Notes
-
[1]
Maître de conférences en sociologie, Université de Bordeaux, Centre Émile Durkheim (UMR 5116), Faculté de Sociologie, 3ter, Place de la Victoire, 33076 Bordeaux, France. Tél. (33)5 57 57 19 95. emmanuel.langlois@u-bordeaux.fr.
-
[2]
Nous tenons à remercier pour leur soutien et leur relecture Isabelle Bretenoux et Maëlys Abraham.
-
[3]
Enquête financée par le Fonds d’expérimentation jeunesse (2011-2014).
-
[4]
Les statistiques publiques ne retiennent que les conditions d’habitation à une date précise. En 2007, le ministère de l’Emploi et de la Cohésion sociale estime entre 30 000 et 50 000 jeunes SDF en France. Autrement dit, une fourchette assez large qui montre à quel point le regard des pouvoirs publics est assez embué.
-
[5]
Facteurs qui mettent en avant les déséquilibres entre distribution des revenus et distribution des logements.
-
[6]
Facteurs relevant des environnements familiaux, de la psychologie des personnes, de leur santé…
-
[7]
De nombreux jeunes de notre étude sont originaires de petites villes ou des régions rurales. Ce qui semble être aussi le cas dans d’autres enquêtes.
-
[8]
L’intervention consiste surtout à financer les foyers d’accueil d’urgence, le CAIO, le Samu social, les Haltes de nuit, la Mission locale… mais sans avoir la main ni sur les pratiques professionnelles ni sur l’orientation stratégique de ces dispositifs.
-
[9]
De nombreux jeunes ont contracté des amendes principalement auprès de la SNCF pour avoir voyagé sans titre de transport. Le coût de ces amendes et de leur majoration atteint parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros.
-
[10]
Sans que cela ait les traductions politiques habituelles du terme.
-
[11]
Notamment en finançant des études sur les jeunes errants qui contribuent à construire une catégorie de l’action publique : les travaux des CEMEA (recherche dans trois villes festivalières en 1996), de la Direction de l’action sociale qui finance à partir de 1997 des diagnostics territoriaux partagés sur l’errance des jeunes et la grande marginalité qui soulignent l’hétérogénéité des conduites d’errance et la nécessité d’innover en proposant un accueil inconditionnel, du bas seuil ; de l’UNCCASF sur l’errance des jeunes de moins de 25 ans (1997)
-
[12]
2007 : conférence de consensus sur les jeunes sans-abris organisée par la FNARS ; 2008 : lancement par le Haut-Commissariat aux solidarités actives d’un programme d’accompagnement et de suivi des jeunes en errance.
1 – Introduction
1On ne peut qu’être frappé par la contradiction entre l’émotion que suscite la présence grandissante de jeunes à la rue – adolescents ou jeunes majeurs – dans la plupart des villes françaises importantes, et les efforts limités que nous faisons collectivement en direction de cette jeunesse. Pas de plan Marshall, pas d’année placée sous l’égide de la lutte contre la précarité chez les jeunes, pas de promesses électorales tonitruantes... La question des jeunes vivant à la rue ne constitue pas un problème de premier plan pour les pouvoirs publics. La démobilisation générale tient sans doute à l’idée répandue qu’ils ont choisi sciemment un mode de vie en marge ou que trop d’aides pourraient créer un appel d’air et attirer d’autres jeunes vers la rue qui deviendrait ainsi plus attractive. D’autres stéréotypes autour de leur violence, leur alcoolisme ou leur délinquance contribuent largement à en faire une figure de victime bien peu méritante. À quoi bon traiter ce problème autrement que par la police ?
2Ces jeunes sont difficilement appréhendables comme catégorie du fait de son caractère hybride et parce qu’ils ne cessent de passer à travers les trous du maillage institutionnel. La catégorie des jeunes en errance souffre d’une invisibilité institutionnelle, car elle se trouve dans un angle mort des politiques de lutte contre la pauvreté, de promotion de l’insertion sociale, de soutien à la jeunesse ou à la famille. Tout – ou presque – se révèle être une cote mal taillée pour les jeunes en errance. Ils n’ont pas (encore) de place dans le marché local de la prise en charge des publics précaires. La très forte segmentation des acteurs du social et la distribution des publics n’ont pas été remises en cause avec leur arrivée. Il existe ainsi une forte indétermination sur les acteurs et les dispositifs à qui seront confiés ces jeunes, qui traduit une hésitation quant au mode de régulation à adopter face à ce nouveau problème public. Pour le moment, l’invisibilité institutionnelle s’accommode assez bien et paradoxalement d’un traitement sécuritaire de l’errance. In fine, cette situation a un effet de feed-back sur les jeunes et accentue leur vulnérabilité.
3Notre article s’appuie sur les premiers résultats d’une évaluation? [3] en cours d’un dispositif d’hébergement expérimental nommé Prodomo visant à proposer un hébergement de longue durée à des jeunes de la rue en situation d’errance. Localisé à Bordeaux, ce lieu accueille les jeunes ainsi que leur chien et leur offre la possibilité d’emménager en couple. Il fonctionne sur un mode semi-communautaire avec des chambres privées et des parties communes. Un éducateur est présent en permanence pour réguler le lieu et faire le lien avec des services sociaux ou sanitaires externes. L’enquête vise quatre groupes distincts : les jeunes bénéficiaires du dispositif, les professionnels salariés du dispositif, mais aussi ceux œuvrant dans le champ de l’urgence sociale à Bordeaux, différents acteurs institutionnels et les riverains du site retenu pour l’expérimentation. Elle vise à observer comment ce dispositif expérimental se met en place et à analyser les changements qu’il produit dans les trajectoires des jeunes.
2 – Définir l’errance : des jeunesses en tension
4De nombreux travaux tentent en France, mais aussi dans la plupart des pays occidentaux, de circonscrire numériquement le groupe des jeunes en errance et de définir le phénomène de l’errance en le distinguant d’autres formes de marginalité ou de sans-abrisme. Il est très difficile de quantifier exactement cette population? [4] qui est très arbitrairement appréhendée de manière homogène alors que des problématiques et des trajectoires différentes la composent. De caractère instable, elle s’avère être d’une grande labilité, parfois sous le coup de phénomènes externes comme l’alternance des saisons, qui en gonfle ou dégonfle les effectifs.
