Notes
-
[1]
Cité d’après « La foi des Églises Luthériennes », textes édités par A. Birmelé et M. Lienhard, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1991, p. 29.
-
[2]
Cf. Le Symbole de Nicée?Constantinople, le Symbole d’Athanase, cf. aussi la confession de baptême, nommé le « Romanum » du iie siècle, et la « traditio romana » d’Hippolyte de Rome, selon laquelle celui qui va être baptisé répond à la question : « Crois?tu à Dieu, le Père, le tout?puissant ? ».
-
[3]
Cf. K. Barth, Dogmatique II/1, Genève, Labor et Fides, 1957, p. 275 : « Les anciennes confessions de foi se sont bornées, on le sait, à définir Dieu par le seul attribut de la toute?puissance : credo in Deum patrem omnipotentem, pantokrátora. Manifestement, elles ont vu dans cet attribut la somme de tous les autres, leur récapitulation. »
-
[4]
R. Bultmann, « Quel sens cela a?t?il de parler de Dieu ? », dans Foi et compréhension, trad. par A. Malet, Paris, Seuil, 1957, p. 35. Voir aussi « Le problème de la révélation naturelle » (1941), op. cit., p. 461 : « À l’idée Dieu comme tel appartient l’idée de la toute?puissance ».
-
[5]
Hilaire de Poitiers, La trinité, V, 18, Paris, Cerf, 2000 (Sources chrétiennes n° 448), p. 129 : « Rogo hoc quid aliud est quam omnipotentem esse, quod Deus est ? »
-
[6]
Cf. pour la formulation, L. Wittgenstein : Tractatus logico?philosophicus.
-
[7]
K. Rahner, article « Allmacht », in: Lexikon für Theologie und Kirche, 2ème édition, Fribourg-Herder, 1958, vol. 1, p. 354 : « [D]er Mensch steht in der Erfahrung seines eigenen Wesens und seiner Umwelt (Geschichte und Natur) vor Gott, der als Schöpfer die Wirklichkeit des Menschen in ein weiteres, uneingrenzbares und unausforschliches Möglichkeitsfeld hineinstellt, das nur einem untertan ist: Gott. » (Trad. en fr. par H.?C. A.)
-
[8]
K. Barth, Esquisse d’une dogmatique, trad. de l’allemand par F. Ryser et E. Mauris, Genève, Labor et Fides, 1984, p. 67.
-
[9]
En d’autres termes, on ne peut pas inverser l’affirmation : Dieu est le Tout?Puissant, et dire à sa place : le Tout?Puissant est Dieu, cela serait un des malentendus théologiques les plus grands.
-
[10]
Op. cit., p. 69 s.
-
[11]
E. Bloch, Le principe espérance, vol. III, trad. de l’allemand par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1991, p. 346 ; cf. Das Prinzip Hoffnung, vol. 3, Francfort-sur-le-Main, 1959, p. 1413 : « Wo der große Weltenherr [sic], hat die Freiheit keinen Raum… »
-
[12]
A. Camus, Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1962, p. 1397 (ici le dialogue avec le père Paneloux ; cf. p. 1322 s. le dialogue de Rieux avec Tarrou).
-
[13]
J. Bobrowski, « Immerzu benennen », in : Gesammelte Werke, vol. 1, Die Gedichte, Berlin, Union Verlag, 1987, 143 (cité par J. Bauke?Ruegg, Die Allmacht Gottes, Berlin/New York, Waltre de Gruyter, 1998, p. 141). Traduction très approximative par H.?C. A.
-
[14]
J.?B. Metz in: Welches Christentum hat Zukunft? Dorothee Sölle und Johann Baptist Metz im Gespräch mit Karl?Josef Kuschel, Stuttgart, 1990, p. 34 ; cité par J. Bauke?Ruegg, op. cit. p. 142. Trad. en fr. par H.?C. A..
-
[15]
Der Gottesbegriff nach Auschwitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984 ; traduit en francais par Ph. Ivernel, Paris, Rivages poche, 1994.
-
[16]
Op. cit., p. 13.
-
[17]
Op. cit., p. 34 ; cf. p. 27 s. : « Nous affirmons en effet, pour notre image de Dieu comme pour notre entière relation au divin, que nous ne sommes pas en mesure de maintenir la doctrine traditionnelle (médiévale) d’une puissance divine absolue, sans limite ».
-
[18]
H. Jonas, Zwischen Nichts und Ewigkeit [Entre le néant et l’éternité], Göttingen, Vandenhoeck, 1963, p. 55 s.
-
[19]
Cf. p. 31.
-
[20]
E. Jüngel, « Gottes ursprüngliches Anfangen als schöpferische Selbstbegrenzung. Ein Beitrag zum Gespräch mit Hans Jonas über den‚ Gottesbegriff nach Auschwitz » (1986), dans Wertlose Wahrheit. Zur Identität und Relevanz des christlichen Glaubens. Theologische Erörterungen III, Munich, Christian Kaiser Verlag, 1990, p. 151?162. (Toutes les citations de ce texte en français sont traduites de l’allemand par H.?C. A.)
-
[21]
Cf. Jüngel, op. cit. p. 156.
-
[22]
Cette affirmation appartient non seulement à la théologie christologique, mais déjà à la théologie trinitaire. Dieu n’est pas tout en tout de manière solitaire, mais dans une relation qui constitue son propre être en tant que Père, Fils et Saint?Esprit.
-
[23]
Op. cit., p. 158.
-
[24]
Op. cit., p. 160. Cf. p. 159 : « La toute?puissance de Dieu est à comprendre comme la puissance de son amour. L’amour seul est tout?puissant. »
-
[25]
Op. cit. 8, cf. Jüngel, op. Cit., p. 156 : « […] daß [nach Jonas] die Erfahrung von Auschwitz theologisch artikulierbar wird. »
-
[26]
Cf. op. cit., p. 31 s.
-
[27]
Jüngel, op. cit., p. 160). Jüngel est conscient de l’implication extrême de cet énoncé, comme cela apparaît dans une phrase décisive, peu avant la fin : « Non seulement louer Dieu, mais aussi nous plaindre à lui, nous plaindre à lui de ce qui nous reste terriblement obscur dans son œuvre, voilà notre tâche. » ibid., p. 161).
-
[28]
A quoi bon la bonté divine si Dieu n’intervient pas, ne peut pas intervenir face au mal inhumain ?
1« Je crois en Dieu, le père tout‑puissant, créateur du ciel et de la terre. » Ainsi, commence le Symbole des Apôtres que, jusqu’à aujourd’hui, les chrétiens de toutes dénominations confessent [1]. D’autres confessions de l’Église ancienne expriment cette même foi [2]. Non seulement ces confessions parlent de la toute‑puissance de Dieu, mais la toute‑puissance est même la seule qualité qui, par elles, est attribuée à Dieu. Elle n’exprime donc pas une qualité parmi d’autres, elle met en avant ce que Dieu est vraiment, ce qu’il est en tant que Dieu, selon la foi chrétienne [3].
