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Article de revue

La transaction : une manière de faire de la sociologie

Entretien pour Pensée plurielle

Pages 35 à 51

1Pensée plurielle (PP) : Dans votre méthodologie de la transaction sociale, un premier principe est : « repérer les oppositions structurantes » (Remy, 1998b, p. 32). C’est proche de la méthode idéal-typique de Max Weber. Dans cet échange sur la naissance de la transaction sociale, son développement et ses perspectives d’avenir, je propose de nous en inspirer : je vous soumets des points de vue opposés, en vous demandant de dire où vous vous situez.

1 – La genèse de la transaction sociale

2PP : De nos échanges anciens, j’ai retenu que l’émergence du paradigme de la transaction sociale a été marquée par un double contexte, existentiel et scientifique.

3- Vous avez vécu de l’intérieur la querelle linguistique des années 1970 en Belgique et elle a eu une conséquence importante qui vous a directement affecté : la scission de l’Université catholique de Louvain (Leuven). La partie francophone ne pouvant rester en territoire flamand, elle a dû « s’exiler » à Louvain-la-Neuve, en Wallonie. Impliqué dans la création de la ville nouvelle devant accueillir la nouvelle université, vous avez constaté que, malgré des oppositions irréductibles, il y avait place pour des arrangements pratiques ou des transactions. Vous reconnaissez-vous dans cette lecture de votre passé ?

4- Si vous la confirmez, au moins dans ses grandes lignes, faisiez-vous clairement à l’époque le lien entre une expérience à la fois douloureuse (la rupture) et passionnante (la création d’une nouvelle université et d’une ville universitaire) et l’émergence d’un nouveau paradigme ?

5- Si vous êtes en désaccord, votre lecture est-elle radicalement différente, ou proposez-vous de complexifier l’analyse en introduisant d’autres dimensions et lesquelles ?

6Remy : Nous étions entre 1968 et 1972 et il faut avoir à l’esprit que nous étions préoccupés de comprendre une action en train de se dérouler, avec un certain nombre d’acteurs qui interagissent. Il y avait l’enjeu de l’interaction et la séquence en vue de résoudre un problème à plusieurs entrées. Si je prends le problème de la scission de l’université et du développement d’une ville nouvelle, la question de départ était : « faire une ville, c’est quoi ? ». Il y avait là différents points de vue et une indétermination. Il en résultait des tensions, voire des conflits, un jeu d’essais et d’erreurs. Dans ce contexte-là, la notion de transaction a émergé pour désigner une action en train de se dérouler, donc avec une séquence dans le temps. Les acteurs étaient eux-mêmes plus ou moins limités dans leurs possibilités d’intervention.

7Les produits de l’interaction avaient une certaine vertu pour résoudre, au moins partiellement, le problème. Une séquence par approximations successives marquait le déroulement dans le temps. La contrainte venait du problème à résoudre. La nécessité d’élaborer une solution imposait une coopération qui n’excluait pas les oppositions. Certains acteurs en désaccord ont même quitté le groupe chargé de concevoir la ville. Par exemple, dans une décision sur le choix d’une architecture « moderne » ou « traditionnelle ». Les positions se sont polarisées et l’opposition s’est traduite dans l’option entre des toits plats et des toits pentus. Suite à un jeu de pouvoir, ce dernier choix l’a emporté et le porte-parole du point de vue moderniste a quitté l’équipe. Ce fut une des expériences à l’origine de la problématique de la transaction. C’était une sociologie de l’action, mais prise dans sa genèse. Le souci restait méthodologique : ne pas simplifier en faisant une théorie, mais s’efforcer de comprendre, en formalisant un petit peu la complexité de l’opération.

8PP : J’ai en mémoire un numéro de Recherches sociologiques, paru en 1975, dans lequel vous introduisez les concepts de base : logique intentionnelle, logique objective, etc. Il y a eu ensuite une série de productions durant les années 1970 et, en 1978, est sorti le premier volume de Produire ou reproduire ?, écrit avec Liliane Voyé et Émile Servais.

9- Durant cette décennie, comment êtes-vous arrivés à ce terme de transaction ?

10- Dans vos travaux et ceux de votre équipe, qu’est-ce qui vous a amenés à ce concept ?

11- Vous avez écrit : « La priorité va dans un premier temps à un souci méthodologique, l’idée du paradigme est venue bien plus tard. » Comment êtes-vous passé de cette préoccupation à la construction d’un paradigme ?

12Remy : Dans les premières recherches, la préoccupation d’ordre méthodologique était : « quel type de question se poser ? » C’était l’art de poser les questions qui permettraient d’élaborer une sociologie de l’interaction en fonction de l’enjeu. Ces questions se sont explicitées en comparant les modalités de travail, en passant d’une recherche à une autre, ou d’une étape à l’autre au sein d’une même recherche. Le fait s’est imposé, dans un moment de dédoublement méthodologique. Un ensemble de questions pouvaient, quand elles étaient mises dans une matrice, aider à gagner du temps et permettre des interprétations plus percutantes. Insensiblement, sans que nous n’ayons jamais eu l’idée de faire un paradigme, celui-ci s’est imposé comme un avantage ex post.

13PP : Pourquoi le terme de transaction ? John Dewey (1947) et William James (1968) l’ont déjà utilisé, mais peut-être pas dans la même perspective. Qu’est-ce qui vous a amenés à ce concept ?

14Remy : D’une part, j’ai beaucoup travaillé la sociologie de la négociation. D’autre part, avec ma formation d’économiste, j’ai beaucoup étudié la problématique du marché avec des acteurs en interférence disposant d’atouts inégaux. En lisant Marx, j’ai été frappé par l’idée du conflit comme moteur des transformations sociales. Négociations, ajustements réciproques, conflits, voilà les ingrédients qui m’ont amené à proposer le concept de transaction.

15Cette transaction sociale englobe la négociation et la dépasse. La négociation suppose un temps et un espace, où les acteurs en position conflictuelle se rencontrent formellement en vue d’aboutir à une décision plus ou moins favorable à l’un ou à l’autre. La transaction est un processus plus diffus et moins formel. En ce sens, elle précède la négociation, l’environne et la continue (Fusulier et Remy, 2005). Ce mode d’interaction est une manière générale d’opérationnaliser le concept de participation. C’est quelque chose qui se déroule dans le quotidien et qui prend un certain temps, sans que ce temps soit déterminé à l’avance.