5Les comparaisons internationales montrent aussi leurs limites s’agissant d’appréhender l’errance tant ses définitions varient selon le langage populaire, les idiomes administratifs et l’étiquetage des politiques publiques nationales (Eurostat, 2005). Marpsat rajoute à ce tableau l’histoire de l’émergence de ce problème social et la variété des pratiques statistiques (Marpsat, 2005). À cela, il faut ajouter tous les termes employés par les jeunes eux-mêmes. Dans le cas de la France, plusieurs travaux ont relevé les termes employés : jeunes SDF, jeunes de la rue, en errance, punks à chien ou encore « zonards » (Chobeaux, 1999) et ont catégorisé des formes d’errance : l’errance active, l’errance immobile des jeunes des cités, la grande errance des jeunes SDF, l’errance nocturne des jeunes mineurs, l’errance active des jeunes en rupture revendiquée (Chobeaux, 2001). Ou encore des sous-catégories relevant de l’errance estivale : les « quechuas », les « colins, collines », les « punk caviars » (Créyemey, Morales, 2009). La recherche d’une définition stable et universelle renvoie à un risque de naturalisation dont il est important de se démarquer. Il semble en effet plus opportun d’avoir à l’esprit que les jeunes en errance s’inscrivent dans un continuum de situations marquées par des degrés plus ou moins accentués de mal-logement et de précarité (INSEE, 2001 ; Damon, 2002 ; FEANTSA, 2007).
6Il est devenu banal de dire que ces jeunes ont entre 16 et 25 ans, mais cette assertion est plus forte qu’elle n’y paraît tant elle désigne à la fois une cible habituelle des politiques publiques et les jalons d’une identité sociale en construction. Ces jeunes naviguent dans une sorte d’entre-deux : entre la fin de la scolarité obligatoire et le droit au RSA ; entre les derniers devoirs familiaux et les premiers droits sociaux. Le pivot des 25 ans constitue une bascule identitaire. À 25 ans, le jeune transite à la fois dans une forme de normalité (par exemple : devenir locataire et louer un petit appartement grâce au RSA et aux aides au logement de la Caisse d’allocation familiale) et dans la catégorie plus stigmatisée d’assisté qui n’a pas su ou pas voulu fructifier les aides dont il a bénéficié en tant que « jeune en insertion ».
7Définir l’errance semble plus aisé, car nos sociétés ont érigé la sédentarité et la stabilité professionnelle comme normes, ce qui de facto désigne en creux les formes négativement connotées de conduire sa vie. L’errance se pose ainsi comme une déviance que l’action publique doit corriger. « Jeunes errants », « jeunes SDF », vagabonds, « punks à chien », « squatters » imposent une approche négative du phénomène qui prend le pas sur les définitions mettant l’accent sur des critères positifs tels que l’aventure, la mobilité ou la liberté. La diversité de situations qui se cachent sous le vocable « jeunes en errance » doit plutôt nous orienter non pas à choisir entre les aspects lumineux de la vie en errance ou ceux mettant l’accent sur la marge, mais à définir et à interpréter l’errance comme une suite d’états liminaux (Hopper, 2003). Il semble raisonnable de se tenir éloigné autant du thème romantique de la liberté, qu’elle soit réelle ou fantasmée (Chobeaux, 1999), que de celui de la dépendance totale (Centre Dollard Cormier, 2008). De neutraliser les approches qui mettent en avant les seules connotations de criminalité et ceux qui appréhendent les jeunes en errance sous l’angle de la compassion et de la victime (Autès, 2001).
8Il nous semble utile (et intéressant) de comprendre la situation de ces jeunes comme un groupe en tension entre l’errance « choisie » et l’errance subie (Lachance, 2007), en tension entre facteurs macroéconomiques (O’Flaherty, 1996)? [5] et biographies individuelles? [6]. Cette tension nous paraît fondamentale parce qu’elle traduit le mieux la réalité pluridimensionnelle de ce groupe et parce qu’elle illustre les difficultés sur lesquelles vient buter en permanence l’intervention publique en faveur de cette jeunesse.
3 – Faillite ou cécité institutionnelles : comment les jeunes deviennent hors champ
9Quels problèmes posent les jeunes en errance aux institutions ? Qu’est-ce qui les rend visibles dans l’espace public comme problème ? La mendicité jugée agressive, les (gros) chiens sans laisse, les attroupements, l’organisation de festivals sauvages, l’alcoolisation sur la voie publique, le stationnement des camions, l’occupation de squats, le petit trafic de drogue et le petit recel… La visibilité sociale des jeunes en errance tient à leur surface délictuelle, aux interventions policières et aux plaintes des riverains ou commerçants auprès de la mairie. Des contacts forcément compliqués qui n’augurent pas une lune de miel entre jeunes et institutions…
10Dans notre recherche, l’analyse de leur trajectoire dévoile une certaine ambiguïté qui tient au fait qu’ils sont à la fois peu pris en compte par les grandes institutions pour lesquelles ils sont avant tout invisibles et par ailleurs bénéficiaires de nombreuses aides et dispositifs. Comment peut-on décrire cette histoire institutionnelle ?
3.1 – La faillite des grandes institutions socialisatrices
11Les rapports à l’école et l’expérience scolaire n’ont pas été en mesure, en général, de donner une forme d’assurance personnelle et sociale à ces jeunes. Plusieurs années après, il leur reste surtout le souvenir de rapports conflictuels, d’orientation par l’échec et de séquences d’humiliation. Si une minorité de jeunes en errance a pu décrocher un diplôme de l’enseignement professionnel avant de s’engager dans l’errance, ils sont néanmoins entrés dans les études à reculons, et ont pu vivre leur orientation professionnelle comme une punition scolaire, mais surtout comme un destin qui leur file entre les doigts. Cette expérience scolaire délicate est importante, car elle se solde par un manque de diplôme et de compétences générales. Elle conditionne en partie la réception des projets de formation ou de remise à niveau proposés par les missions locales ou les éducateurs référents. Les formations proposées conservent une forte proximité avec le modèle scolaire. Beaucoup d’entre elles nécessitent des acquis fondamentaux en français et en mathématiques, et un comportement de type scolaire contre lequel ils se sont élevés par le passé. La rétention dans les formations n’est pas très bonne chez les jeunes en errance. L’investissement dans le temps, les contraintes temporelles et comportementales sont difficiles à tenir pour une grande partie d’entre eux, notamment lorsqu’ils n’ont pas été socialisés auparavant dans l’apprentissage et découvrent les rigueurs du travail et aussi le manque de pédagogie de certains petits patrons. Les contrats d’insertion leur font sauter un grand pas trop rapidement : ils doivent travailler un nombre d’heures hebdomadaire important sur une période qui peut paraître longue. Entre le droit commun et l’exclusion, les institutions éducatives et sociales pensent que l’insertion est une passerelle pour tous. Elle n’est pas la plus adaptée aux jeunes en errance. Ces difficultés questionnent la domination du modèle d’insertion par le travail et ce qui doit conditionner le droit à être aidé lorsqu’on se trouve dans une situation de vulnérabilité.