2Il y a, sur cet énoncé, une observation étonnante à faire : dans l’histoire du christianisme, pendant très longtemps, l’affirmation de la toute?puissance de Dieu fut accompagnée ou même portée par une certaine évidence : là où l’on a affaire à Dieu, là où l’on parle de lui ou pense à lui, il est – quasi naturellement – le « tout?puissant », sans quoi il ne serait pas Dieu ; d’un autre côté, les êtres humains ont toujours fait l’expérience que ce Dieu en qui ils mettaient leur confiance n’intervenait pas là où ils l’espéraient, là où ils avaient besoin de lui, ou en tout cas, n’intervenait pas de manière visible, attendue. Pourquoi le juste souffre?t?il pendant que le méchant, l’impie prospère ? Il est très surprenant que cette mise en question n’ait pas ébranlé – pendant des siècles et des millénaires – la foi en la toute?puissance de Dieu. Si l’on ne peut rendre raison d’emblée de cette observation, son souvenir nous retiendra d’entrer en matière avec trop d’ingénuité et de spontanéité.
3Toujours est?il qu’au xxe siècle, des expériences de souffrance et de cruauté, d’inhumanité ont conduit et conduisent encore la foi et la théologie à un ébranlement fondamental de la croyance en la puissance (voire en la toute?puissance) de Dieu. Cet ébranlement, cette mise en question, vient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur de la foi et de la théologie.
4Avant de nous laisser entraîner dans cet ébranlement (et peut?être de nous y perdre), essayons de nous souvenir du sens que revêt l’affirmation de la toute?puissance de Dieu.
I – La foi en la toute?puissance de Dieu, son sens, son droit
5« En effet, partout où l’idée “Dieu” est conçue, elle signifie que Dieu est le Tout?puissant, c’est?à?dire la réalité qui détermine tout. », écrit R. Bultmann, néotestamentaire à Marbourg, en 1925 [4]. Cette formulation fait penser à une autre de Saint Hilaire (ive siècle) : « Qu’est?ce là d’autre, s’il te plaît, que d’être tout?puissant, ce que Dieu est ? » [5]
6Les chrétiens de toutes les époques n’auraient?ils pu se rendre plus facile la tâche – celle de la croyance et celle, aussi, de la réflexion théologique – en renonçant à ce concept extrême de la toute?puissance de Dieu ? Pourquoi ne l’ont?ils pas fait ? Une des raisons réside sûrement dans le fait que le contenu et la dynamique de la foi chrétienne ont trouvé une expression forte et séduisante dans des concepts métaphysiques qui liaient l’existence et la force du Dieu vivant à des notions et à des imaginaires ontologiques tels que le summum ens, le summum bonum : un être qui dépasse tout étant et qui – pour être Dieu – va à l’extrême dans ce dépassement : au summum, au maximum – de l’être, de la bonté, du savoir, de la puissance. C’est justement par comparaison avec tous les autres étants que ce Dieu doit être pensé comme incomparable – non seulement sachant plus, mais sachant tout (omniscient), non seulement plus fort, plus puissant, mais capable de tout : omnipotent, tout?puissant. Car c’est seulement dans ce maximum, dans cet optimum, dans ce summum, que Dieu est vraiment différent du monde et de tous ses étants.
7Si ces réflexions comportent sans doute un grain d’abstraction, on peut néanmoins y retrouver le souffle qui les a animées. En quoi consiste cette couche « originaire », ce centre vivant qui appartient – avant de relever de la réflexion – à la foi et à sa vitalité ? Je pense à trois éléments :
8a) La foi croit que la réalité n’est pas seulement « ce qui est le cas » [6], autrement dit : la foi en Dieu croit que l’opacité de la réalité, son enfermement en elle?même, son contentement en elle?même, n’est pas tout. Elle croit que la réalité est touchée par une dimension autre, qui introduit en elle une ouverture, un éclatement. Il y a, par rapport à notre réalité – toujours déterminée par son passé et sa présence – la dimension du non encore réalisé, du non encore (et peut?être jamais) dominé, la dimension du possible qui ne se laisse pas réduire aux coordonnées du donné. Le lien entre cette dimension du possible et la foi en un Dieu tout?puissant est exprimé par K. Rahner :
« L’homme dans l’expérience de son propre être et de son environnement (l’histoire et la nature) se trouve devant Dieu, qui, en tant que créateur, place la réalité de l’homme dans un champ de possibilité plus large, insondable, non limité (et non limitable) qui n’est soumis qu’à un seul : Dieu ». [7]
10On trouve chez K. Barth, dans son cours de 1946, « Esquisse d’une dogmatique », une réflexion similaire :
« Il nous est dit de Dieu qu’il a ce pouvoir de créer, de déterminer, de maintenir, bien plus, qu’il a la toute?puissance, c’est?à?dire qu’il tient tout dans sa main et constitue la mesure de l’ensemble du réel et du possible. Il n’existe pas de réalité dont il ne serait pas en même temps la possibilité, pas de possibilité, pas de pouvoir susceptible de limiter ou d’empêcher son action ». [8]
12Pour penser ce que nous essayions d’indiquer : le possible excède radicalement l’opacité du réel, Barth fait, par rapport à la citation de Rahner, un pas de plus, et un pas surprenant : Dieu lui?même est la possibilité, la dimension du possible qui fait éclater tout enfermement du réel en lui?même. Une possibilité qui serait mal comprise si on la restreignait à une qualité moins dense, moins réelle que la réalité ; un possible qui, dépassant le possible et le réel, constitue plutôt sa « mesure », sa mesure inconnue, sa mesure démesurée. Ainsi arrivons?nous au deuxième élément de réponse.
13b) Dieu est transcendant au monde. Cette transcendance, cette incommensurabilité de Dieu avec le monde renvoie au cœur de l’idée de la toute?puissance de Dieu. Dieu n’est pas à penser, et pas même à croire, à partir du monde. Dieu ne dépend – en ce qui concerne le monde – ni de son ancienneté ni de ses surprises, ni de ses faiblesses ni de ses forces, il n’a rien à voir avec toutes ces puissances, aussi impressionnantes soient?elles. Nous sommes aujourd’hui devenus sceptiques envers la supposée toute?puissance de Dieu. Elle nous paraît être le comble du pouvoir, sa croissance exponentielle ; n’oublions pas, cependant, le moment subversif qui est au fond de cette idée : « … ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni les choses présentes ni les choses à venir, ni les puissances, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature… » (Rom 8, 38 s.).