16Dans la logique du marché, les protagonistes arrivent avec des demandes différentes et, surtout, avec des possibilités d’imposition différentes. Ils arrivent à un accord par ajustements successifs. Ceci suppose un régime d’échanges dont le déroulement est informel. J’insiste sur le fait que nous n’avons pas fait du consensus un élément premier ; le désaccord et le conflit structurent les modalités de l’interaction. Cette triple référence a été reprise de façon sélective pour élaborer le concept de transaction. Nous aurions pu imaginer un autre concept, mais celui-ci exprimait assez bien ce que nous recherchions.

17PP : Quand j’utilise le concept de transaction, ou quand je le présente à des étudiants, j’insiste sur le fait que le terme « transaction » est un oxymore. Il y a à la fois l’élément trans, ce qui dépasse et ce qui relie, et l’élément action, ce qui sépare. Un peu comme chez Georg Simmel où il y a à la fois liaison (le « pont ») et séparation (la « porte ») (1909). Vous reconnaissez-vous dans cette présentation ?

18Remy : Il y a un double mouvement : une liaison tenant à un enjeu partagé et un espace de séparation, de lutte et d’engagement réciproque. Je n’ai pas pris le mot « transaction » pour son étymologie, je l’ai choisi par intuition.

19PP : Sur le plan théorique, vous étiez à la même époque dans une posture combinant proximité et distance avec la sociologie française. Vous ne vouliez pas entrer dans les querelles franco-françaises, opposant notamment Raymond Boudon (1973) et Pierre Bourdieu (1970) sur l’individualisme et le holisme, ou Alain Touraine (1973) et Bourdieu (1970) sur la production de la société, ou sa reproduction. Vous ne souhaitiez pas un compromis boiteux, mais, comme en alpinisme, une sortie « par le haut », c’est-à-dire en dépassant les oppositions et en jouant sur les zones d’accord, même minimes, entre des théories qui restent inconciliables.

20Remy : Oui et non. Non, car il ne s’agissait pas d’un compromis au plan théorique. Oui, dans la mesure où la transaction fournissait une grille de questions. L’autonomie de ce questionnement permettait de combiner de façon originale les trouvailles de certains sociologues, tout en prenant distance vis-à-vis de leur théorie. On peut utiliser l’analyse de Bourdieu sur les capitaux (1979), ou celle des champs (1974), sans se rallier à sa théorie. Cette lecture libre des auteurs permet de s’inscrire dans un processus cumulatif. Nous avons montré les apports de Bourdieu à l’élaboration de notre problématique, sans pervertir notre questionnement de base (Remy, 2002).

21PP : Une interrogation porte sur la rédaction de Produire ou reproduire ? (1978 et 1980) :

22- Avez-vous établi une division du travail nette, chacun des auteurs rédigeant sa partie avec une grande autonomie ? Comment êtes-vous parvenus à un ouvrage aussi cohérent ?

23- Dans la phase d’écriture, des divergences entre vous sont-elles apparues et sur quoi ? L’écriture de Produire ou reproduire ? a-t-elle été un processus transactionnel permettant des compromis acceptables de part et d’autre ?

24Remy : La rédaction du volume a été le fait d’une équipe qui travaillait ensemble depuis quelques années. Chacun avait des apports, parfois complémentaires et parfois opposés. Ce fut le cas à propos de la manière d’insérer le conflit dans l’ensemble de la problématique. La rédaction s’est déroulée principalement pendant des séminaires résidentiels, c’est-à-dire en dehors des préoccupations quotidiennes. Ces séminaires duraient en règle générale une petite semaine, pour avoir le temps de construire l’ambiance.

25La journée se passait en discussions sur la partie du texte à rédiger. Liliane Voyé qui avait la meilleure plume composait le texte, c’est peut-être ce qui donne une certaine unité de langage. Émile Servais et moi réagissions. Sur certains points, pour mieux cerner les différences, nous les présentions dans un stade intermédiaire sous forme de double hypothèse : « ou bien, ou bien ». Sans être un consensus général, la manière de travailler favorisait l’imagination. Il n’y avait pas de rupture de style et il y avait une connivence qui vient du fait que nous avions travaillé des années ensemble, dans un centre où chacun était responsable d’une recherche déterminée, mais la soumettait régulièrement au débat, de manière à créer une problématique commune.

26PP : Avant de vous centrer sur la sociologie, vous aviez travaillé sur l’économie urbaine, qui a fait l’objet de votre thèse : La ville, phénomène économique (1966).

27- Quel lien faites-vous entre l’approche économique de la ville, son approche sociologique et votre approche en termes de sociologie de la transaction ?

28- Vous parlez de votre formation d’économiste, notamment lorsque vous faites l’analogie avec la notion de marché. Faites-vous un lien entre vos travaux d’économiste de la ville et le concept de transaction ?

29Remy : Il y a un lien, mais il est indirect. Dans la théorie de la ville, je me rends compte que les théories du marché, de l’entreprise et de la monnaie sont insuffisantes pour exprimer l’identité de la ville. Finalement, ce qui est adéquat est un élément relativement marginal dans l’analyse économique : l’économie externe, c’est-à-dire un bien ou un coût qui se transfère d’un acteur à un autre, sans qu’il y ait un lien de marché.

30Il y a un effet d’environnement qui rend possible cette économie, ou cette « dis-économie », externe. Cet effet est lié à un certain type d’agglomération, qui peut notamment stimuler l’innovation. Ce fut d’abord la « Route 124 », près de Boston, qui est apparue aux États-Unis comme un centre d’innovation. Aujourd’hui, on évoquerait la Californie avec la Silicon Valley ou, en France, Sofia-Antipolis, sur la Côte d’Azur. Parmi les économies externes, il y a « la production de connaissances ». Elle découle de la multiplicité des rencontres qui font circuler un ensemble d’informations. Nous ne savons pas qui est porteur de la bonne information, ni même quelle est la bonne information. Cela permet d’affronter l’indétermination.

31Dans le régime d’échanges, la prise de décision a un coût moindre que dans l’isolement. Il s’ensuit des regroupements de sièges sociaux des entreprises. L’existence de lieux plus ou moins innovateurs vaut au niveau technologique, comme nous l’avons déjà évoqué. De même, au point de vue culturel, certains lieux permettent d’imaginer des alternatives, vu la permissivité régnante et l’intensité des échanges entre des personnes partageant le même projet. Ces régimes d’échanges permettent de discriminer des villes sclérosées, qui ont tendance à assurer la continuité en étouffant toute initiative, en les opposant aux villes ouvertes au changement. La ville est en soi une unité de production découlant d’un processus endogène. Cette analyse de la ville met en avant un contexte, des relations informelles, une pluralité d’acteurs et un enjeu commun. Le contexte produit quelque chose qu’aucun des acteurs ne serait capable de produire par lui-même. La problématique de la transaction sociale a des affinités avec cette attention au diffus, à l’informel, à l’aléatoire et aux séquences temporelles. L’analyse de la ville, notamment du quotidien de la ville, m’a permis une transition et un lien entre ma préoccupation économique initiale et mes préoccupations nouvelles, quand je suis passé à des recherches plus sociologiques. Cela s’est fait en liant la morphologie spatiale et la sociabilité urbaine.