12La situation de fragilité des jeunes en errance vient notamment d’un soutien familial faible. La plupart des travaux mettent en avant la forte proportion de jeunes mis à la porte parce que devenus majeurs, sans emploi, en délicatesse avec un beau-père, fuyant les coups, les agressions sexuelles ou les atteintes lesbo/homophobes. L’errance est presque systématiquement liée à une forme ou une autre de rupture dans le tissu familial : placement, maltraitance, alcoolisme et violence dans la famille (Dequiré, Jovelin, 2007). Sans doute, se niche ici une grande différence entre jeunes en errance et jeunes « intégrés » y compris ceux issus des milieux populaires, car la famille joue un rôle de filet de sécurité sur les plans social et psychique face à la dureté du monde adulte et des épreuves de l’intégration socioprofessionnelle. Cette donnée est importante en soi, mais plus encore si l’on garde à l’esprit que le choix de favoriser la famille et la solidarité intergénérationnelle est un choix politique : celui qui consiste à favoriser la famille comme amortisseur social central au détriment d’autres éléments d’autonomie personnelle (Muniglia, Rothé, 2012). Ce choix s’avère être désastreux chez les jeunes qui sont en relation compliquée avec leur famille et qui ne peuvent bénéficier de la solidarité intergénérationnelle. Par ailleurs, la conjonction entre familles déstabilisées et réseaux sociaux locaux limités? [7] fait que ces jeunes ne peuvent vivre leur malaise sur un autre mode que celui de l’errance. Ne sont à leur portée ni celui de la bohème qui est plutôt une sortie pour les classes moyennes supérieures ni celui de la bande qui est plutôt le propre des cités. Toutes ces impasses font que les jeunes ont la charge d’un passif institutionnel qui ne passe pas. L’intégration par le travail, qui traditionnellement purgeait ce passif, ne se fait plus. Exclus de fait du marché du travail, l’errance des jeunes est aussi une conséquence de la flexibilité et de la précarité accrue imposée par le fonctionnement du marché du travail (Wallez, Aubrée, 2005). Après une scolarité courte et une entrée précoce dans la vie active, l’accès à l’emploi et la mise en couple régulaient la situation de nombreux jeunes des classes populaires dans les périodes de croissance économique. Ce modèle ne fonctionne plus du fait des tensions qui pèsent sur l’emploi non qualifié dont le marché absorbait jusqu’à présent une part importante de ces jeunes garçons. Parallèlement, ces jeunes ont intégré les modèles culturels liés à la jeunesse comme temps social d’expérimentations personnelles (Guillou, 1998), et ne sont pas prêts à « faire comme leurs parents », à se caser en couple, à avoir des enfants si tôt. L’errance apparaît alors comme une forme d’épuisement des capacités intégratives de notre système social (Guillou, 1998).
3.2 – Des jeunes « hors champ »
13Ce constat de déficit de soutien est renforcé – paradoxalement – par des aides faibles provenant des grands opérateurs des politiques sociales. Celles-ci ne prennent pas vraiment le relais dans la sécurisation des parcours. C’est ainsi que, du côté des politiques familiales, ils ne sont que très rarement concernés par les prestations qu’elles desservent. Pour la plupart, les jeunes en errance n’ont pas d’enfant ou ne les ont pas à charge. Ils n’ont pas non plus de logement officiel pour lequel ils pourraient toucher une allocation logement. Mais au-delà du cadre légal d’éligibilité aux prestations sociales et familiales, les responsables départementaux de la CAF mettent en avant la « grande marginalité » des jeunes en errance qui les place « hors champ » :
« On est hors champ de compétence. On n’a pas du tout d’actions sur cette population jeune parce que c’est la grande marginalité et c’est la compétence du Conseil général et de l’État. Et nous, on est hors champ. […] S’ils ont droit à une aide au logement, c’est qu’ils ne sont pas à la rue ! […] Si jamais ils échouaient chez nous parce qu’ils ne savent pas où aller, on les réorienterait vers le CCAS. […] Nous ne connaissons pas les jeunes tant qu’ils n’ont pas fondé une famille. Les jeunes, du moment qu’ils quittent leur famille, qu’ils ne dépendent plus des droits de leurs parents, ou qui n’ont pas encore monté leur famille, ils disparaissent des contacts. Après, on peut les trouver dans les centres sociaux, mais en direct non. Mais le vrai problème pour les jeunes adultes, c’est qu’on les perd pendant un certain temps ».
15Pour ces jeunes, il faut une approche globale et généraliste et non pas thématique. Le système français saucissonne à l’infini les problématiques et les publics. Or l’approche traditionnelle par catégorisation des publics n’est que faiblement opératoire (Berlioz, 2000). La difficulté étant de retrouver un niveau où une prise en charge globale est possible :
« Pour les jeunes, la politique jeunesse c’est quoi ? C’est le logement, c’est les loisirs, c’est la santé, c’est multiple quoi. Donc nous, on est sur le logement des jeunes à travers notre action sur les prestations légales, allocations logement, sur les FJT, sur les loisirs des jeunes, là aussi on est compétent. Mais la santé des jeunes ce n’est pas nous : Caisse primaire. L’emploi des jeunes, ce n’est pas nous non plus. La marginalité, c’est l’État. Notre action est, par essence, thématique ».
17Se dessine ainsi un système piégé par une double contrainte : l’approche la plus globale qui prendrait en compte les difficultés sur les plans du logement, des revenus, de la santé, ou encore de la justice repositionne institutionnellement l’État. Or l’État n’est pas l’acteur le plus pertinent du fait de son éloignement du terrain.
3.3 – Le RSA comme perspective
18Ils sont trop jeunes pour toucher le Revenu de Solidarité Active (RSA), ce qui les empêche de louer un petit appartement et de bénéficier d’aides explicitement dirigées vers les allocataires du RSA concernant l’emploi et la formation. De temps à autre, ils demandent des Fonds d’aide aux jeunes (FAJ) lorsqu’ils sont appuyés par une assistante sociale ou un dispositif de soutien social. La barrière des 25 ans devient ainsi une étape importante dans la trajectoire de ces jeunes. Comme si l’errance était une somme d’expériences et d’épreuves durant lesquelles le jeune est sommé d’attendre avant d’intégrer la cohorte des assistés.
