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Article de revue

La transaction sociale : genèse et fécondité heuristique

Pages 25 à 36

1La transaction est une pratique sociale méconnue avant d’être un concept scientifique. La vie quotidienne est riche d’ajustements par des compromis mutuels et ils passent habituellement inaperçus dans les situations ordinaires. Les situations de crise amènent à les expliciter et à les formaliser. La section 1 rappelle le contexte historique dans lequel le concept de transaction sociale a vu le jour : la crise linguistique et politique en Belgique dans les années 1960 (déjà !) et la partition de l’Université catholique de Louvain. La section 2 montre que ce concept sociologique est nourri d’emprunts à l’économie et au droit, la section 3 qu’il s’inscrit dans une longue tradition sociologique qui remonte au moins à Karl Marx et à Georg Simmel. La section 4 examine le statut de la transaction sociale : elle ne constitue pas (pas encore ?) une théorie structurée et formalisée, mais elle est un paradigme, c’est-à-dire une posture méthodologique qui oriente le regard du sociologue vers les tensions, les conflits, les négociations et les compromis, formels ou informels. La section 5 souligne sa fécondité : la sociologie de la transaction sociale est une sociologie « généraliste » car il y a des transactions à tous les niveaux de la vie sociale, de la famille aux relations internationales. La transaction sociale a des affinités plus fortes avec certains thèmes, en particulier ceux qui touchent à la famille, à la ville et à l’exercice du pouvoir, avec les ruses que ce dernier implique.

1 – La genèse du concept de transaction sociale

2Le concept de transaction sociale est apparu dans l’ouvrage fondateur de Jean Remy, Liliane Voyé et Émile Servais, Produire ou reproduire ? (1978, 1980). Il témoigne de la volonté de ses auteurs de sortir d’une double crise, sociale et scientifique. Ils étaient tous trois enseignants à l’Université catholique de Louvain et, quand la crise linguistique a rendu sa partition inéluctable, la partie francophone étant expulsée de Leuven en Flandre, ils ont été impliqués dans la sortie de la crise par la création de l’Université catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve, en Wallonie. Cette pratique de la transaction a alimenté leur réflexion théorique et elle en constitue le terreau ou le substrat.

3Produire ou reproduire ? vise d’abord à sortir d’une deuxième crise, scientifique, qui a paralysé la sociologie et les sciences sociales francophones dans les années 1970. Pierre Ansart (1990) montre qu’elle était clivée entre une sociologie structuraliste hégémonique (le structuralisme génétique de Pierre Bourdieu et le marxisme structuraliste de Louis Althusser), opposée à la sociologie de l’acteur qui inclut la sociologie des mouvements sociaux d’Alain Touraine et la sociologie des organisations de Michel Crozier comme ses principaux représentants. Entre la « production de la société » (Touraine, 1973) et sa célèbre « reproduction » (Bourdieu et Passseron, 1970), ne peut-il y avoir des transactions, ou encore de l’hybridation et du métissage ?

2 – La transaction en économie, en droit et en sociologie

4Le concept sociologique de transaction s’élabore à partir d’emprunts à d’autres disciplines. La transaction n’est pas un concept majeur ni dans la théorie classique du droit, ni dans celle de l’économie (dite « standard »). En économie, la transaction est une modalité de l’échange qui repose sur un fonds de confiance, alors qu’en droit la transaction est une technique de résolution ou de prévention des conflits ; par conséquent, la défiance l’emporte. La transaction connaît néanmoins des développements importants dans certains domaines spécifiques : les procédures transactionnelles se multiplient en matière d’indemnisation ou en droit du travail (Enclos, 1994). L’économie néo-institutionnelle distingue les transactions internes à la « firme », ou grande entreprise, et les transactions externes qui passent par le marché (Williamson, 1975). L’analyse des coûts de transaction permet de déterminer si l’entreprise à intérêt ou non à externaliser tel segment de sa production, c’est-à-dire à sous-traiter (Blanc, 1994, p. 25-34).