32La morphologie spatiale est apparue comme une ressource accroissant la chance de survenance d’une sociabilité plutôt que d’une autre. L’étude sur l’agglomération industrielle de Charleroi (1960-1962) fut décisive. En 1910, cette dernière comptait déjà près de 400 000 habitants. Pourtant, elle n’était pas vraiment une ville au sens classique. Sa morphologie spatiale reposait alors sur des quartiers plurifonctionnels. Il y avait beaucoup de sociabilité de voisinage, mais peu d’équipements centraux et de rencontres inter-quartiers. À partir de 1950, nous avons vu le développement d’équipements centraux et des regroupements affinitaires. Le volume de la population n’a guère changé, mais la sociabilité a évolué. Les enjeux se sont partiellement différenciés, nous amenant à distinguer le processus d’industrialisation et la formation de la ville, avec les échanges diversifiés qu’elle promeut.

33Cette première expérience s’est prolongée par des études d’aménagement du territoire sur la ville de Liège (1963-1965). Ici, le problème était autre. Des équipements centraux quittaient le centre-ville : le marché de gros est parti en périphérie, l’université et les hôpitaux ont fait de même. Finalement pourquoi ce passage ? Il est visible que c’est dû au fait qu’on avait besoin d’espaces indivisibles, d’espaces contigus de grande dimension dans lesquels un pouvoir organisateur aurait la maîtrise de l’organisation. Je me suis demandé : pourquoi cette nouvelle modalité de composer l’espace urbain ? Quels sont les acteurs à l’origine de ces évolutions ? C’est le consortium qui dirige le marché couvert, c’est le recteur de l’université avec son conseil, ce sont les responsables des hôpitaux. Tout cela crée une dynamique dans laquelle le centre urbain joue un peu comme contrepoids. Des relations se développent entre les acteurs défendant le centre urbain et ceux qui se délocalisent. Déjà présentes dans l’étude de Charleroi, nos comparaisons montraient l’intérêt d’une étude diachronique, c’est-à-dire d’une action en train de se dérouler. Ces expériences ont inspiré des recherches ultérieures.

2 – L’évolution du concept de transaction sociale

34PP : Nous avons fait l’historique du concept de transaction. Il est né par rapport à un domaine de préoccupations : la ville et son aménagement, le domaine de la religion également. Le concept a connu une certaine extension. Il est utilisé dans le domaine du travail social, dans des approches de l’école et du système éducatif et dans différentes sphères. Risquons-nous de perdre la richesse du concept de départ ou, inversement, le fait de l’appliquer à de nouveaux domaines serait-il une source d’enrichissement du concept ?

35Remy : La multiplication des domaines d’application n’entraîne pas un risque de dilution, si l’on maintient l’originalité du point de vue. Au contraire, en ajoutant des domaines, la matrice de questions se complexifie. Au niveau méthodologique, la comparaison de différentes recherches permet d’élaborer une série de questions qui enrichissent le paradigme, des questions qui ne se posent pas de façon abstraite par déduction, mais qui se posent de façon concrète par induction. Ceci se confirme si la transaction intervient à différents niveaux d’action. Prenons l’exemple de l’école (Remy et St-Jacques, 1986). La classe où le professeur est en relation directe avec ses élèves, l’école où la direction est en relation avec les professeurs et les parents. Il y a aussi un jeu institutionnel où l’école, avec son règlement, interfère avec les exigences du Ministère. Il y a des transactions à différents niveaux, imbriqués les uns dans les autres. Ce qui est le contexte pour l’un est le niveau d’action pour l’autre. Il est important de bien définir le structurel et le structural, j’y reviendrai plus tard.

36PP : J’allais y venir ! Dans Produire ou reproduire ? (1978, p. 94-96), vous avez introduit l’opposition structurel-structural comme un axe d’analyse. Très schématiquement, le niveau structurel est celui des effets objectifs et le niveau structural celui des effets imaginaires et symboliques. Dans vos écrits ultérieurs, j’ai l’impression que ces niveaux sont mis de côté. Quelle est pour vous, aujourd’hui, la place de cette opposition ?

37Remy : La structure suppose une configuration plus ou moins stable entre des éléments. Stable ne veut pas dire immuable. La transaction a souvent comme effet de modifier, au moins partiellement, la configuration.

38Pour comprendre l’originalité d’une approche en termes de transactions sociales, il convient d’avoir bien à l’esprit les liens spécifiques que cette méthode suppose entre structures et actions : des liens semi-aléatoires. D’une part, en mettant en avant les structures, on évite les présupposés de l’individualisme méthodologique. D’autre part, les liaisons semi-aléatoires évitent de s’en remettre à une totalité unifiante et englobante. Ce mode de liaison mériterait d’être repris dans une analyse ultérieure.

39Il est important de rendre opérationnels les concepts de structure et d’action. On peut se réapproprier les trouvailles de différents auteurs, dans la mesure où elles contribuent à éclairer les problèmes qui se posent. Le choix va dépendre du terrain à analyser. À titre d’exemple, pour définir en amont les potentialités des intervenants dans la transaction, on peut utiliser les analyses de Bourdieu (1971 et 1979) sur les capitaux et l’insertion dans les champs d’activités. Mais on peut aussi emprunter la notion de « dispositif » à Robert Castel (1995), ou le concept de « cadre » à Erving Goffman (1974). Le choix dépend de la capacité de ces concepts à préciser le rôle des acteurs. Il s’agit du rôle au sens théâtral du terme, c’est-à-dire l’incidence globale sur la compétence et l’autorité, dans l’action qui se déroule.

