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Article de revue

La vulnérabilité comme catégorie de l'action publique

Pages 49 à 59

1 La vulnérabilité est devenue une catégorie politique et elle constitue une catégorie centrale de l’action publique, telles sont les idées forces de ce court texte. Reste à soutenir cet argument. Pour ce faire, ce court texte repose ainsi sur quelques idées-forces. Primo, la vulnérabilité découle du fait que les sociétés contemporaines placent en leur cœur l’incertitude ; le mouvement de report sur l’individu de la tâche de se construire et de se maintenir comme sujet responsable participe de la remontée de la vulnérabilité comme grille de lecture des problèmes sociaux. Dès lors, l’intégration se manifeste de plus en plus sous la forme d’une participation (ou d’une intention à le faire pour les plus fragilisés) à la production de l’être-ensemble et, en corollaire, conduit à devoir ouvrir la notion de citoyenneté à la dimension de la subjectivité. Secundo, la vulnérabilité réalisée sanctionne une insuffisance des supports sociaux, une mal-intégration produisant des individus désaccordés en même temps qu’une inadaptation à la normativité changeante.

2 Toutefois, il est nécessaire au préalable de baliser le champ sémantique de la vulnérabilité sur lequel repose cette tentative. La lecture ici proposée invite au dépassement de la réduction ontologique, fréquente quand cette thématique est abordée, et à l’ouverture de la réflexion à une approche élargie. Elle insiste en effet sur la dimension structurelle de la vulnérabilité et sur son rapport aux transformations d’ensemble du système social. L’accent est en ce sens mis sur la nature spécifique de certains types de liens sociaux qui fragilisent ou qui maintiennent dans la fragilité. La vulnérabilité est à saisir dans la relation entre un groupe ou un individu ayant des caractéristiques particulières (notamment un déficit de protection pour se garder de la potentialité à être blessé) et un contexte sociétal qui imprime la capacité à agir à partir de soi. Autrement dit, parler de vulnérabilité en soi n’a pas de sens dans la mesure où des individus singuliers sont vulnérables dans certaines conditions (variables et inégalement distribuées selon les individus) et dans celles-ci seulement.

1 – Éclairer le contexte sociétal dans lequel se déploie la vulnérabilité

3 Le contexte actuel se caractérise par une tension entre la mise au centre de l’individu propre à la société moderne et l’épuisement/invalidation des dispositifs de formation et de soutien de l’individu propre à la configuration actuelle de la société moderne. Le mouvement d’ensemble de report sur l’individu de la tâche de se construire et de se gérer comme sujet s’accompagne logiquement d’une remontée de la vulnérabilité à entendre en termes d’inachèvement ou d’incomplétude du sujet. Cinq piliers en structurent la dynamique.

A – Une privatisation de la relation de travail

4 La condition salariale est devenue à la fois plus fragile et plus personnalisée avec une montée de l’insécurité professionnelle accompagnée d’une privatisation des biographies professionnelles. Par-delà le fait que les emplois sont plus fragiles et plus instables, s’opère une transformation profonde du contenu et du contexte d’exercice des activités professionnelles pour lesquelles les individus sont de plus en plus sollicités dans ce qu’ils ont de singulier et de moins en moins dans ce qu’ils ont en commun. Les biographies professionnelles apparaissent dès lors moins comme l’expression d’un destin de classe et davantage comme une sanction personnelle faisant de chaque individu le responsable de sa destinée. Les transformations contemporaines du monde du travail se marquent non seulement par une tertiarisation forte (diminution du ratio ouvrier/employé) et donc par la qualification du travailleur par la relation de service qui le lie à la clientèle (il est de plus en plus défini par un rapport spécifique à une personne tierce n’intervenant pas dans le service rendu mais étant destinataire de celui-ci), mais aussi par une nouvelle organisation du travail (affectant même le monde ouvrier) présupposant davantage d’autonomie, de réactivité et de prise d’initiative. La nouvelle rationalité à l’œuvre dans le monde du travail développe des formes de management s’efforçant de façonner la subjectivité des salariés, visant à obtenir leur adhésion et non plus leur simple obéissance (De Gaulejac, 2005). De ce constat partagé par les analystes du monde du travail, il faut retirer deux idées centrales pour notre propos : 1) de façon croissante, l’activité professionnelle demande à chacun de réagir et de se comporter comme une personne à part entière, avec sa singularité propre, et non comme une unité échangeable de production, mais ceci dans le cadre et dans les fins de l’institution de travail ; 2) les travailleurs sont de moins en moins conduits à se penser en référence à des collectifs de travail préexistants, mais davantage en rapport avec leurs qualités propres. Il en résulte une personnalisation croissante de la sollicitation des travailleurs dans l’exercice professionnel : les réussites comme les échecs professionnels se révélant tout naturellement être l’expression de qualités personnelle.

