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Article de revue

Les concepts meurent-ils ? Survivances et revenances dans les sciences

Pages 151 à 167

1 Qu’est-ce un concept scientifique ? Et un concept scientifique peut-il mourir ? Pour répondre à ces questions, on partira de l’affirmation d’Émile Meyerson (rapportée notamment par Willard Van Orman Quine) selon laquelle « l’ontologie fait corps avec la science et ne peut en être séparée ». Déclarer cela, c’est reconnaître au cœur de l’activité scientifique le caractère incontournable de la conceptualisation, à rebours de toute approche strictement positiviste. C’est admettre, aussi bien, la consistance et la subsistance propres des formes conceptuelles ainsi envisagées, par-delà le flux des phénomènes. Mais ces vues doivent être complétées par une évocation de théoriciens de la connaissance contemporains de Meyerson, Léon Brunschvicg, Raymond Ruyer et Étienne Souriau : ces penseurs s’avèrent en effet particulièrement éclairants pour comprendre en quoi peut consister le travail singulier, pour tout dire philosophique, de la conceptualisation ou de la thématisation dans les sciences. Par-delà les exemples pris par les épistémologues français dans l’histoire de la physique ou de la chimie, on s’emploiera à appliquer leur programme à différents champs contemporains, en se concentrant sur certaines « revenances » conceptuelles qui s’imposent en sciences humaines.

1. Le modèle épistémologique des modèles scientifiques

1.1. De l’ontologie au paradigme : Meyerson, Koyré, Kuhn

2 On partira de deux axiomes énoncés par le philosophe des sciences Émile Meyerson, sans doute les plus connus de sa théorie de la connaissance (le premier a été repris par Quine dans « Les deux dogmes de l’empirisme » [Quine 1951, 80]) : « l’ontologie fait corps avec la science et ne peut en être séparée » [Meyerson 1926b, 439] et « l’homme de science fait de la métaphysique comme il respire » [Meyerson 1921, 23]. Une telle approche est antipositiviste, Meyerson prenant très exactement le contre-pied d’Auguste Comte. Là où ce dernier affirmait aux états théologique et métaphysique succède historiquement – en même temps axiologiquement – un état positif, Meyerson avance la parfaite simultanéité ou synchronicité de tels états à tout moment de l’histoire des sciences, dans quelque pratique scientifique que ce soit. Toute théorie scientifique enveloppe des hypothèses, métaphysiques ou théologiques, en même temps elle se réfère à des données empiriques, et les progrès dans les sciences sont bien souvent, et même le plus souvent et le plus significativement, des progrès dans la théorie.

3 Une telle conception ne suppose rien de moins que la réintroduction de toute la philosophie dans les sciences. La recherche scientifique est dépendante d’activités de thématisation on croit généralement réservées à l’histoire de la philosophie. Dans le droit fil de Meyerson, Alexandre Koyré et Thomas Kuhn ont été amenés à déclarer que les démarches scientifiques sont inséparables de progrès dans la pensée, de modifications dans la « substructure » métaphysique d’une époque, « d’idées para- ou ultra-scientifiques », d’un « “horizon” philosophique des théories concourantes », que la « présence d’une ambiance ou d’un cadre philosophique » est la « condition indispensable de l’existence même de la science » [Koyré 1955, 253–257], ou encore elles sont dans la dépendance de modèles « paradigmatiques » partagés par toute une communauté savante [Kuhn 1970].

4 La connaissance chemine en s’appuyant sur deux côtés : l’identification de structures formelles, que la philosophie depuis son apparition en Grèce se donne pour tâche de décrire ; la confrontation de ces formes à des matières diverses prélevées sur l’expérience. Les philosophes des sciences dont nous parlons ne prétendent pas ici à la nouveauté. C’était déjà peu ou prou ce que proposait Platon au moment où, fondant la philosophie, il insistait sur le jeu du Même et de l’Autre. Comme l’écrit Koyré commentant le platonisme de son « maître » Meyerson, la raison est « partout et toujours tendance vers le Même, vers l’identité, vers l’Un ; et partout et toujours elle s’oppose – et cherche à s’opposer – au divers, au devenir, à l’Autre » [Koyré 1946, 125]. Mais si se revendiquer de Platon en philosophie n’a rien d’original, cela l’est davantage de le faire au cœur de la philosophie des sciences. Platon et le platonisme offrent des modèles pour l’épistémologie contemporaine dans la mesure où ils fournissent aux savants eux-mêmes des modèles formels, ou le modèle de leurs modèles.

