Notes
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[1]
Anne-Françoise Dequiré est docteur en sciences de l’éducation, chargée d’enseignement et de recherche. Elle est également membre du GERTS, Institut social de Lille, Université catholique de Lille. Elle est membre du laboratoire CIREL/PROFEOR, Université Charles de Gaulle de Lille?3.
Anne-Françoise Dequiré is a Doctor in Education Sciences, lecturer and researcher, she is also a member of the GERTS, Social institute of Lille, Catholic University of Lille. She is a member of the CIREL/PROFEOR laboratory, Charles de Gaulle University of Lille 3. -
[2]
Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, édition 2010, ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, MEN-MESR DEPP, septembre 2010.
-
[3]
Coulon A., Le métier d’étudiant?: l’entrée dans la vie universitaire, Paris, Economica-Anthropos, 2005, p.?17.
-
[4]
Bourdieu P. et Passeron J.-C., Les héritiers?: les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964, pp.?24-25.
-
[5]
Frickey A., La socialisation des étudiants débutants, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, Direction de la Programmation et du Développement, Les dossiers, n°115, 2000, p.?58.
-
[6]
Dauriac J.-F., «?Rapport à C. Allègre sur l’aide sociale aux étudiants?», février 2000.
-
[7]
Observatoire de la vie étudiante.
-
[8]
Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, J.O. 96 du dimanche 24 avril 2005.
-
[9]
Dubet F., «?Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’université de masse?», Revue Française de sociologie, XXXV, 1994, p.?144.
-
[10]
Galland O., Le monde des étudiants, Paris, PUF, 1996, p.?202.
-
[11]
Bourdieu P. et Passeron J.-C. (1964), op.cit.
-
[12]
Galland O. et Oberti M., Les étudiants, Paris, La Découverte, coll. «?Repères?» 195, 1996.
-
[13]
Bourdieu P. et Passeron J.-C., La reproduction?: éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
-
[14]
Duru M.-B. et Mingat A, «?Les disparités des carrières individuelles à l’université?: une dialectique de la sélection à l’autosélection?», L’année sociologique, n°?38, 1988, pp.?309-340.
-
[15]
Castelain D. et Jacob N., Les conditions financières des étudiants de Lille I, Lille, Observatoire des formations et de l’insertion professionnelle, juillet 2005.
-
[16]
Interview Galland O., Ouest-France, vendredi 8 décembre 2006.
-
[17]
Selon N. Abboud et P. Cazenave, «?l’étudiant est dit salarié s’il exécute pendant l’année universitaire un travail rémunéré, quelle qu’en soit la durée et quel qu’en soit le revenu?».
-
[18]
Enquête nationale «?Conditions de vie 2003?», Observatoire de la vie étudiante.
-
[19]
Castelain D. et Jacob N., 2005, op. cit., p.?6.
-
[20]
Dequiré A.-F. et Jovelin E., La jeunesse en errance face aux dispositifs d’accompagnement, Rennes, EHESP, 2009.
-
[21]
Castelain D. et Jacob N., 2005, op. cit.
-
[22]
Laura D., Mes chères études, étudiante?: 19 ans, job alimentaire?: prostituée, Paris, Max Milo, 2008.
-
[23]
Prostitution?: la vie cachée d’étudiantes de la métropole, La voix du Nord, 21 avril 2011.
-
[24]
Philibert J.-M., «?La prostitution gagne les bancs de la fac?» in http://lefigaro.fr, consulté le 30 octobre 2006.
-
[25]
Lecuyer J., «?Prostitution?: quand les étudiants choisissent l’option tapin?», La voix du Nord, 7 février 2007.
-
[26]
Lecuyer J., op. cit.
-
[27]
Clouet E., La prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de communication, Paris, Max Milo, 2008.
-
[28]
France, Portrait social, INSEE, 2004-2005.
-
[29]
Jovelin E. et Prieur E., «?État providence, inégalités sociales et travail social en France. Un combat des titans?», Revue pensée plurielle, n°?1, 2006.
