Notes
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[1]
Die Rassenidee in der Geistesgeschichte von Ray bis Carus, (Junker & Dünhaupt, 1933), Rasse und Staat (Tübingen, Berlin, JCB Mohr, 1933), Der autoritäre Staat (Vienne, Springer, 1936), Die politischen Religionen (Wien, Bermann-Fischer, 1938/ Les Religions politiques, Trad. et Avant Propos de J. Schmutz, éd. du Cerf, 1994).
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[2]
Quinze livres en tout, parmi lesquels The New Science of Politics (Chicago, 1952), élaboré à partir des Walgreen Lectures qu’il avait prononcées l’année précédente ; et les trois premiers volumes de Order and History : Israël and Revelation, The World of the Polis, Plato and Aristotle (LSU, 1956, 1957). Seuls ont été traduits à ce jour en français Les Religions politiques, (éd. du Cerf, 1994, trad. et avant-Propos de J. Schmutz), et La Nouvelle Science du politique (Trad., notes et Préface de S. Courtine-Denamy, Le Seuil, 1999).
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[3]
Sa conférence inaugurale à Munich en 1958 était intitulée « Wissenschaft, Politik und Gnosticism » [Science, Politique et Gnosticisme], (Kösel, 1959 ; éd. anglaise 1968).
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[4]
Historien du Moyen Age réputé qui, dans une série d’articles parus dans le Spiegel, brossait un portrait de Hitler intitulé « Anatomie d’un dictateur », et dont le jugement positif suscita une série de réactions de la part des lecteurs.
-
[5]
La Culpabilité allemande, (1946), (Minuit, 1990, trad. J. Hersch, Préface P. Vidal Naquet).
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[6]
Voir notamment le Post-Scriptum à la seconde édition d’Eichmann à Jérusalem : « Simplement il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. C’est précisément ce manque d’imagination […] Il n’était pas stupide. c’est la pure absence de pensée ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque », Arendt, Eichmann à Jérusalem, (Paris Gallimard, Quarto, 2002. Edition sous la direction de Pierre Bouretz, trad. Anne Guérin [1966], revue par M.I. Brudny de Launay 1991] pour folio histoire, Révision par Martine Leibovici), p. 1295-1296. H. Arendt reprendra ce motif de l’absence de pensée dans La Vie de l’esprit, T. 1, « La pensée », (PUF, 1981, trad. L. Lotringer), p. 19.
-
[7]
« Correspondances et Dossier critique », in Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 971.
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[8]
L’absence de pensée est pour H. Arendt également perte du sens de la réalité : « Qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. Mais ce n’était qu’une leçon, ce n’était pas une explication du phénomène ni une théorie à ce sujet », (Ibid., p. 1296).
-
[9]
(1130-1202).
-
[10]
Ici c’est avec Victor Klemperer que s’impose le rapprochement. Dans LTI, La langue du IIIe Reich, (Paris, Albin Michel, 1996, trad. E. Guillot, présentation S. Combe et A. Brossat), celui-ci soutient en effet que « La langue incarne l’esprit du temps […] elle met au jour ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler aux autres et à soi-même et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment ». Or, les mots pouvant s’avérer « de minuscules doses d’arsenic », V. Klemperer s’efforça de cerner les caractéristiques de la langue nazie : outre une effroyable homogénéïté, une pauvreté extrême, la langue du Troisième Reich réussit à s’insinuer « dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente », pp. 38 sq. Dans ses Autobiographical Reflections, Eric Voegelin écrivait pour sa part : « Je dirais par conséquent, que dans le cas de l’Allemagne, les destructeurs de la langue allemande au niveau littéraire et journalistique, tels que Karl Kraus les a caractérisés et analysés sur une période de plus de trente ans dans les numéros du Fackel, furent les véritables criminels responsables des atrocités national-socialistes, lesquelles ne sont devenues possibles qu’à partir du moment où l’environnement social avait été à tel point détruit par le vulgaire, qu’un individu authentiquement représentatif de cet esprit vulgaire a pu accéder au pouvoir », (edited and introduced by Ellis Sandoz, Louisiana State University Press, Baton Rouge et Londres © 1989/Louisiana Paperback edition 1996), p. 50.
-
[11]
[Les Mérovingiens ou la famille totale].
-
[12]
L’ouvrage Hitler et les Allemands s’achève sur un Appendice : « L’université et la sphère publique : sur la pneumathologie de la société allemande », (publié in Die deutsche Universität in Dritten Reich, Munich, Piper, 1966, et in The Collected Works of Eric Voegelin, t. 12 : Published Essays, 1966-1985, ed. Ellis Sandoz, 1990, pp. 1-36).
-
[13]
Projet d’université exposé dans son mémorandum de 1810, « Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin ».
-
[14]
Op. cit., p. 257.
Eric Voegelin, Hitler et les Allemands, Seuil, 2003, 340 pages, ISBN 2-02-039958-X, trad. Mira Köller et Dominique Séglard, Avant propos de Tilo Schabert
1Né en 1901 à Cologne, Eric Voegelin poursuivit ses études à Vienne à partir de 1910, et devint professeur associé de science politique à la Faculté de droit. Chassé par les nazis après l’Anschluss en 1938 compte tenu de son opposition à Hitler (qu’il exprima notamment dans quatre livres publiés entre 1933 et 1938 [1]), il échappa de peu à une arrestation de la Gestapo en s’enfuyant pour la Suisse. Peu après il émigra aux Etats-Unis où il enseigna successivement à Harvard, et à l’Université d’Alabama avant d’intégrer en 1942 le département du gouvernement de la faculté de l’état de Louisiane. Il demeura à Baton Rouge jusqu’en janvier 1958 et fut élu l’un des trois premiers Boyd Professeurs à LSU, y écrivant et publiant en anglais pendant seize ans les livres qui établirent sa réputation [2]. Devenu citoyen américain en 1944, il accepta en 1958 un poste de science politique à l’Université Ludwig Maximilian de Munich où il fonda le nouvel Institut de Science Politique, avant de retourner aux Etats-Unis en 1969, où il mourut en 1985.
