de s’autoévaluer – soi collectif inclus, par rapport à autrui –, sans le pouvoir d’organiser sa vie à sa guise cette maîtrise de soi est vaine. La maîtrise de soi présuppose l’autohabilitation. De plus, la maîtrise de soi qui consiste à contrôler ses émotions et ses désirs est aussi un moyen indispensable d’autohabilitation. La maîtrise de soi est indissociable d’une autohabilitation en vue de la réalisation de ses propres objectifs. La possibilité d’associer son projet à celui d’un autre n’est pas garantie. La volonté de l’individu se heurte à celle de l’autre et l’inexistence de l’harmonie envisagée est une réalité fondamentale du monde politique. La volonté d’autohabilitation dépasse la seule maîtrise de soi pour se transformer en volonté de dominer l’autre qui constitue une entrave à la réalisation de son désir. Quand Nietzsche déclare : « Ce qu’on appelle le “libre arbitre”, c’est essentiellement le sentiment de supériorité qu’on éprouve devant un subalterne. “Je suis libre. C’est à lui d’obéir”. [36]» (« Das, was “Freiheit des Willens” genannt wird, ist wesentlich der Überlegenheits-Affekt in Hinsicht auf den, der gehorchen mu? : “ich” bin frei, “er” mu? gehorchen. »), il discerne clairement la volonté de puissance inhérente à la volonté libre.
L’idée de justice qui fonde la liberté, en imposant la règle d’un examen critique de soi ouvert au point de vue d’autrui, redresse éthiquement la volonté de puissance égocentrique inhérente à la volonté libre. La liberté en tant qu’autohabilitation ou self-empowerment c’est « la liberté venant de l’autre » qui renferme sournoisement une pulsion de puissance qui, dans le but de soustraire cette liberté à l’influence perturbante d’autrui, va tenter de dominer l’autre, de le rendre semblable et, s’il n’y parvient pas, tenter de l’exclure. En revanche, une « liberté ouverte à l’autre » guidée par la justice, est une ouverture d’esprit permettant d’accueillir la critique et l’influence perturbante d’autrui comme des occasions de transformation de soi et de réorganisation et élargissement de sa pensée. La liberté négative, liberté venant du pouvoir, et la liberté positive, liberté de prendre le pouvoir, dépendant l’une comme l’autre d’une maîtrise de soi alliée à l’autohabilitation, ne sont finalement que des « libertés venant de l’autre ». Mais l’idée de justice apporte au libéralisme la capacité de reconnaître éthiquement une « liberté venant de l’autre » de l’améliorer et de la transformer en une « liberté ouverte à l’autre » [37]. En ce sens, le fondement idéologique du libéralisme n’est pas la liberté mais bien la justice.
J’ai tenté de restaurer toute la vigueur critique du libéralisme par une redéfinition d’un libéralisme contemporain qui tournait le dos à la justice pour en faire un libéralisme se fondant sur la recherche de la justice. Cette redéfinition philosophique du libéralisme est ici présentée par un philosophe japonais du droit qui observe de l’extérieur, en tant que son « autre », les qualités et les défauts de la philosophie occidentale en vue de tenter un diagnostic des pathologies grevant la philosophie politique et la philosophie du droit actuelles et d’en proposer un remède. Mais en même temps, et plus encore, mon objectif est d’édifier le fondement possible d’une autocritique et une transformation réelles du Japon, de l’Asie et du monde dans lesquels je vis. Au lecteur d’en vérifier la fécondité.
Notes
-
[1]
Cf. Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, New York, Free Press, 1992, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
-
[2]
L’idée de « protection de l’environnement dans le monde » est également devenue un slogan mondial, mais cette pensée qui revendique la protection de la nature elle-même au-delà des hommes – opérant un déplacement depuis « les droits naturels » vers les droits de la nature – n’est pas largement soutenue, et elle s’apparente davantage à des valeurs religieuses qu’à des valeurs politiques. La « protection de l’environnement dans le monde », comme valeur politique globale visant le respect des « Droits de l’homme des générations à venir » pourrait être interprétée comme un renforcement diachronique de l’idée des Droits de l’homme.
-
[3]
Même la Chine par exemple, qui bafoue ouvertement les droits civils et politiques, stipule dans sa Constitution le respect de la liberté d’expression et d’association et a ratifié le Pacte international relatif aux Droits de l’homme civils et politiques (pacte B).
