Couverture de PP_037

Article de revue

Jeu, addiction et travail social

Pages 75 à 85

Notes

  • [1]
    Sophie Rodari, Professeure HES en travail social, sociologue et assistante sociale diplômée, Haute École de travail social de Genève.
  • [2]
    Aviel Goodmann, psychiatre comportementaliste, auteur de l’article « Addiciton, definition and implications », paru en 1990 dans le British Journal of Addictions, vol. 85, pp. 1403-1408. Son article est considéré comme le point de départ de la diffusion actuelle de la notion d’addiction.
  • [3]
    Ces données sont extraites des résultats standards sur l’endettement des ménages privés publiés sur Internet en août 2011, module spécifique européen de l’enquête SILC 2008, disponibles sur le site de l’Office fédéral de la statistique (OFS) suisse depuis août 2012.
  • [4]
    Selon l’article 12 de la Constitution fédérale suisse, le minimum vital doit permettre en cas de besoin de se nourrir, se vêtir et se loger.
  • [5]
    Les obligations sont les suivantes : impôts et assurance maladie de base obligatoires, pension alimentaire en cas de séparation légale ou de divorce.
  • [6]
    Au sens de Jeanne Lazarus qui considère l’octroi de crédit dans la relation bancaire, de par les engagements qu’il représente comme une épreuve sociale. Voir Lazarus Jeanne (2012), L’épreuve de l’argent : banques, banquiers, clients, Paris, Calman-Lévy.
  • [7]
    Intervention de Marc Valleur à la table ronde : « Le joueur excessif : qui est-il ? Regards croisés autour de témoignages de joueurs du 15 janvier 2014 », in Symposium international de Neuchâtel : jeu excessif, connaître, prévenir et réduire les risques, janvier 2014.
  • [8]
    Nous nous référons ici aux données de Dettes conseil suisse, informations recueillies par le biais de leurs membres : en 2007, sur 2 674 dossiers traités par les services sociaux spécialisés, 127 contenaient une mention jeu comme cause du surendettement (soit 4,7 %). En 2009, sur 3 872 dossiers, 68 dossiers contenaient une mention jeu comme cause du surendettement (soit 1,8 %). En 2010, sur 5 249 dossiers, 98 dossiers contenaient une mention jeu comme cause du surendettement (soit 1,9 %). Pour Genève, en 2009 et 2010, respectivement 4 et 5 dossiers traités mentionnent le jeu comme une des causes du surendettement.
  • [9]
    Nous reprenons ici l’expression utilisée par le BASS. Le BASS distingue joueurs excessifs et joueurs dépendants. Comme nous l’avons déjà précisé, actuellement le terme addiction remplace peu à peu le terme dépendant aussi bien dans les milieux professionnels spécialisés que dans l’espace public.
  • [10]
    Bureau d’études de politiques du travail et de politiques sociales (BASS), (2004), Les jeux de hasard et la pathologie du jeu en Suisse, Mandat de la Commission fédérale des maisons de jeu et de l’Office fédéral de la justice, Berne.
  • [11]
    En 1996, la Suisse s’est dotée d’une loi sur l’assurance maladie de base obligatoire pour toute personne résidant sur le territoire, la LAMal.

1Les jeux d’argent sont une source de profits notables pour les États qui les autorisent. La Suisse ne fait pas exception, depuis qu’elle a légalisé le jeu en 2002, suite à l’acceptation par le peuple en 1993, d’une loi fédérale sur la libéralisation des casinos. La question de l’arbitrage, ici comme ailleurs, entre les apports économiques des bénéfices de l’industrie du jeu et les coûts sociaux de l’addiction au jeu pour les collectivités publiques, est délicate. C’est dans cette recherche d’équilibre que l’ampleur du jeu dit problématique a été mesurée pour la première fois en Suisse par une enquête de prévalence (Häfeli, 2009). Suite à cette étude, l’impact des difficultés économiques des joueurs et des joueuses dans la résolution de leur addiction est devenue une préoccupation partagée entre autorités politiques, sociales et sanitaires en Suisse. Selon elle, l’augmentation de l’endettement de ce groupe de la population exige des ressources humaines et financières supplémentaires dans les budgets publics pour les accompagner dans la résolution de leurs difficultés, mais aussi des moyens pour développer des actions de sensibilisation et de prévention, afin de circonscrire les risques éventuels d’endettement, notamment auprès des plus jeunes.