3.4 – L’hébergement d’urgence comme problème
19L’absence de logement stable et officiel constitue le marqueur le plus fort des jeunes en errance. Les solutions alternatives sont très diverses et précaires : chez des amis jusqu’à ce que l’appartement ne devienne trop petit, que le locataire veuille retrouver un peu d’intimité, que les chiens ne deviennent trop encombrants ; en squat jusqu’à ce que l’expulsion soit prononcée, que l’ambiance se dégrade, que les embrouilles polluent toutes les relations, que le froid hivernal ne vienne à bout des résistances ; en institutions (CHRS, FJT…) jusqu’à ce que le règlement ne devienne insupportable, que le jeune ne perde sa place. Il s’agit de conditions de vie précaires et difficiles pour des raisons différentes. La réponse institutionnelle tient dans l’offre d’hébergement d’urgence qui aux yeux des jeunes est la pire des solutions d’hébergement précaire. Les institutions font moins bien que le monde de la rue et les réseaux amicaux. Les jeunes qui constituent une problématique spécifique du sans-abrisme préfèrent les squats qui offrent des conditions de vie jugées meilleures et aussi une solution plus pérenne que les formules offertes par les institutions sociales, CHRS en particulier. Les jeunes se méfient de ces structures que l’on intègre principalement via le 115 du Samu social qui est devenu la centrale de réservation de l’hébergement d’urgence. La quasi-totalité de ces structures n’accueillent pas de chiens et obéissent à une logique de prestation individuelle temporaire qui exclut de facto les couples. Par ailleurs, ces dispositifs – héritiers des asiles faut-il le rappeler – offrent une image peu congruente avec les postures identitaires que cherchent à tenir ces jeunes qui ne veulent pas s’identifier aux pauvres chroniques, clochards ou autres sans-abris qui – selon eux – ont perdu toute dignité. De leur point de vue, les CHRS représentent une forme d’échec pour un jeune qui n’aurait pas su exploiter toutes ses compétences personnelles qui sont loin d’être nulles pour vivre dans le monde de la rue. Leur corps qui n’est pas abandonné comme le cas de la grande précarité (Deklerck, 2001), leur âge ou leur santé leur procurent des ressources non négligeables pour se débrouiller : construire des réseaux de solidarité, des couples, travailler en étant déclaré ou pas, s’engager dans de petits business, faire la fête, marcher ou pédaler pour circuler sur un territoire donné…
3.5 – L’attentisme des Conseils généraux
20Le Conseil général est devenu un acteur majeur des politiques sociales, mais se trouve pris par de plus en plus d’obligations et donc par une forte contrainte sur ses ressources, l’engagement dans la question des jeunes en errance se trouve actuellement dans ses prémisses.
Entre la protection des adolescents ou des jeunes adultes dans le milieu familial et le mince filet de sécurité organisé pour les grands précaires, les jeunes en errance se trouvent dans une situation intermédiaire pour laquelle les stratégies et les outils d’intervention ne sont pas encore stabilisés. De la même manière, ils sont coincés entre de grandes institutions socialisatrices en crise et des dispositifs sociaux plutôt pensés pour d’autres catégories de jeunes ou de précaires. Le « trou d’air institutionnel » dans lequel ils sont aspirés constitue une source d’épreuves à travers lesquelles ils se construisent comme individu (Martuccelli, 2006)« En termes d’hébergement, on a les Foyers Jeunes Travailleurs, on a des maisons relais. C’est du logement temporaire qui permet à des personnes, ce n’est pas spécifique pour les jeunes, d’accéder à un logement, mais on est entre le logement et l’hébergement. Y’a des espaces collectifs et ce qu’on appelle des familles d’hôtes qui font un suivi de ces personnes. Aujourd’hui, y’a plutôt une mixité et on est sur des publics qui ont besoin de ce genre de dispositifs. Mais on n’a pas de dispositif adapté aux jeunes errants parce que dans les maisons relais on est vraiment dans de l’accompagnement des familles par exemple, mais on n’est pas dans de l’accompagnement aussi lourd que pour ces jeunes-là. Après, on a des dispositifs du genre résidence sociale pour des publics plus jeunes, mais c’est vrai que la spécificité, c’est soit sur des jeunes en insertion, soit en formation donc ils sont dans un projet. Il n’y a pas de dispositif ou alors c’est le dispositif CHRS. […] C’est aussi à l’État de se mobiliser sur ce type de dispositifs. Au niveau du Conseil général, le logement c’est une compétence facultative ».
3.6 – La santé oubliée
21Ils sont jeunes et donc relativement en bonne santé pour des sans-abri et ne constituent donc pas un public ordinaire pour les dispositifs de santé en direction des sans-abri. Par exemple, ils sont assez peu identifiés comme un problème important par les Équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP) :
« Mais on voit très peu de patients de moins de 26 ans. Parce que la problématique de ces jeunes, c’est de se mettre en rupture des institutions pour vivre leur vie de façon autonome. Par principe, il faut qu’ils se mettent hors institution. Donc, c’est ça leur trajet, c’est ça leur démarche. Ils ne sont pas demandeurs : ils ne viennent pas demander du soin, ils ne viennent pas demander de l’aide sociale. […] Parce que le problème sur Bordeaux, c’est pas les jeunes de moins de 26 ans qui traînent dans les rues à part que ça fait chier tout le monde. Le problème, c’est deux populations. 110 personnes qui appellent le 115 tous les jours à qui on dit “ah oui monsieur on n’a pas de places”, donc ils se démerdent à dormir dans les rues, dans les caves. Il manque 110 à 120 places d’hébergement d’urgence chaque nuit sur Bordeaux. Ça, c’est un vrai problème. Après il y a 150 personnes sur Bordeaux qui sont des chroniques, des grands précaires très dégradés, avec des problèmes de santé mentale, d’addiction associée qui vont dans des squats, des appartements, des nuits à l’hôtel de temps en temps. Ce sont des gens qui devraient aller dans du médico-social. Ils ne sont pas assez psychotiques pour aller dans les foyers médico-sociaux de psychotiques, ne consomment pas assez de substances pour aller dans les structures médico-sociales d’addictos. Ils sont entre les cases… »
23Les Permanences d’accès aux soins de santé (PASS) qui accueillent des publics précaires sont de fait spécialisées dans les étrangers sans-papiers disposant de peu d’argent. Les jeunes ne les fréquentent pas. Il faut se tourner vers les urgences hospitalières qui accueillent les grands précaires et les sans-abris (Girard, Estecahandy, Chauvin, 2009) pour un coût élevé (Ferré, Bodin, 2011), mais là aussi la sollicitation des jeunes est faible du fait de leur faible exposition à des pathologies sévères contrairement à leurs aînés de la rue, mais aussi parfois parce qu’ils ne savent tout simplement que faire de leur chien. Le seul point de contact identifié « santé » est en relation avec les addictions : les Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (CAARUD) :
« La question des substances est un point d’accroche. Y’a une dépendance, donc on est obligés de leur donner leur traitement. C’est ça qui permet de garder le fil du lien ».
25Les dispositifs de bas seuil sont fréquemment utilisés pour disposer de douches, de bons alimentaires, d’adresses… et, de plus en plus, toutes sortes de prestations et d’actions qui font parfois penser que les CAARUD deviennent les auxiliaires des missions locales pour les jeunes en errance. Le recours aux professionnels du social des Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS) est peu fréquent, car ils ont un fonctionnement sectorisé qui réclame une résidence ou un lien explicite avec un territoire :
« Le problème, c’est la mobilité, on les perd, et les CCAS ne sont pas adaptés, l’assistante sociale de secteur ne voit pas ce genre de public ».
