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Article de revue

De la pratique à l'enseignement d'un métier en formation professionnelle au Québec : un passage volontaire

Pages 131 à 143

Notes

  • [1]
    Frédéric Deschenaux est professeur régulier en sociologie de l’éducation à l’Université du Québec à Rimouski.
  • [2]
    Chantal Roussel est professeure régulière en psychopédagogie de l’enseignement professionnel à l’Université du Québec à Rimouski.
  • [3]
    Les auteurs souhaitent remercier Mélanie Belzile et Harold Foy, doctorants à l’Université du Québec à Rimouski pour le précieux travail de collecte de données. De plus, il convient de mentionner que cette recherche est subventionnée par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).
  • [4]
    Pour des raisons d’économie d’espace, l’acronyme sera utilisé dans le reste de l’article. Il faut cependant reconnaître l’usage très courant de cet acronyme dans le domaine de la formation professionnelle.
  • [5]
    Données brutes disponibles dans les publications ministérielles, calcul réalisé par les auteurs.

1 – Introduction

1Au Québec, il n’est pas rare de constater que les personnes qui œuvrent en enseignement y rêvaient depuis l’enfance. Même si certaines ont « joué à l’école » étant jeunes, les futurs enseignants cheminent à l’intérieur du système scolaire jusqu’à leur inscription à l’université, dans un programme de formation des maîtres. Ce n’est qu’au terme de ce parcours d’études qu’il est possible de rendre leurs aspirations concrètes et de les retrouver devant une classe du primaire ou du secondaire (Riopel, 2006).

2Or, pour les enseignants de la formation professionnelle au secondaire, le portrait est tout autre. À vrai dire, peu d’entre eux avaient déjà envisagé faire carrière en enseignement. Ce n’est généralement qu’après plusieurs années d’exercice d’un métier qu’une occasion d’enseigner se présente. Très fréquemment, cette occasion se matérialise dans l’urgence d’un poste à combler. Ces personnes se voient alors « plongées » dans un important mouvement de transition entre leur métier et l’enseignement. C’est précisément cette transition qui nous intéresse, parce que nous cherchons à comprendre ce qui caractérise le passage de la pratique à l’enseignement d’un métier en formation professionnelle au secondaire au Québec.

3Après avoir esquissé la problématique à l’étude, en décrivant le système scolaire québécois, une recension des travaux récents sur cette transition est présentée. Ensuite, l’orientation conceptuelle privilégiée est exposée avant d’enchaîner avec les considérations méthodologiques de cette étude. Enfin, les résultats de la recherche détaillent les motifs de cette transition en reprenant le propos de ces enseignants au sujet de deux éléments qui marquent ce passage vers l’enseignement : l’obligation de formation universitaire et la précarité.

2 – La problématique

4Afin de mettre en évidence le problème de recherche, cette section aborde, dans un premier temps, la place de la formation professionnelle dans le système scolaire québécois. Ensuite, les travaux récents à propos du parcours singulier des enseignants de la formation professionnelle au secondaire sont décrits dans le but d’étayer l’objectif de cet article.

2.1 – La formation professionnelle dans le système scolaire québécois

5L’entrée à l’école au Québec se fait à cinq ans, au préscolaire. Suivent ensuite six années d’enseignement de niveau primaire avant les cinq années du secondaire. Au secondaire, le premier cycle de deux années constitue une base commune de formation. Subséquemment, à compter de la troisième secondaire, les voies se diversifient.

6À travers ces diverses voies de cheminement, la majorité des élèves empruntent le parcours de formation générale de trois années qui complètent ce cycle, menant ainsi au diplôme d’études secondaires (DES). Parallèlement à cette voie générale, tous les élèves peuvent choisir la formation professionnelle, s’ils le désirent. À la formation professionnelle de niveau secondaire, plusieurs types de programmes se côtoient. Le diplôme d’études professionnelles (DEP) est celui qui exige le plus grand nombre d’heures, qui varie entre 600 et 1800 heures (Proulx, 2009). Ensuite, en complément à plusieurs de ces programmes de DEP, il est possible de poursuivre vers une attestation de spécialisation professionnelle (ASP). Par ailleurs, pour une autre catégorie d’élèves qui cheminent au secondaire, tels que ceux présentant des difficultés d’adaptation ou d’apprentissage, il leur est possible de choisir un type de parcours de formation différent, également axé sur l’emploi : une formation préparatoire au travail, ou encore, un métier semi-spécialisé (attestation de spécialisation professionnelle – AFS).

