Notes
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[1]
H. Kawamoto, Shisutemu genshôgaku ôtopoieshisu no dai yon ryôiki [Phénoménologie d’un système, la quatrième étape de l’autopoïèse], Tôkyô, Shinyôsha, 2006, p. 24.
-
[2]
Sur ce sujet, voir T. P. Kasulis, « The Ground of Translation: Issues in Translating Premodern Japanese Philosophy », Classical Japanese Philosophy, Frontiers of Japanese Philosophy 7, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, p. 7-38.
-
[3]
Nishia Kitarô zenshû [Œuvres complètes de Nishida K.], Tôkyô, Iwanami, 1965, t. IV, p. 309-317. ; J.-W. Heisig, Les Philosophes du néant, Paris, Le Cerf, 2008, p. 99-107 ; J. Tremblay, Nishida Kitarô, Le Jeu de l’individuel et de l’universel, cnrs éditions, Paris, 2000, p. 16-19.
-
[4]
S. Ômori, Mono to kokoro, Tôkyô daigaku shuppan kai, 1976, p. 20-22, 82.
-
[5]
« Dharma : la loi et les choses : la “Loi” bouddhique est l’ordre des choses, leur norme, nature ou condition. […] Les choses elles-mêmes sont des dhamma, en tant que fixées selon cette loi. » (Frédéric Girard, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève, Droz, 2008, t. I, p. 408).
-
[6]
Dôgen Zenji, Polir la lune et labourer les nuages. Œuvres philosophiques et poétiques, présentées, traduites et annotées par Jacques Brosse, Paris, Albin Michel, 1998, p. 94.
-
[7]
Comme exemple, Junjirô Takakusu (1866-1945) et Masaharu Anezaki (1873-1940).
-
[8]
Kindai nihon tetsugaku shisô ka jiten [Dictionnaire des philosophes et des penseurs au Japon moderne], Tôkyô shoseki, 1982, p. 718.
-
[9]
Nishida Kitarô zenchû, t. XI, p. 289-370.
-
[10]
A. Kuroda, Enjeux, possibilité et limites d’une philosophie de la vie, Kitarô Nishida au miroir de quelques philosophes français, anrt, p. 241.
-
[11]
Y. Yuasa, Shintai no uchûsei [le caractère cosmique du corps], Tôkyô, Iwanami, 1994, p. 308.
-
[12]
S. Ueda, « Kongengo », Ueda Shizuteru shû [Les œuvres de Ueda S.] Tôkyô, Iwanami, 2002, t. II, p. 295-312.
-
[13]
Izutsu Toshihiko chosakushû [Les Écrits de Izutsu T.], Tôkyô, Chûô kôron sha, 1992, t. IV, p. 353.
-
[14]
T. Imamichi, In Search of Wisdom, ltcb International Library Selection no.15, International House of Japan, Inc., 2004, p. 230-237.
1Les quatre articles qui suivent visent à présenter aux lecteurs francophones les thématiques les plus importantes des milieux philosophiques japonais d’aujourd’hui. De nombreux universitaires japonais m’ont donné des conseils précieux sur les philosophes qui sont au centre du débat philosophique actuel mais je n’ai, faute de place, retenu les travaux que de quatre d’entre eux.
2Ces quatre philosophes s’expriment principalement en japonais et développent des messages qui sont destinés aux lecteurs de cette langue. Si la philosophie consiste à créer de nouvelles perspectives sur le monde, ces philosophes me semblent avoir réussi à proposer une perspective philosophiquement originale qui pourrait intéresser les lecteurs bien au-delà de l’Extrême-Orient.
3Leurs sources sont issues de tous les horizons du savoir, ce qui a été rendu possible par la traduction en japonais, en croissance constante notamment depuis 1945, de presque tous les grands textes classiques, modernes ou même contemporains publiés dans les diverses langues européennes. Cependant, ces quatre textes relèvent, du point de vue culturel, d’une tradition dont l’origine est différente de celle des courants historiques de la philosophie occidentale. Certains passages de ces textes évoquent soit ouvertement soit discrètement d’autres traditions de pensée.