1 – Introduction
1Depuis les années 1960, le public étudiant n’a cessé d’augmenter et de se diversifier. Cette croissance s’est poursuivie pour atteindre en 2010 un effectif total de 2 316 103 inscrits dans l’enseignement supérieur, dont 1 454 250 à l’université [2].
2Comme s’accordent à dire plusieurs auteurs, le statut d’étudiant ne serait que temporaire. C’est le cas d’A. Coulon [3] pour qui «?le statut d’étudiant n’est qu’un statut provisoire qui à la différence d’un métier ne dure que quelques années. L’entrée dans la vie universitaire est comme un passage. Il faut passer du statut d’élève au statut d’étudiant.?» Pour P. Bourdieu et J.-C. Passeron [4], les étudiants ne peuvent être comparés à un groupe social professionnel?: «?Les étudiants peuvent avoir en commun des pratiques, sans que l’on puisse en conclure qu’ils ont une expérience identique mais surtout collective.?» Et R.?Boyer [5] d’ajouter que «?l’entrée dans la vie étudiante procède certes d’une rencontre avec une nouvelle culture, la culture universitaire, mais aussi d’une rencontre avec un nouveau statut social, un nouvel environnement relationnel, un nouveau mode de vie qui, ensemble, contribuent à bousculer et redéfinir l’identité sociale et personnelle de l’étudiant?».
3À travers ces définitions nous comprenons que les étudiants ne vivent pas cette transition de la même manière?: tout dépend de leur environnement social, de la décohabitation ou non, de leurs conditions de vie. Beaucoup d’entre eux rencontrent des difficultés financières dans leur quotidien. Nombreux sont ceux qui demandent des aides ou poursuivent des activités rémunérées en parallèle de leurs études.
4Pour J.-F. Dauriac, les étudiants dits «?pauvres?» sont difficilement quantifiables, bien que les estimations oscillent entre 45?000 et 100?000 [6]. Selon le Secours Populaire Français, 107?000 étudiants seraient dans une situation de précarité et 45?000 [7] dans une situation d’extrême pauvreté. Au-delà de petits boulots occupés durant l’année universitaire ou durant les périodes estivales, certain(e)s n’ont trouvé que cette ultime solution?: la prostitution.
5Cet article pose plusieurs questions?: qui sont les étudiants en France?? Quelles sont leurs conditions de vie?? Qui sont les étudiant(e)s prostitué(e)s?? Quelles motivations trouvent-ils à cette pratique?? Comment s’organise cette prostitution étudiante??
6L’objet de cet article est de montrer, d’abord, le «?côté?» obscur des études en France, notamment la problématique des étudiants pauvres parallèlement à l’entrée en vigueur de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école [8] prônant l’égalité des chances. Puis, de comprendre le phénomène de la prostitution étudiante.
2 – Les étudiants
2.1 – Étudiants?: de qui parle-t-on??
7Le terme «?étudiant?» est dérivé du latin studere signifiant «?s’appliquer à apprendre quelque chose?». On réserve généralement ce terme aux personnes intégrées dans un cursus scolaire. Dans de nombreux pays, notamment francophones, ce terme est traditionnellement réservé aux personnes engagées dans un cursus d’enseignement supérieur. Selon F. Dubet [9], «?quand se croisent la diversité du monde étudiant et la diversité de l’offre universitaire, il se forme un univers d’autant plus complexe que l’un et l’autre de ces ensembles ne se recouvrent pas nécessairement pour former des types d’étudiants nettement identifiables?». En effet, pour F. Dubet, il est très difficile de donner une définition de l’étudiant puisqu’aucun type idéal nouveau n’est venu bousculer l’héritier. Ce qui fait dire à O. Galland [10] «?qu’en dehors de sa définition strictement scolaire, la condition étudiante est d’abord une manière de prolonger la jeunesse. Mais c’est bien, malgré tout, la poursuite d’études en commun qui donne son unité à ce groupe, même si celui-ci se fragmente en fonction des disciplines.?»