-
[4]
Cf. John Rawls, Political Liberalism, Cornell up, 1993. Si l’on peut ajouter une précision lexicale, notons que le libéralisme politique de Rawls ne se distingue pas seulement du libéralisme économique auquel se rattache l’économie de marché libre mais aussi de ce qu’il appelle libéralisme philosophique ou métaphysique.
-
[5]
Cf. Rawls, The Law of Peoples, with « The Idea of Public Reason Reconsidered », Harvard up, 1999.
-
[6]
Cf. Richard Rorty, Objectivity, Relativism and Truth, Cambridge up, 1991, p. 175-196 ; Contingency, Irony, and Solidarity, Cambridge up, 1989, p. 44-69.
-
[7]
Cf. John Gray, Two Faces of Liberalism, Polity Press, 2000.
-
[8]
Le terme latin modus vivendi signifie littéralement « mode de vie » ; en diplomatie, ce terme désigne un accord temporaire entre des forces en présence comme c’est le cas lors d’une trêve des combats ; en philosophie du droit et en philosophie politique, cet accord s’élargit à l’idée d’un accord stratégique à distinguer d’un accord reposant sur un principe moral partagé.
-
[9]
Le sanctuaire Yasukuni est l’un des principaux sanctuaires du shintoïsme national qui tenait lieu de religion d’État dans le Japon d’avant-guerre ; on y honore l’âme des personnes qui ont rendu des services méritoires à la nation et, parmi celles-ci, l’âme des soldats morts pendant la guerre. Le nom « Yasukuni » évoque une pacification du pays. Dans le Japon d’après-guerre, le shintoïsme d’État a été éradiqué, et légalement le sanctuaire Yasukuni relève désormais d’une organisation religieuse civile. Néanmoins, il continue d’être le lieu où l’on honore l’âme des nombreux soldats japonais morts sur le front pendant la Seconde Guerre mondiale et à ce titre demeure un sanctuaire particulier et, d’un point de vue politique, il symbolise le nationalisme du Japon. C’est ainsi que plusieurs premiers ministres et membres du Cabinet du Parti libéral démocrate, contrevenant au principe de séparation de la politique et de la religion stipulé dans les articles 20 et 89 de la Constitution de 1946, s’y sont rendus en pèlerinage officiel (c’est-à-dire non pas à titre personnel, mais en tant que personnalité officielle). Or, on a ajouté dans les années 1970 aux âmes honorées dans le sanctuaire Yasukuni celles des criminels de classe A condamnés à la peine de mort au procès de Tokyo (par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient qui a jugé les grands criminels de guerre japonais de la Seconde Guerre mondiale). Les pèlerinages officiels au sanctuaire Yasukuni effectués par des premiers ministres et des ministres ont naturellement provoqué un tollé en Chine, en Corée du Nord et dans les pays asiatiques envahis par l’armée japonaise. D’un autre côté, face aux critiques de ces pays, des médias soutenant les « faucons » et des citoyens ont également vigoureusement élevé la voix pour demander aux premiers ministres et ministres de poursuivre leurs visites au sanctuaire Yasukuni.
-
[10]
Pour donner un exemple : la revue Shisô (Pensée), publiée par la grande maison d’édition scientifique Iwanami Shoten, occupe une place essentielle dans le monde intellectuel japonais et joue un rôle important sur le plan de la pensée en promouvant la démocratisation du Japon d’après-guerre. Le numéro spécial de septembre 2004 de cette revue présentait un ensemble d’articles sur le thème de « la redéfinition du libéralisme ». Lorsque j’ai été sollicité pour en faire la programmation, je me suis réjoui de l’occasion qui m’était offerte de présenter mes idées. Mais, lorsque j’ai appris par le rédacteur en chef des Éditions Iwanami Shoten que c’était la première fois que la revue Shisô, pourtant au centre des divers courants démocrates du monde de la pensée dans le Japon d’après-guerre, publiait un numéro spécial sur le libéralisme, cela m’a fait reconsidérer la réalité de l’acclimatation du libéralisme au Japon.