1 – Les enjeux philosophiques
4Yoshimichi Saitô (né en 1957) a soutenu sa thèse portant sur des problèmes fondamentaux de la phénoménologie de Husserl à l’université Keiô (Tôkyô) en 1999. Par la suite, sa pensée s’est centrée autour des questions du temps, de l’être, de l’autre, du langage, du transcendantal ou encore de la vie et de la liberté. Dans l’article publié, ici p. 387, il se pose la question de la liberté définie comme choix libre d’un acte. La liberté est donc affaire de l’âme. Après avoir procédé à l’analyse phénoménologique de la relation entre l’âme et les choses, il souligne la possibilité d’illusion inhérente à un acte libre. La question se pose alors : l’amour fondé sur la liberté est-il possible ? L’auteur le définit comme l’attitude totalement désintéressée consistant à s’offrir à « ce qui est tout autre ». Il distingue le fait d’être amoureux de l’amour. Être amoureux se réduit à l’amour de soi, parce que l’on aime une personne du fait qu’elle nous rend heureux. Il met clairement en évidence l’attitude égocentrique d’être amoureux. Mais l’amour qui ne cherche pas l’autosatisfaction est-il possible ? Le philosophe ne le nie pas, mais ne l’affirme pas non plus. Se situant à la limite de la liberté, la possibilité de l’amour décentré et indescriptible s’ouvre néanmoins de manière surprenante, faisant l’objet d’un étonnement réellement philosophique.
5Ryôsuke Ôhashi (né en 1944) est un des penseurs qui s’attachent à expliquer philosophiquement c’est-à-dire, selon ses propres termes, « par le raisonnement logique compréhensible à tout homme », les phénomènes culturels japonais. Après des études de philosophie à l’université de Kyôto, l’ancienne capitale où la tradition bouddhique est toujours vivante, il a soutenu sa thèse à l’université de Munich (Ekstase und Gelassenheit, Zu Schelling und Heidegger), puis obtenu l’habilitation à l’université de Wurtzbourg pour son travail sur la temporalité et la logique hégéliennes. Il a consacré un livre, conçu à Munich, à l’analyse philosophique de la notion de compassion, idée fondamentale du bouddhisme du Grand Véhicule. C’est sa rencontre avec l’étranger qui a certainement éveillé en lui le désir d’analyser une notion enracinée dans la mentalité bouddhique japonaise. Son premier travail sur ce thème a paru en 1998 sous le titre de Hi no genshôron josetsu (Prolégomènes à une phénoménologie de la compassion).
6Dans « Vers la profondeur du sensible : la Phénoménologie de l’esprit de Hegel et la compassion du bouddhisme du Grand Véhicule » (ci-dessous p. 365), il propose une lecture originale de la Phénoménologie de l’esprit. Il y distingue la sensibilité (die Sinnlichkeit) du sensible (das Sinnliche). Selon lui, en tout processus de l’esprit, le sensible est la matière originale de fond (ou le lieu) à partir de laquelle le mouvement de la structure déductive de la sensibilité revêt des formes multiples. Il soumet également à l’examen le sens commun du Traité de l’âme d’Aristote pour en tirer un sens commun partagé par des communautés différentes, qu’il nomme « le sens commun non commun ». Il souligne par ailleurs le dénominateur commun (pathos) de l’autonégation de l’Absolu dans la religion de la Phénoménologie de l’esprit et de l’attitude des boddhisattva qui ne s’élèvent pas au rang du bouddha, mais restent dans le monde des êtres humains souffrants pour continuer à vivre avec eux.
Hideo Kawamoto (né en 1953) (cf. ci-dessous, p. 347) cherche une philosophie pouvant expliquer la réalité du vécu. Il a étudié l’épistémologie et la philosophie allemande à l’université de Tôkyô. Il précise dans un de ses livres que pour saisir le vécu au cours de son évolution, « est nécessaire un dispositif qui est à l’intérieur de l’évolution du vécu et le laisse continuer à évoluer. Par ailleurs, ce dispositif devrait permettre au vécu d’établir une borne individuelle pour chaque soi. Mais l’évolution du vécu exerce constamment une influence sur la conscience, donc cette dernière ne peut pas saisir de manière intelligible le dispositif en question » [1]. Kawamoto renouvelle les théories de l’autopoïèse formulées par deux philosophes biologistes, Humberto R. Maturana (né en 1928) et Francisco J. Varela (1946- 2001). Afin d’ouvrir une nouvelle direction de recherche, Kawamoto s’inspire notamment de la philosophie de la nature de Hegel, de Fichte et de la pensée de Nishida sur L’Éveil à soi (jikaku). Il m’a dit, lors de notre entretien à Tôkyô au mois d’octobre 2010, que la phénoménologie de Husserl constitue l’une de ses pistes importantes et qu’il tente d’expliquer ce que Husserl n’a pas abordé. Kawamoto élabore sa théorie en collaboration avec des milieux médicaux et vient de créer un centre de recherche sur la rééducation neurophé- noménologique à Tôkyô.