7Après l’enseignement secondaire, à l’ordre collégial, deux voies donnent accès au diplôme d’études collégiales (DEC), soit le pré-universitaire, une formation de deux ans préparant à l’université ou encore une formation professionnelle de niveau technique, d’une durée de trois ans. Ces programmes sont offerts dans des collèges d’enseignement général et professionnel (Cégep), structure unique au Québec (Proulx, 2009).

8Il existe une grande variété de programmes en formation professionnelle, tant au secondaire qu’au collégial. Les personnes intéressées peuvent choisir, dans les 21 secteurs, l’un des 167 programmes conduisant à un DEP ou une ASP au secondaire ou l’un des 115 programmes en formation technique au collégial (DEC).

9Il faut mentionner que la formation professionnelle au secondaire est dans une situation particulière dans le monde de l’éducation au Québec. L’image relativement négative dont elle est encore souvent affublée fait en sorte qu’elle soit négligée par les effectifs jeunes, tout en présentant néanmoins une opportunité de diplomation intéressante pour les adultes qui affluent en nombre important dans cette filière.

10En effet, en plus de l’effectif jeune au parcours continu de formation, les adultes (plus de 20 ans) sont particulièrement nombreux à fréquenter la formation professionnelle au secondaire. Parmi ces adultes, certains réorientent leur carrière dans l’un des métiers offerts. Pour d’autres, cette filière constitue bien souvent, par le truchement de programmes sociaux, un outil de reclassement pour des travailleurs accidentés, pour des personnes sans emploi ou qui bénéficient de l’aide sociale. Mentionnons que les adultes, à eux seuls, constituent approximativement les deux tiers de l’ensemble des élèves (MELS, 2008).

11Quelle que soit la provenance des élèves, on observe au cours des dernières années une croissance soutenue des effectifs (MELS, 2008), ce qui commande l’embauche de plusieurs nouveaux enseignants pour répondre à la demande. Bien que ce facteur explique en grande partie cette hausse d’embauches, d’autres éléments sont à considérer tels que le taux de roulement élevé du personnel enseignant (Tardif, 2001) ou l’effervescence de certains secteurs d’activité sur le marché de l’emploi.

12Or le recrutement des enseignants de la formation professionnelle (FP [4]) au secondaire pose d’importants défis. D’une part, une expérience de métier est nécessaire, ce qui signifie que le personnel enseignant vit invariablement une importante période de transition entre la pratique et l’enseignement d’un métier. D’autre part, l’inscription obligatoire en formation universitaire en enseignement vient sérieusement bouleverser cette transition, bien que ce ne soit pas le seul facteur qui complexifie cette transition. (Deschenaux & Roussel, 2010).

2.2 – Le parcours singulier du personnel enseignant en formation professionnelle

13Les enseignants de la FP au secondaire sont recrutés dans différents domaines en raison de leur expérience de métier, sans qu’ils aient nécessairement les compétences ni la formation pour l’enseigner. Au Québec, tous les programmes de niveau secondaire sont soumis à la loi sur l’instruction publique et par extension au règlement sur les autorisations d’enseigner. Ces dispositions légales font en sorte que les enseignants doivent posséder un baccalauréat universitaire (premier cycle universitaire, équivalent de la licence française) de 120 crédits en enseignement professionnel, les conduisant à un brevet d’enseignement. Donc, ces adultes se trouvent face à l’obligation de formation universitaire tout en vivant une transition professionnelle importante entre la pratique et l’enseignement de leur métier. Une minorité d’entre eux avait envisagé enseigner leur métier (Deschenaux & Roussel, 2008), c’est pourquoi le fait d’entreprendre des études universitaires en enseignement est un élément d’autant plus inattendu dans leur parcours.