-
[11]
C’est le nom que l’on donne aux employés lorsque leur entreprise, plus qu’un lieu leur permettant de gagner leur vie et de déployer leurs compétences, devient le fondement de leur identité.
-
[12]
Le terme kaisha shugi « entrepriséisme » est significatif d’une tradition renforcée de gouvernance et de gestion de l’emploi des entreprises japonaises prétendant que les entreprises contribuent d’autant mieux au développement de la société qu’elles reposent sur une collaboration étroite entre patronat et syndicats grâce au dépassement des conflits sociaux qui les opposent dans des entreprises assimilables à des communautés d’employés.
-
[13]
Sur le sens de la critique du libéralisme pour la transformation nécessaire de la société japonaise actuelle, cf. Tatsuo Inoue, Gendai no hinkon (Pauvretés de la société japonaise contemporaine), Iwanami Shoten, 2001 ; « The Poverty of Rights-Blind Communality: Looking Through the Windows of Japan », in Brigham Young University Law Review, vol. 1993 (1993), p. 517-551 ; do., « Predicament of Community: Lessons from Japan » in Chua Beng Huat (ed.,) Communitarian Politics in Asia, Routledge Curzon, 2004, p. 46-56, do., « Two Models of Democracy: How to Make Demos and Hercules Collaborate in Public Deliberation » in Luc Wintegens (ed.), The Theory and Practice of Legislation: Essays in Legisprudence, Ashgate Publishing Limited, 2005, p. 107-124.
-
[14]
Cf. Tatsuo Inoue, « Liberal Democracy and Asian Orientalism », in D.A. Bell and J. Bauer (eds.), The East Asian Challenge for Human Rights, Cambridge University Press, 1999, p. 27-59.
-
[15]
Tatsuo Inoue, Gendai no hinkon (Pauvretés de la société japonaise contemporaine, op. cit. note 13), chapitre I.
-
[16]
Lord Acton (John Emerich Edward Dahlberg), « Lettre à l’évêque Mandell Creighton », 3 avril 1887, in Louise Creighton, Life and Letters of Mandell Creighton, vol. 1, 1904, chap. XIII.
-
[17]
Pour une réflexion sur la structure de la gouvernance globale, voir Tatsuo Inoue, « The Ambivalence of Globalization: toward a Non-Hierarchical Global Society » (« L’ambivalence de la globalisation, vers une société globale non hiérarchisée »), in University of Tokyo, Journal of Law and Politics, vol. 6, 2009, p. 20-44.
-
[18]
N.D.T. C’est un malentendu par rapport à l’étymologie du « libéralisme » qui est liberalis qui signifie généreux, noble, digne d’une personne libre et non liber qui signifie libre.
-
[19]
Tatsuo Inoue, Kyôsei no sahô – kaiwa toshite no seigi (The Decorum of Conviviality: Justice as Conversation) (Sobunsha, 1986) ; Tasha he no juyû – Kôkyôseino tetsugaku toshite no riberarizumu (Freedom Open to the Other: Liberalism as a Philosophy of Public Perspective).
-
[20]
Cf. Gray, Two faces of liberalism.
-
[21]
Le projet de critique de la raison de Kant est développé dans Critique de la raison pure, Critique de la raison pratique et Critique de la faculté de juger. Cf. aussi Emmanuel Kant, Kant’s Political Writings (Écrits politiques), ed. by Hans Reiss, tr. by H. B. Nisbet, Cambridge up, 1970.
-
[22]
Cf. Bertrand Russel, History of Western Philosophy and its Connection with Political and Social Circumstances from the Earliest Times to the Present Day, George Allen & Unwin Ltd., 1946, p. 675-690.