2.2 – L’accès à l’enseignement supérieur
8Depuis 1950, les effectifs des universités ont été multipliés par six. L’université élitaire a progressivement été remplacée par une université de masse avec des publics beaucoup plus diversifiés. Dans les années 1950, les enfants des classes aisées fréquentaient l’université. Ces héritiers [11] formaient un milieu fermé, homogène, concentré géographiquement sur Paris. P. Bourdieu et J.-C.?Passeron (1964) expliquaient les inégalités par des mécanismes de type culturel, et non par des raisons économiques. Ainsi, les étudiants issus des classes aisées bénéficiaient de privilèges sociaux favorisant leur réussite. Un capital culturel et un ensemble de dispositions à l’égard de l’école et de la culture transmis par la famille leur permettaient de réussir à l’université?; ceux issus des classes populaires, privés de ce capital, étaient éliminés rapidement de la course universitaire. D’ailleurs, les enfants d’ouvriers avaient 28 fois moins de chance d’aller à l’université que les enfants de cadres [12].
9Si, en 1980, l’université s’inscrivait dans le paradigme de la reproduction [13] avec des clivages encore très marqués, c’est à partir des années 1990 que les chercheurs observent un gonflement des effectifs, notamment dans les filières spécialisées (IUT, STS, IUFM) proposant un meilleur encadrement et préparant davantage les étudiants à l’insertion sur le marché du travail. Les inégalités sociales marquent encore l’accès à l’enseignement supérieur et surtout la hiérarchie socialement différenciée de ses filières [14].
10Le développement de nouveaux pôles universitaires sur le territoire français va progressivement permettre aux universités d’accueillir un public plus différencié en termes de catégories sociales, de sexe. Comme le précise O.?Galland (1993, p.?203), «?les étudiants ne sont plus des héritiers mais plutôt des jeunes des classes moyennes (soit par origine, soit par aspiration) qui partagent les valeurs de ce milieu?». Dans le même temps, de nombreux étudiants étrangers viennent grossir ces effectifs.
3 – Les conditions de vie des étudiants
3.1 – La situation financière des étudiants
11Les recherches menées sur les conditions financières des étudiants réalisées par l’Observatoire national de la vie étudiante ainsi que celles élaborées par l’Observatoire des formations et de l’insertion professionnelle [15] ont permis de montrer la grande variabilité des conditions de vie des étudiants, où l’âge, l’environnement social et économique de la famille apparaissent comme les facteurs les plus discriminants. Comme le confirme O. Galland [16], «?rares sont les étudiants qui échappent à la précarité du travail et du logement. Mais ils ne la vivent pas de la même façon.?» Ainsi, le fait ou non d’habiter chez les parents est un critère de toute importance. En effet, la décohabitation engendre des frais importants (loyer, nourriture, factures diverses, frais de transport) exerçant une contrainte financière plus forte sur les familles aux revenus plus modestes. En effet, les étudiants et leurs familles doivent faire face au manque de logements universitaires et doivent se tourner vers d’autres formes de logement beaucoup plus onéreuses. C’est d’ailleurs dans ce domaine que les inégalités sociales sont les plus marquantes.
12Aussi les étudiants issus des milieux sociaux défavorisés se trouvent dans des situations plus fragiles que les autres, bien que certains perçoivent une aide publique permettant un rééquilibrage des ressources monétaires. En effet, le financement des études repose sur les ressources émanant de l’aide publique (bourse, aides sociales, allocation d’étude), de l’aide familiale directe (espèces) ou indirecte (nourriture, prêt de voiture) et des revenus issus d’un travail rémunéré.
13En France, les ressources monétaires mensuelles directes sur lesquelles les étudiants peuvent compter s’élève à 582 euros. La part des ressources issue de l’activité rémunérée représente 42?%, celle provenant de l’aide publique est de 24?%. 29?% des étudiants reçoivent une bourse sur critères sociaux. Lorsque les deux parents travaillent ou que leurs ressources se situent juste au-dessus du barème, les chances d’obtenir une bourse sont moins importantes que s’ils n’exercent aucune activité professionnelle.