14En définitive, les travaux récents sur le sujet (Balleux, 2006 ; Deschenaux & Roussel, 2008, 2010) montrent que l’écrasante majorité des répondants ne voient pas l’enseignement comme la seule possibilité en lien avec leur domaine. Il se dégage donc que cette bifurcation professionnelle soit guidée par un choix personnel. La grande majorité de ces personnes ont quitté un emploi stable pour enseigner. Cette situation contraste avec la situation vécue dans les lycées professionnels français où l’enseignement semble, pour plusieurs, une orientation professionnelle par défaut (Jellab, 2008). Les motifs de la transition seront d’ailleurs abordés plus avant dans la partie présentant les résultats de la recherche.

15De plus, les travaux québécois sur la question illustrent un parcours très différencié entre les enseignants de la FP et ceux du primaire ou du secondaire d’ordre général. D’une part, ils sont considérablement plus âgés que les étudiants universitaires en trajectoire linéaire de formation et, d’autre part, ils ont majoritairement acquis une expérience significative dans leur métier. Cette transition entre deux univers fort différents provoquerait un choc de culture qui risque de remettre en question leur engagement dans l’enseignement.

16La bifurcation de leur trajectoire n’aurait pas été possible sans une conjoncture y étant favorable, notamment celle de l’augmentation des effectifs étudiants en FP, appelant une hausse de la demande du nombre d’enseignants. L’urgence qui caractérise la recherche et l’embauche de nouvelles ressources enseignantes incite les établissements à recruter des personnes qui doivent intégrer leur nouveau rôle sans avoir préalablement eu la formation requise.

2.3 – La question de recherche

17De la grande diversité de programmes en FP au secondaire résultent des parcours individuels d’enseignants fortement différenciés. Dans cet article, nous proposons de répondre à cette question : qu’est-ce qui caractérise le passage de l’exercice à l’enseignement d’un métier en formation professionnelle au secondaire ?

3 – L’orientation conceptuelle

18Forts d’une expérience de métier appréciable, certaines personnes décident de bifurquer de la pratique de leur métier vers l’enseignement de ce dernier. C’est cette transition qui nous intéresse. Cette bifurcation de leur trajectoire, certes choisie, bien que liée à des effets de conjoncture, se situe dans le vaste champ d’étude des reconversions professionnelles volontaires (Negroni, 2005 ; Denave, 2006).

19Ces reconversions professionnelles font souvent l’objet d’une analyse microsociologique dans les écrits recensés sur le sujet. À partir de récits biographiques, on tente de reconstruire l’expérience vécue par l’individu. Sans nier la pertinence de ces études, nous proposons un regard macrosociologique impliquant divers processus qui s’enchevêtrent lors de la reconversion professionnelle.

20En fait, l’orientation conceptuelle développée ici prend en compte deux processus indépendants, mais qui se lient en raison des circonstances particulières à la transition des enseignants de la FP au secondaire. Le premier processus est celui de l’insertion professionnelle. Prenant appui sur les travaux de Laflamme (1993), il se découpe en trois étapes que sont 1) la préparation (l’école), 2) la transition entre l’école et le marché de l’emploi pour se terminer par 3) l’intégration dans un emploi stable. Évidemment, les transformations du marché de l’emploi font en sorte de bouleverser l’ordre dans lequel ces étapes sont franchies. Toutefois, notons que 59,7 % des enseignants en FP ont quitté un emploi stable pour bifurquer vers leur nouveau métier (Deschenaux & Roussel, 2008). Cette statistique relate que la majeure partie des enseignants avaient complété leur processus d’insertion professionnel initiale : ils sont titulaires d’un diplôme approprié à leur métier (étape 1), ont vécu la transition entre l’école et le marché de l’emploi (étape 2) et détenaient un emploi stable dans leur domaine (étape 3).

21Le second processus qui touche ces personnes est le processus de développement professionnel enseignant. Riopel (2006) en décrit quatre étapes : 1) la formation antérieure, 2) la formation initiale, 3) l’insertion en enseignement et 4) la formation continue.