5 Koyré n’a eu de cesse de souligner l’importance du platonisme dans la genèse même des théories de la science moderne, notamment chez Galilée [Koyré 1943]. Kuhn, pour sa part, n’a pas hésité à dire tout ce que son idée de la « science normale » doit à Meyerson et à Koyré. Parallèlement à l’appui il trouve dans les études galiléennes de Koyré, il reprend les analyses historiques de Meyerson sur la théorie chimique du phlogistique : le phlogistique ou vertu de combustibilité était, autant que l’oxygène qui lui a succédé en le renversant, une hypothèse sur la nature du réel, la présupposition d’une identité substantielle dont les modifications phénoménales observées étaient censées découler [Kuhn 1970, 8, 83–92, 105–108, 125–130, 204–205, 208, 214, 218]. Le phlogistique relève de l’ontologie au sens de Meyerson, d’un paradigme au sens de Kuhn. Il est à peine besoin de préciser que l’idée même de « paradigme » est d’ascendance platonicienne. Quelles que soient les difficultés que Kuhn lui-même a pu avoir à fournir une définition univoque de son concept épistémologique central [Kuhn 1970, 237–284], une chose est sûre : une de ses acceptions au moins est platonicienne. Sans doute cette acception est-elle la plus ancienne et la plus fondamentale, la plus paradigmatique oserait-on dire.

6 Ce qui est vrai de Platon l’est a fortiori de penseurs moins éloignés de nous dans le temps, de Descartes ou de Hegel : ils représentent pour les épistémologues, et pour les savants qui prêtent attention à ces derniers, des modèles d’explicitation de l’ontologie dans les sciences. Ainsi, Meyerson décrit Einstein comme le continuateur de Descartes ou de Hegel dans le livre il consacre en 1926 à la théorie de la relativité, La Déduction relativiste [Meyerson 1926b]. C’est que, des uns aux autres, il y a continuité du point de vue d’une déduction intégrale du réel, même si la nature de la déduction diffère ici et là : elle est purement conceptuelle et « qualitative » chez Hegel, qui promeut une logique dialectique, alors elle est géométrique et « quantitative » chez Descartes et Einstein. Comme l’écrit Einstein dans son compte rendu de La Déduction relativiste, « ce caractère déductif et constructif permet à M. Meyerson une comparaison extrêmement ingénieuse de la Relativité avec les systèmes de Hegel et de Descartes. Il attribue le succès de ces trois théories auprès des contemporains à la rigueur de l’enchaînement logique et du développement déductif » [Einstein 1928, 225]. Et Einstein de conclure dans une confidence à son traducteur français reprise par Meyerson :

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Hé quoi, ce démon de l’explication, que j’avais remarqué chez Descartes et chez tant d’autres et qui m’avait paru si étrange, ce démon, j’en suis donc possédé moi-même ? Voilà quelque chose dont j’étais à cent lieues de me douter. Eh bien, j’ai lu votre livre, et je l’avoue, je suis convaincu.
[Metz 1934, 179–180], [Meyerson 1926b, 36–37, 124–131]

8 Meyerson va jusà affirmer que les hypothèses explicatives de Descartes et Einstein rencontrent de plus grandes résistances dans le réel que les hypothèses les plus spéculatives de la Naturphilosophie allemande. Dans le même temps, il insiste sur la plus grande portée explicative de leur postulation ontologique, le succès plus net dans leur déduction du réel. Il n’y a là aucune contradiction : la portée explicative n’empêche pas les résistances irrationnelles, c’est presque le contraire qui est vrai. Plus loin s’étend le filet de l’explication, plus fines et mieux déterminées sont les arêtes des résistances opposées par la nature à nos prétentions. Au contraire, Hegel, dont la déduction chemine pour ainsi dire sans résistance, ne rencontre pas ou peu le réel : jamais falsifiées, ses théories ne sont pas davantage vérifiées.

9 Quoi il en soit des différences de nature et de valeur des hypothèses, une évidence demeure, pour Meyerson comme pour son lecteur Einstein : la géométrie cartésienne, la dialectique hégélienne, enfin la théorie de l’espace-temps relativiste relèvent d’un même paradigme ou métaparadigme déductiviste.

1.2. L’approfondissement architectonique de l’épistémologie : l’apport de Brunschvicg

10 Il faut cependant approfondir la réflexion épistémologique sur les modèles scientifiques. Car par-delà les points d’identification sémantiques d’entités auxquels s’attache Meyerson, il importe d’être attentif aux points syntaxiques d’enchaînement d’une identité (ou d’une entité) à d’autres. Le meyersonisme vaut d’être complété au moyen des aperçus historico-critiques de son meilleur ennemi français Léon Brunschvicg, le grand-père de l’épistémologie historique, et même de la tradition historiographique française, de Jules Vuillemin à Martial Gueroult compris. Il apparaît que les idées scientifiques sont redevables de très complexes architectoniques structurales, constituées non pas seulement d’un point d’identification, mais d’une foule de tels points, tous reliés les uns aux autres par de subtiles lois de composition. Et il faut non seulement le dire, mais le voir très précisément sur des exemples de doctrines passées, par exemple celles, emblématiques, d’Aristote et de Descartes.

11 Avec sa doctrine des éléments, Aristote apparaît aux yeux de Meyerson comme le champion des « théories de la qualité ». Quant à Descartes, on lui doit la thèse de la conservation de la quantité de mouvement dans l’univers, elle-même adossée à l’idée de l’immutabilité divine. Il est essentiel dans tous les cas que quelque chose se conserve dans le temps : qualité des éléments ici, quantité de matière là [Meyerson 1926a, 158–161, 365 et suiv.].