1 – L’addiction au jeu dans le dispositif suisse d’intervention médicale

2Dans la plupart des sociétés, de l’Antiquité à nos jours, les recherches historiques et anthropologiques ont mis en évidence des pratiques de jeu d’argent et de hasard : dés, cartes et paris. Les effets non désirés des dépenses excessives ou de dilapidation liés au jeu d’argent et de hasard ont le plus souvent été dénoncés au nom d’interdits religieux (contraire à l’ordre voulu par Dieu) ou moraux (oisiveté, abus de faiblesse, ruse). Cette dénonciation est passée au cours des siècles d’un problème individuel et moral (faiblesse de caractère ou de morale, besoin d’argent) à une préoccupation sociale (temps détourné du travail et de la famille, remise en cause de l’épargne, enrichissement indu, endettement) pour devenir presque exclusivement médicale avec l’introduction de la catégorie « jeu pathologique » dans le manuel de psychiatrie DSM-III dans les années 1980. Puis, dans le DSM-IV comme « trouble du contrôle des impulsions » qui se caractérise, selon le DSM-IV-TR, par « l’impossibilité de résister à l’impulsion ou à la tentation de commettre un acte nuisible au sujet lui-même ou à autrui ». Les critères DSM-IV-TR du jeu « pathologique » sont dès lors proches de ceux de la dépendance à un moment où dans la pratique médicale et thérapeutique la distinction entre différentes formes de dépendance n’est plus si évidente que cela pour les médecins et thérapeutes (Dunand et al., 2010 ; Lor, 2011). Parallèlement, l’identification par les biologistes, des mécanismes de la dépendance communs à toute substance psychoactive, appelés « système dopaminergique », permettra de substituer à la notion de dépendance l’usage du terme « addiction » sur le plan médical et aussi comme catégorie d’action publique (Fortané, 2010). Selon Aviel Goodmann, [2] l’addiction doit être comprise comme un processus par lequel un comportement, produisant du plaisir tout en atténuant une sensation de malaise, est employé de façon répétée et incontrôlée, en dépit de ses conséquences négatives. L’introduction de cette notion permet désormais de dépasser le clivage entre « dépendance avec substance » et « impulsion sans substance » introduit antérieurement par les psychanalystes, car elle inclut les formes de dépendance dites sans produits, dont le jeu « pathologique » fait partie. De plus, cette définition de l’addiction permet aux médecins et aux thérapeutes d’utiliser les mêmes critères diagnostiques que l’on soit par exemple dépendant à l’héroïne ou au poker. Mais elle permet également de soutenir le développement d’une politique de santé publique commune à l’ensemble des substances psychoactives, basée sur la prévention des risques (Fortané, 2010).

3Le dispositif actuel d’intervention est donc fortement imprégné en Suisse par l’évolution de la notion médicale d’addiction au jeu, car les médecins ont non seulement été les premiers à intervenir auprès de ces publics, mais les soins qu’ils et elles dispensent sont remboursés dans le cadre de l’assurance maladie obligatoire (LAMal). Cependant, l’État délègue aujourd’hui une partie de cette question, en particulier ce qui concerne la prévention, à des associations sociales, par le biais de contrats de prestation, et par là aux professionnel-le-s du social qui y travaillent. Dans ce contexte, cet article vise à mettre en perspective des réflexions sur la collaboration entre professionnel-e-s du social et de la santé dans la prévention et l’accompagnement psychosocial des joueurs et des joueuses dans le cadre des politiques cantonales de santé publique. Notre article se base sur des entretiens conduits auprès d’acteurs et d’actrices clés du dispositif social et sanitaire de Suisse romande engagé-e-s au quotidien dans la résolution de situations d’addiction au jeu et de surendettement dans le cadre du dépôt d’un projet de recherche auprès du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), ainsi que sur les résultats d’études scientifiques et de mandats.