Tatsuo Inoue (né en 1954), diplômé de la faculté de droit de l’université de Tôkyô, a fait également des recherches à l’université de Harvard. Ses recherches concernent notamment le droit, la normativité, le rapport entre l’idée philosophique de démocratie et les régimes politiques. Dans son article (ci-dessous, p. 323), il élabore l’idée d’un libéralisme philosophique qui nie les orientations négatives du libéralisme du passé, mais en conserve les tendances positives, qui sont fondées sur la justice. Il définit celle-ci comme « une exigence d’équité envers l’autre, qui assume la responsabilité philosophique de se justifier par la raison qui prend en considération le point de vue de l’autre susceptible d’être affecté par les conséquences d’une décision ». Il souligne que la vraie liberté ne peut pas être celle qui tente de dominer l’autre ou de le rendre semblable à soi, ou encore de l’exclure, mais celle qui se dirige vers l’autre, à savoir celle qui est fondée sur l’ouverture d’esprit permettant d’accueillir la critique de l’autre comme une occasion de transformation de soi et de réorganisation et d’élargissement de sa pensée. Notons que « l’autre » est un concept crucial dans la société japonaise, souvent qualifiée d’homogène à cause du nombre relativement faible d’étrangers par rapport à celui qu’on trouve dans les pays européens. Inoue tire la sonnette d’alarme devant une société qui se replie sur elle-même et il défend philosophiquement les valeurs universelles telles que le droit, l’équité, la liberté, la démocratie ou encore la civilité.
2 – Le contexte philosophique du xxe siècle
7La majorité de ces auteurs ne cite pas de textes japonais comme sources. C’est parce qu’ils s’appuient sur un certain savoir sous- entendu, partagé par la communauté [2]. Je souligne quelques pensées qui ont nourri leur travail.
8La pensée de la conscience (kokoro) de Y. Saitô est le fruit d’une réflexion portant non seulement sur la philosophie de Descartes et de Husserl ou encore de Levinas, mais également sur la logique du lieu de Kitarô Nishida (1870-1945). Ce dernier a conçu la notion de lieu à travers sa lecture (entre autres) de Kant, Hegel, Descartes, Rickert, St Augustin, Nicolas de Cues, Aristote et Platon. Cependant, l’expérience fondatrice de son système philosophique s’enracine dans sa pratique de la méditation assise du bouddhisme zen. Il a distingué trois lieux. Le premier lieu est celui des existences. Le deuxième est la conscience comme lieu où se reflètent les existences et s’établissent les jugements logiques : selon Nishida la conscience est le lieu du néant relatif parce qu’elle comprend les existences ; celles-ci sont déterminées d’une manière hiérarchisée par trois catégories logiques de l’universel. Le troisième lieu est celui qui comprend les deux autres ; il l’appelle le néant absolu ou transcendantal ; dans ce troisième lieu est compris le monde intuitif et intelligible [3]. Cette notion de lieu constitue une position philosophique par rapport à laquelle un certain nombre de philosophes japonais de nos jours construisent leur pensée.
9La réflexion sur le rapport entre la chose et l’âme de Shôzô Ômori (1921-1997) constitue aussi une des références indéniables de la philosophie des années 1970 et 1980. Après ses études de physique, puis de philosophie des sciences, notamment de Kant, de Wittgenstein, et de la philosophie analytique, Ômori insista sur le point de vue très partiel des sciences dont le champ de recherche est limité à la matière. Selon lui, le schéma cognitif distinguant le sujet, l’objet et l’acte du sujet saisissant l’objet n’est qu’une attitude artificielle qui induit en erreur. Il souligne que le sujet ne se laisse jamais saisir en lui-même, mais apparaît simplement dans la synthèse des vécus. La chose en soi y laisse ses traces, mais elle ne se montre jamais. Il écrit : « Ce que je vois, imagine, sens, comprends, ce qui est vu, imaginé, senti et compris n’apparaît pas dans mon âme ; il apparaît dans ce monde-ci […], l’âme n’a jamais d’étendue. Donc, il n’y a pas de dedans dans l’âme » [4].