14La situation des étudiants issus des catégories moyennes est particulièrement éclairante puisque leur famille semble trop «?riche?» pour pouvoir bénéficier d’une aide publique suffisante mais pas assez pour qu’elle puisse prendre en charge la totalité des frais générés par les études.
15Si les étudiants de milieux sociaux plus favorisés sont généralement aidés par leur famille (en espèce, en nature, dépenses réglées par la famille), en revanche ceux issus des milieux plus défavorisés voire moyens sont contraints de cumuler en même temps études et emplois [17]. Le travail rémunéré des étudiants est un apport financier indéniable qui les aide à affronter les difficultés économiques auxquelles ils sont confrontés. La contrainte économique touche davantage les garçons, les étudiants de milieux populaires, les boursiers et les étudiants vivant en couple maritalement.
16Ainsi, 80?% des étudiants français exercent une activité rémunérée, que ce soit durant l’année universitaire (49?%) ou uniquement pendant les vacances. Plus de la moitié la pratiquent de façon régulière (55?%) et 45?% occasionnellement [18]. Malheureusement, les emplois occupés par les étudiants sont mal rétribués. La plupart d’entre eux travaillent chez des particuliers, notamment les filles qui effectuent des gardes d’enfants. Certaines sont employées dans les commerces ou les services. D’autres étudiants, essentiellement masculins, occupent des emplois de surveillants (maître d’internat ou surveillant d’externat) ou d’animateurs.
17La moitié des étudiants gagnent en moyenne moins de 300 euros par mois. En fonction du niveau d’études et de la filière, l’activité rémunérée régulière est plus ou moins compatible avec les études. La décohabitation renforce le sentiment que l’exercice d’une activité rémunérée est difficilement compatible avec les études parce que celle-ci est aussi la source principale de l’échec scolaire à l’université, notamment dans le premier cycle.
4 – Étudiants pauvres?: de qui parle-t-on??
4.1 – Qu’en est-il des étudiants pauvres??
18Le nombre d’étudiants fréquentant les associations caritatives, les centres d’accueil de jour et d’urgence a littéralement explosé. En 2004, 21?000 jeunes se sont rendus au Secours Populaire Français. La plupart du temps, il s’agit de demandes alimentaires et vestimentaires. 80?000 ont demandé une aide exceptionnelle. Les services sociaux universitaires rencontrent de plus en plus de jeunes démunis de toute ressource.
19Ainsi, la rupture avec la famille, l’appartenance à une catégorie familiale modeste voire moyenne, l’absence d’aide publique, une bourse insuffisante, une bourse non rétribuée au bon moment peuvent conduire les étudiants dans des situations extrêmes de pauvreté. Pour exemple, une enquête réalisée sur les conditions financières des étudiants à Lille?1 [19], nous rapporte que «?parmi les boursiers, 68?% estiment avoir rencontré des difficultés financières dues au versement tardif (plusieurs mois) de la bourse par rapport à la rentrée universitaire?».
20D’autres sont littéralement en situation d’errance [20]. Dans ce cas, la priorité des services sociaux est de leur trouver un travail et un lit pour dormir.
21Avec l’augmentation constante des loyers et la diminution d’offres de chambres universitaires, de nombreux étudiants n’ont eu d’autre solution que de mobiliser un réseau familial ou amical afin d’être hébergés pour quelque temps. Certains sont contraints de dormir dans leur voiture. Enfin, d’autres encore ont le courage de franchir le seuil des centres d’accueil d’urgence afin d’y passer la nuit.
4.2 – La prostitution étudiante… une solution??
22Bien qu’il n’existe aucun chiffre officiel, une enquête émanant du Syndicat Sud-Étudiant révèle que 40?000 étudiants, essentiellement de sexe féminin, issus de tous milieux sociaux se prostitueraient régulièrement ou occasionnellement pour payer leur loyer, financer leurs études et obtenir de l’argent de poche. Très peu de chercheurs ont travaillé sur la prostitution étudiante et leur nombre apparaît difficilement quantifiable. Néanmoins, le Syndicat Sud-Étudiant [21] affirme «?avoir des indices qui laissent penser que cette pratique augmente. La situation des étudiants s’est dégradée depuis quelques années. Ils travaillent davantage pour gagner de l’argent. Nous connaissons des filles qui, en situation de forte précarité, ont dû vendre leur corps.?»