22Le regard marcrosociologique porté sur la transition des enseignants en FP montre un enchevêtrement marqué des deux processus précédemment décrits chez ces personnes (Deschenaux & Roussel, 2008). En effet, après une intégration dans leur métier (étape 3 de Laflamme). L’incursion dans l’enseignement, jumelée à l’obligation de formation universitaire les replonge dans ce processus : d’une part, elles sont en formation initiale à l’enseignement (étape 2 de Riopel), mais les exigences curriculaires inhérentes à la structure même du programme de baccalauréat les oblige à un perfectionnement disciplinaire dans leur métier (étape 1 de Laflamme et dans une certaine mesure, étape 4 de Riopel). Tout cela en étant simultanément en phase de transition professionnelle dans l’enseignement (étape 2 de Laflamme et étape 3 de Riopel).

23Cette transition entre la pratique de leur métier et l’enseignement met en contexte des ruptures professionnelles qui se déroulent dans le temps et « selon une dynamique irréductible au simple calcul utilitaire ou aux contraintes contextuelles. Elles sont le résultat d’une succession de phases communes aux diverses expériences des enquêtés qui infléchissent leur trajectoire générale ». (Denave, 2006, pp. 87-88).

4 – La méthodologie

24Les données sont issues d’un projet de recherche qualitatif portant sur la transition des enseignantes et enseignants de la FP au secondaire.

25Nous avons rencontré 32 personnes qui œuvrent en centres de formation professionnelle avec lesquelles des entrevues semi-dirigées d’environ 60 minutes ont été conduites. La collecte de données, entrecoupée de périodes d’analyses, s’échelonne entre le printemps 2007 et l’automne 2009. L’échantillon a été constitué de manière contrastée en cascades (Van der Maren, 1999), c’est-à-dire qu’un contact dans un établissement permettait de recruter d’autres participants au regard de nos critères.

26Les 22 hommes et les 10 femmes qui composent l’échantillon sont âgés en moyenne de 44,6 ans. Ces personnes ont été recrutées dans 6 commissions scolaires de quatre différentes régions du Québec. Sur le plan de l’expérience, ces personnes ont en moyenne 16,0 années d’expérience dans leur métier préalablement à leur transition vers l’enseignement et comptent, en moyenne, 8,7 années d’expérience en enseignement. En moyenne, elles étaient âgées de 35,7 ans lorsqu’elles ont bifurqué vers l’enseignement. La majorité (24) détiennent un diplôme d’études professionnelles (DEP) dans leur spécialité, alors que 7 sont titulaires d’un diplôme d’études collégiales (DEC). Deux bachelières complètent le tableau. Ces personnes possèdent une formation à l’enseignement variée. Certaines détiennent un certificat (17), d’autres ont débuté un baccalauréat en enseignement professionnel (15) qui n’est pas encore terminé, alors qu’une autre a terminé son baccalauréat après avoir obtenu un certificat. Finalement, elles enseignent dans 18 programmes différents répartis dans 9 des 20 secteurs de formation : Assistance en pharmacie (2), Carrosserie ; Charpenterie-menuiserie ; Coiffure (3), Dessin industriel (2), Ébénisterie (2), Électricité (2), Esthétique ; Installation d’équipement de télécommunications ; Mécanique agricole ; Mécanique automobile (3), Mécanique d’engins de chantier ; Mécanique véhicules légers (2), Plomberie (2), Secrétariat-comptabilité (3), Soudage-montage ; Transport (2) et Vente-conseil (2).

27Les entretiens réalisés auprès des personnes abordent plusieurs thèmes : les derniers emplois occupés dans leur domaine, les motifs ayant conduit à l’enseignement et la perception à l’égard de la formation universitaire. Une analyse thématique (Paillé & Muchielli, 2008) a ensuite a été menée à partir des entrevues. Afin de faciliter ce travail, notamment par la mise en relation des thèmes et des caractéristiques des personnes rencontrées, le logiciel QSR NVivo 8 a été utilisé.

5 – Les résultats

28L’analyse des entretiens présente tour à tour trois thèmes permettant de répondre à l’objectif de la recherche. Les motifs guidant la transition vers l’enseignement sont d’abord décrits pour ensuite aborder l’obligation de formation universitaire comme élément marquant de la transition. Pour finir, la dernière section explore le thème de la précarité qui frappe bien souvent le parcours d’insertion dans la carrière enseignante.