5Le concept sociologique de transaction sociale retient de l’économie que la transaction est un échange, mais en élargissant le champ : dans la transaction marchande, la valeur monétaire entre seule en ligne de compte. Dans la transaction sociale, d’autres valeurs interviennent dans l’échange : le pouvoir, la reconnaissance, la solidarité, etc. La transaction sociale est beaucoup plus complexe puisqu’elle doit tenir compte de la multiplicité des logiques en jeu. En droit, la transaction est une technique de résolution ou de prévention des conflits. Dans la transaction juridique, les parties adverses s’accordent sur un compromis acceptable de part et d’autre et, d’une certaine manière, elles créent leur propre droit. Si la décision d’un juge peut être contestée en appel, la transaction validée et signée par les parties est irrévocable (Mormont, 1992).

6La transaction sociale se distingue de la transaction juridique sur deux points essentiels : elle est provisoire et elle n’est pas nécessairement formalisée. La transaction juridique est censée clore définitivement la dispute. L’irrévocabilité de la transaction est peut-être une illusion et la sociologie est plus réaliste en considérant l’accord comme provisoire et précaire. Le contrat social n’est jamais définitivement acquis, il est renégociable en permanence, même s’il oppose une grande inertie et évolue lentement. La transaction juridique requiert des preuves et une formalisation de l’accord : un écrit, des signatures, etc. Dans la transaction sociale, l’accord peut rester informel ; dans certains contextes, de plus en plus rares, la parole vaut engagement. À l’inverse, il y a des cas, assez fréquents, de transactions tacites où l’accord ne peut être dit publiquement : il serait immédiatement dénoncé s’il était explicité. En voici deux exemples, dans des registres très différents.

7Aux niveaux local et national, la décision politique est en principe prise par les seuls élus. Tout le monde sait que la décision des élus est préparée par des fonctionnaires, experts et conseillers et qu’elle est en réalité une co-production. Pourtant, il faut maintenir la fiction juridique que la décision émane des seuls élus, sinon elle serait nulle devant un tribunal administratif. Le sociologue peut prendre la liberté d’ouvrir la « boîte noire » et d’analyser les mécanismes de la co-production de la décision comme des transactions tacites entre la légitimité du suffrage universel et la légitimité de l’expertise dans les domaines traités (Blanc, 2006).

8Deuxième exemple, les organismes de logements sociaux ont voulu supprimer les gardiens-concierges, puis ils ont fait marche arrière et ils ont décidé de revaloriser leur fonction, avec une convention collective et une charte faisant d’eux des médiateurs jouant un rôle indispensable dans la vie du quartier. Ils ont été très surpris par le rejet catégorique de cette « revalorisation » par les intéressés. Une enquête a montré qu’ils sont conscients de faire de la médiation, ils sont convaincus que c’est bien le cœur de leur métier et ils sont d’accord pour continuer à en faire. Mais, et c’est ici l’essentiel, ils refusent que ce soit officialisé car, s’ils sont désignés comme des médiateurs, ils seront dérangés jour et nuit pour régler les conflits de voisinage entre locataires (Stébé, 2005).

3 – La transaction sociale dans la tradition sociologique

9La sociologie de la transaction sociale prend très au sérieux le conflit : il n’est pas un accident regrettable, il est au contraire constitutif de la vie en société, aussi bien au niveau des relations internationales que des relations intrafamiliales. Pour les psychologues, à la crise d’adolescence, « le jeune se pose en s’opposant », à ses parents et au monde des adultes. « L’adolescent est susceptible d’une certaine autonomie, tout en restant dans la dépendance. […] Les partisans de frontières nettes ne peuvent être que déçus » (de Singly, 2006, p. 14-15). Sans pousser trop loin l’analogie entre l’individu et la société, le conflit crée une rupture ; il ouvre une crise, au sens étymologique du terme qui signifie « questionnement ». Il y a donc remise en cause du statu quo et passage par une phase de décomposition qui débouche sur une recomposition nouvelle, avec des changements et des innovations sociales. Tout ceci a été très bien vu par Simmel (1908), un des précurseurs de la transaction sociale.

10Pour Simmel, la société est traversée et structurée par des couples d’opposition en tension permanente : masculin et féminin, tradition et modernité, proximité et distance, etc. La lutte des classes est un de ces couples, mais ce n’est pas forcément le plus important en toute circonstance. Dans ces couples, l’opposition est irréductible et, en même temps, les rivaux sont complices car ils ne peuvent se passer de l’autre (Remy, 1995). Il y a place pour des transactions, entendues comme des compromis provisoires qui permettent d’aménager la cohabitation des contraires et de réduire la tension, mais elle ressurgira tôt ou tard (Simmel, 1917).