2C’est au cours de ce séjour [3] à Munich qu’il prononça en 1964, et en allemand, ses leçons sur Hitler et les Allemands et non pas Hitler et le nazisme, ce qui eut été un cliché à ses yeux et dont il n’existe pourtant à ce jour qu’une édition en anglais. L’occasion immédiate de ces Leçons lui fut fournie par l’abondance de la littérature sur le sujet depuis le début des années soixante quand bien même Voegelin regrette-t-il le mutisme des politologues sur ce sujet décidément tabou , mais aussi par le déroulement des procès d’Auschwitz et de Limburg, consacrés à l’euthanasie, et enfin par « l’affaire Schramm » [4].
3Pour comprendre comment l’ascension d’Hitler au pouvoir a été possible, on ne doit pas isoler le personnage, mais le mettre en relation avec une « disposition » du peuple allemand, la « canaille », pour reprendre le terme de Karl Kraus et de Thomas Mann, s’étant montrée complice. La question de la petite bourgeoisie allemande, des philistins instruits, de la décadence intellectuelle des élites est donc au centre de ce livre.
4Toutefois, le défi le plus important est moins aux yeux de Voegelin, la maîtrise du passé (Vergangensheitbewältigung) que celle du présent, laquelle est entravée dès lors qu’on fait appel, ainsi que l’avait déjà bien vu Karl Jaspers [5] à la notion de « culpabilité collective », qui sert d’alibi à la responsabilité personnelle et élude la nécessité d’une « révolution spirituelle ». Cette résistance à la maîtrise du présent par où il faut entendre pour Voegelin non seulement le passage du passé au futur, mais également « la présence sous Dieu […] l’action en tant qu’elle est orientée par sa présence à Dieu » s’explique par l’ignominie des crimes et le sentiment de honte qui s’ensuivit.
5Comment un peuple de 70 millions de personnes a-t-il bien pu se laisser attraper par un idiot, qu’on y entende le nabal hébreu, celui qui n’a pas la foi, l’amathes, l’homme irrationnel et ignorant chez Platon ou encore le stultus de saint Thomas ? Si l’on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec l’absence de pensée et de jugement telle qu’elle caractérise Eichmann pour Hannah Arendt [6], la comparaison s’arrête néanmoins là, car pour Voegelin, cette bêtise qu’a partagée tout un peuple, consiste dans le refus de faire vivre notre participation au transcendant en se divinisant soi-même, en créant de façon grotesque un « homme nouveau », le risque étant de parvenir ce faisant à la déshumanisation de tous les autres êtres humains désormais au service du « surhomme ». Hannah Arendt avait salué la parution de La Nouvelle science du politique, qu’elle annonçait à K. Jaspers comme un ouvrage important, tout en précisant cependant qu’à son avis Voegelin se trompait en assimilant les idéologies modernes à des religions politiques séculières, et ce, quand bien même reconnaissait-elle, qu’il existait quelque rapport entre l’athéisme et le totalitarisme : « Il est vrai qu’un chrétien ne peut pas devenir un partisan de Hitler ou de Staline ; comme il est vrai que la moralité en tant que telle est en péril dès lors que la foi en Dieu qui donna les Dix Commandements n’est plus assurée. Mais c’est au mieux une condition sine qua non, rien qui puisse expliquer positivement ce qui est arrivé par la suite » [7].
6Pour Voegelin, quiconque se ferme à ou se révolte contre ce qui est commun (xynon), se soustrait du même coup à l’espace public de la communauté des hommes, il n’est plus un sujet, (Untertan), mais devient un homme privé (Privatmann) l’idiotes d’Héraclite. Or, il arrive tous les jours que l’idiotes devienne la figure socialement dominante. Cette perte du rapport de l’être humain au fondement divin où dans sa forme extrême, l’homme se considère comme le créateur du monde, forme de maladie de l’esprit que Schelling caractérisait de pneumathologie entraîne une perte de la réalité [8], l’action s’effectuant dès lors sur la base d’une vision fausse de la réalité, d’une « seconde réalité », expression revenant à Musil dans L’Homme sans qualité. Ce refus d’aperception de la réalité (Apperzeptionsverweigerung), récurrent en temps de crise et de déclin social, conduit alors soit à la création de « systèmes » (Nietzsche, Marx), fruits du désir de parvenir dès ici bas à l’au-delà, soit dans la pratique, au mensonge permanent.