14Cette transcendance indiquée par la toute?puissance de Dieu ne renvoie pourtant pas seulement aux autres puissances (du monde) qui sont radicalement dépassées par elle, aux dépendances de toute sorte (seigneuries politiques, sociales, économiques, psychologiques, etc.) qui sont relativisées par elle ; elle renvoie, comme dépassement absolu, aussi à la puissance elle?même. La puissance elle?même est dépassée par Dieu, et non pas identique à lui. Pour le dire de façon très succincte : Dieu n’est pas Dieu parce qu’il est tout?puissant, il est tout?puissant parce qu’il est Dieu. [9] C’est de nouveau K. Barth qui explicite cette réflexion :
« Dieu n’est pas la “force en soi”. Il est fort séduisant d’imaginer Dieu comme la somme de toutes les puissances réunies, d’en faire, au sens neutre et abstrait, le synonyme de l’être, de la liberté, du pouvoir, de la force en soi. […] Or, le “Tout?Puissant” n’est pas Dieu et il n’est pas question de partir de l’idée de toute?puissance pour définir Dieu. […] Il n’y a précisément pas de meilleure définition du diable que celle qui consiste à imaginer un pouvoir en soi, neutre, indépendant, souverain. C’est là ce que la Bible appelle le chaos, le tohuwabohu que Dieu abandonne et rejette lorsqu’il crée les cieux et la terre ». [10]
16c) Nous sommes en train de sonder l’idée théologique et métaphysique de la toute?puissance de Dieu pour y trouver son fondement vital, vivant. Nous venons de voir deux moments de ce qui pourrait constituer une expérience « originaire » de la foi dans le Dieu tout?puissant : a) la puissance de Dieu qui fait éclater le cadre du réel et du possible, et b) la transcendance de Dieu qui relativise toute autre puissance. Or, il y a un troisième élément qui lie le concept de la toute?puissance de Dieu à une expérience vivante de la foi. La raison la plus fondamentale pour laquelle la foi chrétienne, pendant si longtemps, n’a pas voulu renoncer à attribuer à Dieu une puissance au?delà de toute autre puissance, est à chercher, me semble?t?il, dans la situation de la prière, donc à un tout autre niveau que celui de la spéculation théologique et métaphysique. La prière s’adresse à Dieu comme à celui auquel on peut venir, auprès duquel on trouve secours, dont on peut attendre une réponse. Ce Dieu n’est pas un Dieu limité par les réalités saturées de ce monde, identique à ce qui se passe en lui, impressionné (intimidé) par les puissances et les pouvoirs qui règnent sur terre (nous les avons mentionnés en citant Rom 8) ; il est libre par rapport à ces pouvoirs, autrement il ne serait pas Dieu, et alors il ne serait pas celui auquel la prière peut s’adresser. Le sens de cette dernière est précisément de parler à une instance (et de demander l’écoute à un « partenaire ») qui est libre par rapport aux contraintes préétablies du monde. À un partenaire qui diffère du monde. Et c’est cette différence qui est la condition de l’existence même de la prière, l’espace où elle peut surgir, l’horizon qui rend possible la légèreté de sa parole au sein de la densité et de la pesanteur de la réalité. Or, la foi en un Dieu « tout?puissant » – compris au sens où il n’est pas identique au déroulement du monde, où il ne se noie pas dans son conditionnement et son épaisseur –, cette foi qui s’adresse à Dieu « le père », en l’invoquant en tant que « tout?puissant », cette foi n’a pas pour objet un vis?à?vis qui serait adéquatement caractérisé par l’idée abstraite d’une toute?puissance capable de tout, simplement tout.
17Je ne veux pas dire que cela n’intéresse pas la prière (cette affirmation ne serait ni vraie ni fausse) ; non, la prière ne pense pas à cela, ne « pense » pas de cette manière. Ce qui compte pour elle, c’est que ce Dieu auquel elle s’adresse soit plus puissant que celui qui prie et que sa détresse, plus grande, aussi, que le monde qui le tient dans ses serres. Aussi vaut?il une parole, une parole autre que le monde. Et c’est bien cela, la question de la prière : une telle parole – autre que le monde, mais venant, sortant de lui, du milieu de lui – est?elle possible ? Le concept de la toute?puissance, entendue comme capacité de tout faire, est, par rapport à cette situation vivante, une abstraction, un appauvrissement. Une abstraction malgré le fait que la prière présuppose (ou introduit) un lien entre Dieu et sa puissance d’un côté, la parole de la prière de l’autre.
18Nous sommes en train de nous interroger sur le sens et la légitimité de l’idée de la toute?puissance de Dieu. Nous avons vu deux choses :
- il n’est pas – selon les catégories de la foi – déraisonnable, insensé, exagéré, d’affirmer de Dieu la toute?puissance ;
- cette toute?puissance est une toute?puissance moins schématique, moins figée que l’idée formelle de la toute?puissance ne le suggère. Elle est liée à des situations particulières :
- la situation de l’être humain dans les coordonnés et les contraintes de ce monde et de son existence ;
- la situation de concurrence entre plusieurs puissances ;
- la situation de l’homme qui s’adresse à Dieu à travers une parole dont il peut attendre l’écoute au?delà des réponses déjà faites, déjà prévues.
II – La mise en question de la toute?puissance de Dieu
19La complexité comme l’autonomie du monde – et notamment la souffrance qui y règne – sont telles que la toute?puissance d’un Dieu, qui est en même temps un Dieu bon, ne peut pas ne pas se heurter à des contestations. La mise en question ne vient pas seulement du côté de ceux qui nient l’existence de Dieu, mais aussi du côté de ceux qui croient en lui et qui se battent pour ne pas avoir à renoncer à leur foi, à leur confiance. Rappelons seulement le psaume 22 (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? », V. 2).
20Si l’on étudie les témoignages d’irritation, de peur, de combat, de désespérance par rapport à la présence et à la puissance de Dieu, on constate que la contestation qui vient de l’intérieur de la foi et qui essaie, dans un combat spirituel, de comprendre le Dieu incompréhensible, de ne pas le perdre, « malgré tout » est non seulement pas moins ouverte et claire, mais aussi pas moins radicale que celle qui vient de l’extérieur, c’est?à?dire d’une position qui semble tout simplement « en avoir fini » avec Dieu. C’est avant tout pour deux raisons qu’est mise en question la toute?puissance de Dieu, deux raisons dont la seconde nous préoccupera plus longtemps et plus intensément :
211. L’affirmation (ou le postulat ou l’expérience) de la liberté humaine. Comment est?il possible que l’homme soit libre si Dieu est en même temps un Dieu tout?puissant ? Ou inversement : si l’être humain est vraiment libre (c’est?à?dire si sa liberté n’est pas seulement une illusion), comment croire en même temps que Dieu règne avec sa toute?puissance sur le cours du monde ? « Là où se dresse le grand dominateur du monde, il n’y a plus de place pour la liberté, pas même pour celle […] des enfants de Dieu. » [11]
222. La deuxième raison est l’expérience du mal, de la souffrance, de l’injustice, de « la mort de l’innocent ». Il n’est pas nécessaire de donner des exemples. Les expériences sont trop pressantes pour qu’on ait besoin de les chercher. Notre situation par rapport à elles n’est pas celle d’une découverte, d’une démonstration nécessaire, mais celle d’une présence trop forte, bouleversante, envahissante. Mais la vie quotidienne nous emporte avec elle, les mille occupations, la multiplicité des expériences et des impressions, la surface des choses, la diversité des événements, le temps qui coule. C’est peut?être pour cela que l’expérience littéraire nous confronte parfois de manière plus directe, plus inévitable, plus incontournable, à une souffrance qui ne se calme pas – ni en celui qui la subit ni en celui qui en a connaissance.
23« Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés » [12]. Dans cette exclamation du docteur Rieux dans La peste de Camus se concentre et se déploie ce qui, dans d’autres affirmations, questions, cris, bouleversements de la littérature et de la vie des êtres humains, se fraye aussi une voie : l’insupportable, l’incompréhensible. La désespérance sans limite. « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création… ». Aimer la création, c’est ici l’expression de la confiance en un Dieu qui soit à l’origine de toutes choses et qui soit bon. La souffrance que l’être humain subit et provoque fait que la puissance, la toute?puissance de Dieu (l’idée de la toute?puissance de Dieu) porte atteinte à sa bonté, et que Dieu, la divinité de Dieu, son être?Dieu, se perd dans cette rencontre sans issue. C’est donc le grand problème de la toute?puissance de Dieu. Mais – et telle est la dynamique qui commence inévitablement ici – ce n’est pas seulement la toute?puissance de Dieu qui est ébranlée, mais toute la foi en Dieu qui se trouve entraînée dans un mouvement de perturbation sans fond, sans fin. Sans fond, sans fin ?
24La souffrance est, en tant que souffrance, extrême, l’injustice est, en tant qu’injustice, extrême – ce qui fait qu’elles peuvent être poussées jusqu’à l’extrême de l’extrême. Excès de passion qui, au lieu de retourner dans le cadre, les limites, les schémas du compréhensible, du quotidien, de la vie, de l’humanité, s’en va pour toujours. Jusqu’à ce que l’homme qui en a connaissance, qui ne peut ne pas en avoir connaissance (c’est notre situation), désespère. Désespère de quoi ? De ce trop ? De ce non?retour ? Finalement : de sa propre humanité. Mais en désespérant de sa propre humanité, l’homme, noyé dans l’absence de solution, d’issue, entraîne Dieu avec lui. – Dieu, s’il en est un, n’est pas à part.
25Déshumanisation, dédivinisation.
26Déshumanisation par le simple savoir ; – en avoir connaissance, ne pas, ne plus jamais ne pas en avoir (eu) connaissance.
27Et Dieu aussi – par le simple savoir.
28J’ai lu ces derniers temps un certain nombre de textes qui – face à la souffrance insupportable – reviennent sur l’ancienne idée de la toute?puissance de Dieu pour rompre avec elle, pour rompre avec Dieu, pour rompre, casser sa toute?puissance. J’avoue que ces lectures m’ont laissé démuni. Est?ce donc cela la réaction, la réponse ? L’homme qui abandonne l’idée de la toute?puissance de Dieu, l’homme qui la casse ?
29Ne s’est?il pas – beaucoup plus silencieusement – cassé quelque chose en Dieu ?
30Tout jugement sur Dieu nous laisse ici un arrière?goût insipide. Il n’est pas nécessaire (et du même coup pas possible) de rompre avec la toute? puissance de Dieu. Ce qui se passe ici se passe avant, s’est passé avant. Pour ainsi dire, à l’intérieur. Comme une goutte de résine sort d’un arbre blessé, une larme de toute?puissance sort de Dieu là où l’homme vit sa déshumanisation. Vit sa déshumanisation parce qu’il sait, parce qu’il en sait quelque chose (ou plutôt tout). L’homme et Dieu vont ici de pair. Pas besoin d’enlever la toute?puissance à Dieu. Elle se retire, elle s’évanouit autrement. L’homme non pas au?dessus de Dieu, mais avec lui. Car cela commence dans l’homme, avec l’homme. Il sait, il en a eu – une fois pour toutes – connaissance. Non pas un jugement sur Dieu, ni au sens moral ni au sens logique du terme (poser une affirmation). Les choses se passent autrement ici. Les paroles ne sont pas disponibles. C’est tout. L’indisponibilité des paroles.
31Nous avons parlé de la toute?puissance de Dieu comme condition, comme possibilité, comme espace de la prière. Ici – dans la déshumanisation par la souffrance et la méchanceté sans fond, et par la connaissance que nous avons d’elles – cette toute?puissance se retire en même temps que les paroles qui pourraient en parler. (Et peut?être que l’évanouissement de ces paroles, leur vanité, leur retrait à jamais, sont au fond la disparition de la toute?puissance).
32Selon Th.?W. Adorno « après Auschwitz » aucune poésie n’est plus possible. Peut?être que le contraire est vrai aussi : après l’évanouissement, l’inanité de toute parole, après et au sein de leur indisponibilité, seule une parole poétique pourra encore parler, parler en parlant au milieu de l’évanouissement de la parole, du refus du langage, de son retrait sans fond. Parler de Dieu pour parler de ce qu’il n’est plus. Une toute?puissance qui se contracte en elle?même ; de la résine – et non plus de la parole.
« Wär da ein Gott | « S’il y avait là un Dieu |
und im Fleisch, | Et en chair, |
und könnte mich rufen, ich würd | Et s’il pouvait m’appeler, j’ |
umhergehn, ich würd | irais ici et là, j’ |
warten ein wenig. » | attendrais un peu. » [13] |
33Dieu déplacé dans le subjonctif, Dieu perdu – et « retrouvé » dans cette forme grammaticale qui n’a jamais été la sienne ; et dans laquelle il n’a pas de « chez?soi ». « S’il y avait là un Dieu/Et en chair… » Un Dieu, Dieu qui fut – pour ne plus être. « Dieu » qui est rappelé, évoqué, appelé – en vue de sa disparition. Comment rendre justice à cette précarité de Dieu ? La catégorie, le critère de la justice, même, se dissout entre nos mains, sous nos paroles. À vrai dire aucun jugement sur lui, ni de la théologie ni de ceux qui la contestent, ne parlera de lui. Le rôle de la théologie est alors autre par rapport aux paroles (et par rapport à Dieu) : ses paroles, parlant de ce Dieu, surgissent sur la voie de leur écoulement. Des paroles poétiques : Sans Dieu, cela ne peut pas être dit.
34La toute?puissance de Dieu est donc présente autrement que dans ce que les hommes affirment de Dieu ou attribuent à Dieu – ou non (entre l’affirmation et la contestation de la toute?puissance, la différence est presque négligeable). La toute?puissance de Dieu, si ancienne, si grande (dans ses confessions et ses combats), se présente d’une nouvelle manière. Elle est nécessaire parce que justement elle n’est plus là. Ainsi serait?il infantile de se réfugier dans un athéisme qui aurait simplement liquidé Dieu. Les paroles ne fonctionnent plus comme ça. Et Dieu ne fonctionne plus comme ça non plus. Les paroles qui se retirent en surgissant, et qui surgissent – seulement – en se retirant, ont besoin de lui. C’est cela sa présence. La tâche de la théologie serait de parler de cela, de parler – cela.