12 Tout autre est l’approche de Brunschvicg. Ce dernier ne se contente pas d’identifier dans les doctrines un seul point, une seule identité, mais il s’attache toujours à la trame interconnectée de points, et à l’ensemble systématique formé par une telle trame. Ainsi révèle-t-il un profond anthropomorphisme anime et informe tous les pans de la pensée aristotélicienne : celle-ci étend son emprise de l’esthétique à la biologie et de la physique à la théologie. Le processus servant à qualifier l’œuvre d’art est en effet projeté sur la compréhension de la génération et du développement du vivant, et il culmine dans la considération de Dieu comme premier moteur immobile ou Pensée de la pensée.

13 De même, Descartes ne met pas un point en avant – le principe de la conservation de la quantité de mouvement et l’immutabilité divine qui le fonde. Du mécanisme à l’intellectualisme, il oppose à Aristote le front complexe et cohérent d’une nouvelle image du monde. Le projet est d’abord de soumettre les lois de la physique à la rigueur du more geometrico. Par son attention même à la matière et au mouvement, Descartes parvient à la formulation du principe d’inertie, laquelle avait échappé à Galilée, trop préoccupé d’empirie, et de ce point de vue insuffisamment systématique. Enfin, l’auteur du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques insiste sur la séparation stricte de la matière brute et de la pensée pure, l’invention du cogito rejetant dans la préhistoire des fondements métaphysiques la conception aristotélicienne de l’âme [Brunschvicg 1922, 133–149, 198–201].

2. Participation et instauration : deux modèles de l’émergence conceptuelle

2.1. La préexistence des formes : le platonisme de Ruyer

14 Admettons donc que des formes complexes, faites de points d’identification et de circulations entre ces points, de prises sémantiques et d’articulations syntaxiques, accompagnent le mouvement de production des connaissances. D’elles dépendent les prises sur l’expérience, les visions qui surplombent les phénomènes et prétendent en rendre raison. Or, et c’est là que nous voulons en venir, de telles formes, une fois inventées, une fois conçues et projetées, ne disparaissent pas. Précisément parce elles « survolent » les phénomènes, elles leur échappent en partie et sont constamment disponibles pour de nouveaux usages : pour des reprises ou des relances. Ce qui veut dire que, même quand des théories paraissent mortes et enterrées, elles ne s’effacent jamais complètement de l’horizon de nos possibilités d’appréhension ou d’intellection, et constituent un réservoir d’encadrants ou d’expliquants pour des phénomènes à venir, ou pour des phénomènes qui se sont déjà manifestés mais on n’est pas parvenu jusqu’ici à comprendre.

15 Le problème est alors de savoir quel est le statut des formes, quel est leur mode d’existence ou de subsistance, de survivance et de revenance. Deux conceptions ou méta-conceptions s’opposent à cet égard. La première est strictement platonicienne, cependant que la seconde consiste en un effort au premier abord paradoxal pour donner un ancrage empirique à la production des formes. Dans le premier cas, l’idéalité des formes est conçue comme préexistant à l’horizon du monde sensible. Isolées à la façon de purs potentiels transcendants en attente d’actualisation, les formes doivent faire l’objet d’une remémoration ou d’une « réminiscence ». Dans le second cas au contraire, on estime que les formes sont l’objet d’une création ici-bas, avant, une fois créées, de subsister et de constituer des potentialités pour d’autres aventures d’idées.

16 Une telle opposition, aussi spéculative qu’elle paraisse, a été au centre de débats proprement épistémologiques après la seconde guerre mondiale. Raymond Ruyer a opté pour le premier modèle en défendant un platonisme des thèmes dans son interprétation néofinaliste des formes vivantes. Étienne Souriau a défendu à travers sa théorie cosmologique de l’« instauration » un modèle ou métamodèle du second genre. Quoique les deux conceptions soient susceptibles de rendre d’immenses services épistémologiques, on avouera ici une préférence pour la position avancée par Souriau. Notons qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que nous croisions Ruyer et Souriau à ce moment de notre réflexion : l’un et l’autre ont été les élèves et, en un sens, les continuateurs de Brunschvicg, qui fut leur professeur à l’École normale supérieure. Sans doute Ruyer est-il assez favorable à Meyerson, qu’il met au travail dans ses recherches sur la cybernétique [Ruyer 1954, 175–176]. Mais Souriau a souligné tout ce qui sépare le travail de Meyerson, qui passe par des « états globaux de la pensée », par l’analyse de périodes où le principe d’identité s’applique largement, mais aussi où il s’exerce vaguement, de celui de Brunschvicg, toujours sensible à la singularité architectonique des œuvres en lesquelles s’objective le travail de l’esprit humain [Souriau 1939, 52–53].

17 Ruyer et Souriau ont confronté leurs vues dans une séance de la Société française de philosophie à la fin des années 1950. Pour y voir clair, entrons dans le détail des arguments échangés à cette occasion. Ruyer a profité de l’invitation de la Société française pour exposer son « thématisme ». Il insiste sur l’incapacité du behaviorisme à décrire adéquatement les comportements : le béhavioriste réduit ceux-ci à un enchaînement mécanique, « bord à bord », de phases d’actions. Or, les conduites sont animées de mouvements profonds, incommensurables à la logique du « proche en proche » et résultant de l’actualisation de thèmes ou d’idées de surplomb. Ruyer, en avançant contre le behaviorisme la thèse d’un dualisme des matières et des idées, milite en vérité pour la reconnaissance d’une dimension platonicienne, nécessaire à la compréhension du comportement des êtres vivants. Il parle ainsi d’une « dimension transversale des sens-valeurs qui vient animer un ensemble qui était d’abord inerte » [Ruyer 1957, 36].