2 – Les conditions de l’intervention du travail social auprès des personnes surendettées

4Depuis les années 2000, les questions d’argent au sens large du terme prennent une nouvelle ampleur dans le cadre de l’intervention des assistantes sociales et assistants sociaux (AS) à la lumière des problématiques sociales associées au surendettement des ménages privés en Suisse. De plus en plus de personnes font appel aux services sociaux, car elles ne savent plus comment s’en sortir financièrement, que ce soit suite à une perte d’emploi, un divorce, face à un banquier ou une maison de recouvrement harcelant, des menaces d’expulsion de leur logement, etc. Parmi elles, des joueurs et des joueuses. Selon les derniers chiffres produits par l’Office fédéral des statistiques (OFS, 2012) près d’une personne sur cinq vit dans un ménage avec des crédits, représentant 18,2 % de la population, soit 1 340 000 personnes. 8 % de la population vit dans un ménage avec d’importants découverts ou arriérés de paiement, soit près de 570 000 personnes. Au niveau des arriérés de paiement, les arriérés d’impôts sont les plus fréquents [3].

5La majorité des personnes en grandes difficultés financières, qui font appel aux services sociaux, sont dans une situation économique précaire, caractérisée par la variabilité et l’instabilité des ressources à moyen et à long terme. Parler ouvertement de ces problèmes financiers est douloureux. Derrière les chiffres, une trajectoire de vie et des événements particuliers permettront de comprendre les difficultés et d’évaluer les possibilités d’intervention pour en sortir. Cela exige du « tact » de part et d’autre, comme disent les professionnel-le-s rencontré-e-s. Sans occulter que les problématiques d’argent des usagers et des usagères ont aussi des composantes sociales et personnelles qui se conjuguent à la dimension économique, la stabilisation des revenus va toutefois constituer la principale intervention des AS auprès des personnes endettées. En effet, c’est à partir de cette stabilisation qu’un processus de désendettement est possible. Concrètement, tout en préservant le minimum vital pour vivre [4] et les obligations citoyennes [5] des personnes concernées, une somme d’argent, appelée quotité disponible, est déterminée et affectée au remboursement des dettes. Tel qu’énoncé, entreprendre un processus de désendettement représente une « épreuve » économique et sociale [6]. C’est se restreindre financièrement durant trois ans tout en contrôlant son budget en espérant qu’une fois les dettes totalement ou partiellement effacées, les personnes recouvrent leur autonomie financière. Cette mesure temporelle de trois ans a été recommandée par la faîtière suisse des services sociaux spécialisés dans l’assainissement de dettes : Dettes conseil suisse (DCS). Elle se base sur les constats empiriques des AS et s’est imposée comme norme d’intervention, car au-delà de cette durée, les personnes surendettées retombent dans la spirale des dettes. Comme le souligne le psychiatre Marc Valleur :

6

« Traîner des problèmes d’endettement sur de très longues années, c’est un frein au changement pour toute personne dépendante. Donc s’associer dans les démarches de traitement pour assainir financièrement la situation tout en traitant l’addiction est une de mes recommandations à tout spécialiste qui accompagne des personnes dépendantes au jeu. Les joueurs qui résolvent leurs problèmes financiers savent ce qu’ils ont perdu, ils ont été insérés et savent le chemin qu’ils devront parcourir pour s’en sortir. Tout médecin thérapeute devrait aussi se rendre compte du soutien psychosocial que nécessite une telle entreprise pour recouvrer son autonomie financière [7]. »

7Malgré le fait qu’il/elle perde régulièrement des sommes de plus en plus importantes, le joueur ou la joueuse conserve l’espoir de gagner « le gros lot » qui l’aidera à rembourser tous ses créanciers. Malheureusement, les montants gagnés ne sont jamais suffisamment conséquents et les dettes ne cessent de s’accumuler. Pour les joueurs et les joueuses, cette somme allouée à la résolution de leurs problèmes financiers plutôt qu’au jeu constitue donc une étape essentielle de leur processus de guérison, selon Marc Valleur. Mais elle doit être activement soutenue, selon lui, par les professionnel-le-s de la santé et du social, pour que la démarche soit constructive. En effet, en l’absence d’un soutien coordonné, le joueur ou la joueuse qui se sent dans l’impasse financièrement continuera de considérer le jeu comme l’unique espoir de « se refaire », aggravant en conséquence sa situation financière, déjà précaire.