7À l’arrivée d’Hitler au pouvoir, l’Église, dernier bastion garant de l’ordre spirituel de l’homme, a pourtant elle aussi participé à cette corruption, comme le montre l’expertise de la Faculté d’Erlangen du 25 septembre 1933, au terme de laquelle elle concluait que les Juifs assimilés résidant en Allemagne, (1 % à l’époque), étaient perçus comme une menace pour sa propre existence, compte tenu du « lien biologique avec un peuple déterminé, auquel, par destinée, nous ne saurions échapper ». Complice, l’Église l’est encore en ayant substitué à l’idée d’humanité l’idéologie romantique du Volkstum, et en ayant ignoré le caractère gnostique des régimes modernes comme le communisme ou le national-socialisme. Par « gnosticisme », Eric Voegelin entend les tentatives d’immanentisation qui, soucieuses de surmonter les incertitudes de la foi, abandonnèrent la transcendance pour conférer à l’homme et à son action dans le monde la signification d’un accomplissement eschatologique, prétendant ainsi accomplir le paradis sur terre. Faisant remonter ce phénomène au moine calabrais du XIIe siècle, Joachim de Flore [9], il en repérait les traces à l’œuvre dans la conception de l’histoire comme séquence de trois époques (Turgot, Comte, Hegel, Marx, le symbole nationaliste du Troisième Reich), dans le symbole du « chef » (Saint François, le dux de Dante, le Prince de Machiavel, les Surhommes de Condorcet, Comte et Marx), dans celui du « prophète » de la nouvelle époque qui détient la clé de la délivrance du monde, et enfin dans la communauté libre des personnes autonomes débarassées de toute organisation institutionnelle (le royaume marxiste de liberté et de suppression de l’État).
8La perte de la réalité, s’exprime en outre dans la perte des mots pour la caractériser, le langage lui-même étant devenu une réalité indépendante, ce que Voegelin nomme l’illettrisme dont l’élite s’est rendue coupable [10], et il en donne, entre autres exemples, trois études de cas portant respectivement sur le philosophe Heidegger, le pasteur Niemöller et l’hsitorien Schramm. Pourtant, dès avant 1933 K. Kraus avait engagé une analyse de la langue dans Die Fackel, tandis que Die Dritte Walpurgisnacht [La Troisième nuit de Walpurgis] (1933) dénonçait pour sa part les mensonges de la propagande. E. Voegelin rappelle le souvenir de ces quelques Allemands qui n’ont pas participé aux crimes, contribuant à la dénonciation de la « bêtise » ambiante Musil, dans De la bêtise, mais surtout dans L’Homme sans qualités dont le héros vit dans une réalité fantomatique à lui-même, Le Docteur Faustus de Thomas Mann, grande complainte d’un Allemand sur l’Allemagne, ou encore Heimito Doderer, qui, dans Die Merowinger oder Die totale Familie [11], privilégia la farce, le « grotesque » étant la forme littéraire décidément la plus adéquate à la problématique du nazisme.
9L’espace public de l’esprit n’étant donc pas absent en Allemagne, comment se fait-il qu’il ne soit pas devenu socialement dominant [12], pourquoi l’absence d’esprit c’est-à-dire, rappelons-le, la fermeture de l’homme au fondement (Grund) divin de son existence et la révolte contre ce fondement est-elle devenue réalité ? La faute en serait imputable, à en croire Voegelin, à la conception « narcissique » de l’université allemande, telle qu’elle a été conçue par Wilhelm von Humboldt [13] : l’éducation (Erziehung), l’art de la periagoge au sens platonicien, laquelle consiste à ramener l’homme vers le fondement, ayant cédé la place à une formation (Bildung) nébuleuse en vertu de laquelle l’individu, homme de l’anti-esprit de l’antiphilosophie, et de l’anti-espace public, se développerait dans toute sa singularité dans un type de société allant à l’encontre de toute société humaine. Ce renouveau de l’esprit, pour lutter contre la corruption gnostique et restaurer les forces de la civilisation, Voegelin estima l’avoir trouvé dans le monde anglo-saxon, et plus précisément dans la philosophie du common sense : « il subsiste une lueur d’espoir, car les démocraties américaines et anglaise, dont les institutions représentent de la manière la plus solide la vérité de l’âme, sont simultanément les puissances les plus fortes au niveau existentiel », concluait-il dans La Nouvelle Science du Politique [14].
10Sylvie Courtine-Denamy
J. Garelli, Introduction au logos du monde esthétique, Beauchesne, 2000
11Il y a un abîme, dans la phénoménologie, qui n’a pas été refermé par son fondateur et qui, laissé en héritage à ses successeurs en phénoménologie, les pousse à jeter un pont, à combler l’abîme, à en relever le défi. Cet abîme oppose l’ego transcendantal à l’ego naturel, l’activité à la passivité, l’antéprédicatif au logico-eidétique. L’énoncé logique aurait tendance à s’imposer à une formation plus souterraine et associative du monde, qui n’est plus considérée que dans son rapport final à la prédication. Le but serait alors de laisser le monde parler au lieu de discourir sur lui en l’oubliant. C’est le programme du livre de Jacques Garelli : Introduction au logos du monde esthétique. La référence au monde esthétique fournit du même coup la solution à ce problème des antinomies de la pensée phénoménologique : c’est l’activité artistique qui donne l’exemple de ce logos antéprédicatif. L’abîme qui traverse la phénoménologie de Husserl montre simplement l’impossibilité de passer du jugement réfléchissant au jugement déterminant, pour l’exprimer dans des déterminations kantiennes que J. Garelli reprend à son compte. C’est le jugement réfléchissant lui-même, en tant que jugement, qui indique la possibilité de donner l’expérience des choses autrement. Il s’agit en fait d’une « attention prolongée et soutenue » aux choses, qui découvre leur appartenance au monde, leur « rayonnement » pré-logique. Si le philosophe affirme parfois que la constitution du monde et des choses se fait d’une autre manière que la constitution des objets, il ne prend pas la peine d’en rechercher le logos, d’en rendre compte de manière approfondie et détaillée : « Le peu de considération que l’esprit traditionnel de philosophie attache à l’ordre perceptif, le manque de pratique aussi, à l’égard de la méditation directe en prise sur le monde sauvage n’éveillent aucun intérêt pour ce genre de question. La formation des philosophes, dans notre système éducatif, apprend certes à lire les textes, mais hélas pratiquement pas à méditer au contact perceptif avec les choses », dit fortement J. Garelli.