III – Toute?puissance et impuissance dans la théologie chrétienne
35Nous nous sommes perdus. Revenons à notre rôle : parler de la toute?puissance, de l’impuissance de Dieu dans la théologie chrétienne.
36L’on peut parler de manières diverses de la toute?puissance de Dieu. On peut l’affirmer comme une confession incontournable de la foi chrétienne ; on peut en faire un constat abstrait, à partir duquel il est facile de mettre ce « Dieu » dans l’embarras (« peut?il créer une pierre si lourde qu’il ne soit pas capable de la soulever ?… »). On peut en parler – ou la prendre en considération – dans des situations concrètes de la vie du chrétien : le chrétien appelle Dieu « le Tout?Puissant » en tant qu’il est sa créature, il l’appelle du nom de « Père tout?puissant » dans les situations de détresse… On peut trouver que face au mal dans le monde, un attribut comme la toute?puissance est devenu insupportable et l’« enlever » à Dieu…
37Dans la réflexion précédente, nous avons vu se passer autre chose. La toute?puissance s’en allait à fonds perdus. Elle s’en allait silencieusement. Pourquoi silencieusement ? Parce que les paroles qui pouvaient encore la nommer, s’adresser à elle, s’évanouissaient. La toute?puissance partait avec son nom, avec le nom de Dieu auquel nous pouvons adresser notre parole. La théologie a?t?elle une tâche dans cette situation, dans cette configuration ? Nombre de théologiens ont – après le mal et la terreur inimaginables des événements du xxe siècle – jugé nécessaire de contester à Dieu sa toute?puissance. S’il veut rester Dieu, qu’au moins il ne soit plus regardé, cru, adoré comme tout?puissant ! J’avoue que cette tendance, ou même cette position me perturbe. Pour plusieurs raisons : elle fait (1) comme si c’était la solution ; (2) comme si l’homme pouvait juger Dieu ; (3) comme si l’on pouvait remplacer la toute?puissance de Dieu par son impuissance ; (4) comme si l’homme devait à tout prix sauvegarder Dieu ! Le malaise que je ressens se trouve exprimé dans une phrase de J.?B. Metz :
« Je me demande si le discours sur un Dieu qui souffre solidairement avec nous ne se réduit pas au fond à une projection plus bienveillante, plus philanthrope – de la même manière qu’on a autrefois, dans les temps féodaux, projeté Dieu comme celui qui exerce, en tant que chef de guerre suprême, en tant que [Dieu] tout?puissant, son pouvoir ». [14]
39Ce n’est pas l’idée d’un Dieu qui souffre avec les humains qui me met dans l’embarras, mais ce qui en elle apparaît comme un geste de substitution. Un geste qui substitue une chose à une autre.
40La tâche de la théologie consiste?t?elle en un tel geste, en une telle gestion ? Il y a gestion partout. Est?ce le cas aussi en théologie ? Sa tâche ne la conduit?elle pas ailleurs ? Plutôt qu’en une administration, en un geste, ne consisterait?elle pas en un souvenir ? Dans le souvenir que la toute?puissance lui était – autrefois – chère ; dans le souvenir aussi que la théologie n’a jamais affirmé la toute?puissance de Dieu de manière légère et abstraite ? Bien sûr, ce souvenir n’est pas tout, ne peut pas être tout, mais il aboutit à la vraie problématique, ou plutôt à la problématique urgente, une problématique moins orientée vers l’histoire et plus vers la situation actuelle : Peut?on confesser l’impuissance de Dieu sans confesser d’abord et toujours sa toute?puissance ? Peut?on croire à l’impuissance de Dieu sans croire d’abord et en même temps à sa toute puissance ?
41Si l’on n’entre pas dans ce jeu complexe entre toute?puissance et impuissance, ne risque?t?on pas de se placer au?dessus de lui, comme un maître qui organise les relations, qui distribue les fonctions et les compétences, et, surtout, qui domine ses propres réflexions ? – Mais, au sein de la problématique de la toute?puissance de Dieu (ou, au contraire, de son impuissance), nos pensées, nos réflexions sont?elles encore sous notre maîtrise ? Et si elles ne sont plus dominées, maîtrisées par nous, pouvons?nous – ici – encore parler ?
42Deux penseurs (parmi d’autres), un philosophe et un théologien, ont abordé la question précaire d’un « concept de Dieu » après les expériences du mal, de la méchanceté, de la souffrance infinis. Avant de nous intéresser à leurs réflexions, rappelons encore les termes du problème.
43Un Dieu tout?puissant (dans le sens radical et abstrait du terme) est?il imaginable si le monde et l’être humain existent ? La réponse qui nous semble s’imposer est : non. Là où, à côté de Dieu, autre chose existe – le monde –, là où, donc, Dieu n’est pas seul, là, il n’est pas tout?puissant. Pourquoi ? À cause de la liberté humaine qui serait malmenée, empêchée par cette toute?puissance ? C’est là une idée classique et largement répandue. Je ne suis pas sûr qu’elle tienne, mais je ne vais pas la discuter maintenant. Je me contenterai d’une petite remarque : la liberté humaine, dans son sens radical, trouve?t?elle le champ où s’exercer là où tout choix, toute ouverture lui sont laissés parce que rien n’est encore décidé ? Ou plutôt là où elle est placée devant quelque chose de plus grand qu’elle, de plus exigeant que sa portée, quelque chose qui lui arrive comme un défi, comme un « destin », comme une « nécessité » ? Cette réflexion, cependant, n’est pas celle qui nous intéresse ici primordialement.
44Si la rencontre, la coexistence entre Dieu et le monde ont pour effet que celui?ci n’est plus tout?puissant, c’est pour une autre raison : c’est qu’à partir du moment où le monde existe, et notamment à partir du moment où l’être humain existe avec et dans le monde, les choses deviennent complexes et compliquées. Si le monde existe, il y a finitude, mort, temps, va?et?vient des relations ; si l’être humain existe, alors existent avec lui sa volonté, sa raison, ses raisons, ses actions, ses omissions, son attention, son inattention, sa culpabilité, ses motifs, ses excuses… – Comment un Dieu voudrait?il encore, ici, être tout?puissant au sens traditionnel du terme : pouvoir tout faire, pouvoir tout régler, pouvoir tout mettre en ordre, pouvoir tout clarifier ? Ce n’est pas pour rien que la théologie chrétienne, à laquelle la toute?puissance de Dieu est si chère, a lié le Dieu, auquel elle se réfère et auquel elle croit, aux circonstances du monde qu’il a créé. Ce n’est pas pour rien qu’elle a entraîné la toute?puissance de ce Dieu dans les affaires, les complexités, les complications de ce monde. « Dieu est devenu homme » (« Le logos s’est fait chair ») signifie aussi, signifie surtout cela. Dieu se laisse compromettre par le monde qui malgré lui, en dehors de lui, existe. Même s’il aurait pu être tout en tout, il ne le peut plus. Il ne peut même plus le vouloir… Le point culminant, le point excessif de cet être?entraîné?dans?le?monde, de cet être?compromis de Dieu est la mort de l’homme. Nous l’avons liée à un contexte indiqué par l’expression à première vue très peu théologique : « complexité », « complications ». La mort appartient à celles?ci, fait partie de celles?ci, mais comme leur comble, leur excès. En Jésus?Christ – et c’est là le centre, l’enjeu de la foi chrétienne – Dieu entre en affinité avec la mort. C’est à partir de là que sa toute?puissance intéresse, concerne la foi. Une toute?puissance, donc, atteinte, rongée par la mortalité, par la mort. Rongée, atteinte – est?ce la bonne formulation ? Oui, et non. Oui, car elle est atteinte ; non, car elle ne l’est pas malgré elle. C’est en quelque sorte elle?même qui s’est atteinte par la mort, par la finitude. « Dieu est devenu homme. » La solidarité fondamentale de Dieu avec l’être humain jusque dans la mort est?elle cependant à même de pacifier le scandale, la peur, l’énigme de la finitude, de la mortalité ? Ce n’est peut?être pas le lieu d’oser une réponse générale à cette question.