8L’intervention des professionnel-le-s du social s’effectue à la demande des personnes surendettées et de manière négociée avec les intéressé-e-s et leurs créanciers. Ce qui nécessite pour les AS s’y adonnant des compétences qui vont au-delà de leur expertise dans le domaine social. En effet, accompagner un désendettement implique la maîtrise des procédures judiciaires et de gestion nécessaires, ainsi qu’un solide art de la négociation et un intense travail de conviction et de réseautage, comme nous venons de le relever à travers les propos de Marc Valleur. En Suisse, on précisera que la question du règlement et/ou de la gestion des dettes ne s’effectue que rarement dans le cadre d’une procédure judiciaire instituant une curatelle de gestion. Seules des raisons médicales précises, l’intérêt supérieur de l’État, ainsi que d’importantes limites personnelles l’autorisent. Dans des situations d’addiction au jeu, une telle demande peut être soumise à l’autorité judiciaire compétente qui statuera afin de savoir si cette mesure contribue à l’amélioration de la situation de la personne concernée. Ce qui peut être le cas quand il s’agit, par exemple, pour l’autorité de préserver la sécurité matérielle et sociale des enfants à charge des joueurs et des joueuses ou encore d’éviter une détérioration accrue de l’état de santé des joueurs et des joueuses.

3 – L’accompagnement des joueurs et des joueuses dans la résolution de leurs problèmes financiers

9En Suisse, les services sociaux engagés dans la résolution de situations de surendettement sont des services publics ou privés spécialisés, à une ou deux exceptions près. Si l’on se réfère à leurs propres données chiffrées, les joueurs et les joueuses constituent une part infime de leur public? [8]. Précisons toutefois que les problèmes financiers représentent la première cause de demande d’aide des « joueur-euse-s excessif-ve-s » [9] auprès des services sociaux selon une étude du Bureau d’études de politiques du travail et de politiques sociales (BASS). Leurs problématiques financières sont similaires à celles d’autres personnes surendettées et se caractérisent par des dettes multiples qui font l’objet de poursuites, parfois de saisies et surtout d’actes de défaut de bien. Le montant moyen des dettes des joueurs et joueuses en traitement s’élève à 257 000 CHF. Sur environ 35 000 « joueur-euse-s dépendant-e-s », 17 % se sont mis en faillite personnelle [10]. Aux difficultés financières s’ajoutent les aspects psychosociaux liés à l’addiction au jeu : problèmes de couple, stress, violence familiale, perte d’emploi, aggravation de l’état de santé physique et mental. Les problématiques identifiées par l’étude du BASS ont également été mises en évidence en Grande-Bretagne par la sociologue Gerda Reith dans ses travaux (Reith et al., 2006). Les joueurs et les joueuses, qu’elle qualifie quant à elle de « pathologique », sont confrontés à quatre types de problèmes parallèlement à leur addiction : les questions financières, les problèmes de couple et de famille, l’emploi et les problèmes de santé mentale. En voici une illustration tirée du témoignage d’une ex-femme de joueur, recueilli pour cet article :

10

« Il m’a fallu du temps et de nombreuses désillusions pour réaliser à quel point il était “accro”. Au début de notre relation, il jouait régulièrement aux cartes avec ses collègues mais il semblait gérer la situation. Comme il gagnait bien sa vie j’ai cessé de travailler pour m’occuper de nos deux enfants. Il s’est retrouvé au chômage, mais a très rapidement retrouvé du travail. De mon côté, j’avais repris mon activité professionnelle à temps partiel afin de stabiliser notre situation. Cependant, pour éponger nos quelques dettes contractées pendant cette période, il s’est remis à jouer, à mon insu. Quand je lui disais que je ne comprenais pas pourquoi avec deux emplois nous étions toujours serrés financièrement, il ne répondait pas. Un soir, il est rentré, la mine défaite : “J’ai fait des conneries, j’ai piqué de l’argent !” J’étais à la fois hors de moi et anéantie. Une nouvelle fois au chômage, avec une plainte sur le dos, qui allait vouloir l’engager ? J’avais tellement honte. Avec l’aide d’un service spécialisé, notre budget a été réorganisé et un plan de remboursement élaboré. J’ai repris seule notre gestion financière. Nous allions nous en sortir. Je voulais y croire. Un soir, il a tout déballé : qu’il était malade du jeu, qu’il avait emprunté plusieurs dizaines de milliers de francs à son patron et volé des dizaines de milliers de francs dans son entreprise pour jouer. Ce fut le déclic, j’étais décidée à partir. Je suis retournée au service social qui m’avait reçu pour m’en sortir et surtout ne plus me prendre la tête avec l’argent. »
(Entretien 3, 2014)