11Avant Simmel, Marx avait déjà affirmé l’importance du conflit social, faisant de l’histoire de l’humanité celle de la lutte des classes. Dans le Manifeste du parti communiste, il a décrit la lutte des classes comme « une lutte à mort », ce qui amène à le considérer, à tort à mes yeux, comme aux antipodes de la transaction sociale. Comme chez Simmel, l’antagonisme irréductible laisse place au compromis de coexistence. Marx s’inspirait de « la dialectique du maître et de l’esclave » de Hegel : si le maître maltraite son esclave, au point que ce dernier s’affaiblisse et meure, il n’y aura plus d’esclave et par conséquent plus de maître non plus. La « lutte à mort » entre exploiteurs et exploités n’empêche ni des alliances fluctuantes, ni des compromis provisoires ou des transactions. Dans ses analyses politiques, Le 18 Brumaire (1852) notamment, Marx analyse les divergences entre noblesse terrienne et bourgeoisie industrielle, ainsi que les tentatives, quelquefois couronnées de succès, d’alliance entre des fractions de la bourgeoisie et « l’aristocratie ouvrière », etc.

12L’École de Chicago, dont un des fondateurs, Robert E. Park, fut l’élève de Simmel, s’est beaucoup intéressée aux conflits d’appropriation des territoires. Dans la perspective écologique et évolutionniste de ses débuts, l’arrivée de nouveaux migrants implique une redistribution de l’espace urbain qui passe par plusieurs étapes : « l’invasion », qui débouche sur la concurrence et le conflit, puis une phase d’« arrangements » (accommodation) (McKenzie, 1925). Implicitement, cette dernière phase constitue une double transaction : entre les nouveaux venus et les résidents d’installation plus ancienne, mais aussi, à l’intérieur du groupe de migrants, entre leur identité originelle et leur nouvelle identité de citoyens américains. Norbert Elias ne semble pas connaître ces travaux (il ne les cite pas), mais il aboutit à des résultats similaires lorsqu’il étudie les relations entre Established & Outsiders (1965) dans un quartier populaire britannique : pour les « établis » ou les anciens, les nouveaux venus sont des intrus et ils sont responsables de tous les problèmes du quartier. La tension s’apaise avec le temps, souvent contre un nouveau groupe d’outsiders.

13La sociologie de la transaction sociale a davantage d’affinités avec les sociologies du mouvement qu’avec celles de l’ordre. Avec Raymond Ledrut (1973, p. 193 ; 1976), on peut reprendre la distinction de Nietzche entre « apollinien et dionysiaque » : la transaction sociale se méfie des utopies apolliniennes qui présentent une société harmonieuse, ordonnée et pacifiée comme l’idéal à atteindre. La société réelle a sa part d’ombre et on peut la qualifier de dionysiaque ; elle ne connaît pas d’innovation sans désordre et sans conflits. Cette distinction est flagrante dans les débats sur la démocratie : les principales théories contemporaines sont apolliniennes. La théorie de la démocratie représentative de Joseph Schumpeter (1943) fait de l’élection un marché politique : les électeurs sont des consommateurs rationnels qui comparent les programmes des candidats et se déterminent à partir d’un calcul des avantages et des coûts. Dans la démocratie de délibération de Jürgen Habermas (1992), le bien commun résulte d’un consensus, après un échange d’arguments rationnels. Les promoteurs de la démocratie, curieusement appelée « technique », critiquent Habermas pour son excès de rationalisme, mais ils croient à un consensus miraculeusement produit par une procédure bien mystérieuse : « la procédure produit à la fois de l’authenticité et du bon sens » (Callon et al., 2001, p. 244), peut-être !

14Pour la transaction sociale, la démocratie participative est une foire d’empoigne et elle est dévoreuse de temps. Elle cherche à concilier trois principes d’égale légitimité qui tendent à s’exclure mutuellement : la légitimité des élus qui ont la confiance de la majorité des citoyens, celle des techniciens qui disposent d’une expertise sur les questions complexes en débat et celle des citoyens mobilisés qui font entendre leur voix parce qu’ils sont concernés (Blanc, 2006). Elle ne peut déboucher que sur des compromis pratiques, instables et provisoires (Ledrut, 1976, p. 93-99).