10Quant à Ôhashi, son travail fait apparaître clairement un des motifs de la culture fondamentale du Japon. C’est la valeur accordée à l’attitude désintéressée à l’égard de soi (muga, non-soi), cherchée notamment par la tradition du bouddhisme zen, une des écoles bouddhiques japonaises. Pour illustrer cette attitude, citons la phrase de Dôgen (1200-1253) partiellement mentionnée par Ôhashi : « Étudier la voie du bouddha, c’est s’étudier soi-même ; s’étudier soi-même, c’est s’oublier soi-même ; s’oublier soi-même, c’est être reconnu et éveillé par tous les dharmas [la loi et les choses] [5] ; être attesté par tous les dharmas, c’est abandonner son corps et son esprit, comme le corps et l’esprit de l’autre, c’est voir disparaître toute trace d’Éveil et faire naître l’incessant Éveil sans trace » [6].
11Les écoles bouddhiques japonaises possédaient un héritage exégétique considérable, mais la recherche académique et scientifique portant sur les écrits des grands moines de la tradition a été fondée par des philosophes et philologues japonais qui ont étudié la méthodologie en Angleterre, en Allemagne et en France à partir de la fin du xixe siècle [7]. Le résultat de leurs recherches a permis à certains philosophes japonais de considérer les textes bouddhiques comme une source de réflexion. La pensée de Dôgen fut, pour ainsi dire, « redécouverte » par eux. La philosophie de Keiji Nishitani (1900-1990), mentionnée dans le texte d’Ôhashi, s’est fondée à la fois sur la philosophie allemande, sur les mystiques occidentaux et sur le bouddhisme de Dôgen. Les textes de Nishitani ont été publiés en 26 volumes après sa mort ; la recherche concernant sa pensée n’est pas encore très avancée, mais sa perspective très ouverte qui invite les lecteurs à un voyage sans frontières me semble un grand exemple d’ouverture d’esprit.
12Le travail de Kawamoto est certes le fruit d’une réflexion sur le résultat de la recherche de deux philosophes chiliens, mais la philosophie de la vie est un des domaines qui intéressent un nombre important de philosophes japonais. La première traduction de L’Évolution créatrice de Bergson remonte à 1913 et on en compte sept autres depuis lors [8]. D’ailleurs, Nishida publia en 1911 un article sur la durée pure de Bergson, et dans un de ses derniers textes intitulé « la vie » (1944-1945) [9] ses réflexions portent sur l’environnement et le corps et s’appuient entre autres sur Ravaisson et Bergson. Il écrit : « Notre vie consiste en ce qu’une forme s’entretient elle-même en vertu de la cohérence mutuelle entre organisme et milieu. Cela signifie simplement que la forme se détermine elle-même en vertu de l’auto-identité contradictoire entre sujet et milieu, espace et temps, ainsi qu’entre totalité et multiplicité individuelle. La vie ne se conçoit en aucun cas comme étant déterminée de manière mécaniste dans l’espace physique » [10]. Dans le texte de Kawamoto, nous trouvons écho de la pensée nishidienne de la vie. La phénoménologie de « la médiation transcendantale » que propose Yoshihiro Nitta (1929) est aussi une des sources importantes de Kawamoto.
13Pour la question philosophique des rapports du corps et de l’âme, il faudrait mentionner Yasuo Yuasa (1925-2005) dont la pensée sur la nature et l’homme se situe non seulement par rapport aux textes de Descartes et de Carl Gustav Jung (1875-1961), mais aussi par rapport aux textes de médecine chinoise. Selon lui, la nature est un macrocosme vivant à l’intérieur duquel vit l’homme, qui est lui-même un microcosme réceptif en corrélation avec elle [11].
14À propos du travail de Tatsuo Inoue, notons d’abord que, pendant la période ultranationaliste (1937-1945), la lecture de textes écrits en une langue européenne pouvait être un motif d’arrestation. Certains philosophes avaient ainsi perdu leur poste, voire leur vie. Après 1945, la liberté d’expression et de pensée semble rétablie, mais en réalité ni philosophie ni dissertation argumentative ne sont enseignées dans le secondaire ; l’esprit dialectique et critique, et la méthode de la réflexion philosophique sont loin d’être un acquis de la conscience collective. La majorité du peuple n’a jamais suivi l’éducation permettant d’acquérir la capacité de réfléchir sur les concepts de liberté, de justice, de droit ou encore de l’autre. L’idée de l’universel n’est presque jamais abordée dans la scolarité obligatoire. Certes, le Japon a réussi son développement économique des années 1960 à 1980, mais a-t-il réussi à créer des citoyens qui pensent par eux-mêmes ? Dans ce contexte, le travail de Inoue apporte à la société une perspective nouvelle et certainement juste.