5.1 – Les motifs de la transition

29Plusieurs travaux mettent en lumière le caractère volontaire de la transition vers l’enseignement (Balleux, 2006 ; Deschenaux & Roussel, 2008, 2010). Une occasion d’enseigner s’est présentée à eux et ils ont choisi de la saisir. En dépit des ruptures vécues, notamment avec le côté pragmatique lié à la pratique de leur métier, les enseignants de la FP vivent une certaine continuité avec ce métier.

30La première explication de cette bifurcation, et sans contredit la plus souvent mentionnée, concerne une volonté de former la relève dans leur métier, dans un souci de transmission de leurs savoirs. Pour les uns, la transmission de leur savoir constitue d’emblée le motif d’accès à la carrière enseignante, comme pour cet homme, jeune retraité en mécanique d’entretien : « Je trouvais que c’était une belle fin de carrière. Je trouvais ça intéressant de pouvoir venir montrer aux plus jeunes ce que j’avais moi-même acquis, toute l’expérience que j’avais. C’est un petit peu dommage que ça se perde » (homme, 52 ans, mécanique d’engins de chantier). Pour les autres, cet élément est une découverte liée aux premières expériences de suppléance occasionnelle : « J’aimais ça leur montrer et voir que ça allumait une étincelle dans leurs yeux » (homme, 44 ans, installation d’équipement de télécommunications).

31Les autres motifs mentionnés sont moins prégnants, mais trouvent écho, sous une forme ou une autre, chez bon nombre d’enseignants. La volonté d’améliorer ses conditions de travail est l’un de ces motifs, « le défi d’améliorer mon sort » (homme, 55 ans, charpenterie-menuiserie). Pour certains, leur métier leur offre une bonne rémunération, mais les horaires de travail sont moins attrayants. À cet égard, l’enseignement peut représenter pour eux l’occasion de bénéficier de meilleures conditions d’exercice : « De travailler de jour, pas travailler les fins de semaine, des choses comme ça » (homme, 35 ans, mécanique de véhicules légers).

32Quelques enseignants, dans des domaines diversifiés (mécanique de véhicules lourds, coiffure, construction) sont arrivés dans l’enseignement à la suite d’un accident de travail ou une blessure les empêchant de pratiquer leur métier, comme ce mécanicien : « J’ai eu un accident de travail. Le docteur m’a dit : “Si tu ne lâches pas ça, tu vas finir en chaise roulante. Décide. Je te donne le choix”. Je me disais qu’il n’y a rien que ça que je connais ! » (homme, 46 ans, mécanique automobile).

33Dans cette veine, un motif évoqué concerne le désir de demeurer en contact avec son métier, sans pour autant en subir les mauvais côtés. Ce motif, conjugué au désir de transmettre son savoir pour former la relève et à la volonté d’améliorer ses conditions de travail, peut rendre l’enseignement attrayant : « Parce que dans le domaine de la construction, souvent on est à l’extérieur. On est au froid, à la pluie, au soleil. Ici, bien c’est toujours à l’intérieur, puis à l’air climatisé. C’est de 8 h 30 à 16 h 00, 5 jours semaine. Les heures sont beaucoup moins dures que sur le chantier » (homme, 48 ans, plomberie).

34En somme, des motifs diversifiés expliquent leur transition vers l’enseignement qu’ils effectuent bien souvent sans être au courant de l’obligation de formation universitaire, qu’ils identifient a posteriori comme un événement marquant (Deschenaux & Roussel, 2010).

5.2 – L’obligation de formation universitaire comme élément marquant de la transition

35La formation universitaire pour les novices de l’enseignement professionnel constitue une importante rupture par rapport à leurs collègues du primaire et du secondaire. En effet, ces derniers, inscrits à l’université, pour la vaste majorité, après des études collégiales pré-universitaires, se retrouvent à l’université par choix, les menant à l’exercice du métier d’enseignant. En FP, les personnes font le choix d’aller enseigner leur métier, ce qui les oblige, par le fait même, à la formation universitaire.