45Or, il y a des événements qui ne se laissent plus du tout reconduire à des noms généraux tels que la finitude, la mortalité, la « condition humaine ». Des événements auxquels nul nom ne s’adapte, nulle expression ne suffit : une souffrance insupportable, innommable. Des événements, si j’ose dire, « criants », et dont le cri ne disparaît pas, ne s’affaiblit plus. C’est là que l’humanité de l’être humain est atteinte par l’inhumanité « elle?même ». Dieu est alors lui aussi concerné – incontournablement, inévitablement. D’une manière ou d’une autre, il participe à la situation de l’être humain. L’image de Dieu, la foi en Dieu sont alors ébranlées. Et plus ce Dieu est fort (ou imaginé comme tel), voire puissant, ou tout?puissant, plus cet ébranlement est fondamental.
46La conférence que H. Jonas a tenue à Tubingen en 1984 : « Le Concept de Dieu après Auschwitz » [15] se donne comme une réaction à une telle situation. Jonas y expose Dieu à une mise en question radicale. Cette mise en question ne vient pas de lui, elle est déjà là. Et elle conduit à une révolution théologique.
« À l’expérience juive de l’Histoire, Auschwitz ajoute en effet […] un inédit, dont ne sauraient venir à bout les vieilles catégories théologiques. Et quand on ne veut pas se séparer du concept de Dieu […], on est obligé, pour ne pas l’abandonner, de le repenser à neuf et de chercher une réponse, neuve elle aussi, à la vieille question de Job ». [16]
48C’est le concept de la toute?puissance de Dieu qui est ici en jeu. Partant de l’expérience de l’inhumanité (« Unmenschlichkeit ») que le peuple juif a subie, Jonas se sent, se sait contraint d’abandonner le concept de la toute?puissance de Dieu. Seul un Dieu qui n’a pas pu faire autrement peut encore être Dieu. « Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? » (p. 12). La seule possibilité est que ce soit un Dieu impuissant. « Et moi, je dis maintenant [écrit Jonas] : s’il n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas ». [17]
49Mais comment alors prendre encore ce Dieu pour Dieu ? Sa divinité n’a?t?elle pas disparu avec sa puissance ? Jonas répond à cette question par un mythe qu’il avait déjà formulé vingt ans auparavant. [18] Selon ce « mythe », Dieu renonce, dans la création, à son omniprésence et sa toute?puissance pour laisser place au monde. Il se résume dans l’idée suivante :
« Dieu, pour que le monde soit et qu’il existe de par lui?même, a renoncé à son Être propre ; il s’est dépouillé de sa divinité, afin d’obtenir celle?ci, en retour, de l’odyssée des temps, donc chargée de la récolte fortuite d’une imprévisible expérience temporelle, lui?même, Dieu, étant alors transfiguré, ou peut?être aussi défiguré par elle ».
51Quel est le gain de cette conception ? Dans le dilemme ou « trilemme » entre les trois qualités que la foi attribue à Dieu (sa « bonté absolue », sa « puissance absolue » et sa « compréhensibilité » [19]), les deux auxquelles on ne peut absolument pas renoncer– la compréhensibilité et la bonté de Dieu – sont sauvées par le renoncement à la troisième : la « toute?puissance ».
« Au commencement, par un choix insondable, le fond divin de l’Être décida de se livrer au hasard, au risque, à la diversité infinie du devenir. Et cela entièrement : la divinité, engagée dans l’aventure de l’espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi ; il ne subsiste d’elle aucune partie préservée, immunisée, en état de diriger, de corriger, finalement de garantir depuis l’au?delà l’oblique formation de son destin au sein de la création ».
53Dieu s’est retiré pour laisser de « l’espace » à sa création. Ainsi est?il entraîné dans son évolution, dépendant d’elle. Nous ne pouvons pas suivre plus avant la réflexion de Jonas. Mais on voit quelle en est l’orientation. Nombreux sont les penseurs (et, parmi eux, plusieurs théologiens) qui s’y réfèrent. Parmi ces théologiens se trouve E. Jüngel [20] qui, après avoir souligné la parenté significative entre la pensée de Jonas et l’approche chrétienne, marque une différence non moins significative. Comme nous l’avons vu, Dieu, chez Jonas, est « transfiguré », voire « défiguré » par le monde auquel il donne son existence, sa liberté, et son espace. Cette « altération » [21] de Dieu est aussi au centre de l’expérience comme de la révélation chrétiennes. Or, elle prend ici une tournure spécifique : Dieu a voulu se laisser altérer ; son altération (aliénation) n’advient pas seulement parce que, sans elle, l’existence autonome du monde serait impossible, mais parce que c’est de cette manière que Dieu participe au monde, à ses contingences ; en d’autres termes, parce que cette « défiguration », cette aliénation, fait partie de son être. Dieu devient homme. [22] Aussi Dieu ne se laisse?t?il pas seulement défigurer par un monde qui le préoccupe, mais auquel il a cependant laissé libre cours ; non, ce Dieu souffre avec le monde parce qu’il s’est destiné à être solidaire avec lui, et même plus que cela : à entrer en lui. La défiguration ne lui arrive pas seulement, il ne la subit pas seulement (comme une conséquence logique et ontologique de l’existence du monde) ; la défiguration fait partie de son être le plus propre : il ne souffre pas seulement du monde, mais pour le monde.
« C’est justement la tâche de la théologie chrétienne de penser le lien entre Dieu et le crucifié […]. Là où l’on s’intéresse de manière théologique à la toute?puissance de Dieu, cette dernière ne peut être comprise que comme la toute?puissance du Dieu qui souffre pour sa créature ». [23]
55Ce fondement de la théologie chrétienne conduit à une conception très spécifique de la toute?puissance de Dieu, par où celle?ci n’est pas niée (comme chez Jonas), mais révolue. Elle n’est pas pervertie en impuissance, mais devenue – en tant que toute?puissance ! – impuissance.