23Selon l’Office central de la répression de la traite des êtres humains, «?la prostitution étudiante est plutôt une activité individuelle et occasionnelle. C’est un phénomène très discret.?»
24En effet, ces étudiantes éviteraient la rue où sévissent en général les réseaux de proxénètes et travailleraient dans les bars à hôtesse ou vendraient leurs charmes par internet (petites annonces, site de rencontres classiques, photos érotiques, strip-tease).
25D’autres exerceraient le métier d’«?escort-girl?», ce terme désignant pudiquement une fille qui accompagne un homme pendant une soirée, contre rémunération. La «?prestation?» inclurait parfois un rapport sexuel.
26C’est le cas de Laura D. [22], étudiante en licence de langues vivantes, qui affirme «?avoir été obligée de se prostituer pour payer ses études?». Malgré les petits boulots dans le télémarketing et la restauration, ses dettes se sont accumulées et une seule solution s’est offerte à elle, celle de pratiquer l’escorting suite à une annonce trouvée sur internet. «?Pas de fric, des factures, un appart à payer (…) jamais un rond dans les poches, obligée de frauder les transports, une vie vaguement insupportable. Incommodante parfois, souvent embarrassante au moment de la note, mais on s’y fait. Je me dis que les massages me permettraient aisément le luxe de pouvoir choisir. Je ne réalise pas que c’est précisément tout l’inverse qui est entrain de se produire?: je n’aurai plus jamais le choix.?» Elle relate la manière dont elle est entrée dans cet engrenage?: «?Je suis allée voir sur internet pour trouver des jobs étudiants, il y avait des annonces qui proposaient l’escorting, pour 100 ou 200 euros de l’heure. On se dit “une seule fois et pas plus”, et finalement à la fin du mois, c’est la même chose.?»
27Quant à Malika [23], elle accompagne, moyennant 250 euros l’heure, des clients à des dîners d’affaires, parfois dans leurs loisirs. Elle affirme?: «?Je n’aime pas ce que je fais. Il n’y a aucun plaisir. Pour suivre une filière spécialisée dès le lycée, j’ai dû trouver un logement, m’acheter de quoi manger… Une amie escort girl m’a donné l’idée de monnayer mes charmes. L’argent paye le loyer de mon studio lillois. Les jours de chance, on m’appelle “juste pour un massage”. Quand il y a relation, ce sont des messieurs un peu âgés ou avec un physique un peu difficile. Ils voient une jolie fille et ça va très vite.?»
28Face à certaines situations de précarité, le dernier recours pourrait être la prostitution, activité cachée, rapide, bien rétribuée amenant de l’argent facilement?: «?En deux mois, j’avais mon argent de poche pour l’année. Ce que je n’aurais pas réussi à avoir en travaillant chez McDo. Je ne dis pas que c’est de l’argent facile, mais j’avais la fierté de l’avoir gagné sans voler personne?» (Emma, ancienne étudiante à l’école vétérinaire) [24].
29Dans le Nord de la France, un article récent de Julien Lecuyer [25] montre que «?certains étudiants de la métropole n’hésitent pas à choisir la prostitution en guise de petit boulot… certains étudiants ont abandonné la chasse aux petits boulots et ont choisi l’option tapin?». Bernard Lemettre, président du mouvement du Nid, précise dans le même article que «?si les étudiants basculent, ce n’est pas seulement un problème d’argent, mais une vulnérabilité… il n’y a pas de prostitution étudiante, il y a un système qui exploite des situations.?» Cela est confirmé par la situation de Paul, qui prépare le concours de Sciences Po et poursuit des études en sciences humaines. Tout a basculé pour lui avec l’endettement de ses parents. Il avait deux solutions?: soit arrêter les études, soit travailler à la chaîne. Il a cherché du travail et n’a rien trouvé. Il ne pouvait obtenir un prêt étudiant parce qu’il fallait un garant. Son découvert a atteint 5600 euros. Un ami l’a orienté vers un site allemand?: «?Le premier rendez-vous, c’était dans un autre hôtel de Lille. J’avais peur qu’il me saute dessus. On a parlé un peu. Il le faisait pour assouvir ses pulsions. Après?? On fait le vide, on oublie, on fait comme au théâtre… et on en ressort décomposé. Les 150 euros, je ne savais pas si je devais les prendre. Ils étaient dans une enveloppe. Elle est restée longtemps fermée… pendant deux semaines je ne suis pas allé en cours. J’ai eu bientôt un ou deux clients par semaine. À 100 euros de l’heure, mon déficit a été comblé en deux mois. En deuxième année, j’ai eu droit à la bourse. Enfin, une partie?: 150 euros par mois. Mais avec le logement, ça ne passait pas. J’ai continué, deux fois par mois jusqu’à l’âge de 20 ans [26].?»