36En enseignement professionnel, les exigences de formation universitaire associées au Règlement sur les autorisations d’enseigner (MEQ, 2001) marquent leur rapport à la formation universitaire. Pour obtenir un contrat dans une commission scolaire, ils doivent détenir une autorisation provisoire d’enseigner uniquement délivrée aux candidats inscrits dans une formation universitaire à l’enseignement professionnel. Avant 2003, un certificat universitaire de 30 crédits (10 cours) constituait l’exigence légale d’obtention de l’autorisation provisoire d’enseignement et ultimement, du brevet d’enseigner. Depuis 2003, c’est l’inscription dans un baccalauréat de 120 crédits, programme équivalent à la formation des enseignants du primaire et du secondaire, qui est maintenant exigée. Conséquence de ce changement d’exigence légale, deux statuts d’enseignants se côtoient dans les centres de formation professionnelle : ceux qui se sont légalement qualifiés par un certificat et d’autres, détenant une autorisation provisoire qui évoluent à temps partiel, simultanément à leur enseignement, dans un programme universitaire de 120 crédits. Quelques rares enseignants détiennent un brevet après avoir obtenu un baccalauréat.

37Dans notre échantillon, plusieurs enseignants ont été embauchés peu de temps après la refonte de ce règlement, faisant en sorte de les obliger à un baccalauréat de 120 crédits plutôt qu’à un certificat de 30 crédits. La cohabitation des enseignants détenant deux types de formation est à la source de plusieurs commentaires. Les uns poussant un soupir de soulagement : « Je trouve que dans le fond, nous on a été chanceux » (femme, 45 ans, coiffure), les autres étant plutôt envieux : « Je suis un petit peu jaloux de mes collègues qui ont fait seulement un certificat » (homme, âge inconnu, électricité). Un enseignant de notre échantillon est plutôt amer d’avoir été embauché un mois après la date limite obligeant le baccalauréat plutôt que le certificat (homme, 43 ans, charpenterie-menuiserie). Cependant, il mentionne ne pas regretter son choix d’aller enseigner, malgré sa déception liée à l’obligation d’inscription au baccalauréat.

38Plusieurs enseignants qui ont complété le certificat mentionnent l’avoir fait le de bon cœur, y trouvant même une certaine pertinence, mais s’ils étaient embauchés de nos jours, ils ne s’engageraient pas dans le baccalauréat : « Le certificat, je trouvais que c’était vraiment pertinent. Ils ne l’auraient pas exigé que je l’aurais fait quand même, mais pas un baccalauréat ! » (femme, 38 ans, assistance en pharmacie).

39Pour d’autres, cette obligation d’inscription au baccalauréat, bien que signifiant un engagement à long terme en formation, est une source de fierté : « C’est sûr que si j’avais eu à choisir entre le certificat et le baccalauréat, j’aurais choisi le certificat à cause de la loi du moindre effort. Cependant, j’ai quand même une certaine fierté d’être inscrit au baccalauréat et la ferme intention de le compléter » (homme, 44 ans, mécanique agricole). Pour ces personnes, l’université représente un type d’accomplissement peu envisagé jusqu’alors.

40Plusieurs personnes rencontrées mentionnent que l’inscription à l’université est le moyen d’obtenir un contrat à la commission scolaire, gage d’une certaine forme de stabilité ou à tout le moins d’un avantage pécuniaire. Dans bien des cas, cet argument suffit pour accepter cette obligation de formation universitaire, comme l’affirme cette enseignante : « J’ai décidé de m’inscrire parce que c’est plus payant quand tu es à contrat qu’à taux horaire. Tu vas chercher à peu près 10 000 $ de plus par année. Ça paraît. Aussi quand tu es à contrat, au moins tu as des paies régulièrement » (femme, 35 ans, secrétariat).

41Peu de personnes ont mis à l’avant-plan leur intérêt intrinsèque pour la formation. Quelques enseignants affirment poursuivre des formations universitaires dans leur domaine de spécialité, toutefois, un seul soutient qu’il ferait le baccalauréat même s’il n’y était pas obligé : « C’est loin d’être un fardeau. Même si ce n’était pas l’exigence, je le continuerais. J’adore ça ! J’apprends puis j’ai toujours aimé ça, fait que je le continuerais même si ce n’était pas exigé » (homme, 52 ans, mécanique d’engins de chantier).