« L’impuissance de Dieu est éprouvée à la croix de Jésus?Christ. Cette impuissance de Dieu, en tant qu’impuissance de l’amour, ne détruit pas la toute?puissance de l’amour, mais, au contraire, la constitue. Car si l’amour est tout?puissant, c’est pour une raison unique : c’est parce que, comme le dit Saint?Paul, il supporte tout, il endure tout (1 Cor. 13, 7). Pour cette raison la faiblesse de l’amour est sa force incomparable ». [24]
57Les deux réflexions auxquelles nous venons de nous référer ont un double mérite : (a) elles prennent en considération les expériences les plus terribles de souffrance et elles les confrontent à la pensée théologique jusqu’à ce que celle?ci subisse, face à elles, une transformation inouïe ; (b) grâce à l’audace qui est la sienne de se laisser ainsi transformer (transformation qui représente d’ailleurs le cœur de la foi chrétienne), la pensée théologique peut éviter de s’abandonner elle?même. Tel est, en fait, l’intérêt des deux penseurs. Aussi, Jonas ne parle?t?il pas seulement d’« un morceau de théologie franchement spéculatif » qu’il veut « offrir » [25], mais souligne?t?il, comme un moment absolument nécessaire de la foi et de la théologie juives, la « compréhensibilité » de Dieu [26]. Et c’est en vue de cette compréhensibilité que tout l’essai de Jonas est formulé. Jüngel partage dès le début de son article ce postulat, et il aboutit, en résumé, à l’affirmation suivante :
« Partant de cette pensée concernant Dieu, il est possible d’appeler Dieu un bon Dieu et de le louer en tant que tel, et ceci malgré les atrocités infinies d’Auschwitz et malgré le fait terrifiant que les humains travaillent toujours en vue de porter à leur maximum les atrocités qu’ils peuvent s’infliger les uns aux autres ». [27]
59Par une certaine logique des choses, j’ai été amené à présenter deux conceptions théologiques du xxe siècle, une juive, une chrétienne, qui confrontaient toutes deux l’expérience d’un mal radical à la bonté et à la toute?puissance de Dieu. Mon intention n’est ni de discuter ni de contester les deux essais présentés. (Peut?être n’est?il d’ailleurs même pas possible de les contester.). Je voudrais pourtant – face à l’arrière?fond de ces deux conceptions – poser la question suivante : que s’est?il passé dans la réflexion que nous venons de mener, ou plutôt : que s’est?il passé dans la réflexion qui nous a emmenés avec elle ? Car un déplacement, un basculement, même, a eu lieu. À un moment donné, notre réflexion est devenue presque autonome. Et, loin d’être marginal par rapport à elle, ce basculement a été son instant décisif. À un moment donné nous avons dû renoncer à la gestion des pensées, des paroles. Non que les paroles aient parlé autrement que nous ne le voulions, mais : elles ne parlaient plus ; elles se retiraient.
60Comme nous l’avons déjà mentionné, on peut, dans la problématique de la toute?puissance de Dieu, distinguer des positions différentes. On peut défendre la toute?puissance de Dieu en sachant combien elle fut, pendant des millénaires, chère à la foi chrétienne. On peut aussi – parce qu’on ne peut plus faire autrement – la contester. C’est ce qu’ont fait des théologiens comme J. Moltmann et D. Sölle, des philosophes comme H. Jonas. Mon impression est que, entre les deux options, la différence n’est pas si grande que cela. Une question plus fondamentale (que celle du choix de telle ou telle option) n’est?elle pas de savoir dans les mains de qui repose la gestion de ce problème ? C’est là que se joue quelque chose de décisif. Non pas dans la contestation ou l’affirmation de la toute?puissance de Dieu, mais derrière ces affirmations et contestations, dans leur arrière?fond, dans leur dos, dans notre dos. La gestion de ce problème repose?t?elle encore dans nos mains ? Ou repose?t?elle ailleurs : dans les mots qui viennent ou se refusent, à leur manière ?
61Pour le dire en relation avec Jonas et Jüngel : pouvons?nous toujours partir du présupposé de la théologie (de son existence, de sa compétence, de sa responsabilité) ? Ou autrement dit, pouvons?nous toujours partir de la « compréhensibilité » de Dieu ? Si Jonas postule qu’il s’agit de sauver, au sein des trois attributs de Dieu, les deux qui sont absolument indispensables (la bonté et la compréhensibilité), nous avons, de notre côté, « vu » que tous trois sont entraînés ensemble dans un tourbillon où leur distinction ne fonctionne plus. Comment pourrions?nous encore croire en la bonté de Dieu si nous ne croyions plus en sa toute?puissance ? Une telle croyance n’est?elle pas une construction abstraite ? [28] Ou, autrement dit encore, ne faut?il pas assumer que, dans la « question » qui nous intéresse ici (c’est?à?dire la rencontre de la souffrance innommable et de Dieu), celle des trois « qualités » qui doit se mettre en avant, dans laquelle doivent se concentrer et se retrouver aussi les deux autres, est justement la toute?puissance ? Tout à coup, la qualité la plus chère de Dieu (celle qui nous est la plus chère dans notre rapport avec lui) est devenue celle?là, la toute?puissance ; c’est la toute?puissance qui les résume maintenant en elle toutes les trois. Qui les résume non plus pour être crue (comme autrefois), mais pour – au sein de cette croyance – devenir le lieu de sa perte, le lieu de son retrait. Et la théologie ? Elle serait le moment de cet événement.
62Nous venons de le remarquer, avec la question de la toute?puissance de Dieu et avec sa mise en question – une mise en question qui nous dépasse –, le sort, la particularité, la théologicité de la théologie sont aussi en jeu. Pouvons?nous encore parler ici ?
« S’il y avait là un DieuEt en chair,Et s’il pouvait m’appeler, j’[…]attendrais un peu. »
64Dans ce poème, l’apparition des mots est l’indication de leur disparition. Sous nos yeux, sous nos paroles, la toute?puissance de Dieu – en deçà de toute affirmation et de toute contestation – s’est transformée, ou mieux : se transforme. Maintenant. À l’instant.
65En quoi ? Difficile à dire. Revenons sur notre deuxième paragraphe, et disons – en une goutte. Et non pas une parole.
66Ce n’est pas nous qui avons enlevé, cassé cette toute?puissance. Elle s’est elle?même « cassée », contractée. Mais est?ce vraiment elle qui s’est cassée ? Sommes?nous suffisamment précis ? La toute?puissance fut dans notre premier paragraphe « l’espace » d’un plus que le monde, l’espace qui donnait la place au surgissement des paroles en direction de Dieu.
67Nous sommes arrivés, dans notre réflexion, à un point où se posait la question suivante : disposons?nous encore de nos paroles ? Là où la toute?puissance nous devient insupportable, intenable, en d’autres termes, là où elle se refuse, se retire…, ce n’est pas elle d’abord, mais l’ouverture de la parole, le surgissement de la parole, son espace, son parler, qui diminuent, qui disparaissent. Le lieu de la parole, ce plus que le monde qui est la largeur, l’ouverture où la parole peut naître, ce lieu se retire (et non pas, en premier lieu, la toute?puissance en tant que telle, sur laquelle nous n’avons pas de maîtrise). Ce n’est pas la toute?puissance qui se met en question, mais notre possibilité de parler qui se contracte, se condense.