12La caractéristique primordiale de ce monde esthétique est le fait d’être pré-individuel. C’est pourquoi la première partie du livre est consacrée à l’appréhension de tout ce qui, dans les concepts d’Expérience et jugement, dépasse l’appréhension individuelle des choses : la structure englobante du monde, attestée dans la croyance d’être fondamentale à quoi renvoie le monde, et qui est le fond sur lequel les choses se font valoir comme étant ; les potentialités et les structures d’horizon du monde, qui excèdent sans chose la chose individuelle ; les sédimentations, qui montrent que les objets constitués sont reversés à la passivité du monde ; enfin la constitution passive des modalités doxiques telles qu’elle est opérée dans Expérience et jugement à partir de la croyance d’être préalable. D’ailleurs, cette dimension pré-individuelle du monde, sur laquelle l’auteur souhaite mettre l’accent pour montrer qu’un logos en est possible, a pour conséquence un peu paradoxale que l’auteur trouve les prodromes de son projet bien plus chez Husserl, dans son analyse des synthèses passives, que chez Heidegger. En effet, ce dernier affirme que l’être est être de l’étant, et cette référence constante à l’état a pour conséquence qu’il tient plus fermement que son maître à la présupposition de l’individualité. Ce n’est pas dans la direction du monde sensible en effet que l’individualité peut être surmontée, mais dans l’angoisse, qui laisse le monde être monde. Menée à la fin du livre, cette critique porte sur la liaison entre Dasein et ipséité, qui confirme cette présupposition de l’individualité.
13Ayant découvert les prodromes de son projet chez Husserl, J. Garelli consacre la deuxième partie de son livre à critiquer le pas trop rapide effectué par Husserl en direction d’un idéal de connaissance qui ne peut qu’empêcher la découverte d’un logos de la passivité. Il faut toutefois rendre à Husserl cette justice, que l’auteur lui rend volontiers : la contemplation de la chose comme substrat est tout autre que la fixation de la chose dans l’ordre de la logique prédicative. Passer de l’un à l’autre implique une modification intentionnelle : le sujet de la proposition prédicative est corrélatif d’une identification et d’une itérabilité qui se rattache directement à la connaissance logique et à sa « volonté de possession ». Husserl distingue très clairement ces deux niveaux, celui de la chose et celui de l’objet, mais le problème est qu’il n’autorise d’accès à la connaissance qu’à la modalité identitaire et répétable de l’objet. Un autre logos n’est pas envisagé, et Husserl « atteint une pensée “restreinte” ». La finalité de J. Garelli n’est pas de contester le primat de la logique au nom de la passivité, car la logique a justement le logos que le monde n’a pas, mais de prétendre c’est le but d’ensemble de l’ouvrage que le monde lui-même a un logos, et que ce logos est esthétique.
14Dans une seconde étape de cette deuxième partie, l’auteur, qui procède avec rigueur et clarté, doit accomplir un pas supplémentaire : déconstruire ce primat de la logique, en montrant que la logique elle-même doit tenir compte de sa propre dimension de passivité, c’est-à-dire de la grammaire, qui la fonde, est entrelacée à elle et lui retire sinon sa pertinence, du moins son exclusivité de logos. C’est l’examen de la différence, qui répercute les autres différences, entre syntaxique et syntactique, qui a lieu en prenant appui sur la linguistique de Benveniste. Celle-ci permet en effet de refuser de « traiter les catégories logiques dans l’absolu ». L’auteur montre que cette différence syntaxique-syntactique n’est jamais élucidée de manière satisfaisante, et c’est à partir de cette aporie qu’il trouve nécessaire de recourir au schématisme transcendantal kantien : la médiation de ces deux moments est pré-catégoriale. Ce n’est plus « un simple problème grammatical et logique », qui ne s’était posé que parce que la médiation était tentée depuis le primat du logique. Ainsi les points de vue logiques et linguistiques apparaissent-ils tous deux comme réducteurs.