11Selon les AS, ils et elles sont peu sollicité-e-s directement par les personnes concernées, ce sont en général des professionnel-le-s de la santé qui les abordent, car les effets économiques et sociaux de l’addiction au jeu les préoccupent, en raison des risques d’exclusion durable du marché de l’emploi et d’isolement social. Il semble aussi que les AS considèrent que le jeu est un problème moins important en regard d’autres problématiques sociales auxquelles ils et elles sont confronté-e-s dans leur pratique quotidienne (chômage, divorce, violences, précarité) et ne se donnent pas les moyens d’en cerner la complexité comme en témoignent les propos d’une de nos interlocuteur-trice-s spécialisé-e-s dans la prévention :

12

« Les AS rencontrent peu de joueurs. Ils ne savent pas les détecter. Leur sens de l’observation est peu aiguisé. Les connaissances en matière d’addictions font défaut et le repérage des étapes n’est pas acquis : honte, déni, y croire et tromper son entourage, cacher et mentir, etc. »
(Entretien 1, 2013)

13D’autres spécialistes sont plus nuancé-e-s et estiment que les AS sont certes sensibilisé-e-s aux addictions au jeu et à leurs effets socioéconomiques, mais déplorent qu’ils et elles ne puissent mettre en œuvre les outils de détection précoce nécessaires pour prévenir et contenir des situations à risques, car leur cahier des charges et leur emploi du temps ne le leur permettent guère (Bachmann et Rodari, 2014 ; Keller, 2005). De plus, face à la complexification des problématiques sociales incluant des composantes de santé, un constat s’impose pour beaucoup de professionnel-le-s : le partage des tâches et la collaboration semblent de mise entre professionnel-le-s du social et de la santé pour permettre aux joueurs et joueuses de sortir de la spirale de l’endettement, car leur prise en charge nécessite un soutien en réseau sur une longue durée, comme nous l’avons relevé plus haut.

14Dans cette perspective, une meilleure connaissance par les AS des effets de l’addiction au jeu serait précieuse pour renforcer leur place comme partenaires dans le système de prévention des addictions au jeu et consolider la collaboration dans le suivi des personnes qualifiées de pathologiques par les divers intervenant-e-s du dispositif de santé les prenant en charge. Ceci d’autant plus que, dans une société à forte valeur consumériste, privilégiant la consommation responsable, les spécialistes que nous avons rencontrés comme les politiques s’inquiètent du développement des offres d’une part et de leur facilité d’accès d’autre part. Pour reprendre les propos d’un responsable de structure de prévention :

15

« Il y a une plus grande offre de jeu. C’est un marché très lucratif. L’accès au jeu “online” s’effectue dans un contexte de déréglementation totale. La problématique du jeu d’argent auprès des jeunes adultes et des mineurs est un axe fort de la politique de santé publique des cantons. »
(Entretien 2, 2013)

4 – Les défis de la collaboration

16Le surendettement est une forme de pauvreté invisible dont les effets se feront sentir ultérieurement. Les réponses actuelles du travail social au surendettement sont essentiellement des réponses individuelles réparatrices, complémentaires et subsidiaires à d’autres formes d’aides publiques et privées. Leur portée limitée ne résulte pas seulement du cadre politique et légal dans lequel se déploient leurs interventions, mais aussi des choix effectués par les usager-ère-s, comme en témoigne cet extrait de récit professionnel :