30D’autres témoignages ont été recueillis par Eva Clouet [27]. L’auteure s’est immergée dans les forums de discussion sur internet et a rencontré plusieurs étudiant(s) prostitué(e)s.
31D’après ces recherches, la prostitution étudiante affecte les classes moyennes ou populaires. Souvent, les deux parents travaillent mais ne peuvent financer les études de leurs enfants. Ayant réalisé un parcours scolaire plutôt brillant, ils ont réussi à intégrer des filières assez élitistes et se retrouvent à suivre des études assez chères en compagnie de jeunes étudiants souvent issus de milieux favorisés. La prostitution occasionnelle, notamment l’escorting, leur permet de subvenir à leurs besoins tout en conservant du temps pour pouvoir étudier. Ils/elles ont d’ailleurs tous exercé d’autres activités auparavant. Les personnes qui se prostituent par internet se font appeler escort-girl ou escort-boy et accompagnent des clients durant plusieurs heures avec parfois d’autres objectifs que les relations sexuelles. Ce phénomène est d’après l’auteure en pleine expansion et est dû essentiellement à l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Sur internet, ces jeunes filles ne montrent que des photos de leur corps, proposent des prestations sexuelles, des massages, des rendez-vous sensuels et retrouvent les clients à l’hôtel. La prostitution serait pour ces jeunes filles «?un tremplin?» qui n’est autre qu’un moyen d’assurer leur réussite future.
32La prostitution serait-elle ainsi une dérive malheureuse mais «?logique?»?? Comme nous venons de le voir, il est difficile pour les étudiants de concilier travail et études. Travailler et étudier, c’est la marque même des inégalités scolaires déplorées par certains sociologues depuis longtemps.
33D’ailleurs, Pierre Bourdieu avait déjà souligné les inégalités scolaires, notamment à travers la théorie de la reproduction. Mais les inégalités scolaires renvoient aussi aux inégalités sociales. Aujourd’hui, alors que l’on prône l’égalité des chances, certains jeunes affirment pourtant «?être devenue une pute à l’âge de 16 ans?».
34Nous pouvons constater que les inégalités sociales face à l’école sont encore vivaces. Les grandes écoles ont tendance à favoriser la reproduction des élites. L’augmentation des inégalités a pour conséquence de laisser à la marge beaucoup d’enfants pauvres [28]. Il est évident que «?l’insuffisance des ressources et parfois l’irrégularité des rentrées d’argent engendrent des situations de grande détresse sociale, physique (problèmes de santé non pris en charge car les revenus manquent pour se soigner) et psychique (conduites adductives, accidents, suicides, hospitalisation pour troubles mentaux). Ce constat est partagé par les professionnels de la santé au travail et du social, notamment les assistants sociaux?» [29]. Aujourd’hui, beaucoup d’étudiants se trouvent dans cette situation de déchéance, ce qui remet en cause le fondement républicain de l’égalité des chances parce que de plus en plus d’étudiants débutent avec un gros handicap, celui du capital économique, ajouté à la problématique du capital culturel. L’absence de revenus conduit les étudiants à exercer de petits boulots et amène certains d’entre eux à entrer dans une carrière prostitutionnelle.