15Après avoir fait ressortir l’activité pré-conceptuelle de l’entendement dans la synthèse de recognition qui rend possible la prise en compte du « X en général », l’auteur montre en quoi cette activité est un préalable à la compréhension du libre jeu de l’entendement et de l’imagination dans la Critique de la faculté de juger, dans la mesure où il faut comprendre ce libre jeu comme une « connaissance en général ». Ainsi l’expérience esthétique est-elle décloisonnée et indexée à la réflexion de l’auteur sur le logos. La réflexion kantienne sur le schématisme permet ainsi à l’auteur d’accéder à un niveau véritablement phénoménologique, qu’il oppose à un niveau idéaliste, la distinction des deux niveaux étant l’objet de la quatrième partie, s’enracinant dans un commentaire de la Sixième méditation rédigée par E. Fink et annotée par Husserl. La Sixième méditation se veut en effet une architectonique et une méthode au sens kantien, et elle est fondée sur le concept de réflexion. En reprenant la critique que fait Merleau-Ponty de l’« esprit de réflexion », l’auteur oppose justement la « réflexion » au sens kantien à la réflexion telle qu’elle est pratiquée dans la réduction transcendantale. C’est l’incorporation du corps au monde, que Merleau-Ponty a analysée à travers la structure du chiasme, qui permet d’accéder méthodiquement au lieu « sauvage et barbare, où choses et pensée surgissent par empiétement et différenciation ». C’est ce lieu qui est manifesté dans les œuvres d’art. La pensée platonicienne de la chôra, qui est pré-individuelle et n’est approchée en tant que telle que dans le rêve, sert à préciser ce qu’est ce lieu, avant que les œuvres artisitiques de Proust, Breughel l’Ancien, Tristan Tzara ne viennent illustrer ce que serait une pensée esthétique du temps, de l’espace et du rêve. C’est la partie du livre qui convainc le moins, car les œuvres artistiques nous y semblent n’avoir de fonction que d’illustration. Or, le rapport de la théorie philosophique du logos esthétique et des œuvres ne peut être celui de l’essence au fait, ou de l’essence à l’exemple. En effet, si les œuvres voient les choses dans leur rayonnement grâce à une « attention prolongée et soutenue », elles apportent aussi du même coup une autre vérité sur les choses qu’elle met à jour et découvre. Il nous semble que c’est alors en se guidant sur ces singularités que l’œuvre met à jour dans leur apparition pré-individuelle qu’une telle philosophie du logos esthétique peut se faire valoir. Sinon, elle retombe dans l’aporie où tombait la logique : ignorer ce qui la fonde. Si on en appelle à une attitude méditative du philosophe devant les choses, et si on pense que cette méditation est accomplie dans ce logos qu’est l’œuvre d’art, alors le philosophe doit se mettre à l’écoute de ces œuvres non plus en jouir esthétiquement, mais en tirer des leçons, en apprendre de nouvelles choses. Par différence, on pourrait se référer aux leçons philosophiques que le jeune Lukacs tire par exemple des œuvres littéraires de Dostoïevski, de Flaubert ou de Goethe : chacune de ses œuvres disposent un monde dans lequel, de manière pré-individuelles, les relations entre le moi et le monde se trouvent refondées.
16Le livre de J. Garelli, d’une écriture à la fois riche et claire, déployant une grande érudition et une grande maîtrise des textes dans leur problématique, établit des rapports historiques souvent très éclairants et suggestifs, mais nous semble en sa fin céder à un travers de nombreux livres phénoménologiques : s’inspirer d’un champ de positivité art, théologie, mathématique, etc. qui n’est en fait que prétexte à une nouvelle inflation spéculative à l’intérieur de la phénoménologie.
17Philippe Quesne
Alain de Libera, La Référence vide, Théories de la proposition, PUF, 2002, 358 pages
18Après l’analyse de certaines des théories les plus importantes, tardo-antiques et médiévales de l’abstraction (L’Art des Généralités, Aubier, 1999), Alain de Libera reconstruit avec la Référence vide, en regard ou à l’aide de positions « analytiques » contemporaines, quelques unes des théories de la proposition, ou du signifié propositionnel, qu’a connues le Moyen Age essentiellement aux quatorzième et quinzième siècles. Déjà en 1991, dans son article « Roger Bacon et la référence vide », De Libera se proposait de faire voir la « diversité rebelle (Vignaux) » inscrite entre le champ problématique des Médiévaux et celui de Meinong sur le problème des objets inexistants et/ou impossibles. Sur un même problème, affirmait-il en effet, celui en l’espèce des particuliers non-existants, Alain de Libera prétendait montrer deux choses : [1] que la théorie médiévale de l’esse essentiae, héritée d’un Avicenne quelque peu incompris, n’était pas une version anticipatrice de l’Aussersein de Meinong ; [2] que « le rapport des termes (habitudo terminorum) », étudié en lui-même par les Thomistes de Cologne, et qui leur permettait d’affirmer que l’âne peut braire (rudibilis), à supposer qu’aucun âne n’existât, ou ne subsistât selon un mode d’être essentiel, ne pouvait stricto sensu se confondre avec la théorie des objets apatrides. Bien sûr, le Moyen Age a affronté le problème des objets impossibles le Christ au tombeau était-il encore un homme, lors même qu’un homme mort en bon aristotélisme est un monstre logique comparable au cercle carré ?, tout de même que le Moyen Age a affronté le problème des objets inexistants Alain de Libera n’a-t-il pas lui-même édité (1991) une série de sophismata anonymes sur le thème Omnis homo est animal, nullo homine existente ? ; mais la promotion d’une troisième forme d’être à la fin du Moyen Age à côté de l’être d’essence et de l’être d’existence devait être comprise à l’intérieur de la tradition aristotélicienne, lors même que la tentative de Meinong était précisément un dépassement de cette tradition.
19C’est la même idée que De Libera défendait en 1997 dans son article « Subsistance et existence : Porphyre et Meinong ». Comme il l’écrivait alors : « Une ousia desexistentialisée, chassée avec Avicenne, de toutes les demeures possibles de l’être, d’abord extramental puis intramental, ne donnera jamais un objet apatride, mais seulement un sujet exténué ou, pis encore, une idée divine ». On voit précisément le problème : certes, les Médiévaux (exemplairement, Duns Scot) et la scolastique moderne ont eu tendance à élargir la notion d’être à celle de pensable ou d’intelligible (ens ut cogitabile, ou ens ut aliquid). A côté de l’être d’essence et de l’être d’existence, l’être était pris en une troisième acception : comme ce qui n’est pas rien parce qu’il est logiquement consistant, comme ce qui est représentable même s’il n’est rien d’existant dans l’horizon d’un plan d’objectité, tel un « presque rien qui fait maintenant l’objet de la science la plus générale » (J.-F. Courtine). Mais, précisément, les Médiévaux ont réglé cet élargissement du sens de l’être sur la mesure donnée par la possibilité logique, sur ce qui pouvait être rationnellement dit ou pensé, « en direction du possible actuel ou non actuel, c’est-à-dire du créable [par Dieu] » (A. de Libera). Le vrai problème de la comparaison entre la théorie de Meinong et les théories médiévales, se pose en fait une fois passé « le seuil représenté par le passage à la problématique des impossibilia (J. Benoist) ».