-
[23]
Nous n’approfondirons pas ici cette réévaluation faite par Popper mais signalons simplement que Jacques Derrida, chef de file du postmodernisme, ayant lui aussi pris conscience de la nécessité de poser l’hypothèse d’une idée impossible à déconstruire, fondement autorisant l’acte critique de déconstruction, a fini par admettre « l’impossibilité de déconstruire la justice » (voir J. Derrida, « Force of Law: the Mystical Foundation of Authority », in Cardozo Law Review, vol. 11 (1990), p. 920-1045. Dans une série d’ouvrages, depuis The Open Society and Its Enemies (La Société ouverte et ses ennemis) (1945) et The Logic of Scientific Discovery (Logique de la découverte scientifique) (1959) jusqu’à Objective Knowledge (La Connaissance objective) (1972), Popper a fait une critique radicale du dogmatisme et de l’essentialisme d’une part, il a défendu l’hypothèse de la faillibilité de nos convictions et affirmé le sens de la vérité et de la justice en tant qu’idée régulatrice autorisant l’émancipation de l’esprit par la critique continuelle de l’autre. En tant que philosophe pionnier de la philosophie moderne, il mérite d’être relu. Sur les relations entre Kant et Popper, cf. Karl Popper, Conjectures and Refutations: the Growth of Scientific Knowledge (Conjectures et réfutations), Harper & Row, 1963, p. 175-183.
-
[24]
Cf. John Stuart Mill, Three Essays on Liberty, Representative Government, and the Subjection of Women (Trois essais sur la liberté, le gouvernement représentatif et l’assujettissement des femmes), ed. by Richard Wollheim, Oxford up, 1975.
-
[25]
La traduction en japonais du mot « tolérance » : kanyô (??) qui signifie littéralement « accepter avec magnitude » exprime exactement l’essence de la tolérance libérale.
-
[26]
Cf. Gray, Two faces of liberalism, p 132.
-
[27]
Pour un examen critique de l’évolution de la pensée de Gray, cf. Tatsuo Inoue, « Riberarizumu no saiteigi » (« Redéfinir le libéralisme »), in Shisô (Pensée), no 965 (sept. 2004), p. 8-28.
-
[28]
Rawls, Political Liberalism.
-
[29]
Rawls, The Law of Peoples.
-
[30]
Cf. Tatsuo Inoue « Constitutional Legitimacy Reconsidered: beyond the Myth of Consensus. » Legisprudence: International Journal of Study of Legislation, vol. 3, 2009, p. 19-41.
-
[31]
Sur la critique détaillée de la théorie de Rawls qui reconnaît la légitimité de hiérarchies modérées, cf. Tatsuo Inoue, « Gurôbaruna seigiha ikanishite kanôka » (« Comment une justice globale est-elle possible ? ») Junji Nakagawa, Kôji Teraya, (sous la dir. de), Kokusai hôgaku no chihei – Rekishi, riron, jisshô (Perspectives des études sur le droit international : histoire, théorie et recherches empiriques), Tôshindô, 2008, p. 49-86.
-
[32]
L’essence normative de l’idée de justice universelle n’a pas jusqu’à présent été suffisamment appréhendée y compris par Rawls. Les auteurs ont expliqué que ce concept de justice universelle avait clairement un sens fortement normatif depuis qu’il est considéré comme ordinaire. On pourra consulter sur ce point un essai en anglais dans lequel je présente l’essentiel de mon argumentation : cf. Tatsuo Inoue, « Justice », à paraître dans Encyclopedia of Political Science, Sage Publications.
-
[33]
Rawls, A Theory of Justice, Harvard up, 1971.
-
[34]
Cf. l’ouvrage de Mill cité ci-dessus (p. 337, n. 4), p. 92-114.
-
[35]
Cf. Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty (Quatre essais sur la liberté), Oxford up, 1969.
-
[36]
Friedrich Nietzsche, Jenseit von Gut und Böse, 1886, § 19 (in Kröners Taschenausgabe Band 76, Alfred Kröner Verlag, 1991, p. 25.) Traduction française : Par-delà Bien et Mal, I, §. 19, trad. G. Bianquis, coll. 10/18. p. 53.
-
[37]
On peut trouver dans la philosophie d’Emmanuel Levinas un essai de neutralisation du pouvoir égocentrique de la liberté et de la discipline par le devoir d’accueillir autrui, mais Levinas, rejetant l’idée de justice universelle pour revenir à la justice dans le souci de l’autre dont il fait la base de la relation asymétrique dans le face-à-face entre soi et l’autre, fait de l’autre le bénéficiaire de ce souci et, ce faisant, il fait reposer sur soi, sujet du souci de l’autre, une responsabilité infinie pour l’autre. Il tombe ainsi dans la voie étroite d’une redéification de soi. Pour un développement de ma critique de Levinas, cf. Tatsui Inoue, Tasha he no jiyû, op. cit. (ci-dessus note 3, p. 335).