B – Une désocialisation des protections

5 L’État social s’est construit sur l’obligation de tous les individus de s’inscrire dans des protections collectives abstraites garanties par l’État (lois sociales, conventions collectives, assurances sociales…). Cette grande transformation (Polanyi, 1983), instituée pour maintenir la coexistence du caractère démocratique de la société et du caractère libéral de l’économie, s’est traduite par un double mouvement de dé-marchandisation (Esping-Andersen, 1999) et de dé-communautarisation, sur lequel s’est instituée la propriété sociale (Castel, 2003), condition de la promotion de l’individu moderne et de l’avènement du progrès social. Or, à cette première grande transformation, succède de nos jours une autre grande transformation, la ré-individualisation de la solidarité par érosion et déconstruction des collectifs abstraits protecteurs. Cette dé-collectivisation des protections est observable à un triple niveau : 1) le rebalancement de l’équilibre des coûts entre risques assumés par la collectivité et risques endossés par les individus au nom de leur responsabilité ; ceci est notamment sensible au niveau des charges financières en matière d’assurance maladie ou d’assurance vieillesse ; 2) la singularisation et la conditionnalisation du droit particulièrement visible en matière de revenu social d’insertion ou bien encore sous la forme d’une flexibilisation et d’une individualisation de la règle, comme le souligne en France la révision de la Loi des 35 heures par le gouvernement Raffarin ; 3) la promotion d’une conception entrepreuneuriale et privatiste de la solidarité. En analogie avec le management participatif, la solidarité participative repose sur l’adhésion expressive des membres. Il s’agit d’une solidarité de responsabilisation par mise en vue de l’intégrabilité active des individus, i.e. par leur engagement à participer, à entreprendre, à faire société (Soulet, 2005). La citoyenneté ontologique aux caractéristiques présupposées s’estompe au profit d’une citoyenneté reposant sur des caractéristiques construites et attestées par les individus avec, si nécessaire, le soutien de la puissance publique (Genard, 2003). Une version extrême de cette conception a été promue dans le cadre de la campagne électorale de Georges W. Bush en 2004 avec la mise en avant de la notion de ownership society, cette société de propriété de soi par privatisation de tout (éducation, assurances, retraite…) et affirmation de la responsabilité de chacun promouvant la mise en avant des choix individuels comme fondement de la démocratie. La redistribution des responsabilités entre État et individus devient dès lors un des fers de lance de la modernisation actuelle de la protection sociale : les individus sont ainsi conviés de façon croissante à assumer leur propre protection.