4 – Le statut de la transaction sociale

15La transaction sociale est-elle une notion, un concept, une théorie ou un paradigme ? Si l’on reprend la distinction de Gaston Bachelard (1934) entre concept scientifique et notion de sens commun, il est incontestable que la transaction est d’abord une notion : elle évoque la transaction immobilière mais, après un retrait d’argent dans un distributeur automatique de billets, le reçu porte souvent la mention : « fin de la transaction » !

16Devant la polysémie des notions, le chercheur qui veut être rigoureux a deux solutions. Il peut proscrire l’usage de la notion et lui substituer un concept. C’est le choix d’Émile Durkheim quand il crée le concept d’anomie pour analyser le suicide, ou celui de Bourdieu quand il reprend celui d’habitus, ou encore celui de Robert Castel (1995) quand il critique la vacuité de la notion à la mode d’exclusion et qu’il propose le concept de désaffiliation pour analyser scientifiquement ce que l’on désigne vaguement par exclusion.

17Apparemment séduisante par sa radicalité, cette démarche a deux inconvénients : si les chercheurs n’utilisent que les concepts qu’ils ont préalablement définis entre eux, leurs écrits risquent d’être ésotériques et inaccessibles au commun des mortels. C’est un reproche que l’on fait souvent à la sociologie et qui vaut tout autant pour l’économétrie, avec son goût immodéré pour la formalisation mathématique. Le deuxième inconvénient est que le gain de précision apporté par l’invention d’un mot nouveau est souvent illusoire. Le processus de rationalisation chez Max Weber signifie la généralisation du recours à la règle « bureaucratique », c’est-à-dire rationnelle et universelle ; c’est très éloigné du processus de rationalisation en psychanalyse qui consiste à donner des arguments rationnels pour justifier artificiellement ce qui relève en réalité de motivations inconscientes. Le problème est tout aussi aigu à l’intérieur d’une même discipline : malgré des appellations très éloignées du sens commun, la définition des concepts reste l’objet de controverses. Par exemple, parmi les sociologues, il y a des débats interminables sur le sens exact à donner à l’anomie, l’habitus, l’illusio, etc.

18L’autre solution consiste à « travailler » la notion pour en donner une définition rigoureuse qui permette de lui donner le statut de concept. C’est le choix de Serge Paugam (1996) quand il publie l’ouvrage collectif : L’exclusion, l’état des savoirs ; on peut noter que Castel a collaboré à cet ouvrage, malgré son désaccord théorique et linguistique. Remy et Voyé ont fait le même choix de construire un concept rigoureux de transaction sociale, sans trop s’éloigner du sens commun. Elle est définie comme une interaction spécifique incluant : « échange-négociation-imposition, telle est la trilogie de base » (Remy, 1996, p. 11).

19Peut-on aller plus loin et parler d’un paradigme ou d’une théorie de la transaction sociale ? Il faut être prudent, la transaction sociale n’est pas encore un corps de doctrine cohérent, structuré et formalisé. Il ne faut pas en faire trop vite une théorie, ce qui risquerait de la rigidifier prématurément. Savoir si la transaction sociale est un paradigme émergent mérite un examen plus approfondi. A priori, le paradigme est plus souple que la théorie :

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« La notion de théorie implique que les propositions soumises à vérification soient déduites d’un certain nombre de propositions primaires. […] Étant donné un ensemble de propositions primaires, il est possible d’en tirer des propositions qui seront mises à l’épreuve de la réalité, sans que cette “extraction” prenne la forme d’une déduction. Nous parlerons dans ce cas non de “théorie” mais de “paradigme” ».
(Boudon, 1971, p. 161-162, soulignés dans le texte)

21Raymond Boudon fait une typologie des paradigmes (analogique, formel et conceptuel), mais chez lui le paradigme reste toujours un système cohérent de propositions reliées entre elles, ce qui est exigeant et restrictif. Remy et Voyé en donnent une définition plus ouverte et ils voient dans le paradigme un stimulant de l’imagination sociologique :

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« Plus qu’une somme de concepts, le paradigme est l’image de base à partir de laquelle s’imagine une interprétation de la réalité. Le paradigme est ainsi un principe organisateur et inducteur de la construction d’hypothèses et d’interprétations théoriques ».
(Remy et Voyé, 1978, p. 87)

23Le paradigme devient alors un paradigme méthodologique. On peut utiliser la métaphore du projecteur qui permet de voir certaines choses quand il est allumé, alors qu’elles échappent au regard quand il est éteint. La transaction est un paradigme méthodologique qui oriente le regard du sociologue vers les conflits ouverts ou larvés, les rapports de forces, les jeux informels, les « négociations silencieuses », etc.