40Ce qui vaut pour le structurel vaut aussi pour le structural. Mais le structural, avec le jeu des représentations, c’est encore plus complexe. Il ne faut pas se laisser emberlificoter dans trop de préoccupations parallèles. Il se peut que la distinction structurel-structural devienne embarrassante. Il faut pouvoir dire : « je prends les deux en les entremêlant ». L’essentiel n’est pas de décomposer les choses, mais d’appréhender la complexité. Voilà pour l’amont ; l’aval se situe dans une séquence où ces acteurs interfèrent dans le champ de possibilités ; le structurel et le structural m’ont aidé à l’expliciter. L’interaction aboutit à un produit transactionnel. Ce produit se limite parfois à un produit transitionnel, par analogie avec le terme de Mélanie Klein, l’objet transitionnel (2004 [1960]), popularisé ensuite par Donald Winnicott (2010). Dans ce cas, même si on ne peut s’entendre sur un objectif explicite, on s’accorde sur l’objectif dérivé qui assure la transition.

41Il y a longtemps, j’ai lu une recherche sur les rapports entre les agriculteurs et les écologistes. Ils n’arrivaient pas à s’entendre et, progressivement, ils ont trouvé un enjeu commun autour du contrat de rivière qu’il fallait assainir. Là-dessus, ils avaient une possibilité de s’entendre et de se parler ; alors que sur la manière de gérer l’agriculture, c’était une non-parole. Pour moi, c’est un « produit transitionnel », car il permet une intercompréhension et un minimum de langage commun.

42Il faut analyser le produit transactionnel et se demander quelles sont ses vertus. Quels effets produit-il au niveau du lien entre les acteurs, sur la manière de trouver une solution à un certain nombre d’enjeux communs ? Quelles sont les choses que nous sommes contraints de faire ensemble ? La réponse à ces questions permet de caractériser l’effet structurel. L’effet structural intervient dans la modification de l’image réciproque et de la définition du problème. C’est en ce sens que la transaction est reliée à une sociologie de la connaissance, celle de la connaissance en train de se faire.

43Le produit transactionnel opère pendant un temps plus ou moins long. Insensiblement, il est remis en cause et les relations se modifient. C’est alors l’entrée progressive dans un nouveau temps social. Ce passage peut être marqué par un événement caractérisant la rupture. On passe ainsi d’une étape à une autre, où les cartes du jeu social se redistribuent en partie autrement. Les différentes étapes s’enchaînent l’une à l’autre, à la manière d’un scénario. La transaction sociale suppose une analyse diachronique qui permet de retracer l’histoire immédiate d’une action collective.

44PP : Dans votre développement de la transaction, vous avez parlé des moments de transition. Dans vos écrits, vous venez de l’évoquer, vous faites l’analogie avec le concept d’objet transitionnel de Mélanie Klein, repris par Donald Winnicott.

45Remy : C’est une analogie.

46PP : Tout à fait. Mais ces deux usages du concept de transition ont-ils des points communs ?

47Remy : Il y a un point commun, en ce sens que l’objet transitionnel crée un lien indirect avec l’enjeu central de l’échange. Comme je l’ai dit, une dérivation est nécessaire sur un enjeu parallèle. Pour Mélanie Klein, l’objet transitionnel suppose une espèce de présence dans une absence. Ce n’est pas tout à fait le cœur de l’idée de transition. Ici, le but est atteint dans la mesure où il s’agit d’une transition amenant progressivement à une rencontre directe, qui était inimaginable au départ, en vue de la solution du problème. C’est une analogie en ce sens qu’il y a une partie des choses qui sont reprises, mais sans être une homologie : ce n’est pas une reprise de l’intégralité. Le but est atteint dans la mesure où il s’agit d’une transition amenant progressivement à une rencontre directe en vue de la solution du problème.

48PP : La matérialité est également un concept central dans votre approche de la transaction. Comment situez-vous la matérialité dans l’explication d’ensemble ?

49Remy : Le statut attribué à la matérialité provient de ma lecture des écrits du jeune Marx, ce fut l’objet de mon mémoire de licence en philosophie. Marx apparaissait comme un philosophe de la liberté collective. La matérialité, son agencement, son contrôle et son appropriation conditionnent une libération collective. Cette intuition m’a marqué et m’a accompagné durant ma carrière de chercheur, sans pour cela adhérer à la théorie marxiste.

50L’intérêt d’une étude incluant la matérialité m’est apparu dans les analyses urbaines. La ville suppose une distribution dans l’espace ; la disposition d’une activité par rapport à une autre, d’une population par rapport à une autre, d’un type de mixité ou de non-mixité. Ces éléments sont constitutifs de la matérialité du social et ils ont une influence sur les modalités de la transaction. Ils ont une incidence sur le caractère productif de la ville, en multipliant les lieux de rencontre plus ou moins ouverts.

51Des acteurs qui ne se côtoyaient pas ont, finalement, un lieu commun de rencontre, que ce soit dans une brasserie, une maison de la citoyenneté ou tout autre lieu. Cela leur permet un apprivoisement et une connaissance réciproques qui font tomber les stéréotypes. Dans certains cas, loin d’« euphémiser » les relations, cela aboutit à mieux cerner les conflits. Il en résulte un déploiement de la transaction sociale dans l’espace. De la même manière, on peut parler d’une insertion dans le temps : échéance, date de commémoration. La matérialité intervient à la fois sur le plan du structurel et du structural. Au niveau du structural, elle permet de composer des représentations et d’exprimer la symbolique sociale. Par exemple, certains lieux deviennent particulièrement significatifs. Ainsi naissent des territoires que l’on s’approprie et auxquels on s’identifie. Par là, des identités socio-spatiales se développent. Ce qui vaut pour l’espace vaut également pour le temps. La mémoire collective s’incarne dans la matérialité.

52Au niveau structurel, la matérialité définit un champ de possibilités. Prenons l’exemple du passage de l’outil collectif à l’outil individuel, ou l’inverse. L’outil individuel permet une dispersion dans l’espace tandis que l’outil collectif impose une concentration. On pourrait prendre l’exemple de l’ordinateur où l’on est passé de la « grosse machine », avec des rendez-vous pour l’utiliser, à l’ordinateur individuel et portable qui est disponible n’importe quand et (presque) n’importe où. Cela modifie profondément les réseaux de communication et les transactions qui s’y déroulent. Ici, à Louvain-la-Neuve, au niveau de l’université, on avait fait un énorme centre de calcul, qu’on avait magnifié, dans un bâtiment prestigieux. Progressivement, l’individualisation de l’ordinateur a rendu le centre de calcul obsolète. Le bâtiment a été « désacralisé » et il est devenu une salle de spectacle.