17

« Je rencontre la première fois M. T., 34 ans, marié et père de famille, pour des absences répétées à son poste de travail. Il me fait part de troubles d’angoisses liées à des problèmes financiers. C’est une mauvaise passe, mais il va se ressaisir, me dit-il. Un mois plus tard, j’apprends par ses collègues que M. T. a certes repris son travail mais effectue ses pauses en solitaire. Au fil des mois, je reçois des nouvelles plus ou moins alarmantes. Après de multiples encouragements, M. T. vient me voir dans mon bureau, car il n’a personne pour garder son fils. Je peux dès lors commencer à agir. J’essaie de le mettre en confiance et il m’apprend qu’il a contracté un crédit à la consommation de 50 000 francs suisses pour assainir des dettes de jeu. À cela s’ajoutent plus de 15 000 francs suisses d’arrangements de paiements. Quand j’évoque les différentes démarches que nous pouvons entreprendre pour assainir sa situation en essayant d’obtenir une remise, il m’arrête toute de suite, car il n’a pas tenu des engagements similaires par le passé. Il préfère continuer à jongler avec les factures et les actuels arrangements. Dans ce but, je l’aide à dresser un état des dettes et des arrangements actuels afin que M. T. se rende compte de leurs impacts sur son budget et du temps nécessaire pour s’en sortir. […] »
(Entretien 4, 2014)

18Indéniablement, pour nos informateur-trice-s, ces prises en charge doivent être complétées par des dispositifs collectifs et préventifs dans le cadre de politiques publiques de réduction des risques. L’affirmer ne suffit pas pour modifier les logiques d’intervention existantes et les pratiques des professionnel-le-s. Les conceptions, comme les actions de prévention qui prévalent dans le social et la santé, s’inscrivent dans des cadres épistémologiques différents, comme nous avons pu le constater dans nos entretiens. À partir de ce recueil d’informations trois points apparaissent comme des objets de controverses possibles : la définition de l’addiction, quel-le professionnel-le peut intervenir, comment et dans quel but.

19Dans la collaboration entre partenaires sociaux et sanitaires, s’accorder sur une définition de l’addiction semble essentiel pour décliner un concept et des outils de prévention pertinents. Dans l’énoncé ci-dessous, par exemple, la délicate frontière entre comportement qualifié médicalement de « problématique » ou de « pathologique » peut constituer le premier écueil. Pour reprendre le témoignage d’un expert de la prévention :

20

« Ne pas pouvoir se passer d’un produit ou d’un comportement. La place du produit ou du comportement envahit l’existence et modifie le rapport aux autres et à l’environnement. Le joueur pathologique est considéré comme dépendant. Le joueur problématique est considéré comme étant dans une zone à risques. »
(Entretien 2, 2013)

21En fonction de la définition de l’addiction qui prévaut parmi les acteur-trice-s engagé-e-s dans la prévention et l’accompagnement des joueur-euse-s, le statut et les buts de la prévention au jeu peuvent donc prendre des contours différents. En voici une illustration par une travailleuse sociale :

22

« La prévention dans le social comprend une information large au grand public et une sensibilisation et responsabilisation des personnes concernées. Elle s’appuie sur les ressources du milieu. Alors que la prévention médicale tend à concevoir des actions permettant la détection des joueurs problématiques pour justifier leurs interventions ultérieures. Elle peut être complémentaire de la prévention sociale, cependant la spécialisation a tendance à scinder artificiellement les publics cibles et à fragmenter les connaissances et cloisonner les interventions. Or on sait que les polyaddictions touchent une grande partie des publics concernés par le jeu d’argent. »
(Entretien 1, 2013)

23La « prévention dans le social » telle que décrite dans l’extrait d’entretien ci-dessus comprend des formes d’interventions à visée universelle dont le but est de renforcer les compétences, l’esprit critique et les habiletés d’un public ou d’une communauté dans son environnement. Ce renforcement devant permettre de faire face aux risques. A contrario, la prévention de type médical se conçoit ici autour d’actions de détection ciblées dont les effets attendus sont à terme de diminuer le nombre de personnes qui présentent des problèmes de jeu. Dépasser ces oppositions ne relève pas uniquement d’une prise de conscience de leurs limites respectives et de leurs complémentarités possibles, car les pratiques sont par ailleurs arbitrées par des considérations financières qui dépassent les acteur-trice-s de terrain, comme en témoigne cet autre extrait d’entretien avec un expert de la prévention :