C – Une désinstitutionnalisation de la société

6 Nombre d’analyses pointent aujourd’hui un mouvement d’ensemble de désinstitutionnalisation de la société, au point où certains sociologues entérinent déjà la disparition de la société et redéfinissent la sociologie autour d’autres objets (Touraine, 2005 ; Urry, 2000 ; Donati, 2004). Ce mouvement d’ensemble se traduit par une déliaison de ce qui dans la société moderne faisait système : littéralement, au sens durkheimien, nous assistons à une désintégration de la société. Si auparavant la société se donnait à voir comme un ensemble de niveaux en correspondance fonctionnelle, aujourd’hui elle apparaît comme désajustée, traversée par des contradictions fonctionnelles et portée par des logiques hétéronomes. Cet éclatement institutionnel et normatif est observable à un sextuple niveau : la remise en cause des grandes institutions (famille, école, Église) et l’autonomisation de leurs logiques de fonctionnement et de leurs finalités, la perte du rôle de Grand Intégrateur du travail, la fin de la polarisation de l’espace social autour de classes antagonistes dans les intérêts et opposées dans les modes de vie, l’affaiblissement de la capacité structurante de l’État en raison d’un double phénomène de globalisation et de territorialisation, le désenchâssement des systèmes sociaux, déspatialisés et détemporalisés (Giddens, 1994) et l’ouverture de la normativité, élargissant l’espace des possibles mais déstabilisant aussi les repères autour desquels les individus structurent leurs conduites. Le fonctionnement systémique et régulateur des institutions sur la vie sociale et sur les processus de socialisation qui permettait une intégration sociale, se fracturant, les individus sont alors poussés vers des situations de « désaffiliation ». Aussi, dans la mesure où la vie sociale s’apparente pour les individus à un équilibre d’intérêts contradictoires, devient-il « difficile de percevoir l’intégration sociale comme le produit de l’action des institutions » et la société apparaît comme « le produit de l’action des individus et donc le résultat imprévu de cette activité » (Dubet. 2002, p. 57). Le social, à l’instar de la famille, devient une affaire privée, il « relève du regroupement volontaire et par conséquent précaire d’individus sur des bases et à des fins affectives » pour la famille et électives pour le social (Gauchet, 1998, p. 169).

D – Une mutation des modes de socialisation

7 La société moderne reposait sur des modalités du travail sur autrui qui opérait des médiations entre les valeurs universelles et les individus singuliers et participait, ce faisant, à produire des individus conformes en même temps que des sujets conscients d’eux-mêmes et capables de gouverner leur vie. Or ces dispositifs de socialisation hétéronormée et autonomisante qui permettaient à chacun de se concevoir à la fois comme semblable et singulier, s’épuisent. Ce déclin du programme institutionnel caractérise en fait le remplacement progressif d’une socialisation intro-déterminée au profit d’une socialisation extro-déterminée (Riesman, 1964) et l’éclatement des identités qui se construisent à distance des rôles constitués.

8 Se pose alors, dans la modernité avancée mettant toujours au centre l’individu, la question des modalités de formation de l’individu en tant qu’être émancipé et capable de s’orienter. Force est donc de devoir concevoir une socialisation individualisée, si l’on peut utiliser cet oxymoron résultant d’un travail de l’individu expérimentant un monde social pluriel et fragmenté et se construisant dans des interactions changeantes, par un travail d’appropriation sélective d’héritages institués et de ressources constituées permettant l’émergence de rôles appropriés, s’opposant aux rôles imposés, au cœur de la production de ce social individualisé (De Singly, 2003). Au travers d’éléments de socialisations contradictoires, l’individu se construit comme sujet en distance aux rôles, devant pour ce faire, par un travail d’extériorisation de soi dans un dialogue de demande de reconnaissance, matérialiser des preuves de soi. Cette socialisation par expérience repose sur trois plans : 1) l’absence de transcendance venant l’organiser par en haut ; 2) un travail d’expérimentation du monde social articulant le produit singulier de l’activité des individus et l’intériorisation de modèles pré-existants ; 3) un travail de gestion relationnelle de soi (Bajoit, 2003) exacerbant la dimension réflexive du soi en même temps que produisant un éclatement de celui-ci, imposant une activité continue de production et d’entretien de cohérence et de continuité identitaire. Ce mouvement d’ensemble souligne, d’une certaine façon, le report de la formation d’un individu émancipé, différencié et responsable sur l’individu lui-même et sur les appuis qu’il pourra prendre sur des institutions ayant perdu une grande partie de leur capacité instituante et qui ne se donnent plus à voir que comme des organisations. En ce sens, nous n’assistons pas tant à la disparition des normes de l’être-en-société qu’à la recomposition des règles autour de l’exigence d’individuation, i.e. la capacité à bâtir sa propre vie et à la rendre signifiante pour soi-même et pour les autres, mais ce parcours est semé d’embûches pour les individus ne disposant pas, ou pas suffisamment, des ressources sociales, psychologiques, économiques pour accomplir cette exigence.