53L’exemple inverse est le passage d’outils spatialement divisibles à des outils collectifs. Si le fait d’être divisible crée une certaine potentialité d’individuation, l’outil indivisible contraint à la convergence et à la coopération. Nous avons évoqué ce problème en parlant de l’évolution de Charleroi et de Liège. Ceci a une incidence sur la vie urbaine tant au niveau structural, par exemple la représentation du centre, qu’au niveau structurel, par exemple les relations entre le centre et la périphérie. Il n’y a pas de transaction sans « incorporation » dans le contexte matériel. En aval, rien n’est vraiment changé tant que le contexte matériel n’a pas évolué. Une fois que la matérialité du social est adaptée, il y a une certaine inertie qui explique la stabilité. La matérialité enveloppe ainsi les diverses dimensions du social.

54PP : Nous avons parlé du structurel, du structural et de la matérialité. Dans l’ouvrage écrit avec Liliane Voyé, Ville, ordre et violence (1981), vous utilisez les concepts de primarité et de secondarité. Par rapport aux concepts que vous avez déjà mis en place, qu’est-ce qui vous a amenés à construire ces concepts, également développés dans d’autres textes ?

55Remy : Ayant fait beaucoup de sociologie urbaine et rurale, la notion d’espace a été un peu plus développée que d’autres éléments qui ont aussi à voir avec la transaction. Un des phénomènes à l’origine de la distinction entre primarité et secondarité est l’attrait de la seconde résidence dans les milieux urbains actuels. La seconde résidence est un lieu de non-contrainte par rapport aux exigences des rôles, au sens maintenant de la théorie des rôles dans la vie quotidienne de la ville. Entre cet espace alternatif et les espaces de vie quotidienne, il y a un degré de non-transparence. Cette non-transparence permet une transaction avec soi-même : distance par rapport aux tensions de la vie quotidienne. Cette mise à distance peut être importante au niveau personnel et elle peut être décisive au niveau social. Certaines secondes résidences sont le lieu de contact entre des acteurs qui n’oseraient pas se rencontrer dans un espace public. Finalement, la secondarité est un lieu alternatif rendant, à divers niveaux, bien des transactions possibles.

56Pour Simmel, le social suppose une non-transparence et cela peut aller jusqu’au secret. (1999) Si la non-transparence doit être utilisée avec nuance, il faut reconnaître que bien des transactions ne sont possibles qu’à travers elle. La seconde résidence est l’exemple de référence première, mais ce n’est qu’un lieu à côté d’autres. Comme le souligne Gaston Bachelard (1958), dans la maison, le grenier est un espace secondaire significatif. Le grenier, dans lequel il y a une série de souvenirs entassés dans le désordre, est un lieu de retrait par lequel je prends distance par rapport au reste de la maison qui est un lieu ordonné où l’on est contraint par des rôles à jouer. Pour certains, le grenier est partout. Dans ce cas, la maison peut devenir globalement un envers du décor social mettant en question la sociabilité.

57La secondarité peut prendre des formes multiples. Un séminaire résidentiel suppose un isolement et une distance par rapport aux contraintes de la vie quotidienne. Se trouver dans une ville où l’on ne connaît personne peut jouer le même rôle. Un espace secondaire pour le voyageur peut être un espace primaire pour les habitants. Il faut se détacher de la référence à la « seconde résidence », pour garder la question des espaces alternatifs par rapport aux espaces de la vie quotidienne.

58PP : Quel lien faites-vous entre les couples : structurel-structural ; primarité-secondarité ?

59Remy : Le lien se fait à travers la matérialité. La « cloison », au sens de Simmel (1988), permet l’étanchéité entre la primarité et la secondarité. La matérialité sert de ressource pour la vie sociale. C’est le cas pour les compositions spatiales. La morphologie spatiale n’a de sens qu’à travers la mobilité. Celle-ci permet aux acteurs de passer d’un espace à un autre, ce qui permet le passage de la primarité à la secondarité. De manière analogue, la matérialité est un support dans lequel prennent forme le structurel et le structural. Il suffit de rappeler ce que nous venons d’en dire. La matérialité est un élément englobant par rapport au social. Cet aspect est souvent sous-évalué, voire oublié.

60PP : Dans les années 1980, vous faites un séminaire sur Georg Simmel (Remy, 1995), dans lequel vous approfondissez ses apports. À partir de ce moment, vous utilisez la notion de « tiers » (Simmel, 1908) qui, à ma connaissance, n’apparaissait guère dans vos recherches antérieures. Qu’en est-il ?

61Remy : C’est exact. Simmel m’a beaucoup apporté. Mais limitons-nous à la notion de « tiers » qui est un élément significatif dans ses analyses. Pour lui, le jeu social ne se déroule pas à deux, mais à trois. Il y a toujours un « tiers » intervenant, présent ou absent. Le tiers n’est pas simplement le troisième acteur au sens arithmétique du terme. Les acteurs peuvent être multiples, sans la présence d’un tiers. Celui-ci suppose l’intervention d’un acteur qui sert de témoin ou d’intermédiaire ; il peut être un arbitre qui veille à ce qu’une rencontre se déroule correctement, un médiateur aidant à rapprocher des points de vue. « Un tiers énonciateur » permet de formuler une aspiration latente. Le tiers peut être aussi l’étranger qui, remplissant une fonction de « miroir », révèle des problèmes qui sont intérieurs à un groupe, mais non directement perceptibles par lui. En situation de communication difficile, le tiers peut être le traducteur « au sens large », permettant de passer d’un langage à un autre. Si la transaction peut se constituer à partir d’un tiers inclus, elle peut aussi prendre forme pour exclure l’intervention d’un tiers. Une typologie des « tiers » serait fort utile. Elle permettrait d’analyser les formes successives et transitoires d’ajustements entre agents.

62Ce concept est important pour l’analyse de la transaction. Il est essentiel de découvrir s’il y a un ou plusieurs tiers. Il faut aussi préciser le rôle qu’ils jouent. La notion de tiers peut avoir une transposition spatiale : le tiers-espace, c’est le terrain neutre où l’on n’est ni chez l’un ni chez l’autre. Lorsque l’on est dans le territoire d’un partenaire, c’est-à-dire dans un espace socialement marqué, celui qui accueille peut être « hospitalier ». Celui qui est reçu doit se comporter à la manière de quelqu’un qui n’est pas chez lui. L’espace-tiers permet un comportement plus autonome de chacun des partenaires. L’espace-tiers recouvre partiellement l’espace secondaire. C’est le cas lorsqu’il est marqué par la non-transparence. Dans d’autres cas, l’espace-tiers est transparent et connu de tous. Diverses manières d’analyser le tiers permettent d’expliciter les avatars d’une transaction.