18 Les formes sont toujours déjà données, elles survolent tous les instants du temps et orientent d’en haut toutes leurs actualisations possibles, de la conscience primaire des cellules les plus élémentaires à la conscience secondaire de l’animal supérieur qu’est l’homme. Les formes sont de purs potentiels transcendant les situations et commandant leur incarnation ici et maintenant. Il n’y a pas à proprement parler « circulation » des formes ici-bas, mais « participation » ou « résonance » dans le spatio-temporel d’une dimension « transpatiale ». La causalité « descendante » quand un thème s’incarne implique une certaine « hauteur dans le monde spirituel » : « Il n’y a pas de circulation, il y a une participation directe » [Ruyer 1957, 35]. Il n’y a pas « interaction » des formes et des matières, car l’interaction supposerait qu’on se place sur le plan spatio-temporel, alors que les thèmes impliquent un « ordre spirituel » : « il y a toujours une grâce, par participation, à des sens-valeurs qui viennent nous animer » [Ruyer 1957, 36].

2.2. Lucidité de conscience et virtualités de concepts : la position de Souriau

19 La question que pose Souriau à l’issue de l’exposé de Ruyer porte apparemment sur un problème classique : n’existe-t-il pas, tout de même, une différence entre conscience et comportement, et cela quel que soit le sens qu’on donne à ce dernier terme ? Ne faut-il pas distinguer entre des « centres d’organisation » ou des « centres de spontanéité », que seraient les vivants non-humains, et des « centres de lucidité » proprement humains, « un certain niveau de présence lucide, du moins si nous sommes réellement une conscience » [Ruyer 1957, 34] ? Il importe de distinguer ici entre les concepts de Ruyer et ceux que Souriau mobilise pour les besoins de sa cause philosophique. Selon les positions néofinalistes de Ruyer, les vivants ne se laissent pas comprendre à la façon de la matière inerte, comme des combinaisons de parties extensives. Ils sont animés par des fins propres et, de ce point de vue, ce sont des centres d’organisation ou des centres de spontanéité. Or, la caractérisation de « centres de lucidité » n’apparaît pas sous la plume de Ruyer, elle est le fait de Souriau, pour qui la lucidité correspond à un mode d’existence singulier, en particulier à un état parachevé voire parfait de l’existence. En fait, un autre problème se profile à l’horizon de la question de Souriau, qui la motive souterrainement : quel est le genre d’existence de la forme ou du thème dont nous prenons conscience ? Y a-t-il surexistence ou préexistence des formes par rapport à l’avènement des idées qui nous animent ?

20 Les remarques faites alors par Souriau révèlent qu’une autre conception des formes est possible, et souhaitable. Il en appelle à un rôle plus actif de notre part et souligne d’un même mouvement la « passivité » relative des formes. Elles dépendent de nous, et pour cause, c’est nous qui les instaurons : « en nous, s’effectue cette surrection vers la “patuité” (comme dirait Strada), vers le statut de ce qui, à la fois, se pose et se manifeste pour ce qu’il est » [Ruyer 1957, 34–35]. Le sujet accède à des niveaux supérieurs d’existence, dont le dernier, le plus lucide, correspond à ce qu’on appelle « conscience ». À travers le sujet, des formes adviennent, qui ont une consistance propre. Mais elles adviennent dans et par la traversée elle-même, elles résultent du trajet instaurateur et ne lui préexistent pas, sauf à l’état virtuel.

21 La virtualité est bien un mode d’existence, mais plus obscur et plus confus que celui auquel permet d’accéder l’instauration effective d’une forme. Il y a du « plus ou moins » sur « l’échelle des niveaux de présence à l’état lucide », et le parcours le long de cette échelle engendre une dimension d’existence qui manquait jusque-là. L’esprit n’est pas tant « au-dessus » qu’il n’émerge ici-bas, comme en témoignent les « traces des circulations qui se font à travers ce plan [spatio-temporel], en sens transversal ». Selon Souriau, on doit nettement distinguer autour de « l’ordre naturel » d’autres ordres, en dessous du « cisnaturel », au-dessus du « transnaturel » [Ruyer 1957, 35]. Pour autant, le transnaturel n’est jamais tel qu’il réclame une transversale métaphysique ou qu’il fasse basculer dans une dimension irréductiblement transcendante. Le transnaturel traverse et transperce le naturel, il porte au jour des potentialités que le naturel impliquait sans les avoir développées. Ce faisant, il puise à la dimension cisnaturelle du sens qui entourait le naturel comme une nuée souterraine.