E – Un renversement du rapport au risque

9 Enfin, une dernière transformation structurelle est à souligner, par-delà la recomposition des responsabilités respectives de l’État, des collectifs et des individus, le renversement du rapport au risque et la modification du statut du risque dans les sociétés contemporaines. Un modèle responsabiliste du risque se substitue en effet progressivement au modèle solidariste du risque qui prévalait jusqu’à présent. Ce dernier, concevant le risque de façon négative comme un danger dont il faut se garder, privilégiait une logique de protection et de réduction du risque accompagnée, quand le risque advenait, d’un principe de réparation. Cette socialisation des risques étayée sur le principe assurantiel, promouvait la compensation du fait que le risque, et son exposition inégalitaire, étaient inhérents à l’organisation de la société et à la poursuite des fins qu’elle visait pour tous. Le modèle qui s’impose aujourd’hui propose une véritable révolution, au sens premier du terme, puisqu’il conçoit le risque de façon positive comme une opportunité à saisir et même plus comme un bien à défendre. Ce modèle entrepreneurial au sens fort du terme, basé sur une logique de la responsabilité et sur le principe de précaution, est pensé comme un support central de la dynamisation de la société en même temps que comme un principe fondamental de l’octroi de la dignité humaine. L’homo riscus est donc à entendre comme une version achevée, parce qu’éthique, de l’homo economicus dans le sens où une décision, par nature, est fondatrice de valeur en même temps que d’action. « L’objectif n’est pas de permettre à chacun d’externaliser sur d’autres le maximum de risques, mais, à l’inverse, de faire que chacun puisse assumer un maximum de risques, puisqu’il y a là, de toute éternité, le principe de la dignité de l’homme » (Ewald & Kessler, 2000, p. 71). Dans une telle configuration, les dommages sont irréparables, il s’agit seulement de définir les seuils collectifs d’acceptation sociale des risques à prendre afin de les gouverner. Et ce gouvernement des risques concerne autant la société tout entière que chacun de ses membres. « Le “risk management” ne fait plus seulement les beaux jours des consultants financiers, mais devient une méthode générique décisive de la société réflexive » (Ascher & Godard, 1999, p. 176). La réhabilitation du risque se trouve ainsi au centre du redéploiement d’ensemble de la société et du rapport entre individus, groupes et État. Outre qu’elle clive l’univers social entre gagnants et perdants sur la base de la capacité à entreprendre et à décider, elle instaure au cœur de la condition sociale l’incertitude comme réalité ordinaire.

2 – Comprendre en quoi la vulnérabilité devient une catégorie de l’action publique

10 Cette transformation d’ensemble de la société contemporaine s’accompagne d’une mutation du politique qui n’est plus tant caractérisé par une référence positive à l’avenir productrice d’un idéal collectif que par une référence négative à ce dernier, notamment en promouvant le principe de précaution. Le corollaire de la responsabilisation des individus, c’est alors l’effacement dans l’horizon social des destins collectifs. Le politique devient dans une telle configuration un gestionnaire de l’incertitude et un canalisateur de l’inquiétude. Cette république des choix (Friedman, 1980) sur laquelle repose la société horizontale dessinée par ce renversement institue en effet en son cœur l’incertitude et ce de façon structurelle. L’incertitude se présente ainsi comme versant subjectif de la mutation normative se traduisant par une décollectivisation des protections et des perspectives et par un mouvement de re-responsabilisation de l’individu (Kokoreff & Rodriguez, 2004) De cette idée que l’incertitude fait société, trois conséquences peuvent être déclinées.