63PP : L’influence de Simmel et les textes d’Yves Barel ne vous ont-ils pas amenés à introduire la notion d’injonction paradoxale ?

64Remy : Ces auteurs nous ont aidés à élucider les paradoxes auxquels nous avons été confrontés sur les terrains de recherche. Ainsi, le processus transactionnel nous paraît régi par la nécessité de trouver un régime acceptable entre des exigences contraires. Citons à titre d’exemple, la transparence et l’opacité, la proximité et la distance, la confiance et la défiance, etc. La transaction suppose une certaine compétence pour se débrouiller dans ce jeu subtil. Le « produit transactionnel » lui-même suppose une invention permanente, non seulement pour accommoder des intérêts divergents et des pouvoirs inégaux, mais aussi pour régir des injonctions opposées. Faut-il rappeler que plusieurs séquences sont possibles ? La transaction peut échouer. À ce moment, la distance grandit entre les partenaires et les interactions diminuent. En cas contraire, les séquences sont inverses.

65PP : Toujours sur l’évolution du concept de transaction, dans Sociologie urbaine et rurale : l’espace et l’agir (1998), écrit avec Étienne Leclercq, ce dernier vous pose la question : « N’y a-t-il pas eu, au cours des 30 dernières années, une transformation dans l’approche en termes de transaction sociale ? » Par ailleurs, dans l’ouvrage en hommage à Maurice Chaumont (1989), vous introduisez le concept d’événement. Est-ce une modification de vos préoccupations concernant le concept de transaction ?

66Remy : L’événement n’est pas une prise de distance par rapport à la transaction. Il est l’explicitation d’un élément introduisant une rupture dans une séquence temporelle. Souvent, il est peu prévisible. L’événement suppose une conjonction temporaire entre des séries semi-autonomes : quelqu’un reçoit une tuile sur la tête parce qu’il passait justement au moment où un coup de vent l’arrachait du toit où elle était fixée. La conjonction temporelle entre les deux faits ne découle d’aucune nécessité. Néanmoins, cet « événement » aura une incidence sur le déroulement ultérieur de l’action. Les événements qui déterminent la conjoncture du moment sont peu prévisibles. Ils se retrouvent dans divers domaines, de la politique internationale jusque dans la vie matrimoniale. L’événement manifeste que tout n’est pas régi par des liens nécessaires. Il s’agit d’une manière d’aborder une situation semi-structurée où les relations sont semi-aléatoires.

67PP : Ceci nous amène aux expressions de semi-structuré et semi-aléatoire, que vous utilisez souvent.

68Remy : Le semi-structuré suppose plusieurs solutions compatibles avec le contexte, sans que n’importe quoi ne devienne possible. Les relations semi-aléatoires supposent qu’on ne sait pas qui va faire l’intervention décisive ni à propos de quoi. La transaction suppose une indétermination plus ou moins forte et des jeux sociaux relativement ouverts. Dans la mesure où l’on va vers des situations beaucoup plus structurées, avec des règles du jeu beaucoup plus contraignantes, la transaction voit ses possibilités se réduire. Par exemple, si on se trouvait aujourd’hui avec la possibilité de refaire Louvain-la-Neuve, la mise en œuvre, avec les multiples transactions qu’elle a impliquées, serait irréalisable. Des réglementations se sont développées, au fur et à mesure des circonstances. Le politique essaie de fermer le jeu pour l’orienter de façon plus directe. Ceci est perçu comme des embarras administratifs diminuant les degrés de liberté et l’autonomie des concepteurs. Les niveaux et les types de transaction évoluent selon que le contexte est plus ou moins structuré (semi-structuré), ou plus ou moins aléatoire (semi-aléatoire). Nous avons esquissé ce contexte probabiliste. Sa reprise permet de percevoir l’importance de ces notions. Le texte de Bourdieu sur la causalité du probable (1971) est venu conforter ce point de vue.

69Comme l’exprime bien Bernard Fusulier (Remy et Fusulier, 2005, p. 82), la position n’est pas uniquement probabiliste. Elle se combine avec du semi-aléatoire puisque plusieurs réactions sont possibles, plus ou moins inattendues. « Bien qu’une bonne connaissance du contexte, de la situation et des acteurs en présence permette de déduire la probabilité de survenance de telle ou telle solution, on ne peut prédire avec certitude, ni d’ailleurs exclure la possibilité d’une issue inattendue. La négociation comporte dès lors une dimension semi-aléatoire où l’invention est potentielle. » Dans le jeu interactif, il y a des marges de liberté dans l’appropriation et la production. Ceci suppose une conception anthropologique de l’être humain, dans laquelle l’individu n’est rien sans le social dans lequel il advient ; mais simultanément, l’individu ne se réduit pas au social.

70Comme fait social peu prévisible, l’événement peut être négatif et handicaper l’issue de la transaction, par exemple : le décès inopiné d’un tiers servant de médiateur. L’événement peut être positif, par exemple : un subside inattendu qu’il faut partager. L’événement peut prendre forme dans la transaction elle-même, tandis que d’autres affectent directement le contexte, par exemple : un changement de bourgmestre, une déclaration de guerre. Tout ceci confirme combien l’histoire n’est pas écrite à l’avance. Si l’on était dans une fourmilière où tout est prévisible, la transaction serait inadéquate. Même si les concepts se sont formalisés au fur et à mesure des recherches, les notions de semi-structuré et semi-aléatoire figuraient déjà dans La ville, phénomène économique. Pas exactement formulées dans la perspective de la transaction sociale, mais en association avec les économies externes découlant d’une agglomération. Je le disais précédemment, il y a une continuité latente entre mes premières recherches économiques et mes recherches ultérieures.

71PP : Dans un numéro d’Éducation et Société (2002), vous faites une analyse de l’enseignement. Vous vous interrogez sur l’évolution du système scolaire et vous écrivez que l’école doit être abordée comme un phénomène social complexe. À partir de là, vous proposez deux modalités d’approche, le paradigme de la transaction et le paradigme de la cybernétique. Pourquoi avoir fait le lien entre ces deux approches ?

72Remy : La cybernétique comme analogie est complémentaire de la transaction sociale, dans la mesure où elle permet d’analyser davantage le fonctionnement du structurel et du structural. Nous avons défini la « structure » comme une configuration plus ou moins stable. La cybernétique est une manière d’aborder cette stabilité relative. Elle suppose l’interdépendance entre plusieurs éléments et des circuits de rétroactions, pour arriver à un point d’équilibre. Il y a là une modalité de coordination. Cet ensemble autorégulé peut s’appeler système.