24

« La dépendance au jeu est considérée comme un fait social total. Si les pratiques ne correspondent pas à ce regard moins médicalisé et plus sociétal et intégratif, c’est que des enjeux financiers, institutionnels et situationnels parasitent et clivent les interventions. »
(Entretien 2, 2013)

25Toutefois, les interlocuteurs et interlocutrices rencontrés s’accordent sur le fait qu’un des rôles des professionnel-le-s de la prévention dans le domaine du jeu d’argent est « de sensibiliser les travailleur-euse-s sociaux/ales à leur rôle comme démultiplicateurs de la prévention ». Ils et elles semblent aussi se rejoindre sur la diversification des approches à promouvoir :

26

« Il ne faut pas oublier que les traitements médicaux coûtent chers pour la collectivité (même si les 90 % des traitements sont remboursés par la LAMal [11]) et leurs résultats ne sont pas forcément probants dans tous les cas. Il faut donc disposer de prises en charge diversifiées dans le dispositif pour répondre aux besoins des personnes d’une part et d’autre part pour juguler les coûts ».
(Entretien 2, 2013)

5 – Développement et perspectives de collaboration

27En Suisse comme ailleurs, les stratégies pour remédier au surendettement font défaut, comme il est relevé dans une récente étude menée en Suisse alémanique :

28

« Les services spécialisés sont tous amenés à se demander comment concevoir, organiser et mettre en œuvre leurs offres de prévention de manière à utiliser leurs ressources de la façon la plus efficace et la plus pertinente possible. Contrairement aux domaines où le travail de prévention peut s’appuyer sur une longue expérience – la violence, les accidents ou les dépendances, par exemple –, la prévention de l’endettement ne dispose guère de connaissances fiables pour évaluer l’efficacité de ses stratégies et de ses méthodes. »
(Meier Magistretti et Arnold, 2013, p. 1)

29Les différentes formes de prévention collectives et de collaboration menées entre les professionnel-le-s de la santé et les AS sont aujourd’hui le fait de professionnel-le-s très motivés s’inspirant de ce qui existe. Cependant, elles doivent être étayées non seulement par des constats empiriques relevant de préoccupations professionnelles, mais aussi par des données scientifiques qui font encore défaut, pour s’insérer pleinement dans les dispositifs de santé publique. Ces initiatives sont toutefois appelées à se développer par les cantons dans un futur proche autant pour des raisons d’efficacité de prise en charge, que financières, comme nous l’ont rappelé nos informateur-trice-s :

30

« Un exemple intéressant est celui de Neuchâtel avec une organisation psychosociale où les sociaux sont en première ligne et une intervention médicale en seconde ligne. L’exemple neuchâtelois est intéressant aussi par son aspect interdisciplinaire (TS, Psy et médecins). Il y a des outils transversaux comme le TCC (entretien motivationnel) qui sont valorisés. Il y a un équilibre entre réponse sociale et médicale et un refus de médicaliser d’entrée une problématique d’abord sociale. »
(Entretien 2, 2013)

31Si le phénomène du jeu d’argent est ancien et généralisé, sa médicalisation est un fait social récent qui remonte aux années 1980 avec l’introduction de la catégorie de « jeu pathologique » dans le manuel de psychiatrie DSM-III. La mise en place des politiques de santé publiques dites de réduction des risques dans les années 2000 a permis d’intégrer l’intervention ponctuelle des travailleur-euse-s sociaux/ales dans les prises en charge des joueurs et des joueuses surendetté-e-s. Leur présence dans le dispositif sanitaire permet de questionner la médicalisation des effets sociaux associés à la pratique du jeu d’argent. Le développement de ce que l’on appelle communément « le jeu responsable » est une des formes de réponse consensuelle privilégiées entre opérateurs et autorités politiques et sanitaires pour limiter les effets socioéconomiques de l’addiction au jeu ; toutefois, des mesures législatives sont attendues par les spécialistes du jeu que nous avons rencontrés pour circonscrire les pratiques de jeux d’argent et de hasard. En effet, selon plusieurs études récentes déjà mentionnées, la disponibilité de crédits à la consommation et de cartes de crédit, la minimisation des risques de l’endettement dans la publicité et le consumérisme (tout est accessible et tout l’est immédiatement) ont tendance à favoriser le risque d’endettement des joueurs et joueuses. Dans cette perspective de cadrage législatif, l’articulation des actions entre professionnel-le-s de la santé et du social et l’hétérogénéité des solutions mises en place actuellement en Suisse romande seront vraisemblablement à nouveau interrogées.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Office fédéral des statistiques (OFS) (2012), Données SILC disponibles sur le site : www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index.html.
  • Reith Gerda, The scottish Center of Social Research (2006), Research on the Social Impacts of Gambling, Edinburgh, Scottish Executuve Social Research.
  • Valleur Marc, Bucher Christian (2006), Le jeu pathologique, Paris, Armand Colin.
  • Valleur Marc, Matysiak Jean-Claude (2006), Les addictions : panorama clinique, modèles explicatifs, débat social et prise en charge, Paris, Armand Colin.