A – Une articulation forte entre une société de propriété de soi et l’existence d’une vulnérabilité structurelle

11 Si, en effet, la production du social repose désormais davantage sur les épaules des individus par l’entremise des interactions qu’ils choisissent de nouer et des entreprises dans lesquelles ils décident de s’engager, leur intégrabilité, i.e. leur capacité à se tenir debout par eux-mêmes et à tenir toutes les promesses attendues d’eux, devient centrale dans la dynamique collective. L’intégration, à entendre alors plus comme un processus que comme un état, devient en conséquence « le produit de la participation des individus à l’action collective et la résultante de leur capacité à élaborer des projets et à développer des actions » (Schnapper, 1981, p. 242). Toutefois, le prix à payer dans ce déclin du programme institutionnel et dans ce report de charge sur l’individu, est non seulement l’obligation de jouer le jeu de la responsabilité, sauf à devoir assumer une position de hors jeu, mais surtout la dissolution du tiers médiateur. Il faut ainsi concevoir combien la déstructuration des institutions intermédiaires vulnérabilise les individus en les renvoyant à eux seuls pour structurer leur existence. Les relations sociales prennent en effet une dimension immédiate et placent en leur cœur une exigence d’authenticité pour les individus, accroissant d’autant la violence des échanges.

12 Ce contexte sociétal d’incertitude et de report de responsabilité sur les individus produit structurellement un univers de vulnérabilité pour tous dans la mesure où la société n’est plus tant à concevoir comme un univers de contrôle normatif des conduites de ses membres, mais comme un contexte d’épreuves et d’évaluations permanentes auxquelles doivent faire face les individus (Martuccelli, 2005). La vulnérabilité est ainsi à entendre comme endogène aux caractéristiques du système social et elle se réalise en interaction avec les propriétés du système et celles des individus qui en sont membres.

B – La thématisation de cette vulnérabilité structurelle sous la forme de la souffrance sociale/psychique

13 Les réalisations de cette vulnérabilité structurelle, c’est-à-dire son incorporation dans des situations concrètes, se thématise logiquement sous la forme de la blessure (étymologiquement la vulnérabilité renvoie au fait de pouvoir être blessé). Or, puisque la potentialité à être blessé est commune en raison du caractère structurel de la vulnérabilité, celui qui est atteint l’est en raison de ses particularités singulières (parce qu’il est moins vigilant, moins prudent, moins prévoyant, plus faible ou moins protégé). Bref, est blessé celui qui n’est pas en mesure de faire face avec ses propres ressources aux exigences de la propriété de soi (promotion, gestion, protection). En d’autres termes, cette vulnérabilité structurelle se donne socialement à voir sous la forme de blessures individuelles, se thématise sous l’angle de la souffrance sociale, illustrant les coûts, voire les échecs, à assumer les obligations sociales à être propriétaire de soi.

14 Il n’est pas besoin de se pencher longuement sur les nombreuses manifestations de cette souffrance sociale (Ehrenberg, 1998 ; Dejours, 2000 ; Ion, 2005) ; retenons simplement que le mouvement général est celui de la problématisation de la vulnérabilité en termes personnels, même si l’origine sociale de celle-ci est reconnue. Le rapport à l’intégration à l’être-en-société renvoie chacun à ses potentialités mais aussi à ses doutes et à ses craintes, à ses possibles défaillances passagères comme à ses éventuelles insuffisances rédhibitoires. Le contexte sociétal d’épreuves et de sélectivité identifie a posteriori comme faible celui qui a moins réussi les épreuves.

15 L’appréhension politique de la souffrance sociale se fait sur la base d’une individualisation, voire d’une mentalisation des problèmes sociaux ; il n’est qu’à voir l’importance prise par la notion de souffrance psychique (désignant une manière d’être affecté dans son être psychique par son être social) pour qualifier cette blessure subie par les individus. « L’individu contemporain souffre dans sa condition non plus seulement du fait des conditions objectives qui le caractérisent, mais de plus en plus parce que sa condition se laisse interpréter (par lui-même et par les autres) comme l’expression de ses limites personnelles, des limites dans l’usage qu’il a pu faire de sa liberté » (Maurin, 2002, p. 72) La souffrance est en fait la souffrance d’être une personne limitée, inaboutie par rapport aux possibilités qui lui sont offertes de se réaliser.