27C’est le même problème pour la sectorisation en psychiatrie et les Centres médico-psychologiques (CMP). Les jeunes en errance constituent un cas typique d’incasables. Entre les territoires et les secteurs, hors logiques d’établissement, hors public cible, à côté des réponses institutionnelles formatées et dupliquées… Ils naviguent.
3.7 – La police et les politiques locales de sécurité
28L’actualité des « zonards » et autres « punks à chien » a déboulé sur le devant de la scène pour des questions de sécurité. Plusieurs municipalités françaises ont établi des arrêts dits « anti-mendicité », et ont aménagé leurs espaces urbains selon de nouvelles logiques : suppression des espaces résiduels, mobiliers urbains dissuasifs, caméras de surveillance… Toutes ces solutions ont été mises en œuvre dans un premier temps avec l’espoir de régler techniquement le problème de l’« appropriation » de l’espace public par les sans-abris. Les acteurs et les élus de terrain se sont résolus à constater globalement l’insuffisance de cette approche. L’élan initial est ainsi celui du contrôle d’une population problématique que l’on ne parvient pas à réguler avec les outils classiques de la politique de la ville et de sécurité. La police, parce qu’elle circule – elle aussi – sur l’ensemble du territoire urbain et qu’elle est en contact avec le monde de la rue, entretient des rapports étroits avec ces jeunes. Elle a souvent des tensions, mais aussi des discussions avec nombre d’entre eux. La mise en place de Conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) a été la caisse de résonnance qui a transformé les observations et les constats empiriques de la police en problème public sollicitant à la fois le social, le sanitaire et le répressif. À faire changer de dimension le problème :
Le problème est que le CLSPD est rattaché à la commune qui en matière sociale n’a quasiment aucune compétence? [8] au profit du Conseil général et de l’État. Autrement dit, cette séparation des pouvoirs et des domaines d’intervention est plus que propice à la dispersion des interventions et à oublier les cas « entre les cases ». Beaucoup de questions reviennent vers la mairie, mais les problèmes pluridimensionnels des jeunes appartiennent à différentes couches du millefeuille administratif français.« À l’époque en 2003-2004, la police intervenait beaucoup dans la rue et nous disait “mais enfin bon c’est pas normal, on est les seuls à intervenir, ces gamins-là ne voient que nous”. […] C’est dans ce lieu de coordination qu’on a identifié qu’on avait des problèmes d’errance et de marginaux dans le centre-ville, on envoyait la Police et après une fois qu’on les avait poussés (i.e. les jeunes) et que la Police avait fait son boulot, quelques heures après, ils étaient revenus ».
3.8 – Représentations des professionnels et des acteurs institutionnels
29Des obstacles non institutionnels qui relèvent proprement des représentations des professionnels participent au processus de distanciation entre jeunes et institutions. En effet, beaucoup pensent et définissent les jeunes à partir de leur volonté de fuir les institutions et les dispositifs de prise en charge. Ce fossé résulterait d’un choix identitaire et contre-culturel en quelque sorte. La tendance à épargner la responsabilité politique des institutions en ce qu’elles produisent les conditions de leur propre cécité est souvent patente. Les opérateurs des grandes politiques sociales de droit commun mettent ainsi en avant le fait que les jeunes sans-abris ont des droits, mais qu’ils ne veulent pas les utiliser. Par exemple, étant souvent de nationalité française, ils disposent d’un numéro de sécurité sociale depuis leurs 16 ans, ce qui leur donne droit à la CMU-C. Les jeunes sont aussi perçus comme un groupe. Ils seraient pris dans des logiques quasi communautaires et se fermeraient donc aux dispositifs existants qui développent une relation individuelle de prise en charge. Cette crainte a d’ailleurs freiné la mise en œuvre de dispositifs innovants. De même, la question des chiens qui est complètement accolée à l’identité des jeunes de la rue est aussi source d’interprétations chez les professionnels qui dressent le portrait de jeunes extrêmement cyniques et stratèges qui n’ont des chiens que pour se prémunir des arrestations ou pour tromper les chiens anti-drogue.
30Les institutions semblent à bout de souffle. Elles sont formatées pour d’autres publics et fonctionnement sur le suivi au long cours, sur l’investissement relationnel avec un professionnel référent. Les canons du travail social autour de la sainte trilogie « durée, demande, projet » (Chobeaux, 2001) y sont âprement défendus par ses professionnels. F. Chobeaux soulignait dès 1999 la conception peu dynamique de l’action sociale, les lourdeurs administratives des dispositifs d’accompagnement, la profonde inadaptation au fonctionnement de jeunes souvent pris dans l’immédiateté et l’impulsivité, la mise en place administrative lente et complexe des projets, la disponibilité très limitée des aides concrètes (Chobeaux 1999). L’inefficacité des réponses sociales à la problématique du sans-abrisme est d’ailleurs attestée par les tentatives récurrentes de monter des dispositifs hybrides qui cherchent à dépasser ces impasses (Hopper, 2003). Les raisons de l’abandon institutionnel et professionnel sont donc nombreuses. Dans le grand jeu de la segmentation des opérateurs de terrain et du partage des publics de l’action sociale, les jeunes en errance n’ont pas encore vraiment trouvé preneurs. C’est toujours le problème de l’autre. Du moins, on l’espère…
3.9 – La précarité peut-elle remédier à la précarité ?
31Paradoxalement, il existe de nombreuses aides et de nombreux services en direction des jeunes en situation de vulnérabilité. Éclatés, peu coordonnés, ils traduisent un saucissonnage des problèmes endémiques à la vie administrative et institutionnelle française. FAJ, AJM, FLAJ… les acronymes fleurissent au gré des politiques publiques et des alternances politiques, mais tous ces dispositifs ont pour point commun d’entretenir l’état de précarité. D’un faible niveau et très ponctuelles, elles ne font pas sortir de la rue, elles n’offrent pas de solution pérenne de mise à l’abri (et encore moins de logement), elles ne détournent pas du petit trafic comme moyen de survie, elles ne règlent pas les problèmes de fond, elles n’apurent pas les dettes? [9] qui rendent peu rentable un « retour » à l’emploi et le choix de l’insertion. Les solutions d’hébergement d’urgence sont ponctuelles, car les lits sont rares et il faut faire tourner les effectifs. En fait, ces offres institutionnelles permettent de s’inscrire durablement dans la précarité et l’errance. Il existe très peu d’expériences qui cherchent à dépasser ces difficultés ou qui envisagent un autre destin que la misère pour ces jeunes.