73Ainsi, le corps réagit comme un thermostat. Qu’il fasse froid ou chaud, le corps réagit et garde la même température. L’interdépendance complétée par les rétroactions assure la stabilité dans le temps. Si les variations du contexte sont importantes, on peut se prémunir par le vêtement. En cas de variations trop fortes, l’objectif ne peut plus être assuré. On entre dans le déséquilibre. La cybernétique suppose donc un équilibre précaire. Dans certains cas, le déséquilibre est tel que le dynamisme est rompu. On entre dans le cercle vicieux de la désagrégation. Cela vaut nécessairement dans un système clos. Dans un système ouvert, le déséquilibre suscite l’émergence de nouvelles coordinations assurant des objectifs plus ou moins différents.

74Le structurel et le structural supposent une convergence pour assurer un point d’équilibre, c’est-à-dire une certaine stabilité dans le temps. La cohérence permet de parler de logiques : logique objective, qui produit ses effets indépendamment de la conscience que l’on en a ; logique intentionnelle, qui suppose la mobilisation affective des acteurs sur un projet. La notion d’effets ne doit pas s’entendre comme une induction mécanique. Si le jeu des acteurs suppose des contraintes et des possibilités, le cadre dans lequel se construit la transaction implique du semi-aléatoire. Il y a de l’imprévisible, ce qui ne veut pas dire que n’importe quoi puisse arriver. À travers les transactions multiples, on se trouve vis-à-vis d’une somme de micro-productions du social. Il en résulte des transformations qui, dans certains cas, peuvent modifier les équilibres globaux, parce que l’on a atteint des bifurcations ou des effets de seuil. Le point de non-retour est quelquefois atteint. Lorsqu’il est ouvert, le système évolue. On se trouve en face d’une innovation de croissance, lorsque divers éléments sont modifiés, alors que l’orientation de base continue à s’imposer. Dans d’autres cas, il s’agit d’innovation de rupture, où l’équilibre global se modifie de fond en comble.

75La cybernétique est une référence d’autant plus éclairante que la transaction suppose une modalité souple de coordination compatible avec une autonomie des acteurs. Cette coordination n’est pas comparable à un modèle politique supposant la centralisation. Comme le dit Jean Foucart, la coordination ne repose pas sur une planification avec un scénario écrit à l’avance. Le consensus que produit la transaction ne se réduit pas à intégrer à la norme tout ce qui lui échappe.

76Le problème se pose un peu différemment lorsque les « dispositifs » sont importants pour comprendre le contexte de la transaction. Le concept de système, au sens cybernétique du terme implique en outre l’inclusion dans une organisation plus ou moins complexe, plus ou moins hiérarchisée. Le système scolaire est un ensemble organisationnel chargé d’assurer une cohérence. Je l’ai déjà dit, il y a divers niveaux articulés les uns avec les autres. Cela apparaît lorsqu’on étudie les transactions du professeur avec ses élèves, du directeur avec les professeurs et les parents, des pouvoirs organisateurs avec les ministères. Dans ce cas, la coordination suppose l’intervention d’un modèle politique plus ou moins centralisateur. Combiner transaction et analyse systémique est d’autant plus pertinent que l’on a affaire à un tel cas de figure.

77Une analyse complète doit combiner les situations semi-structurées et semi-aléatoires, avec la préoccupation de dégager un ensemble d’éléments interdépendants et soumis à des rétroactions. Néanmoins, dans bien des cas, on peut faire l’économie de ce paradigme cybernétique ainsi que de la notion de système. Il est inutile d’encombrer notre analyse avec des concepts dont on peut se passer.

3 – L’avenir de la transaction sociale

78PP : Je pose la question suivante, en ayant en tête que Marx a déclaré à la fin de sa vie qu’il « n’était pas marxiste ». La transaction sociale reste-t-elle pour vous un paradigme fécond et éclairant, ou avez-vous pris de la distance ?

79Remy : J’ai pris une certaine distance, dans la mesure où j’ai mieux cerné la relativité du point de vue. D’une part, la transaction est une manière, à côté d’autres, de faire de la sociologie. D’autre part, il y a des modes d’analyse proches, mais dont le questionnement est orienté par rapport à un autre objectif. Citons à titre d’exemple : une sociologie de la connaissance, une sociologie de l’intimité. Les proximités entre ces différentes approches permettent un double échange : d’une part, l’apport de ces disciplines à la transaction sociale, d’autre part, l’apport des acquis de la transaction pour enrichir les disciplines proches.

80Prenons, à titre d’exemple, la sociologie qui étudie la perception de la causalité sociale. Jean Kellerhals (1991 et 2006) étudie la manière dont les acteurs se représentent la causalité dans l’éducation des enfants. Les parents prennent telle mesure, en espérant qu’elle provoquera telle réaction probable chez l’enfant. Kellerhals a fait une série de recherches sur ce sujet. Le schéma de causalité est une des composantes de l’analyse de la transaction, lorsque l’on veut approfondir la manière dont les acteurs se comportent les uns vis-à-vis des autres. Un schéma de causalité peut être plus ou moins explicite. S’il reste implicite, il oriente une logique d’action. S’il est conscient et réfléchi, il devient une stratégie.

81Certains acteurs peuvent avoir des schémas plus ou moins élaborés. Les services publics, plus volontaristes, ont quelquefois dans l’action un schéma de causalité plus élémentaire que des promoteurs immobiliers qui sont davantage soumis au risque. Il y a des liens, des analyses connexes qui ne relèvent pas strictement de la transaction. L’analyse de la causalité, ce n’est pas la transaction, l’analyse de la genèse des représentations collectives non plus. La proximité fait que la transaction peut devenir un élément relativement central.

82PP : À l’occasion du 30e anniversaire de la parution de Produire ou reproduire ?, la revue Recherches sociologiques et anthropologiques a publié un bilan de la transaction sociale (Fusulier et Marquis, 2008) puis un débat (Maroy et al., 2009), autour de la thèse que la transaction sociale serait un « paradigme daté ». Il est bien sûr daté puisque, comme nous l’avons évoqué au début, il est lié à un contexte historique et scientifique. Mais est-il daté, au sens de « dépassé », ou reste-t-il éclairant pour la compréhension du lien social et des solidarités ?