20Les Médiévaux n’ont guère pensé au-delà d’une métaphysique de l’être compris comme possible, logiquement consistant, représentable. Il n’y a pas eu pour eux d’objets hors de l’être « tel qu’il serait vrai d’affirmer de tels objets qu’il n’y a pas de tels objets ». S’ils acceptent une troisième région de l’être pour les quiddités théorie de l’ens diminutum chez Scot, par exemple , les Médiévaux n’ont pas développé une ontologie des irrealia ou exploré un champ extraontologique et prémeinongien. L’impossible n’a pour eux d’existence ou de subsistance que pour l’âme, et non en soi. Entre la théorie de Meinong et celles des Médiévaux, il y a certes des parentés, qui renvoient aussi bien à l’histoire peut-être « destinée à demeurer lacunaire (Courtine) » de la tinologie, à ce passage de témoin entre la scolastique la plus tardive et la pensée autrichienne sur le problème de l’être compris comme aliquid (comme un quelque chose représentable, comme ce qui n’est pas rien). Mais il y a surtout une incommensurabilité : d’un côté, l’exténuation moderne de la métaphysique d’Aristote ; de l’autre, une tentative de sortir de la métaphysique, de penser la possibilité de ce qu’elle ne pensait pas : son au-delà, qui ne soit pas un pur néant.
21S’il ne revient pas sur les thèses qu’il défendait [les pensées inspirées d’Avicenne n’anticipent sur Meinong qu’en ce que la théorie meinongienne a de moins original, c’est-à-dire hors la question du « mode d’être » des impossibilia, des objets apatrides entièrement extérieurs à l’être (heimatlose)], Alain de Libera explore les limites de l’incommensurabilité des epistemè médiévale et contemporaine, pour fixer précisément des points de divergence ou, ce qui est plus nouveau, de tangence. A ce titre, la théorie de la « cinquième dimension du temps » défendue par Marsile d’Inghem la dimension de l’impossible ou la thèse de Grégoire de Rimini sur le « faux impossible » retiennent son attention ; mais c’est pour admettre, avec P. Farago-Bermon, que la notion de complexe significabile chez Grégoire n’ouvre pas la porte à une théorie de l’irréel, dès lors que, même pour la science de simple intelligence en Dieu, « l’objectivité possible inclut l’objectivité réelle »(P. Farago).
22Cette reprise de la confrontation entre le Moyen Age et Meinong n’est cependant pas le seul objet de l’ouvrage, ni, peut-être, son intérêt premier. L’objet premier que s’est donné Alain de Libera est de savoir s’il a existé dans la tradition médiévale quelque chose comme le « troisième domaine » de Frege, compris comme le « royaume » où situer le sens des propositions (pensées) en l’absence de tout « porteur ». Pour mener à bien son projet, De Libera utilise principalement les notions de Truth-maker (Veri-facteur) et Truth-bearer (Veri-porteur), telles qu’elles ont pu être thématisées dans l’article devenu classique de Mulligan, Simons et Smith de 1984. Ce choix lui permet de relire Grégoire de Rimini, en voyant dans son œuvre une théorie de l’Archi-Truth maker théorie de la Prima Veritas , ou dans l’œuvre de Pierre d’Ailly une théorie de l’Archi-truth bearer théorie de la grande proposition. Semblablement, De Libera utilise la notion contemporaine (1926) de « tropes » pour montrer, contre Martin et Marenbon, que l’idée qu’Abélard est « un anti-réaliste favorable à la transférabilité des tropes » est pour le moins inadéquate. En mobilisant les concepts de Truth-maker, Truth-bearer, tropes, De Libera met au jour la puissance de raison de théories médiévales qui pouvaient nous paraître obscures.
23On soulignera ici deux ou trois points particulièrement intéressants : premièrement, la question du mal. Dans ses premiers articles sur la référence vide, De Libera avait déjà souligné le paradoxe du mal, qui n’est ni un objet non-existant (comme la montagne d’or), ni in objet impossible comme l’hercicervus, ni un être subsistant, ni un non-être. En commentant en 1997 la thèse de Proclus, reprise par Denys, sur la « subsistance-existence » du mal [le mal n’a pas d’hypostasis, il a seulement « une parhypostasis…dont le mode d’être se définit par une double négation : ce qui n’est ni un « en-soi » ni un participant »], l’historien voulait montrer essentiellement l’indiscernabilité de l’idée de subsistance et d’existence dans le concept grec d’uphistastai, sa démarche étant essentiellement réglée sur un demonstrandum : « s’ils abordent à leur manière l’hypothèse d’une troisième région de l’être pour les essences […] les Médiévaux ne l’abordent pas pour les impossibilia ». Dans la Référence vide, le problème se déplace quelque peu. La nature parhypostatique du mal n’a plus pour fonction de mettre indirectement au jour le lien d’indiscernabilité entre existence et subsistance dans le concept d’hypostasis (et donc la difficulté de penser un monde de subsistance qui fasse nombre avec un mode d’existence, à la manière de Meinong), mais De Libera tente plutôt d’analyser au plus près et directement cette nature parhypostatique dans l’œuvre de Grégoire de Rimini. Si le mal n’est rien, n’est aucune entité, il ne peut dès lors causer aucun acte de volition : le mal ne saurait être voulu. Mais que le mal ne puisse rien causer, n’étant rien, ne signifie pas que la volonté mauvaise soit impossible. Bien plutôt faudrait-il dire que la volonté mauvaise, l’aversion du Bien ne pouvant être causée par un objet mauvais, est le produit spontané et libre de la seule volonté. Mais quel est le mode d’être qu’il faut reconnaître dès lors à cette volonté, si la volonté mauvaise renvoie bien à un quelque chose (aliquid) ? Ce à quoi aliquid renvoie la volonté mauvaise, c’est au signifiable complexement que nous « signifions » lorsque « nous disons que la volonté se détourne de Dieu et se tourne vers la créature ». Or ce signifiable complexement n’est, stricto sensu, rien.