42En somme, cette obligation de formation universitaire provoque des réactions diversifiées et constitue un élément marquant de leur transition. Cette dernière est bien souvent caractérisée par une précarité à laquelle ils ne s’attendaient pas nécessairement.

5.3 – La précarité caractérisant la transition

43En raison de leur expérience de métier bien souvent longue et variée, longue de 16 ans en moyenne dans notre échantillon, la grande majorité des répondants occupaient un emploi stable dans leur domaine d’expertise. Pourtant, 20 enseignants sur les 32 de notre échantillon occupent un emploi précaire, soit en détenant un contrat sans permanence ou en étant à taux horaire. C’est une proportion légèrement inférieure à l’ensemble des enseignants en FP au Québec qui sont dans cette situation à 73,4 % [5] (MELS, 2008).

44Plusieurs enseignants rencontrés ont admis avoir été surpris par la précarité des conditions dans leur nouveau domaine, comme en témoigne cet extrait : « Je n’étais pas consciente nécessairement de l’insécurité que ça allait apporter. […] C’est certain qu’à un moment donné, je vais avoir besoin de plus de stabilité » (femme, 38 ans, assistance en pharmacie).

45Cette instabilité rend difficile la planification de leurs activités. Doivent-ils s’investir davantage en enseignement ou prévoir une porte de sortie dans leur domaine ? Plusieurs, surtout des hommes, conservent un emploi dans leur domaine de spécialité comme rempart à la précarité. Cette incertitude n’est pas appréciée, mais ils peuvent mobiliser « le plan B si ça ne marche pas… » (homme, 35 ans, mécanique véhicule léger).

46Dans plusieurs domaines, l’entrée dans l’enseignement se réalise par la voie du taux horaire, où la rémunération est versée par heure enseignée. Cette situation peut induire beaucoup de variation, au gré des besoins des centres de formation, ce qui rend difficile la planification à long terme pour les enseignants, comme l’illustre cet extrait : « J’aimerais ça, moi, savoir qu’est-ce qui s’en vient. Comme cette année, je n’ai jamais manqué d’ouvrage, ça me sortait par les oreilles. Je n’ai jamais dit non à rien, j’ai tout pris ce qui passait. L’année prochaine, je commencerai à la fin novembre. Entre les deux, je ne sais pas ce qu’il y a. À contrat, c’est plus égal » (homme, 46 ans, transport).

47La précarité est également le lot d’autres domaines. C’est pourquoi certains enseignants de l’échantillon mentionnent être habitués à la précarité, affirmant s’en « accommoder plutôt bien » (femme, 35 ans, secrétariat) ou ont « toujours fonctionné ainsi » (femme, 52 ans, dessin de bâtiment).

48Cette précarité est souvent décevante, car plusieurs d’entre eux ont connu de meilleures conditions de travail dans leur domaine. Plusieurs enseignants mentionnent que ce manque de stabilité risque de se répercuter dans la qualité des programmes, comme l’illustre ce témoignage : « C’est vraiment la précarité qui est décevante, je pense que ça nuit beaucoup à la qualité de l’enseignement. Je pense que ça limite l’investissement des personnes » (homme, 44 ans, mécanique agricole).

49La précarité semble faire partie intégrante du monde de l’enseignement, expliquant le fait que plusieurs enseignants interrogés ont abandonné l’idée d’avoir une permanence : « Je ne serai jamais permanent. C’est sûr, c’est sûr, c’est sûr ! J’ai mon brevet d’enseignement. Je l’ai fait. Ils voulaient que je le fasse, je l’ai fait. Pourquoi ? Bof… Ça donne une sécurité à la commission scolaire pour dire que lui, il a suivi les cours, il est capable d’enseigner » (homme, 46 ans, mécanique automobile).

50En somme, la précarité semble devenue la norme dans l’enseignement professionnel, du moins dans la réalité des personnes rencontrées. C’est pourquoi cette situation précaire est une caractéristique importante du passage de la pratique à l’enseignement d’un métier au Québec.

6 – Conclusion

51Ce texte avait pour objectif la description de ce qui caractérise le passage de l’exercice à l’enseignement d’un métier.