83Remy : L’avenir de la transaction est-il un questionnement dépassé ? Oui, si le questionnement était totalement immergé dans les événements dans lesquels il a pris forme. Non, si la démarche est accompagnée par un dédoublement méthodologique. Précisément, la fonction d’un paradigme, c’est de prendre distance par rapport à l’objet concret d’une recherche et de permettre, à partir d’une matrice de questions, de s’interroger sur d’autres recherches. Je peux dire que le paradigme fonctionnaliste me permet, encore aujourd’hui, de me poser des questions, en termes de fonction et de dysfonction.

84Dans Produire ou reproduire ?, nous avons exprimé l’intention originaire, mais la matrice de questions était à l’état embryonnaire. La diversité des recherches mérite une comparaison entre elles en vue d’enrichir l’appareillage conceptuel. Le raisonnement de départ doit être dépassé dans le sens de la complexité. Ce qui est à l’origine d’une interrogation n’est pas ce qui en explique la permanence. La permanence dépend de la capacité à résoudre un problème socialement pertinent. Peut-on dire qu’il est obsolète de proposer une matrice de questions pour analyser une coopération plus ou moins conflictuelle dans son déroulement temporel ?

85Je prétends que cette manière d’aborder la sociologie est plus que jamais d’actualité. Nous nous limitons à un exemple qui relève de la participation sociale au sens large du terme. La volonté de participer à la vie collective est un des traits de la vie urbaine contemporaine. Aborder ce fait par la transaction sociale donne à la participation un contenu plus explicite et plus dynamique. La volonté de participer a d’autant plus de force qu’elle est soutenue par un mouvement social. Ce dernier promeut un mode de démocratie où ce qui vient de la base prend du poids par rapport à ce qui est imposé par le haut (bottom-up vs. top-down).

Bibliographie

Travaux de Jean Remy cités dans l’entretien

  • Remy, J., 1962, Charleroi et son agglomération : unités de vie sociale et caractéristiques socio-économiques, Louvain, Éditions du Centre de recherches socio-religieuses.
  • Remy, J., 1965, Liège : évolution des rapports entre le centre et la périphérie, Bruxelles, Groupe l’Équerre. Étude dans le cadre d’une proposition pour l’aménagement du territoire (texte ronéoté).
  • Remy, J., 2000 [1966], La ville, phénomène économique, Paris, Anthropos-Economica.
  • Remy, J., 1975, « Espace et théorie sociologique : problématique de recherches », Recherches sociologiques, vol. 6 (3), p. 279-293.
  • Remy, J., Voyé, L., Servais, E., 1991, Produire ou reproduire : une sociologie de la vie quotidienne. Tome 1. Conflits et transaction sociale. Tome 2. Transaction sociale et dynamique culturelle, Louvain-la-Neuve, De Boeck (1re éd. 1978 et 1980).
  • Remy, J., Voyé, L., 1981. Ville, ordre et violence : formes spatiales et transaction sociale. Paris, Presses universitaires de France.
  • Remy, J., St-Jacques, M., 1986, « L’école comme modalité de transaction sociale », Recherches sociologiques, n° 3, p. 309-326.
  • Remy, J., 1989, « Comment problématiser le changement social ? », in M. Molitor, J. Remy, L. Van Campenhoudt, Le mouvement et la forme. Essais sur le changement social en hommage à Maurice Chaumont, Bruxelles, Éditions des Facultés universitaires Saint-Louis, p. 119-147.
  • Remy, J., (dir.), 1995, Georg Simmel. Ville et modernité, Paris, L’Harmattan.
  • Remy, J., Leclercq, E., 1998a, Sociologie urbaine et rurale : l’espace et l’agir, Paris, L’Harmattan (Entretiens et textes réunis par Étienne Leclercq).
  • Remy, J., 1998b, « La transaction sociale : forme de sociabilité et posture méthodologique », in M.-F. Freynet, M. Blanc, G. Pineau (dir.), Les transactions aux frontières du social, Lyon, Chroniques sociales, p. 20-42.
  • Remy, J., 2002, « Lien entre action et structure : contribution de Pierre Bourdieu à l’élaboration d’une méthode », Revue de l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles, n° 1-4, p. 37-46.
  • Remy, J., 2004, « Prendre au sérieux la complexité », Éducation et Société, n° 1, p. 11-42.
  • Remy, J., Fusulier B., 2005, « Négociation et transaction sociale » (interview de J. Remy et synthèse de B. Fusulier), Négociations, n° 1, p. 81-95.
  • Autres ouvrages cités dans l’entretien

    • Bachelard, Gaston, 1958, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France.
    • Boudon, Raymond, 1973, L’inégalité des chances, Paris, Armand Colin.
    • Bourdieu, Pierren, Passeron, Jean-Claude, 1970, La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit.
    • Bourdieu, Pierre, 1971, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, vol. 12 (3) p. 295-334.
    • Bourdieu, Pierre, 1974, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, vol. 15 (1) p. 3-42.
    • Bourdieu, Pierre, 1979, La distinction, Paris, Minuit.
    • Castel, Robert, 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.
    • Dewey, John, 1997 [1938], Experience and education, New York, Touchstone Edition (trad. française, 1947, épuisée).
    • Fusulier, Bernard, Marquis, Nicolas, 2008, « La notion de transaction à l’épreuve du temps », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 39 (2), p. 3-21.
    • Goffman, Erving, 1991 [1974], Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit.
    • James, William, 1968 [1907], Le pragmatisme, Paris, Minuit.
    • Kellerhals, Jean, Montandon, Cléopâtre, 1991, Les stratégies éducatives de la famille, Genève, Delachaux et Niestlé.
    • Kellerhals, Jean, Languin, N., Robert, Ch.-N., 2006, L’art de punir. Les représentations sociales d’une « juste » peine, Zurich, Schultess.
    • Klein, Mélanie, 2004 [1960], Psychanalyse des enfants, Paris, Presses universitaires de France.
    • Maroy, Christian, Blanc, Maurice, Fusulier, Bernard, Marquis, Nicolas, 2009, « Regards croisés autour de la transaction sociale », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 40 (2), p. 121-150.
    • Simmel, Georg, 1999 [1908], Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, Presses universitaires de France. Notamment : « Le tiers », p. 128-152 ; « Le conflit », p. 265-346 ; « Secret et sociétés secrètes », p. 347-405 ; « Le pauvre », p. 453-470.
    • Simmel, Georg, 1988 [1909], « Le pont et la porte », La tragédie de la culture, Paris, Rivages, p. 159-176.
    • Touraine, Alain, 1973, La production de la société, Paris, Seuil.
    • Winnicott, Donald W., 2010 [1953], Les objets transitionnels, Paris, Payot.

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