24Car et c’est le second point que nous voudrions relever dans l’ouvrage « que » signifie la proposition chez Grégoire ? Quel type d’être doit-on accorder à ce signifié de la proposition, ce signifiable complexement qui fait que la proposition que j’énonce est vraie ou fausse (qui est son truth maker) ? La position de Grégoire est simple : le signifié de la proposition, le signifiable complexement, qui rend vraie une proposition, n’est rien, n’a pas d’entité, n’est pas une essentia vel entitas existens. Alors qu’en 1936 Hubert Elie faisait du signifiable complexement quelque chose (aliquid), et y voyait un équivalent de l’Objectiv de Meinong, De Libera prétend tout au contraire que le « signifiable complexement » ou le signifié de la proposition chez Grégoire, n’est rien (nihil), n’est pas quelque chose, si quelque chose signifie une essence ou une entité existante. Ainsi la thèse de De Libera sur Grégoire peut-elle se décliner en trois temps : premièrement, le Truth maker de la proposition par exemple celui de la proposition « l’homme est un animal » , est un « signifiable complexement » en l’espèce l’homme-être-animal (hominem esse animalem) ; ce « signifiable complexement » n’est rien, il n’est pas quelque chose (aliquid), un « état de fait » ou encore l’équivalent de l’Objectif de Meinong (comme le pensait Elie) ; enfin le signifié total et adéquat de la proposition, s’il n’est pas une chose existante, peut cependant être saisi dans une nouvelle énonciation cette possibilité d’être énoncé constituant son seul « mode » de « réalité » : ce que c’était pour X d’être cela, ce que c’était pour l’homme que d’être animal ( esse animalem). Comme le dit De Libera : « Quod qui erat esse.. pour X ou y, est-on vraiment si loin d’Aristote ? ».
25On comprend donc que le signifié de la proposition qui énonce l’aversion du Bien par la volonté n’est rien d’existant ou de subsistant. Mais et c’est ce qui commande une autre analyse particulièrement riche de l’ouvrage , si le signifiable complexement n’est pas quelque chose en ce sens-là, n’est-il pas cependant quelque chose au sens où il est vrai, au sens même où « le signifiable complexement » est « énonçable » (peut être l’objet d’un énoncé) ? Aliquid peut signifier en effet soit ce qui est existant ou subsistant (sens 1), soit ce qui est vrai (sens 2). En fait, si le « signifiable complexement » est le truth maker de la proposition, et n’est rien (d’existant ou de subsistant), il a bien un être, celui de l’être-vrai, en tant qu’« énonçable » vrai. Mais qu’est-ce qui garantit la vérité, et donc l’être(-vrai) du « signifiable complexement », sinon un Juge suprême capable d’assentir à la vérité ou à la fausseté de tout « énonçable » ? Pour Alain de Libera, qui suit ici P. Farago-Bermon, Dieu est ainsi pour Grégoire comme un Archi-truth-maker. Plus précisément, si les « signifiables complexement » ne sont rien de subsistant, et qu’ils ont à la rigueur cet être diminué qu’est l’être-vrai, c’est qu’en réalité Grégoire n’attribue aux « énonçables » vrais aucun être : il n’attribue d’être qu’à Dieu, Première Vérité. La vérité de la proposition dépend donc (comme de son truth maker) du signifiable complexement qui ne tire sa vérité (son être-vrai) que de la Prima Veritas Dieu (comme Archi-truth-maker). Réciproquement : une proposition est fausse si son complexe significabile n’est pas jugé vrai par la vérité première (Dieu comme archi-truth-maker). Comme le dit De Libera, « la théorie spécifiquement grégorienne est celle de l’assentiment divin » (P. Farago), et non celle du « signifiable complexement » compris sous les espèces de l’Objectiv meinongien (Elie).
26Mais à côté de cette Première Vérité qui assentit aux « énonçables » vrais, et n’assentit pas aux « énonçables » faux (ces « énonçables » faux auquel Dieu n’assentit pas, et qui sont par là même moins que rien seraient à rapprocher/distinguer de « l’ objectif non-subsistant » de Meinong), ne pourrait-on pas imaginer une Premiere Fausseté comme un Archi-false-maker qui rendrait fausses les propositions fausses ? Dans l’interprétation que Thomas Bricot a ainsi donné de la théorie grégorienne à la fin du Moyen Age, si un énoncé est faux, c’est soit parce que la Première Vérité n’a pas assenti à « l’énonçable », soit parce que « l’énonçable » a été jugé faux par une Première Fausseté. Grégoire, bien sûr, n’admet pas une telle Prima Falsitas. D’ailleurs, que pourrait-elle être sinon, comme le dit Bricot, un « pessimus daemon » qui de toute éternité n’aurait jamais pu juger vrai… Et si Grégoire n’admet certes pas l’existence d’un tel Malin Génie, reste que ses analyses dessinent en creux la rationalité d’une hypothèse cartésienne bien connue et qui trouve ici une place possible quoique historiquement non occupée dans une théorie cohérente de la vérité des propositions.