68Qui se condense jusqu’à l’infini. – En un seul point (pour ainsi dire « aussi lourd comme le monde »), en un cri. Un cri. Rien qu’un cri.
69La toute?puissance de Dieu : le cri « Dieu ! »
70Le cri?Dieu.
Notes
-
[1]
Cité d’après « La foi des Églises Luthériennes », textes édités par A. Birmelé et M. Lienhard, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1991, p. 29.
-
[2]
Cf. Le Symbole de Nicée?Constantinople, le Symbole d’Athanase, cf. aussi la confession de baptême, nommé le « Romanum » du iie siècle, et la « traditio romana » d’Hippolyte de Rome, selon laquelle celui qui va être baptisé répond à la question : « Crois?tu à Dieu, le Père, le tout?puissant ? ».
-
[3]
Cf. K. Barth, Dogmatique II/1, Genève, Labor et Fides, 1957, p. 275 : « Les anciennes confessions de foi se sont bornées, on le sait, à définir Dieu par le seul attribut de la toute?puissance : credo in Deum patrem omnipotentem, pantokrátora. Manifestement, elles ont vu dans cet attribut la somme de tous les autres, leur récapitulation. »
-
[4]
R. Bultmann, « Quel sens cela a?t?il de parler de Dieu ? », dans Foi et compréhension, trad. par A. Malet, Paris, Seuil, 1957, p. 35. Voir aussi « Le problème de la révélation naturelle » (1941), op. cit., p. 461 : « À l’idée Dieu comme tel appartient l’idée de la toute?puissance ».
-
[5]
Hilaire de Poitiers, La trinité, V, 18, Paris, Cerf, 2000 (Sources chrétiennes n° 448), p. 129 : « Rogo hoc quid aliud est quam omnipotentem esse, quod Deus est ? »
-
[6]
Cf. pour la formulation, L. Wittgenstein : Tractatus logico?philosophicus.
-
[7]
K. Rahner, article « Allmacht », in: Lexikon für Theologie und Kirche, 2ème édition, Fribourg-Herder, 1958, vol. 1, p. 354 : « [D]er Mensch steht in der Erfahrung seines eigenen Wesens und seiner Umwelt (Geschichte und Natur) vor Gott, der als Schöpfer die Wirklichkeit des Menschen in ein weiteres, uneingrenzbares und unausforschliches Möglichkeitsfeld hineinstellt, das nur einem untertan ist: Gott. » (Trad. en fr. par H.?C. A.)
-
[8]
K. Barth, Esquisse d’une dogmatique, trad. de l’allemand par F. Ryser et E. Mauris, Genève, Labor et Fides, 1984, p. 67.
-
[9]
En d’autres termes, on ne peut pas inverser l’affirmation : Dieu est le Tout?Puissant, et dire à sa place : le Tout?Puissant est Dieu, cela serait un des malentendus théologiques les plus grands.
-
[10]
Op. cit., p. 69 s.
-
[11]
E. Bloch, Le principe espérance, vol. III, trad. de l’allemand par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1991, p. 346 ; cf. Das Prinzip Hoffnung, vol. 3, Francfort-sur-le-Main, 1959, p. 1413 : « Wo der große Weltenherr [sic], hat die Freiheit keinen Raum… »
-
[12]
A. Camus, Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1962, p. 1397 (ici le dialogue avec le père Paneloux ; cf. p. 1322 s. le dialogue de Rieux avec Tarrou).
-
[13]
J. Bobrowski, « Immerzu benennen », in : Gesammelte Werke, vol. 1, Die Gedichte, Berlin, Union Verlag, 1987, 143 (cité par J. Bauke?Ruegg, Die Allmacht Gottes, Berlin/New York, Waltre de Gruyter, 1998, p. 141). Traduction très approximative par H.?C. A.
-
[14]
J.?B. Metz in: Welches Christentum hat Zukunft? Dorothee Sölle und Johann Baptist Metz im Gespräch mit Karl?Josef Kuschel, Stuttgart, 1990, p. 34 ; cité par J. Bauke?Ruegg, op. cit. p. 142. Trad. en fr. par H.?C. A..
-
[15]
Der Gottesbegriff nach Auschwitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984 ; traduit en francais par Ph. Ivernel, Paris, Rivages poche, 1994.
-
[16]
Op. cit., p. 13.
-
[17]
Op. cit., p. 34 ; cf. p. 27 s. : « Nous affirmons en effet, pour notre image de Dieu comme pour notre entière relation au divin, que nous ne sommes pas en mesure de maintenir la doctrine traditionnelle (médiévale) d’une puissance divine absolue, sans limite ».
-
[18]
H. Jonas, Zwischen Nichts und Ewigkeit [Entre le néant et l’éternité], Göttingen, Vandenhoeck, 1963, p. 55 s.
-
[19]
Cf. p. 31.
-
[20]
E. Jüngel, « Gottes ursprüngliches Anfangen als schöpferische Selbstbegrenzung. Ein Beitrag zum Gespräch mit Hans Jonas über den‚ Gottesbegriff nach Auschwitz » (1986), dans Wertlose Wahrheit. Zur Identität und Relevanz des christlichen Glaubens. Theologische Erörterungen III, Munich, Christian Kaiser Verlag, 1990, p. 151?162. (Toutes les citations de ce texte en français sont traduites de l’allemand par H.?C. A.)
-
[21]
Cf. Jüngel, op. cit. p. 156.
-
[22]
Cette affirmation appartient non seulement à la théologie christologique, mais déjà à la théologie trinitaire. Dieu n’est pas tout en tout de manière solitaire, mais dans une relation qui constitue son propre être en tant que Père, Fils et Saint?Esprit.
-
[23]
Op. cit., p. 158.
-
[24]
Op. cit., p. 160. Cf. p. 159 : « La toute?puissance de Dieu est à comprendre comme la puissance de son amour. L’amour seul est tout?puissant. »
-
[25]
Op. cit. 8, cf. Jüngel, op. Cit., p. 156 : « […] daß [nach Jonas] die Erfahrung von Auschwitz theologisch artikulierbar wird. »
-
[26]
Cf. op. cit., p. 31 s.
-
[27]
Jüngel, op. cit., p. 160). Jüngel est conscient de l’implication extrême de cet énoncé, comme cela apparaît dans une phrase décisive, peu avant la fin : « Non seulement louer Dieu, mais aussi nous plaindre à lui, nous plaindre à lui de ce qui nous reste terriblement obscur dans son œuvre, voilà notre tâche. » ibid., p. 161).
-
[28]
A quoi bon la bonté divine si Dieu n’intervient pas, ne peut pas intervenir face au mal inhumain ?