22 Il est important d’identifier « différents modes d’existence », dont les plus patents et achevés constituent les réponses à des « appels » de virtualités profondes. Mais les virtualités elles-mêmes sont dans l’existence et de l’existence. Se développant sur un plan spécial d’existence, elles n’ont pas le statut de formes éclatantes. Elles y atteindront lorsqu’elles bénéficieront de la poussée de parcours instaurateurs de consciences qui accèderont par là à une parfaite lucidité. Souriau affirme que « des correspondances se font et se défont, par des harmonisations à la fois actives et précaires, par des attractions et des “informations” mutuelles (information au sens de mise en forme) » [Ruyer 1957, 36]. On accordera donc à Ruyer que des thèmes animent toutes les conduites et tous les comportements. Mais on donnera raison à Souriau lorsqu’il fait de ces thèmes l’objet d’un patient labeur de thématisation par rapport à de simples virtualités enfouies dans les tréfonds de la nature.

23 Si, vis-à-vis du platonisme strict de Ruyer, il faut faire valoir l’ancrage empirique des formes, il y a lieu d’insister sur un attachement quasi-platonicien aux formes face aux revenances sourialiennes actuelles dans la pensée française. Là où un certain « constructivisme », subissant l’enchantement du virtuel, tend à noyer toutes les déterminations formelles dans la nuit noire d’un fond sans fond, on doit mettre en avant ces déterminations, y compris les formes associées du sujet et de l’objet. Nos modernes commentateurs – en l’occurrence Isabelle Stengers et Bruno Latour, dans leur présentation de la réédition du livre de Souriau Les Différents Modes d’existence [Stengers & Latour 2009] – sont trop pressés de tourner le dos aux corrélations aussi actives que précaires des consciences en leurs cheminements et des formes en leur achèvement. Ils entendent ainsi abandonner l’épistémologie, qui suppose ces corrélations, au profit d’une obscure et hasardeuse cosmogénèse. C’est d’autant plus dommage que Souriau, soucieux de l’avènement des formes dans l’expérience, se révèle un savant et subtil analyste des lois de composition auxquelles se conforment les trajets instaurateurs [Souriau 1939], [Navratil 1957]. De ce point de vue, il est un guide irremplaçable pour qui veut appréhender les modèles épistémologiques des modèles scientifiques.

24 On n’a cessé de répéter, après Meyerson, que « l’homme de science fait de la métaphysique comme il respire », que toute production de connaissance implique une dimension platonicienne, le souci de formes qui survolent les phénomènes et visent à en rendre raison. La confrontation entre Ruyer et Souriau aide à préciser le sens du métaphysique et la portée du platonisme, son amplitude exacte. Les formes, si elles transcendent les phénomènes, le font en s’arrachant au sol de l’expérience. Mais elles en sont issues et elles y reviennent toujours. En un sens, le métaphysique est une dimension de l’expérience. Il n’est pas de métaphysique qui le soit d’emblée, de toute éternité, ou qui le soit pour toujours une fois formé. Le métaphysique accompagne le physique comme son ombre, en tant que virtualité, et il le double comme le faisceau idéel qui le reflète et en révèle les contours, dès lors qu’un penseur porte à la lumière, par la production d’une architectonique conceptuelle, le sens qui animait obscurément l’expérience à laquelle il était confronté.

25 Il faut dès lors user des plus grandes précautions lorsqu’on affirme que Souriau développe une métaphysique des degrés d’être, comme s’il invitait à une procession menant d’ici-bas à des formes pures détachées du sensible. Les formes dont il est question procèdent du sensible, elles ne relèvent pas d’un intelligible qui participerait par « transdescendance » à notre monde, et qu’il importerait de retrouver par « transascendance ». Les idées sont virtuellement senties avant d’être conceptuellement saisies et explicitées comme les formes du sensible lui-même. Et l’on doit prendre garde quand, parlant de Souriau comme d’un philosophe des « manières » ou des « modes » d’être, on en fait le représentant d’un « néo-baroque », que Gilles Deleuze repérait dans les plis de la contemporanéité et dont il attribuait la paternité à Leibniz [Lapoujade 2017, 9–21, 48–49]. « Manières » ou « modes » n’ont en effet rien des « possibles » leibniziens ou néo-leibniziens qui surplombent logiquement l’expérience et que Dieu, dans son infinie puissance et son infinie bonté, a actualisés en faisant passer à l’existence la meilleure des séries compossibles conçues par Lui. En vérité, les « manières » et les « modes » d’être envisagés ici sont bien plus proches des « manières de faire des mondes » décrites par les héritiers de l’empirisme logique, qui sont d’impénitents et joyeux nominalistes [Goodman 1978] : les possibles sont des cas arrachés à l’expérience, élevés au statut de généralités de surplomb, pour être implantés ou réimplantés ailleurs, autrement, mais toujours dans l’expérience.

26 Qu’on ne se méprenne pas cependant. Par ce dernier rapprochement, on souhaite souligner la dimension expérientielle, voire simplement mais décisivement expérimentale, manifestée par le souci sourialien des différents degrés d’être. Il n’en demeure pas moins que Souriau s’installe dans une perspective métaphysique dont l’empirisme logique et, à sa suite, la philosophie analytique estiment avoir montré l’inanité et précipité la mort. Car le philosophe français est loin de manifester la retenue ontologique qu’on observe chez les analytiques lorsqu’ils affirment s’attacher aux seules compositions et recompositions du monde par les individus. Au contraire, l’univers se donne aux yeux de Souriau avec une telle richesse, dans un tel foisonnement ontologique, qu’il lui semble impossible de ne pas en rendre raison en décrivant par le menu la diversité irréductible des modes d’existence.