15Pour compléter le tableau du contexte philosophique du xxe siècle, surtout en ce qui concerne la période d’après 1945, il faudrait ajouter encore quelques noms, ceux de certains représentants des domaines significatifs de la philosophie de langage, de la psychiatrie et de l’environnement.
16Shizuteru Ueda (né en 1926) et Toshihiko Izutsu (1914-1993) se sont intéressés particulièrement, parmi d’autres thèmes, au rapport entre l’expérience et le langage. Ueda a proposé une catégorie de « mot premier » (kongen go) qui est un mot ou une expression qu’une personne prononcerait quand elle vit un événement qui lui révèle l’essence même d’une chose. La proposition d’un jugement logique fondée sur la distinction du sujet et de l’objet conceptualisé ne peut pas encore être prononcée, mais des mots peuvent transmettre un bouleversement existentiel de la personne touchée par quelque chose qui anéantit la signification conventionnelle des mots [12]. Pour l’illustrer, il a utilisé, entre autres, quelques haïkaï, poèmes très courts en 17 syllabes de Matsuo Bashô (1664-1694).
17Quant à T. Izutsu, qui cherche à élucider l’évolution du sens des concepts éthiques de différentes cultures, il s’est intéressé à la transformation du sens des termes clefs du Coran avant et au moment de l’apparition de l’islam. Il a analysé la structure sémantique cohérente de ces mots selon le contexte. À travers ce travail, il a abouti à l’idée que l’esprit humain n’était pas un reflet passif d’un monde déjà structuré, mais qu’entre le mot et la chose il y a un processus actif de structuration. Il en est ainsi venu à affirmer qu’entre les existences et le langage, il y a une action créative de l’esprit qui façonne les matières brutes en les orientant dans une certaine direction [13]. Il a laissé également des écrits sur « le potentiel qui ne s’articule pas encore en sens » (en japonais shûji, en skr. b?ja) de la philosophie de l’école « Rien que conscience » du bouddhisme du Grand Véhicule. Il a écrit de nombreux textes en anglais qui facilitent l’accès à son travail. Les recherches sur sa pensée restent à développer.
18Le travail de Bin Kimura (né en 1931), philosophe et psychiatre, est connu pour son analyse de cas psychiatriques selon une méthode phénoménologique. Il s’intéresse notamment à la schizophrénie. Ses réflexions portent sur les modalités d’être ou d’exister comme soi ; il a élucidé la notion de l’« entre » (aida), ce qui est intermédiaire et crée l’ambiance entre deux personnes ou encore entre un homme et son environnement. Quelques uns de ses textes sont traduits en français.
19Tomonobu Imamichi (né en 1922) a publié de nombreux textes sur le beau, l’amour, le rapport entre la transcendance et l’homme, ou encore sur l’idée du beau telle qu’il l’a découverte dans des textes classiques chinois et japonais. Il a créé dans les années 1960 le terme eco-ethica : selon lui l’environnement ne signifie plus de nos jours simplement la nature, mais il comprend les deux autres structures créées d’une part par la culture et d’autre part par la technologie. L’époque contemporaine se caractérise par le développement de cette seconde sorte d’environnement, celle qui relève de la technologie. Il faudrait donc redéfinir l’éthique des actes humains dans cette nouvelle situation [14].
20Voilà donc une très brève esquisse de la situation philosophique où l’accent a été mis sur la période postérieure à 1945. Pour une liste plus complète, il faudrait y ajouter au moins les noms de Megumi Sakabe (1936-2009), Masao Maruyama (1914-1996) et Wataru Hiromatsu (1933-1994). Je n’ai pas pu aborder ici les travaux portant sur la phénoménologie française, qui est l’objet d’un grand intérêt au Japon aujourd’hui, ceux par exemple consacrés à M. Merleau-Ponty ou à Emmanuel Levinas, dont la majorité des textes sont traduits en japonais.