24Mais, si un projecteur éclaire une face, il laisse nécessairement l’autre dans l’ombre. Il ne suffit pas de multiplier le nombre de projecteurs, ou de paradigmes, pour être tiré d’affaire. Il existe des paradigmes inconciliables. La « production (ou l’invention) de la société » (Touraine) est incompatible avec sa « reproduction » (Bourdieu). Le paradoxe de la transaction sociale est de devoir en permanence concilier les inconciliables. Il faut ici rapprocher des théories qui sont irréductiblement opposées, en évitant un « œcuménisme sociologique » (Dubar, 1998, p. 57) qui serait un syncrétisme superficiel. La transaction sociale ne supprime pas les tensions et les contradictions. Elle se distingue d’une dialectique hégélienne, entendue comme un processus qui permet l’union des contraires et le dépassement (Aufhebung) de la contradiction en passant au stade supérieur de la synthèse. La transaction sociale permet plus modestement de faire cohabiter des théories opposées, tout en prenant acte de leur incompatibilité.

25La transaction sociale permet par exemple de comprendre le développement des innovations sociales. Si la sociologie de la reproduction admet l’existence de changements sociaux, elle conteste qu’il puisse s’agir de véritables innovations. Théorisant la fameuse expression biblique : « rien de nouveau sous le soleil », elle considère que, derrière les changements apparents, un invariant structurel se maintient : la domination d’un groupe sur les autres. La production d’une société nouvelle implique à l’inverse la possibilité de changements sociaux radicaux et pas seulement cosmétiques. La métaphore de la greffe peut convenir ici : l’innovation sociale peut réussir, ou échouer lorsqu’elle provoque une réaction de rejet.

26L’innovation sociale est sous contrainte. Dans un premier temps, elle a besoin de zones d’ombre pour s’émanciper des normes en vigueur et apporter la preuve que d’autres manières de faire sont possibles. Le revers de la médaille est la fragilité d’une innovation qui reste à la marge des institutions. Après la phase expérimentale, le temps vient de la reconnaissance institutionnelle et de la consolidation. À son tour, cette reconnaissance a un prix à payer : elle passe par une « normalisation » (Foucault, 1975). L’utopie initiale s’affadit au profit de règles bureaucratiques, amenant quelquefois les fondateurs à se sentir trahis. Cette tension permanente entre prophétisme et institution traverse les mouvements sociaux qui peuvent se trouver pris au piège de l’autogestion des équipements qu’ils avaient eux-mêmes réclamée à corps et à cris.

5 – La fécondité de la transaction sociale

27On peut trouver des transactions sociales dans tous les domaines de la vie sociale. Elle donne par conséquent naissance à une sociologie que l’on peut qualifier de « généraliste », puisqu’elle n’est pas cantonnée à un objet ou un thème spécialisé ; elle renvoie à un regard sociologique spécifique qui peut se porter sur toutes les facettes de la société. En même temps, certains thèmes se prêtent mieux que d’autres à une approche par la transaction ; historiquement, la transaction sociale a d’abord intéressé des sociologues urbains et des sociologues de la famille. À l’inverse, la sociologie du travail et des organisations a été longtemps réservée ; c’est ce paradoxe qu’il faut expliquer maintenant.

5.1 – Les réticences de la sociologie du travail et des organisations

28Dans L’acteur et le système (Crozier et Friedberg, 1977), il est symptomatique que la seule section consacrée à la transaction soit intitulée : « les transactions à la frontière (de l’organisation) ». L’organisation est perçue comme un isolat bien structuré et jouissant d’une grande indépendance vis-à-vis de son contexte. Les règles internes de fonctionnement sont claires et explicites. Il y a bien sûr des zones d’ombre, que la confrontation entre les organigrammes formel et informel permet de mettre en évidence. Mais la sociologie française des organisations a du mal à se départir du postulat de la rationalité limitée. Aussi ces dysfonctionnements ne mettent pas en cause le présupposé de la structuration forte et de la cohérence de l’organisation.