32Tous ces dispositifs sont précaires, relèvent du « dépannage » (Dequire, Jovelin, 2007). On peut donc légitimement s’interroger sur les raisons qui conduisent à produire des aides temporaires et partielles en direction de jeunes que la précarité définit par ailleurs. Ces allers-retours entre situation de « galère » et temps de repos ou de sursis, ces bouffées d’oxygène ne semblent avoir qu’un impact très relatif sur la trajectoire de ces jeunes qui ont par ailleurs d’énormes difficultés à penser le durable. Ces bouffées d’oxygène institutionnelles – espère-t-on – (re)donnent le goût à la vie « normale » avec un hébergement loin de la rue, un investissement dans sa trajectoire professionnelle, un pouvoir d’achat qui n’est pas indexé à sa performance à la manche. Mais elles conduisent aussi à une profonde frustration, car les jeunes en errance sont souvent plombés par un fond problématique qui annihile les efforts des uns et des autres : des affaires judiciaires qui courent et qui les menacent, des problèmes d’addiction non pris en compte, des dettes assommantes et des problématiques de santé mentale de plus en plus envahissantes. Les digues institutionnelles paraissent bien faibles. En cela, la situation actuelle est plutôt articulée autour d’un deal perdant-perdant. Les institutions perdent leur crédibilité en entretenant la vie précaire. Les jeunes sont vaincus par épuisement et s’enfoncent dans des formes plus chroniques et sévères de sans-abrisme.
4 – Conflit et humiliation : comment les jeunes évaluent les institutions
33Dire que les dispositifs et les politiques d’aide en direction des jeunes en errance sont des cotes mal taillées n’épuise pas les raisons qui conduisent à creuser le fossé entre eux. L’expérience même des jeunes et la manière dont ils évaluent les situations dans lesquelles ils évoluent tiennent aussi une place importante. Les premiers contacts sont d’ailleurs assez déterminants. Le manque de compétences sociales pour une partie des jeunes errants les place en échec quand il s’agit de demander une aide ou de s’adresser à un professionnel. Sentiments de rejet et d’humiliation renforcent alors la distance avec les institutions et donnent pour un temps plus ou moins long un substrat à l’identité revendiquée.
4.1 – L’art de pianoter
34Du point de vue des jeunes, les dispositifs d’accueil dans les villes traversées ne sont pas utilisés non plus comme des tremplins ou des sas vers des dispositifs de sortie de la galère, mais comme des ressources pour poursuivre l’errance. Il faut aussi lire l’usage des prestations sociales et socio-éducatives comme des moyens d’accéder à des solutions matérielles ponctuelles et rapides. Au cours de leur itinérance, de nombreux jeunes racontent comment, lorsqu’ils arrivent dans une ville nouvelle, ils « pianotent » sur les dispositifs. Il existe plusieurs stratégies, mais en général, ils commencent par la Mission locale plus habituée au public jeune pour obtenir une aide d’urgence et faire le plein de (bonnes) adresses. Ensuite, ils passent sur les associations pour les douches, la nourriture, etc. Le risque de rester trop longtemps est de devenir « client » des systèmes d’assistance, car il faut alors participer à l’intervention éducative et jouer le jeu de l’injonction biographique en racontant sa vie. Le risque est aussi que le mouvement s’inverse, que devenu client, ce n’est plus eux qui pianotent sur les dispositifs, mais les institutions ou les professionnels qui les font tourner dans les méandres du panier de services local. Devenir un « public captif », c’est aussi la fin de l’errance.
35Cette distance aux institutions ne signifie pas une volonté de rester à la marge ou un refus d’intégration sociale. Bien souvent, les espoirs sont modestes et socialement légitimes, un petit job, un appart, un(e) cop(a)in(e), un camion… Après, on fait semblant : on annonce des projets plus ambitieux et qui correspondent à ce que les jeunes pensent être les attentes des professionnels et des dispositifs. Les jeunes ont appris à donner ce qu’on attend d’eux dans certaines conditions et pendant un certain temps.
4.2 – Des offres dégradantes ?
36La thématique de la dignité est très importante. Ils refusent les lieux de vie proposés (CHRS, ou foyers divers) pour cause de saleté, de violence, de vol, d’emprise institutionnelle démesurée au regard des opportunités offertes, de vie collective difficile (horaires, tâches ménagères obligatoires, obligation de faire ses démarches…), d’absence de solution pour les chiens… Ce qui est présenté comme une solution par les institutions est en réalité très coûteux de leur point de vue, car il leur faut renoncer aux idéaux projetés dans la vie en errance et dans le monde de la rue. Devenir « client » de dispositifs d’assistance aussi lourds, c’est au fond renoncer aux thématiques de l’indépendance et de l’aventure. C’est mettre fin à la rationalisation de la vie en errance par le choix de la liberté. C’est devoir accepter une autre version de son histoire.
37Les offres s’avèrent être par ailleurs de faible qualité. Les stages et les formations sont massivement perçus comme « bidon » (c’est-à-dire inutiles) ou « tranquilles » (c’est-à-dire qu’on s’y contente d’amuser la galerie). Les jeunes ont l’impression de rejouer une scène de leur échec scolaire. Ces formations sont très variables selon les dispositifs encadrants et parfois selon les territoires, et sont concentrées sur des secteurs nécessitant une main-d’œuvre faiblement qualifiée et nombreuse : la restauration, le bâtiment, les espaces verts… qui débouchent généralement sur des emplois peu payés ou aux conditions de travail jugées pénibles et dégradantes. Dans la hiérarchie des emplois dignes, les jeunes en errance n’acceptent que dans certaines circonstances de tenir les emplois – ou les jobs sans contrat de travail – les plus bas. Leur CV comprend nombre d’expériences de ce type, mais ces emplois ont toujours été tenus pour des raisons strictement financières (économiser pour un voyage, se rendre à un festival, réparer le camion…) et surtout pendant un temps limité. C’est une autre affaire que de leur proposer d’y faire carrière. Car, sur le fond, il existe un certain rejet de ces emplois « à la con », et du mode de vie qui semble aller avec : celui de petit travailleur non qualifié sans espoir de promotion ni professionnelle ni sociale et exposé à tous les chocs économiques. Par ailleurs, une très grande majorité des jeunes en errance sont de « petits blancs »? [10] qui refusent (ou qui aimeraient refuser) le sale boulot. Sur ce plan, les jeunes en errance sont de plus en plus piégés. Dans de nombreuses villes, des migrants ou des sans-papiers investissent le marché noir de l’emploi ; la concurrence sur les bons lieux de manche est plus en plus forte entre les jeunes qui alpaguent les piétons avec plus ou moins de bagout et de tact, ceux qui adoptent la position silencieuse de « la prière », les habitués qui stationnement toujours à une même place et qui collectent auprès de donateurs habitués, de nouveaux SDF fraîchement déclassés par la crise, les jeunes « qui jouent aux zonards, mais qui rentreront chez papa maman à la fin de l’été » et les « Roumains » avec qui les jeunes entretiennent des rapports compliqués, car ils ne respecteraient pas les emplacements des uns et des autres et les règles informelles de la manche. Inutiles ou inemployables sur le marché de l’emploi officiel, en concurrence sur le marché noir de l’emploi et sur le marché de la débrouille, les opportunités des jeunes se réduisent et c’est – encore une fois – à contrecœur qu’ils suivent les formations et les stages.