Pour qui s’intéresse à la situation philosophique au Japon, Japanese Philosophy – a sourcebook – (University of Hawaï Press) publié en 2011 sous la direction de James W. Heisig, Thomas P. Kasulis et John C. Maraldo constitue un guide sans précédent. Ce recueil de textes couvrant 1360 pages a vu le jour grâce à la collaboration de plus de 100 personnes durant environ sept ans. On compte 36 philosophes dans les sections de la philosophie du xxe siècle et de l’École de Kyôto. La situation historique et panoramique de la philosophie dans l’archipel y est clairement présentée. Quatre sens différents du terme « philosophie japonaise » sont distingués aux pages 19-21. Ce livre contient également des textes relevant des traditions bouddhique, confucianiste, ou encore des études nationales.
Le centre de recherches portant sur ce domaine est l’Université de Kyôto, où Masakatsu Fujita organise un cursus unique au Japon sur « L’histoire de la philosophie japonaise ». Par ailleurs, Nanzan Institute for Religion & Culture (Nagoya) publie la série Frontiers of Japanese Philosophy depuis 2006 sous la direction de W.-James Heisig. Ces textes sont en accès libre sur le site de l’institut.
Par ailleurs, la Société japonaise de philosophie (Nihon tetsugaku kai) compte un peu plus de 1700 membres, la Société japonaise d’éthique (Nihon rinri gakkai) environ 1000 membres et la Société franco-japonaise de philosophie (Nichifutsu tetsugaku kai), 360. La Société japonaise d’études des religions (Nihon shûkyô gakkai) compte un peu plus de 2100 adhérents en 2010.
Les conseils et le soutien de plusieurs personnes ont permis la réalisation de ce numéro ; j’exprime ma très vive reconnaissance aux membres du Centre d’études japonaises, particulièrement à Mme Anne Bayard-Sakai et à M. Akinobu Kuroda. Je tiens à remercier également Mmes Brigitte Lefèvre, Sakiko Kitagawa, Françoise Dastur et MM. Toshiaki Kobayashi, Masakatsu Fujita et Simon Ebersolt.
Bibliographie
Ouvrages généraux
- Japanese philosophy: a sourcebook edited by James W. Heisig, Thomas P. Kasulis et John C. Maraldo, Honolulu, University of Hawai ‘i Press, 2011, 1360 p.
- Philosophie, no 79, Phénoménologie japonaise, les Éditions de Minuit, septembre 2003.
- Diogène, no 227, La Philosophie au Japon, puf, juillet 2009.
Par auteurs
- Tomonobu Imamichi, L’Éco-éthique de Tomonobu Imamichi, textes réunis et présentés par Pierre-Antoine Chardel, Bernard Reber et Peter Kemp, Éditions du Sandre, 2009, 218 p.
– Dôitsu sei no jiko sosei [Autoformation de l’identité], Tôkyô daigaku shuppan kai, 1971, p. 427.
– Tôyô no bigaku [Études en Orient sur le beau], Tôkyô, tbs Buritanika, 1980, 382 p.
– In Search of Wisdom, ltcb International Library Selection no 15, International House of Japan, Inc., 2004, 279 p. - Tatsuo Inoue, Tasha eno jiyû [La Liberté se dirigeant vers l’autre], Tôkyô, Sôbun sha, 1999, 266 p.
– « Liberal Democracy and Asian Orientalism », The East Asian Challenge for Human Rights, D. A. Bell and J. Bauer (eds.), Cambridge University Press, 1999, p. 27-59.
– Fuhen no saisei [La Renaissance de l’universel], Tôkyô, Iwanami, 2003, 307 p.
– « How Can Justice Govern War and Peace: a Legal-Philosophical Reflection », Menschenrechte, Kulturen und Gewalt: Aufsätze einer inter- kulturellen Ethik, Nomos Verlagsgesellschaft, Ludger Kühnhardt and Mamoru Takayama (eds.), 2005, p. 277-296.
– « The Ambivalence of Globalization: toward a Non-Hierarchical Global Society », University of Tokyo Journal of Law and Politics, vol. 6, Spring 2009, p. 20-43. - Toshihiko Izutsu, Ethico-Religious Concepts in the Qur’?n, McGill University, 1966.
– « The Structure of Selfhood in Zen Buddhism », Eranos-Jahrbuch, XXXVIII, Zürich, 1971.