29Les frontières de l’organisation représentent alors une espèce de no man’s land, faiblement structuré car soumis à des influences contradictoires. Cet espace de transaction est considéré comme un défaut et les sociologues-conseils en organisation s’attachent à le réduire. Le passage à une théorie de l’organisation élargie, qui prend en compte les associations d’organisations au sein d’un « système d’action concret », avec des incertitudes plus grandes, ne s’est pas accompagné d’une remise en cause du présupposé rationaliste de la théorie de l’organisation. D’ailleurs, quand la sociologie des organisations s’ouvre à la transaction, c’est en référence à la transaction économique et non à la transaction sociale (Friedberg, 1993). L’approche par la transaction pourrait introduire un renversement de la perspective, à partir des zones d’ombre de l’organisation, des arrangements informels et du « jeu avec la règle » (Reynaud, 1989).

30Bon nombre d’analyses sociologiques de l’école la considèrent comme une organisation bureaucratique, structurée par des programmes, des normes et des règles de fonctionnement codifiées, etc. Sans renier les apports de cette sociologie, Remy et Saint-Jacques (1986) centrent leur analyse de l’école sur les interactions au sein de la classe entre l’enseignant et les élèves.

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« Les normes d’échange se construisent à partir d’une mise en scène complexe, tenant compte de l’image de l’école et de l’intervention possible de tiers, tels le directeur et les parents, dans la motivation des étudiants et enseignants. La transaction peut aboutir, soit à réduire l’interaction au minimum acceptable, de manière à éviter les tiers intervenants, soit à amplifier l’interaction en s’appuyant sur l’image forte de l’école en vue de rechercher un bilan positif pour tous ».
(Remy, 1998, p. 308)

5.2 – La famille, espace de transactions

32Les domaines faiblement structurés comme la vie quotidienne et la famille n’échappent pas à une approche par l’organisation qui est pertinente, mais insuffisante (de Singly, 1991). À la différence de l’entreprise ou de l’école, où les fonctions et les rôles de chacun sont strictement définis (même s’il y a du jeu avec les règles et des transgressions), les relations entre parents et enfant, ou celles entre frères et sœurs, sont beaucoup moins codifiées ; ce sont des interactions souples, dans lesquelles chacun dispose d’une certaine marge de manœuvre pour définir son rôle, empiétant quelquefois sur celui des autres.

33La plupart du temps, la régulation se produit de façon informelle, dans une séquence temporelle d’ajustements mutuels successifs. L’expression de « socialisation familiale par frottement » est très pertinente (de Singly, 2000). En effet, ces ajustements se font souvent sans négociation explicite et de façon tacite, par des actes posés et non contestés par les autres. Il s’agit de « négociations silencieuses », pour reprendre l’expression paradoxale, ou l’oxymore, de Marie-Noëlle Schurmans (1994, p. 129). Réunir une « assemblée générale familiale », pour fixer les règles de la vie en commun, par exemple l’heure de coucher des enfants, n’aurait guère de sens : à peine édictées, il y a de fortes chances que ces règles soient transgressées.

34Dans le couple, comme dans toute relation sociale, les partenaires doivent élaborer des normes de justice communes, alors qu’au départ il y a une très grande diversité de normes : est-ce qu’une heure de travail ménager « vaut » autant qu’une heure de bricolage sur l’automobile familiale ? Deux études, sur les règles d’équivalence et sur les conflits de consommation au sein des couples (Kellerhals et al., 1994), ont fait apparaître trois logiques de justice (de la caisse commune aux comptes séparés de chacun des partenaires) et six conceptions de l’engagement contractuel dans la vie commune. Ceci explique la variété et la multiplicité des transactions interindividuelles lorsque l’on découvre que le partenaire de la relation amoureuse a une éthique différente de la sienne : le fonds de confiance est remis en cause et le consensus que l’on avait supposé se désagrège, sauf si l’épreuve permet de le renégocier et de le renforcer.

35Les transactions sont plus explicites dans les crises familiales, mais elles comprennent là aussi une part d’implicite et de non-dit. Les querelles sur l’héritage ne se résolvent pas par une simple transaction économique : au-delà des intérêts financiers, qui ne sont quelquefois qu’un alibi, c’est la reconnaissance de la place de chacun dans la lignée familiale qui est en cause. Le divorce, même par « consentement mutuel », est presque toujours l’objet d’affrontements, donc de négociations et de transactions. C’est particulièrement vrai lorsque la garde des enfants est en jeu. L’interprétation habituelle veut que la mise à l’écart des pères, déjà inscrite dans la répartition des rôles familiaux, se renforce dès qu’il y a divorce et attribution des droits de garde à la mère.