4.3 – Des conflits avec les professionnels
38Les dispositifs peinent à garder les jeunes selon un protocole théorique. Il est toujours troublant de voir un jeune « préférer » la rue ou le squat au foyer, fût-il expérimental ou soi-disant particulièrement étudié pour son profil. Ces jeunes développent des formes de résistance qui vont du retrait (ils quittent le foyer sans effusion et par usure) à des clashs plus explicites (menaces contre les professionnels, dégradation des locaux et des matériels…) pour qu’on les mette dehors. La vie quotidienne en institution se traduit par une recherche de marges de liberté par rapport à la pression institutionnelle même diffuse, aux relances incessantes des éducateurs et à l’emprise du groupe de pairs avec qui ils ont plutôt l’habitude d’entretenir des rapports en pointillé dans les squats. Au fond, pourquoi supporter des contraintes auxquelles l’errance avait promis de mettre un terme ?!
39Les conflits entre jeunes hébergés et les éducateurs émergent quand ces derniers ont le sentiment de ne « rien faire » ou de ne pas faire leur travail (des accompagnements, construire un processus de stabilisation sociale avec des étapes…), d’être en permanence dans une logique de bas seuil qui les cantonne – selon eux – à un rôle moindre de réceptionniste ou de veilleur de jour. Les éducateurs reprochent mezza voce aux jeunes de leur lancer en pâture des projets farfelus même si en cela ils répondent aux demandes implicites de l’équipe de s’impliquer dans un projet. Les accrochages portent sur la participation de chacun aux tâches ménagères et donc l’acceptation d’une vie collective, sur l’argent et son utilisation chez certains qui dépensent à tout va ou qui économisent (trop) en douce, ou encore sur les démarches qui ne vont pas assez vite. Les occasions où les institutions sont prises en flagrant délit d’impuissance constituent des zones de tensions et de conflits importantes. Les jeunes parce qu’ils ont un parcours institutionnel et parce qu’ils circulent de ville en ville se plaignent de devoir répéter en permanence leur histoire, ils sont ainsi devenus des pros de la présentation « calibrée » de soi, ce qui a parfois le don d’énerver les éducateurs qui souhaitent que les jeunes soient plus « authentiques » et disent tout ce qu’ils ont à dire. Cette instabilité conflictuelle est aussi le reflet d’un climat institutionnel où les dispositifs sociaux ou médico-sociaux sont morcelés en fonction de logiques parfois absconses, renvoyés à leurs projets d’établissement, qui sont autant d’œillères, et financés de manière instable. Coincés entre les attentes des tutelles et des directions d’établissement, les contraintes organisationnelles et les demandes erratiques des jeunes, les professionnels ont par ailleurs à prendre en charge un public qui leur glisse entre les mains du fait de l’accumulation de problèmes sociaux, de troubles de santé mentale et de problèmes de drogues. Ils sont ainsi tentés de mettre la main sur le recrutement des dispositifs et à écarter les profils les moins gérables et les plus rétifs à l’intervention professionnelle.
5 – Quelle place pour les jeunes en errance dans le monde institutionnel ?
5.1 – De nouveaux acteurs pour de nouvelles précarités
40Dans Intervenir auprès des jeunes en errance (2009), F. Chobeaux retrace les différentes périodes qui ont participé à l’inscription de l’errance dans la scène française : les festivals dans les années 1980 et les premières réponses publiques, l’explosion de la visibilité sociale et premières interventions étatiques à partir de 1996? [11], la modification de la dynamique de l’errance depuis 2000 en faveur de la sédentarisation et enfin une nouvelle étape de mobilisation publique depuis la fin des années 2000 avec le soutien direct à des programmes expérimentaux? [12]. L’enjeu actuel est l’entrée potentielle de nouveaux acteurs dans la question de l’errance. Par exemple, récemment la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie (MILDT) s’est engagée dans cette question en soutenant un programme de retour à l’emploi et à la formation pour des jeunes de la rue. La mise en relation de ces jeunes avec des dispositifs de réduction des risques et des professionnels de santé susceptibles de les aider dans leur consommation de drogue et d’alcool fut la porte d’entrée retenue. L’enjeu est l’identification d’un problème de jeune en errance et sa localisation dans le corpus des politiques publiques ainsi qu’une désignation plus explicite des acteurs et des dispositifs de terrain en charge du problème. Pour le moment, il existe un flou qui profite aux logiques de sécurité, mais les logiques sociales montent en puissance.
41La frontière entre problème de sécurité et problème social a toujours été en tension : « à la demande de Xavier Emmanuelli en réaction aux arrêtés anti-mendicités pris par un certain nombre de maires durant l’été 1995, le rapport Quaretta développe une vision socio-humanitaire d’un phénomène qui tend à être problématisé en termes sécuritaires. La mendicité dite agressive, celle qui justifie les mesures coercitives d’expulsion de certains mendiants, ne serait qu’une infime partie d’un phénomène beaucoup plus général : celui de l’errance et des interrogations qu’il pose à l’ensemble du corps social » (Patteguey, 2001, p. 260).
42Les jeunes en errance sont ainsi un cas de figure intéressant pour décrypter les modes de régulation institutionnelle de la grande précarité à l’œuvre dans nos sociétés.
5.2 – Quel mode de régulation institutionnelle ?
43Le traitement social et politique de la question des jeunes en errance montre que les logiques de régulation ne sont pas nécessairement exclusives. Le flou autour de la catégorie de l’errance traduit aussi la pluralité des modèles institutionnels en jeu. L’errance relève-t-elle des questions de sécurité, du contrôle des espaces publics urbains, de la lutte contre les drogues, de l’action sociale, des politiques de la jeunesse, de l’insertion par l’économique, de la politique du logement ?… Comme problème public, l’errance a du mal à se cristalliser. Comme public éligible à l’action sociale, elle a du mal à trouver preneur.
44Le cas des jeunes en errance montre l’ambiguïté des modèles institutionnels contemporains autour desquels l’État-providence se recompose. Il s’agit en effet de punir et de protéger. De normaliser et d’autonomiser. D’individualiser les politiques sociales et de traiter collectivement une population problématique. De resocialiser et de rendre capable. Où passe la frontière ? Comment les différents outils s’articulent-ils les uns aux autres ?