– Toward a Philosophy of Zen Buddhism, Boulder, Prajna Press, 1982. - Hideo Kawamoto, Shisutemu genshôgaku ôtopoiêshisu no dai yon ryôiki [Phénoménologie d’un système, la quatrième étape de l’autopoïèse], Tôkyô, Shinyôsha, 2006, p. 468.
– « The Mystery of Nagi’s Ryôanji: Arakawa and Gins and Autopoiesis », Interfaces Image Text Language, College of the Holy Cross, Worcester, Mass., États-Unis & Université Paris-VII-Denis-Diderot, no 21/22, 2003, p. 85-102. - Bin Kimura, Écrits de psychopathologie phénoménologique, « Psychiatrie ouverte », puf, 1992.
– L’Entre, Une approche phénoménologique de la schizophrénie, Millon, 2000.
– « La psychopathologie de la contingence ou la perte du lieu d’être chez le schizophrène », Études phénoménologiques, Bruxelles, Éditions Ousia, 1997, no 25. - Sur Kitarô Nishida :
- Britta Boutry-Stadelmann, La Création artistique chez Nishida Kitarô (1870-1945) à travers ses lectures de Fiedler et de Kant dans son texte Art et Morale (Geijutsu to dôtoku) de 1923, thèse de doctorat publiée dans le site de l’université de Genève : http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses2003/StadelmannBoutryB/meta.html.
- Michel Dalissier, Anfractuosité et unification. La philosophie de Nishida Kitarô, Genève, Droz, 2009, 638 p.
- James W. Heisig, Les Philosophes du néant, Paris, Le Cerf, 2008, 481 p.
- Sylvain Isaac, « Basho et individu chez Nishida », Philosophie no 79, Phénoménologie japonaise, les Éditions de Minuit, 2003, p. 43-61.
- Akinobu Kuroda, Enjeux, possibilités et limites d’une philosophie de la vie. Kitarô Nishida au miroir de quelques philosophes français, anrt, 2003.
- Bernard Stevens, Topologie du néant, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, Louvain-la-Neuve, Louvain-Paris, Peeters, 2000.
- Jacynthe Tremblay, Nishida Kitarô, Le Jeu de l’individuel et de l’universel, cnrs Éditions, Paris, 2000, p. 16-19.
- Au sujet de la critique de Nishida à l’égard de la politique du gouvernement militaire de la période ultranationaliste, cf. Masakatsu Fujita, « Nishida tetsugaku to rekishi-kokka no mondai » [La philosophie de Nishida et la question de l’histoire et l’État], Ryôtaisenkan ni nichiô no sôgo kôryû ga nihon no tetsugaku no keisei-hatten ni ataeta eikyô o megutte [Sur les influences des échanges réciproques nippo-européens sur la formation et le développement de la philosophie au Japon pendant la période entre deux guerres mondiales], Kyôto daigaku, Kagaku kenkyû hi hôkokusho, 2007, p. 154-176.
- Keiji Nishitani, Religion and Nothingness, translated by Jan Van Bragt, University of California Press, 1982, 317 p.
- Yoshihiro Nitta, Sekai to seimei, baitaisei no tetsugaku e [Le Monde et la vie, pour une phénoménologie de la médiation], Tôkyô, Seido sha, 2001, 262 p.
- Ryôsuke Ôhashi, Ekstase und Gelassenheit, Zu Schelling und Heidegger, Munich, Fink Verlag, 1975, 184 p.
– Zeitlichkeitsanalyse der Hegelschen Logik, Freiburg, Alber, 1984, 260 p.
– Hi no genshôron josetsu [Prolégomènes d’une phénoménologie de la Compassion], Tôkyô, Sôbunsha, 1998, 194 p.
– Die Phänomenologie des Geistes als Sinneslehre, Zur Idee der Phänomenoetik der Compassion, Alber, 2009, 191 p. - Shôzô Ômori, Mono to kokoro [La Chose et l’Âme], Tôkyô daigaku shuppan kai, 1976, 328 p.
– Jikan to jiga [Le Temps et le Soi], Tôkyô, Seido sha, 1992, 266 p. - Yoshimichi Saitô, « The Transcendental Dimension of “Praxis” in Husserl’s Phenomenology », Husserl Studies, vol. 8, no 1, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers, 1991.
– « Die Seinsproblematik bei Heidegger und das Problem des Anderen », Kupke, Christian (Hrsg.), Levinas’ Ethik im Kontext, Gesellschaft für Philosophie und Wissenschaften der Psyche, Band 4, Berlin, Parodos Verlag, 2005.