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« (Le maintien des liens du père avec ses enfants et le paiement de la pension alimentaire est) moins lié à la rupture elle-même qu’à la succession de négociations-transactions que les parents ont faites, avant, pendant et après le divorce. […] Le désengagement paternel, même s’il est favorisé par la pratique judiciaire en matière d’octroi de garde des enfants, n’aura d’effets que si le terrain relationnel, affectif et social l’y avait préparé dans la famille d’origine et dans la famille d’orientation ».
(Bawin-Legros, 1992, p. 225)

5.3 – La ville et le pouvoir

37Comme l’école ou la famille, la ville se prête à une double lecture, par l’organisation ou par la vie quotidienne et la transaction sociale. Il y a bien une organisation urbaine et la ville fait partie d’un système urbain, avec des éléments qui conservent une certaine autonomie, tout en étant soumis à des interdépendances croissantes (Giddens, 1990). La sociologie des organisations porte un regard pertinent mais partiel sur la fabrique de la ville, le pouvoir local et la régulation croisée (Crozier et Thoenig, 1975 ; Grémion, 1976 ; Worms, 1966).

38La limite de cette approche est que la ville souffre à la fois d’un excès et d’un manque de structuration. À la différence de l’entreprise, la ville n’a pas un but clairement défini. En osant une image bucolique, la cigale et la fourmi peuvent cohabiter dans la ville. En d’autres termes, on peut habiter la ville de multiples façons et la frontière entre le légitime et l’illégitime n’est pas facile à tracer. Il y a place pour des arrangements informels qui passent par des transactions tacites. Dans la régulation croisée, le technique et le politique se contrôlent mutuellement. Pour Jean-Daniel Reynaud (1989), la réalité est plus complexe : elle fait intervenir une pluralité d’acteurs, chacun avec sa logique spécifique. La régulation n’est pas binaire, mais multipolaire ; elle est conjointe et non croisée.

39L’expression de gouvernance connaît aujourd’hui un grand succès. Il faut la prendre au sérieux, mais avec beaucoup de recul critique. La gouvernance est d’abord une rhétorique qui peut donner naissance à des pratiques concrètes très éloignées des principes énoncés. Elle prétend élargir le cercle de la décision et permettre à tous ceux qui se sentent concernés de devenir les coproducteurs de la décision ; elle se prétend ainsi plus démocratique. Mais l’analyse doit répondre à deux questions simples : Elargissement du cercle de la décision, mais à qui ? Si c’est aux experts cooptés, on est en présence d’une forme de gouvernance élitiste, ou technocratique. Même si c’est à tous les volontaires, il ne faut pas sous-estimer les mécanismes d’autocensure et d’auto-élimination ; il ne faut donc pas conclure trop vite qu’il s’agit d’une forme de gouvernance participative ou démocratique (Blanc, 2007).

40Deuxième question, en reprenant la phrase célèbre d’Orwell : parmi les participants à la gouvernance, « certains sont-ils plus égaux que les autres » ? Quels sont les rapports de force entre participants et y a-t-il des acteurs et des figurants ? Les conflits de pouvoir émergent très vite et ils se cristallisent sur la coordination du projet : tout le monde veut devenir le coordinateur, mais personne ne veut être coordonné !

6 – Conclusion

41J’espère avoir montré que la transaction sociale est un paradigme méthodologique fécond et qu’elle n’a pas encore dévoilé toutes ses potentialités. Elle n’est pas encore une théorie pleinement formalisée, c’est sa force et sa faiblesse. Une théorie bien ficelée donne facilement naissance à une « école », avec son orthodoxie. Le risque de dérive vers des pratiques sectaires d’anathèmes et d’exclusions, n’est pas négligeable dans la sociologie (Ansart, 1990). Sans être nul, ce risque est moindre avec un paradigme qui oriente le regard du chercheur vers une série de questions. Ceux et celles qui s’intéressent à la transaction sociale ne constituent pas un mouvement structuré, mais une mouvance : ils s’en inspirent en l’adaptant librement. Qu’il s’agisse, d’un objet, d’un espace ou d’une idée, on ne s’approprie quelque chose qu’en le transformant. L’avenir de la transaction sociale n’est pas écrit à l’avance : il appartient à toutes celles et ceux qui s’intéressent à elle et qui se l’approprieront.

Bibliographie

Références

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