27Pour l’actualité des philosophies médiévales (leur confrontation avec les théories contemporaines de la proposition vraie), pour leur histoire (une nouvelle interprétation de Grégoire), comme pour l’histoire générale de la philosophie (la mise au jour d’une aventure commune à la tradition analytique et continentale), le livre d’Alain de Libera propose de nombreuses clefs.
28Christophe Cervellon
Notes
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[1]
Die Rassenidee in der Geistesgeschichte von Ray bis Carus, (Junker & Dünhaupt, 1933), Rasse und Staat (Tübingen, Berlin, JCB Mohr, 1933), Der autoritäre Staat (Vienne, Springer, 1936), Die politischen Religionen (Wien, Bermann-Fischer, 1938/ Les Religions politiques, Trad. et Avant Propos de J. Schmutz, éd. du Cerf, 1994).
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[2]
Quinze livres en tout, parmi lesquels The New Science of Politics (Chicago, 1952), élaboré à partir des Walgreen Lectures qu’il avait prononcées l’année précédente ; et les trois premiers volumes de Order and History : Israël and Revelation, The World of the Polis, Plato and Aristotle (LSU, 1956, 1957). Seuls ont été traduits à ce jour en français Les Religions politiques, (éd. du Cerf, 1994, trad. et avant-Propos de J. Schmutz), et La Nouvelle Science du politique (Trad., notes et Préface de S. Courtine-Denamy, Le Seuil, 1999).
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[3]
Sa conférence inaugurale à Munich en 1958 était intitulée « Wissenschaft, Politik und Gnosticism » [Science, Politique et Gnosticisme], (Kösel, 1959 ; éd. anglaise 1968).
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[4]
Historien du Moyen Age réputé qui, dans une série d’articles parus dans le Spiegel, brossait un portrait de Hitler intitulé « Anatomie d’un dictateur », et dont le jugement positif suscita une série de réactions de la part des lecteurs.
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[5]
La Culpabilité allemande, (1946), (Minuit, 1990, trad. J. Hersch, Préface P. Vidal Naquet).
-
[6]
Voir notamment le Post-Scriptum à la seconde édition d’Eichmann à Jérusalem : « Simplement il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. C’est précisément ce manque d’imagination […] Il n’était pas stupide. c’est la pure absence de pensée ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque », Arendt, Eichmann à Jérusalem, (Paris Gallimard, Quarto, 2002. Edition sous la direction de Pierre Bouretz, trad. Anne Guérin [1966], revue par M.I. Brudny de Launay 1991] pour folio histoire, Révision par Martine Leibovici), p. 1295-1296. H. Arendt reprendra ce motif de l’absence de pensée dans La Vie de l’esprit, T. 1, « La pensée », (PUF, 1981, trad. L. Lotringer), p. 19.
-
[7]
« Correspondances et Dossier critique », in Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 971.
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[8]
L’absence de pensée est pour H. Arendt également perte du sens de la réalité : « Qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. Mais ce n’était qu’une leçon, ce n’était pas une explication du phénomène ni une théorie à ce sujet », (Ibid., p. 1296).
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[9]
(1130-1202).
-
[10]
Ici c’est avec Victor Klemperer que s’impose le rapprochement. Dans LTI, La langue du IIIe Reich, (Paris, Albin Michel, 1996, trad. E. Guillot, présentation S. Combe et A. Brossat), celui-ci soutient en effet que « La langue incarne l’esprit du temps […] elle met au jour ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler aux autres et à soi-même et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment ». Or, les mots pouvant s’avérer « de minuscules doses d’arsenic », V. Klemperer s’efforça de cerner les caractéristiques de la langue nazie : outre une effroyable homogénéïté, une pauvreté extrême, la langue du Troisième Reich réussit à s’insinuer « dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente », pp. 38 sq. Dans ses Autobiographical Reflections, Eric Voegelin écrivait pour sa part : « Je dirais par conséquent, que dans le cas de l’Allemagne, les destructeurs de la langue allemande au niveau littéraire et journalistique, tels que Karl Kraus les a caractérisés et analysés sur une période de plus de trente ans dans les numéros du Fackel, furent les véritables criminels responsables des atrocités national-socialistes, lesquelles ne sont devenues possibles qu’à partir du moment où l’environnement social avait été à tel point détruit par le vulgaire, qu’un individu authentiquement représentatif de cet esprit vulgaire a pu accéder au pouvoir », (edited and introduced by Ellis Sandoz, Louisiana State University Press, Baton Rouge et Londres © 1989/Louisiana Paperback edition 1996), p. 50.
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[11]
[Les Mérovingiens ou la famille totale].
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[12]
L’ouvrage Hitler et les Allemands s’achève sur un Appendice : « L’université et la sphère publique : sur la pneumathologie de la société allemande », (publié in Die deutsche Universität in Dritten Reich, Munich, Piper, 1966, et in The Collected Works of Eric Voegelin, t. 12 : Published Essays, 1966-1985, ed. Ellis Sandoz, 1990, pp. 1-36).
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[13]
Projet d’université exposé dans son mémorandum de 1810, « Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin ».
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[14]
Op. cit., p. 257.