– « Leben, Ausdruck und Musik. Eine phänomenologische Betrachtung », Nitta Yoshihiro und Tani Tôru (Hrsg.), Aufnahme und Antwort Bd.1: Phänomenologie in Japan I, Orbis Phaenomenologicus, Perspektiven Bd. 23, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2011.
– Shikô no rinkai [Les Limites de la pensée], Tôkyô, Keisô shobô, 2000, 402 p.
– Shirukoto, mokusurukoto, yarisugosukoto [Connaître, se taire, laisser passer], Tôkyô, Kôdansha, 2009, 244 p. - Shizuteru Ueda, « Kongengo », Ueda Shizuteru shû (Les œuvres de Ueda S.), Tôkyô, Iwanami, 2002, t. II, p. 295-312.
- Yasuo Yuasa, Shintai no uchûsei [Le Caractère cosmique du corps], Tôkyô, Iwanami, 1994, 323 p.
– The Body toward an Eastern Mind-Body Theory, trad. by Shigenori Nagamoto and Thomas P. Kasulis, State University of New York Press, 1987.
– Overcoming Modernity Synchronicity and Image-Thinking, trad. by Shigenori Nagatomo & John W. M. Krummel, State University of New York Press, 2008.
- Tomonobu Imamichi, L’Éco-éthique de Tomonobu Imamichi, textes réunis et présentés par Pierre-Antoine Chardel, Bernard Reber et Peter Kemp, Éditions du Sandre, 2009, 218 p.
Notes
-
[1]
H. Kawamoto, Shisutemu genshôgaku ôtopoieshisu no dai yon ryôiki [Phénoménologie d’un système, la quatrième étape de l’autopoïèse], Tôkyô, Shinyôsha, 2006, p. 24.
-
[2]
Sur ce sujet, voir T. P. Kasulis, « The Ground of Translation: Issues in Translating Premodern Japanese Philosophy », Classical Japanese Philosophy, Frontiers of Japanese Philosophy 7, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, p. 7-38.
-
[3]
Nishia Kitarô zenshû [Œuvres complètes de Nishida K.], Tôkyô, Iwanami, 1965, t. IV, p. 309-317. ; J.-W. Heisig, Les Philosophes du néant, Paris, Le Cerf, 2008, p. 99-107 ; J. Tremblay, Nishida Kitarô, Le Jeu de l’individuel et de l’universel, cnrs éditions, Paris, 2000, p. 16-19.
-
[4]
S. Ômori, Mono to kokoro, Tôkyô daigaku shuppan kai, 1976, p. 20-22, 82.
-
[5]
« Dharma : la loi et les choses : la “Loi” bouddhique est l’ordre des choses, leur norme, nature ou condition. […] Les choses elles-mêmes sont des dhamma, en tant que fixées selon cette loi. » (Frédéric Girard, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève, Droz, 2008, t. I, p. 408).
-
[6]
Dôgen Zenji, Polir la lune et labourer les nuages. Œuvres philosophiques et poétiques, présentées, traduites et annotées par Jacques Brosse, Paris, Albin Michel, 1998, p. 94.
-
[7]
Comme exemple, Junjirô Takakusu (1866-1945) et Masaharu Anezaki (1873-1940).
-
[8]
Kindai nihon tetsugaku shisô ka jiten [Dictionnaire des philosophes et des penseurs au Japon moderne], Tôkyô shoseki, 1982, p. 718.
-
[9]
Nishida Kitarô zenchû, t. XI, p. 289-370.
-
[10]
A. Kuroda, Enjeux, possibilité et limites d’une philosophie de la vie, Kitarô Nishida au miroir de quelques philosophes français, anrt, p. 241.
-
[11]
Y. Yuasa, Shintai no uchûsei [le caractère cosmique du corps], Tôkyô, Iwanami, 1994, p. 308.
-
[12]
S. Ueda, « Kongengo », Ueda Shizuteru shû [Les œuvres de Ueda S.] Tôkyô, Iwanami, 2002, t. II, p. 295-312.
-
[13]
Izutsu Toshihiko chosakushû [Les Écrits de Izutsu T.], Tôkyô, Chûô kôron sha, 1992, t. IV, p. 353.
-
[14]
T. Imamichi, In Search of Wisdom, ltcb International Library Selection no.15, International House of Japan, Inc., 2004, p. 230-237.