45Dans la prise en charge des jeunes en errance, le rôle des professionnels doit être interrogé et il l’est d’ailleurs par les jeunes et les professionnels eux-mêmes. Les travailleurs sociaux apportent des réponses « paradoxales qui consistent plus à organiser la gestion de la pauvreté et de l’exclusion » (Dequire, Jovelin, 2012, p. 131), mais ils régulent aussi les « injonctions paradoxales d’un système de prise en charge extrêmement normatif » (Muniglia, Rothé, 2012, p. 77). De ce point de vue, les acteurs traduisent et amplifient l’hésitation des modes de régulation institutionnelle. Aux jeunes de recoller les morceaux.
Bibliographie
Bibliographie
- Autès, M. (2001), « Les représentations de la pauvreté et de l’exclusion dans la sphère politique et administrative », in Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, Rapport sur les travaux de l’observatoire 2001-2002, 85-103.
- Berlioz, G. (2000), « Dans les circuits de l’errance, les jeunes sont de plus en plus nombreux », Sauvegarde de l’enfance, vol. 55, n° 4.
- Centre Dollard Cormier (2008), Mémoire adressé à la commission des affaires sociales siégeant sur le phénomène de l’itinérance au Québec, 22 p.
- Chobeaux, F. (1999), Les nomades du vide, Paris, Actes Sud.
- Chobeaux, F. (2001), L’errance active : politiques publiques et pratiques professionnelles, Paris, Éditions ASH.
- Créyemey, A., Morales, J.-H. (2009), « Sur les marges des festivals », Vie sociale et traitements, vol. 10, n° 4.
- Damon, J. (2002), La question SDF, Paris, Presses universitaires de France.
- Declerck, P. (2001), Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon.
- Dequiré, A.-F., Jovelin, E. (2007), « Des jeunes dans la tourmente. Les jeunes sans domicile fixe à l’épreuve de la rue », Pensée plurielle, vol.°14, n° 1, pp. 125-147.
- Dequiré, A.-F., Jovelin, E. (2007), « Évaluation des services et initiatives en faveur des jeunes sans domicile fixe : une comparaison France-Angleterre », Pensée plurielle, vol. 16, n° 3, pp. 181-206.
- Dequiré, A.-F., Jovelin, E. (2012), « Quel avenir pour les jeunes en errance ? », Empan, vol. 68, n° 4, pp. 63-69.
- Eurostat (2005), The production of data on homelessness and housing desprivation in the European Union : survey and proposals.
- Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA) (2007), ETHOS, European Typology on Homelessness and housing exclusion). En ligne : http://www.feantsa.org/spip.php?article121&lang=en.
- Ferré, S., Bodin, G. (2011), Évaluation du coût financier de la prise en charge hospitalière des « Grands précaires » au CHU de Bordeaux, SAMU SOCIAL de Bordeaux, 26 p.
- Girard, V., Estecahandy, P., Chauvin, P. (2009), Rapport sur la santé des personnes sans chez soi : Plaidoyer et propositions pour un accompagnement des personnes et un rétablissement social et citoyen. Rapport remis à Mme Bachelot-Narquin, Ministre des Sports et de la Santé, novembre, 184 p.
- Guillou, J. (1998), Les jeunes sans domicile fixe et la rue, ou « au bout d’être énervé », Paris, L’Harmattan.
- Hopper, K. (2003), Reckoning with homelessness, New York, Cornell University Press, INSEE (2001), Enquête Sans Domicile.
- Marpsat, M. (2005), “The problem of definitions: points of similarity and difference”, Paper to the CUHP thematic network conference, Brussels, 3-4 November.
- Martuccelli, D. (2006), Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin.
- Muniglia, V., Rothé, C. (2012) « Jeunes vulnérables : quels usages des dispositifs d’aide », Agora Débats Jeunesse, vol. 62, n° 3, pp. 65-79.
- O’Flaherty, Brendan (1996), Making room: the economics of homelessness, Cambridge, MA, Harvard University Press,
- Patteguey, P. (2001), « L’actuelle construction en France, du problème des jeunes en errance. Analyse critique d’une catégorie d’action publique », Médecine et Hygiène. Déviance et société, vol. 25, n° 3, pp. 257-277.
- Wallez, P., Aubrée, L. (2005), « L’expérience de la rue chez les jeunes comme forme extrême d’urbanité », Espaces et sociétés, vol. 120-121, n° 2, pp. 241-257.
Notes
-
[1]
Maître de conférences en sociologie, Université de Bordeaux, Centre Émile Durkheim (UMR 5116), Faculté de Sociologie, 3ter, Place de la Victoire, 33076 Bordeaux, France. Tél. (33)5 57 57 19 95. emmanuel.langlois@u-bordeaux.fr.
-
[2]
Nous tenons à remercier pour leur soutien et leur relecture Isabelle Bretenoux et Maëlys Abraham.
-
[3]
Enquête financée par le Fonds d’expérimentation jeunesse (2011-2014).
-
[4]
Les statistiques publiques ne retiennent que les conditions d’habitation à une date précise. En 2007, le ministère de l’Emploi et de la Cohésion sociale estime entre 30 000 et 50 000 jeunes SDF en France. Autrement dit, une fourchette assez large qui montre à quel point le regard des pouvoirs publics est assez embué.
-
[5]
Facteurs qui mettent en avant les déséquilibres entre distribution des revenus et distribution des logements.
-
[6]
Facteurs relevant des environnements familiaux, de la psychologie des personnes, de leur santé…
-
[7]
De nombreux jeunes de notre étude sont originaires de petites villes ou des régions rurales. Ce qui semble être aussi le cas dans d’autres enquêtes.
-
[8]
L’intervention consiste surtout à financer les foyers d’accueil d’urgence, le CAIO, le Samu social, les Haltes de nuit, la Mission locale… mais sans avoir la main ni sur les pratiques professionnelles ni sur l’orientation stratégique de ces dispositifs.
-
[9]
De nombreux jeunes ont contracté des amendes principalement auprès de la SNCF pour avoir voyagé sans titre de transport. Le coût de ces amendes et de leur majoration atteint parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros.
-
[10]
Sans que cela ait les traductions politiques habituelles du terme.
-
[11]
Notamment en finançant des études sur les jeunes errants qui contribuent à construire une catégorie de l’action publique : les travaux des CEMEA (recherche dans trois villes festivalières en 1996), de la Direction de l’action sociale qui finance à partir de 1997 des diagnostics territoriaux partagés sur l’errance des jeunes et la grande marginalité qui soulignent l’hétérogénéité des conduites d’errance et la nécessité d’innover en proposant un accueil inconditionnel, du bas seuil ; de l’UNCCASF sur l’errance des jeunes de moins de 25 ans (1997)
-
[12]
2007 : conférence de consensus sur les jeunes sans-abris organisée par la FNARS ; 2008 : lancement par le Haut-Commissariat aux solidarités actives d’un programme d’accompagnement et de suivi des jeunes en errance.