3. Application du modèle aux sciences humaines

3.1. Un cas de revenance : le concept de tendance

27 Au terme de ce parcours épistémologique, il s’agirait de prendre un cas de survivance et de revenance de concept scientifique, de montrer concrètement, c’est-à-dire historiquement, que des formes ont survécu à l’époque de leur création et comment elles reviennent ou méritent de revenir aujourd’hui dans les débats scientifiques. De fait, tout ce qu’on a affirmé jusqu’à présent de Meyerson et Brunschvicg, Ruyer et Souriau, témoigne pour l’importance des survivances et des revenances. Deux difficultés se présentent néanmoins. D’abord, il est difficile d’évaluer si de tels réemplois s’imposent avec évidence à nos contemporains : les auteurs en question, avec leurs notions, n’ont pas fait l’objet de reprise générale, massive ou significative, dans le champ des sciences humaines et sociales actuelles. D’autre part, quand bien même il y aurait eu quelques relectures – elles viennent d’être évoquées –, elles sont moins scientifiques qu’épistémologiques, elles concernent moins les sciences que la philosophie des sciences, moins les modèles que les métamodèles aptes à rendre raison de la modélisation elle-même.

28 Il vaut donc mieux chercher dans une autre direction, dans le champ scientifique, en s’attachant à des réalisations effectives aussi bien qu’à des attentes, des demandes ou des besoins objectifs. On distinguera réalisations effectives et besoins objectifs quoique inaperçus, car il peut apparaître soit que des concepts désuets aient été effectivement mobilisés, soit que leur mobilisation soit appelée par les difficultés du moment sans que les acteurs de la science aient réussi à identifier clairement les ressources textuelles qui leur auraient été utiles. Exposons rapidement un cas relevant d’un domaine disciplinaire différent, en rendant compte de l’importance du concept psychologique de tendance.

29 On pourrait s’étonner que, par-delà les exemples pris par les épistémologues français dans l’histoire des sciences exactes, nous nous employions à appliquer leurs conceptions à une « revenance » qui concerne l’histoire des sciences humaines. La diversité d’objet de ces sciences n’engage-t-elle pas des différences méthodologiques irréductibles ? En vérité, nous faisons fond ici sur la thèse présente chez Meyerson d’une continuité de méthode des sciences de la nature [Naturwissenschaften] et des sciences de l’esprit [Geisteswissenschaften]. Selon lui, les unes comme les autres mobilisent en effet les mêmes principes, notamment le principe explicatif de l’identité et de la causalité, et le principe prédictif de la légalité. Dans ses derniers travaux, Meyerson a ainsi entamé une extension aux sciences humaines du programme épistémologique qu’il avait d’abord conçu à partir de la physique et de la chimie, ses disciplines de formation. On le voit alors discuter de psychologie, d’anthropologie et d’histoire en confrontant ses vues à celles de ses contemporains. Il avance par exemple qu’il n’est pas possible que, par-delà la formulation éventuelle de lois de succession des faits historiques, l’historien ne soit amené à identifier des causes profondes aux événements. L’« esprit » des peuples, ou les « mentalités » alors privilégiées par les historiens français, se présentent comme des causes de cet ordre [Meyerson 1931, 598–606]. L’historien Henri Sée, interlocuteur privilégié de Meyerson, a souligné la pertinence de l’application en histoire des concepts de légalité et de causalité, avant d’expliciter la « philosophie des sciences de l’homme » qui se dégage de l’épistémologie meyersonienne [Sée 1932]. Quand bien même nous mobiliserions des références différentes de celles envisagées par Meyerson, nous entendons prolonger son mouvement d’élargissement épistémologique aux sciences de l’homme.

30 Pour les tendances, référons-nous à la situation dans laquelle se trouve la psychophysiologie contemporaine lorsqu’elle se tourne vers la phénoménologie et lui demande ce que celle-ci a du mal à lui fournir, à savoir une certaine idée de l’intelligence du corps, alors qu’un retour à la psychologie philosophique des tendances développée dans l’entre-deux-guerres pourrait le lui apporter – et avec les tendances, la corrélation schème-thème et d’autres notions encore, architectoniquement liées à elle.