Mots-clés éditeurs : surendettement, prévention, jeu pathologique, travail social, santé publique, dépendance

Mise en ligne 20/03/2015

https://doi.org/10.3917/pp.037.0075

Notes

  • [1]
    Sophie Rodari, Professeure HES en travail social, sociologue et assistante sociale diplômée, Haute École de travail social de Genève.
  • [2]
    Aviel Goodmann, psychiatre comportementaliste, auteur de l’article « Addiciton, definition and implications », paru en 1990 dans le British Journal of Addictions, vol. 85, pp. 1403-1408. Son article est considéré comme le point de départ de la diffusion actuelle de la notion d’addiction.
  • [3]
    Ces données sont extraites des résultats standards sur l’endettement des ménages privés publiés sur Internet en août 2011, module spécifique européen de l’enquête SILC 2008, disponibles sur le site de l’Office fédéral de la statistique (OFS) suisse depuis août 2012.
  • [4]
    Selon l’article 12 de la Constitution fédérale suisse, le minimum vital doit permettre en cas de besoin de se nourrir, se vêtir et se loger.
  • [5]
    Les obligations sont les suivantes : impôts et assurance maladie de base obligatoires, pension alimentaire en cas de séparation légale ou de divorce.
  • [6]
    Au sens de Jeanne Lazarus qui considère l’octroi de crédit dans la relation bancaire, de par les engagements qu’il représente comme une épreuve sociale. Voir Lazarus Jeanne (2012), L’épreuve de l’argent : banques, banquiers, clients, Paris, Calman-Lévy.
  • [7]
    Intervention de Marc Valleur à la table ronde : « Le joueur excessif : qui est-il ? Regards croisés autour de témoignages de joueurs du 15 janvier 2014 », in Symposium international de Neuchâtel : jeu excessif, connaître, prévenir et réduire les risques, janvier 2014.
  • [8]
    Nous nous référons ici aux données de Dettes conseil suisse, informations recueillies par le biais de leurs membres : en 2007, sur 2 674 dossiers traités par les services sociaux spécialisés, 127 contenaient une mention jeu comme cause du surendettement (soit 4,7 %). En 2009, sur 3 872 dossiers, 68 dossiers contenaient une mention jeu comme cause du surendettement (soit 1,8 %). En 2010, sur 5 249 dossiers, 98 dossiers contenaient une mention jeu comme cause du surendettement (soit 1,9 %). Pour Genève, en 2009 et 2010, respectivement 4 et 5 dossiers traités mentionnent le jeu comme une des causes du surendettement.
  • [9]
    Nous reprenons ici l’expression utilisée par le BASS. Le BASS distingue joueurs excessifs et joueurs dépendants. Comme nous l’avons déjà précisé, actuellement le terme addiction remplace peu à peu le terme dépendant aussi bien dans les milieux professionnels spécialisés que dans l’espace public.
  • [10]
    Bureau d’études de politiques du travail et de politiques sociales (BASS), (2004), Les jeux de hasard et la pathologie du jeu en Suisse, Mandat de la Commission fédérale des maisons de jeu et de l’Office fédéral de la justice, Berne.
  • [11]
    En 1996, la Suisse s’est dotée d’une loi sur l’assurance maladie de base obligatoire pour toute personne résidant sur le territoire, la LAMal.
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