5 – Conclusion
35À travers cet article, nous remarquons que de fortes disparités sociales marquent la vie des étudiants aussi bien dans l’accès aux études que dans leurs modes de vie. Les étudiants issus des familles plus défavorisées et moyennes sont les plus touchés par les problématiques de logement, de travail et de santé.
36Néanmoins, si certains vivent de manière acceptable, d’autres se trouvent dans des situations précaires ayant trop souvent une incidence directe sur les résultats universitaires. D’autre part, une rupture familiale, un parent au chômage, l’absence ou la quasi-absence de bourse, un retard de versement d’une aide publique ou privée peuvent les faire basculer à tout moment dans une situation de pauvreté. Comme nous l’avons vu, la proportion d’étudiants en situation de pauvreté grave et durable ne fait qu’augmenter. Certains étudiants se privent du minimum vital et mettent l’équilibre de leur corps en danger par manque de moyens financiers. Que dire d’autres étudiants qui n’ont d’autres recours que la prostitution…
37Combien de temps encore allons-nous voir ces images d’étudiants se logeant dans des centres d’hébergement pour SDF, relisant leurs cours sur un coin de lit, comme ce fut le cas récemment au journal télévisé?? Verra-t-on apparaître à côté des «?working poor?», une nouvelle catégorie baptisée «?studing poor?»??
38Combien de temps les pouvoirs publics vont-ils encore nier l’existence de cette prostitution étudiante??
Bibliographie
Bibliographie
Ouvrages et articles
- ABBOUD N. et CAZENAVE P., «?Budgets des étudiants?: les ressources et les dépenses des étudiants en 1978-1979?», in Éducations et formations, Études et documents, MEN, SIGES, n°?2,1983, pp.?65-83.
- BOURDIEU P. et PASSERON J.-C., Les héritiers?: les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964.
- BOURDIEU P. et PASSERON J.-C., La reproduction?: éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
- CASTELAIN D. et JACOB N., Les conditions financières des étudiants de Lille?I, Lille, Observatoire des formations et de l’insertion professionnelle, juillet 2005.
- CLOUET E., La prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de communication, Paris, Max Milo, 2008.
- COULON A., Le métier d’étudiant?: l’entrée dans la vie universitaire, Paris, Economica-Anthropos, 2005.
- DAURIAC J.-F., «?Rapport à C. Allègre sur l’aide sociale aux étudiants?», février 2000.
- DEQUIRÉ A.-F. ET JOVELIN E., La jeunesse en errance face aux dispositifs d’accompagnement, Rennes, EHESP, 2009.
- DUBET F., «?Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’université de masse?», Revue Française de sociologie, XXXV, 1994, pp.?511-532.
- DURU M.-B. et MINGAT A., «?Les disparités des carrières individuelles à l’université?: une dialectique de la sélection à l’autosélection?», L’année sociologique, n°?38, 1988, pp.?309-340.
- FRICKEY A., La socialisation des étudiants débutants, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, Direction de la Programmation et du Développement, Les dossiers, n°?115, 2000, p.?58.
- GALLAND O. et OBERTI M., Les étudiants, Paris, La Découverte, coll. «?Repères?», 195, 1996.
- GALLAND O., Interview Ouest-France, vendredi 8 décembre 2006.
- JOVELIN E. et PRIEUR E., «?État providence, inégalités sociales et travail social en France. Un combat des titans?», Pensée plurielle, n°?1, 2006.
- LAURA D., Mes chères études, étudiante?: 19 ans, job alimentaire?: prostituée, Paris, Max Milo, 2008.
- LECUYER J., «?Prostitution?: quand les étudiants choisissent l’option tapin?», La Voix du Nord, 7 février 2007.
Enquêtes diverses
- Bloc notes de l’Observatoire économique de Paris, INSEE, Paris, Journal Officiel, 1987.
- Enquête nationale «?Conditions de vie 2003?», Observatoire de la vie étudiante.
- Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche – édition 2010, ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, MEN-MESR DEPP, septembre 2010.
Lois
- Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, J.O. 96 du dimanche 24 avril 2005.