31 Le modèle computationnel, insiste ainsi Alain Berthoz, n’est peut-être pas bon si l’on veut comprendre le fonctionnement du cerveau. Il faudrait renoncer à raisonner en termes de « représentation » pour se concentrer sur l’« action » et les « intentions » d’action. Le corps humain se révèle être un remarquable système d’anticipation ; il procède systématiquement à une précompréhension dynamique de l’espace dans lequel il est amené à se mouvoir :

32

“Le monde physique précède sa représentation mentale” – sans doute, mais le monde d’un vivant [Lebenswelt], lequel n’y intervient qu’autant qu’il s’y projette avec tout ce qu’il est (on devrait pouvoir dire aussi : avec ce qui lui manque), est déjà dans son organisation.
[Berthoz & Petit 2003, 257]

33 Les neurophysiologistes qui, comme Berthoz, militent en faveur d’un changement de paradigme, parlent volontiers d’une « naturalisation de l’intentionalité », cette dernière étant à entendre en un sens phénoménologique. Il serait certainement plus juste d’affirmer qu’ils en appellent à une « intentionalisation de la nature ». Mais il ne fait pas de doute que la phénoménologie trouverait là l’occasion de jouer un rôle inédit dans les sciences, en participant à la fondation d’une véritable « neurophénoménologie ».

34 Nous voudrions cependant faire valoir l’intérêt qu’il y aurait à revenir à la psychophilosophie des tendances des années 1930 et 1950 [Burloud 1938], [Navratil 1954], dans la mesure où « tendance » est le nom de cette intentionalité naturalisée, ou de cette nature intentionalisée, animée, douée d’intentions propres. Il faudrait même aller plus loin et dire que l’intentionalité (le concept des phénoménologues) n’est que la quintessence, abstraitement hypostasiée, de tendances identifiables par une philosophie pénétrée de psychologie. Le mouvement conduisant à la réification d’une abstraction est historiquement visible, car textuellement attesté, dans la Philosophie de la volonté de Paul Ricœur [Ricœur 1948]. Ricœur, trouvant son point de départ et la plupart de ses exemples concrets dans ladite psychophilosophie française des tendances, s’attache à répartir posément les éléments de la vie psychique en montages physiologiques ou corporels, d’un côté, en mouvements volontaires, de l’autre, ces derniers étant placés sous la dépendance d’une sphère égologique indépendante.

35 Disciple de Ricœur, le philosophe Jean-Luc Petit, à qui l’on doit l’appel cosigné avec Berthoz à renouveler phénoménologiquement la neurophysiologie, s’attache actuellement à rabouter les deux côtés en question. Or, on a du mal à se figurer ce que pourrait être le résultat positif d’une telle entreprise, tant Husserl et après lui Ricœur ont mis d’énergie à arracher toute adhérence empirique à la vie subjective en vue d’atteindre à la pureté d’un Ego transcendantal. Comme l’écrit très justement Petit, Ricœur a seulement proposé une « extension de l’égologie de la conscience cognitive » husserlienne sur le « terrain d’une égologie éidétique de l’intentionnalité pratique » et, « dans l’heureuse naïveté “prélinguistique” d’une philosophie réflexive, s’y affirme le pouvoir constituant de l’action à l’égard de la chose et du corps propre » [Petit 2006, 105–106]. Une telle extension impose à la sphère pratique l’exigence de pureté mise en avant par Husserl dans l’appréhension de l’égologie fondatrice de toute connaissance. Mais on voit d’autant moins de raison de s’épuiser à naturaliser des termes que la phénoménologie a voulus purs de toute attache naturelle que la psychophilosophie française de l’entre-deux-guerres offre les moyens de penser, sous le nom de « tendance », une nature douée d’un principe d’animation propre, de concevoir l’existence d’une intentionalité immédiatement naturelle. Les « schèmes » apparaissent comme de telles tendances, à la fois motrices et intelligentes à leur façon [Burloud 1948, 27–30].

36 On a vu que, pour Ruyer, les idées produites par le cerveau humain sont l’actualisation de formes ou d’Idées. Mais Ruyer affirmait plus généralement qu’il n’existe pas de phénomènes biologiques sans survol idéel et incarnation thématique : la moindre cellule se pense elle-même, autrement qui penserait son activité et ses fins ? Se proposant de développer une « psychobiologie », Ruyer a inscrit ses recherches dans le droit fil de celles des psychologues-philosophes des tendances de l’entre-deux-guerres. Et il l’a fait en toute connaissance de cause, en louant explicitement les conclusions de ses prédécesseurs tels que le penseur injustement méconnu Albert Burloud [Ruyer 1952, 261].

37 Est-il problématique de retrouver la science dans la philosophie de la science, et de présenter finalement la philosophie de la science comme une science de la science ? On pourrait croire qu’on s’expose ainsi au risque de la réduction ou à celui de la circularité. Tel n’est cependant pas le cas pour autant que la science est philosophique de part en part, c’est-à-dire pénétrée de sens et de conscience. Si le cerveau offre le spectacle d’une organisation biologique particulièrement complexe, son fonctionnement ne diffère pas en nature de ce qu’on observe à un niveau vital plus élémentaire : tout dans le corps, y compris le cerveau, fonctionne par « survols autosubjectifs », comme dit Ruyer. Les formes animent la vie des entités biologiques les plus simples. Repartant d’elles, on est en mesure de retrouver le cerveau comme cas particulier, quoique impressionnant, des processus d’information signifiante de la vie. Le modèle scientifique est déjà travaillé par du « méta ». Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le métamodèle soit obtenu ou retrouvé par amplification complexifiante à partir du modèle. La vie de l’esprit n’est qu’une des formes de la vie.