52Trois éléments sont ressortis de l’analyse des entretiens réalisés avec les enseignants ayant vécu cette transition. D’une part, les motifs guidant la transition sont de divers ordres, mais qui se regroupent autour d’une volonté de former la relève dans leur métier ou d’améliorer leurs conditions. D’autre part, l’analyse montre que l’obligation de formation universitaire vient marquer fortement la transition. Rarement envisagée, cette obligation se transforme en élément de fierté d’avoir entrepris, voire complété, des études universitaires, très socialement valorisées à la différence de la FP au secondaire, cheminement par lequel plusieurs d’entre eux sont passés. Finalement, la précarité de leur situation en enseignement est la dernière caractéristique marquante de leur transition professionnelle.

53Les caractéristiques du passage de l’exercice à l’enseignement d’un métier montrent l’ampleur du bouleversement vécu. En effet, ces personnes étaient de manière générale bien établies dans leur métier, ayant complété leur processus d’insertion professionnelle. Vient alors une occasion d’enseigner qu’elles acceptent. Elles ne se doutaient pas nécessairement que la stabilité et la sécurité qu’elles connaissaient seraient fortement perturbées par les exigences de leur nouveau métier. Ces circonstances auraient pu en rebuter plus d’une.

54Il semble la transition entre la pratique du métier et l’enseignement soit un passage volontaire, dans toutes les acceptions du mot, puisque selon le Robert, le terme volontaire en compte trois que nous pouvons aisément associer à la réalité des enseignants de la FP : 1) Qui résulte d’un acte de volonté ; la transition entre le métier et l’enseignement est une décision délibérée 2) Qui marque de la volonté ; indéniablement, on peut dire que les enseignants de la formation professionnelle sont volontaires, puisque ce choix recelait d’importants défis qu’ils ont accepté de relever et 3) Qui agit librement, sans contrainte extérieure ; ces enseignants n’étaient pas obligés d’enseigner leur métier, mais ils ont volontairement décidé de vivre cette transition.

55L’analyse des entretiens ne laisse cependant pas transparaître une résignation face à la situation vécue. Au contraire, ces personnes aspirent toujours à stabiliser leurs conditions de travail et à cette fin, les études universitaires semblent une avenue prometteuse. En obtenant une autorisation permanente d’enseigner à la fin de leurs études universitaires, ils se placent en bonne posture pour l’obtention d’éventuels postes permanents en enseignement. C’est ce graal qui en motive plus d’un à persister malgré les difficultés de conciliation entre l’enseignement, les études universitaires, l’emploi dans leur domaine et les autres aspects de leur vie, comme la famille.

56En somme, il semble pertinent de poursuivre l’investigation sur ce thème, puisqu’en examinant froidement les conditions de la transition entre la pratique d’un métier et son enseignement, on peut légitimement se demander pourquoi ils persistent dans cette nouvelle voie professionnelle, surtout lorsque l’intégration (phase 3 de Laflamme) semble un inaccessible idéal !

Bibliographie

Références

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  • DESCHENAUX, F., & ROUSSEL, C. (2010). « De la pratique à l’enseignement d’un métier: l’obligation de formation universitaire comme événement marquant du parcours professionnel », Éducation et Francophonie, vol. XXXVIII, no 1, pp. 92-108.
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Mots-clés éditeurs : transition professionnelle, insertion professionnelle en enseignement, formation professionnelle

Mise en ligne 21/09/2010

https://doi.org/10.3917/pp.024.0131

Notes

  • [1]
    Frédéric Deschenaux est professeur régulier en sociologie de l’éducation à l’Université du Québec à Rimouski.
  • [2]
    Chantal Roussel est professeure régulière en psychopédagogie de l’enseignement professionnel à l’Université du Québec à Rimouski.
  • [3]
    Les auteurs souhaitent remercier Mélanie Belzile et Harold Foy, doctorants à l’Université du Québec à Rimouski pour le précieux travail de collecte de données. De plus, il convient de mentionner que cette recherche est subventionnée par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).
  • [4]
    Pour des raisons d’économie d’espace, l’acronyme sera utilisé dans le reste de l’article. Il faut cependant reconnaître l’usage très courant de cet acronyme dans le domaine de la formation professionnelle.
  • [5]
    Données brutes disponibles dans les publications ministérielles, calcul réalisé par les auteurs.
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