Site internet
- PHILIBERT J.-M., «?La prostitution gagne les bancs de la fac?», in http://lefigaro.fr, consulté le 30 octobre 2006.
- «?Prostitution?: la vie cachée d’étudiantes de la métropole?», La Voix du Nord, 21 avril 2011.
Mots-clés éditeurs : pauvreté, conditions de vie, prostitution, précarité, étudiants
Date de mise en ligne : 18/11/2011.
https://doi.org/10.3917/pp.027.0141Notes
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[1]
Anne-Françoise Dequiré est docteur en sciences de l’éducation, chargée d’enseignement et de recherche. Elle est également membre du GERTS, Institut social de Lille, Université catholique de Lille. Elle est membre du laboratoire CIREL/PROFEOR, Université Charles de Gaulle de Lille?3.
Anne-Françoise Dequiré is a Doctor in Education Sciences, lecturer and researcher, she is also a member of the GERTS, Social institute of Lille, Catholic University of Lille. She is a member of the CIREL/PROFEOR laboratory, Charles de Gaulle University of Lille 3. -
[2]
Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, édition 2010, ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, MEN-MESR DEPP, septembre 2010.
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[3]
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[4]
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[5]
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[6]
Dauriac J.-F., «?Rapport à C. Allègre sur l’aide sociale aux étudiants?», février 2000.
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[7]
Observatoire de la vie étudiante.
-
[8]
Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, J.O. 96 du dimanche 24 avril 2005.
-
[9]
Dubet F., «?Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’université de masse?», Revue Française de sociologie, XXXV, 1994, p.?144.
-
[10]
Galland O., Le monde des étudiants, Paris, PUF, 1996, p.?202.
-
[11]
Bourdieu P. et Passeron J.-C. (1964), op.cit.
-
[12]
Galland O. et Oberti M., Les étudiants, Paris, La Découverte, coll. «?Repères?» 195, 1996.
-
[13]
Bourdieu P. et Passeron J.-C., La reproduction?: éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
-
[14]
Duru M.-B. et Mingat A, «?Les disparités des carrières individuelles à l’université?: une dialectique de la sélection à l’autosélection?», L’année sociologique, n°?38, 1988, pp.?309-340.
-
[15]
Castelain D. et Jacob N., Les conditions financières des étudiants de Lille I, Lille, Observatoire des formations et de l’insertion professionnelle, juillet 2005.
-
[16]
Interview Galland O., Ouest-France, vendredi 8 décembre 2006.
-
[17]
Selon N. Abboud et P. Cazenave, «?l’étudiant est dit salarié s’il exécute pendant l’année universitaire un travail rémunéré, quelle qu’en soit la durée et quel qu’en soit le revenu?».
-
[18]
Enquête nationale «?Conditions de vie 2003?», Observatoire de la vie étudiante.
-
[19]
Castelain D. et Jacob N., 2005, op. cit., p.?6.
-
[20]
Dequiré A.-F. et Jovelin E., La jeunesse en errance face aux dispositifs d’accompagnement, Rennes, EHESP, 2009.
-
[21]
Castelain D. et Jacob N., 2005, op. cit.
-
[22]
Laura D., Mes chères études, étudiante?: 19 ans, job alimentaire?: prostituée, Paris, Max Milo, 2008.
-
[23]
Prostitution?: la vie cachée d’étudiantes de la métropole, La voix du Nord, 21 avril 2011.
-
[24]
Philibert J.-M., «?La prostitution gagne les bancs de la fac?» in http://lefigaro.fr, consulté le 30 octobre 2006.
-
[25]
Lecuyer J., «?Prostitution?: quand les étudiants choisissent l’option tapin?», La voix du Nord, 7 février 2007.
-
[26]
Lecuyer J., op. cit.
-
[27]
Clouet E., La prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de communication, Paris, Max Milo, 2008.
-
[28]
France, Portrait social, INSEE, 2004-2005.
-
[29]
Jovelin E. et Prieur E., «?État providence, inégalités sociales et travail social en France. Un combat des titans?», Revue pensée plurielle, n°?1, 2006.