3.2. La trame complexe d’une architectonique comparatiste

38 Nous avons montré que les concepts ne meurent pas. Ils ne préexistent certes pas à l’expérience. Mais une fois nés de l’expérience, ils lui survivent et sont toujours susceptibles de faire retour dans l’histoire des savoirs pour rendre raison des phénomènes. Le débat entre Meyerson et Brunschvicg nous a permis de comprendre qu’un concept n’émerge jamais seul, mais que les explications ou les tentatives d’explications du monde mobilisent une foule de notions, toutes architectoniquement liées dans l’esprit de leur inventeur. De son côté, le différend opposant Ruyer et Souriau aide à comprendre les conditions d’émergence et de revenance de telles architectoniques dans l’expérience. Si les thèmes et leurs liaisons notionnelles « survolent » bien les phénomènes, ils ne le font pas à la façon de formes transcendantes données dans un hypothétique ciel des Idées, mais moyennant un travail d’explicitation, par le penseur, d’un fond obscur de virtualités conceptuelles saisies à même les phénomènes. Par-delà les exemples trouvés par ces philosophes dans l’histoire de la physique et de la chimie, il a paru possible, en adoptant le principe meyersonien d’une continuité de méthode des sciences de la nature et des sciences de l’esprit, d’étendre à la psychologie ces conclusions sur la nature de la découverte scientifique.

39 Nous avons choisi de nous intéresser à la possibilité de revenance du concept de tendance. Mais sans doute faudrait-il aller plus loin. Car s’il est vrai que les notions ne naissent pas isolément, mais qu’elles entraînent dans leur sillage l’instauration d’autres notions, on doit pouvoir le vérifier sur le cas du concept de tendance. De fait, ce dernier semble former avec ceux, connexes, de « genre de vie », de « philosophie comparée » et de « logique réflexive », la trame complexe d’une architectonique comparatiste en sciences humaines. Soit en effet l’idée de « schème » à laquelle nous sommes parvenus en parlant des tendances. Elle est au cœur de l’actuel « tournant ontologique en anthropologie » : la production des « ontologies » y est placée sous la dépendance des « schèmes de la pratique » [Descola 2005, 135–162]. Mais il est difficile aux anthropologues d’arrimer les ontologies aux schèmes sans suivre les allées et venues des individus et des communautés sur leurs territoires, leurs nomadisations ou leurs sédentarisations : elles seules permettent de rendre compte de la corrélation précise des genres de connaissance à des genres de vie. Or lorsqu’on suit ces déplacements et qu’on saisit ces corrélations, c’est toute une philosophie comparée qui se met en place, attentive aux conditions matérielles d’existence et à leurs répercussions idéatives chez ceux qui sont exposés à de telles conditions.

40 Le concept de « genres de vie » est un concept de géographes. Il est dû aux fondateurs français de la géographie humaine et a été repris par des ethnographes dans l’entre-deux-guerres et à la Libération [Varagnac 1948], [Simon 2021]. La « philosophie comparée » est une discipline promue dans les années 1920 par un indianiste, Paul Masson-Oursel [Masson-Oursel 1923, 1941], mais qui n’eut pas de suite, sauf à considérer comme ses héritières l’« ethnophilosophie », débattue et combattue dans les années 1960 et 1970 par les philosophes africains [Hountondji 1977], et la « géophilosophie », discipline quasi mort-née apparue sous la plume de Deleuze dans les années 1990 [Deleuze & Guattari 1991, 82–108]. Il semble que les plus marquantes tentatives d’interprétation du « perspectivisme » amazonien, selon la qualification ontologique d’Eduardo Viveiros de Castro, relèvent aujourd’hui d’une telle géophilosophie, c’est-à-dire au fond d’une philosophie comparée [Viveiros de Castro 2009, 14].

41 La « logique réflexive » est le nom de baptême conceptuel que pourrait recevoir la sous-discipline logique d’une « philosophie comparée ». Elle correspondrait à l’effort fait pour établir une logique comparée, ou pour introduire le comparatisme en logique. Soit les façons de raisonner, dans leur diversité anthropologiquement et historiquement attestée : une logique pourrait-elle être envisagée qui s’attacherait aux différentes manières logiques de raisonner déjà inventées, et réfléchirait métalogiquement aux ingrédients mentaux que présupposent ces manières? C’est ce qu’envisageait Robert Blanché au milieu des années 1960 [Blanché 1966, 1967]. Procédant depuis l’intérieur de la logique et de son histoire, il envisageait son projet comme une nécessité appelée par les débats contemporains internes à la logique – notamment ceux qui déchiraient en son temps nominalistes et platoniciens. Et il proposait une troisième voie, réflexive, pour sortir par le haut de ce qui se présente comme une véritable antinomie logique : ni nominaliste, ni platonicien, le traitement des matières logiques, notamment du problème des modalités, doit être abordé d’un point de vue kantien. Ni simple recensement des cas, ni confusion de nos projections avec de purs possibles dans un ciel de réalités idéelles, les objets de la logique sont des postulations de l’esprit humain soucieux de structurer intellectuellement les données qu’il reçoit de l’expérience.

Bibliographie

Bibliographie

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Mise en ligne 22/04/2022

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