16 La santé sociale des membres de la société est ainsi en passe de devenir un élément constitutif de la question sociale contemporaine, prenant la forme d’un « souci pour les troubles de masse de la subjectivité individuelle » (Ehrenberg, 2004, p. 134). On assiste ainsi aujourd’hui à la déconflictualisation du psychique et du social et à la dynamisation réciproque de leur transformation mutuelle. Le champ de la santé mentale s’étend considérablement au-delà du contexte clinique en même temps qu’il dilue de sa radicalité en intégrant des considérations sociales (Otero, 2003). L’articulation santé mentale et précarité donne figure à ce qui se présente comme un nouveau malaise dans la civilisation. En France, le rapport Strohl-Lazarus (Strohl & Lazarus, 1995), puis le rapport Parquet (Parquet, 2003) ont sanctionné la reconnaissance d’un nouvel espace de souffrance psycho-sociale sans psycho-pathologie, articulé sur la déqualification sociale, rédhibitoire à nombre de pratiques psychiatriques et psychothérapeutiques. Les subjectivités à l’épreuve et la lutte pour la reconnaissance qu’elles engagent deviennent des enjeux centraux pour la société à partir du moment où elles sont thématisées comme des « modalités du souffrir en situation précaire » (Furtos, 2001, p. 5), comme une souffrance qui n’est pas une maladie mentale mais qui, en raison son indéniable origine sociale, affecte l’individu dans sa capacité psychique à tenir sa place dans le monde.

C – Une réponse sociopolitique diffuse

17 La réponse collective donnée à ce problème de santé sociale se donne à voir d’une triple manière dont la caractéristique commune semble bien être la centration sur la personne elle-même, souffrante ou potentiellement souffrante :

18 a) Tout d’abord, sous la forme de ce que Robert Castel pointait déjà il y a plus de vingt ans (Castel, 1981), en analysant l’émergence d’une nouvelle culture psychologique se marquant notamment sous la forme d’une thérapie pour les bien-portants. Cette culture de l’intériorité à connotation psychologique permettant à chacun d’assumer la gestion de ses incomplétudes individuelles s’apparente dès lors à une mise au travail du capital humain dans toutes ses dimensions, qui se donne notamment à voir dans l’ouverture de fenêtres importantes dans l’espace public mettant en scène un langage de l’intériorité (reality show, magazines féminins…), dans l’insistance sur le soin de soi (soin du corps, balnéothérapies, promotion du bien-être…) comme condition de maintien et de ressourcement de soi, et dans la prévention et la promotion de la santé comme modalités de prise en charge de son existence et de son devenir.

19 b) Ensuite, sous la forme d’une thérapeutique allégée assimilant l’intervention à une écoute qui relève plus de la sollicitude, de la compassion que de la solidarité, sous la forme d’appuis qui allègent afin de permettre de supporter, voire de surmonter, par son propre effort, l’épreuve (Fassin, 2004). Le développement de ces dispositifs d’écoute des plaintes et des souffrances se traduit notamment par la création ou le développement de la police de proximité, des médiateurs et ombudsmans en tout genre, des maisons de justice, de mesures d’aide aux victimes, de la clinique de rue, de dispensaires de santé mentale… Il n’est qu’à voir aussi l’importance prise par l’accompagnement au sein du travail social comme forme de régulation des vulnérabilités individuelles. Jean de Munck et ses collègues (2003) parlent d’une sémantique de l’accompagnement dans laquelle écoute thérapeutique et aide sociale sont fortement entremêlées.

20 c) Enfin, est observable dans cette évolution des modèles d’intervention vers un centrage sur la personne, une valorisation de ses compétences sociales, voire identitaires, par la mise en œuvre d’actions de proximité visant à participer à créer un espace de parole et de convivialités faciles, à ouvrir un micro-espace de communication. Cette logique du bas seuil n’est pas centrée sur le soin, elle vise simplement la constitution d’un espace de réconfort et de première protection afin de permettre l’énonciation de la souffrance. Ces dispositifs mêlent disponibilité à autrui et grande accessibilité par leur logique d’intervention de proximité, comme l’illustrent les Points écoute à destination des jeunes vulnérabilisés vivant dans l’environnement des conduites à risques (Jacob, Joubert & Touzé, 2000).

Conclusion

21 Le contexte sociétal d’incertitude conduisant les individus à penser leurs problèmes en termes personnels et aucunement en termes sociaux (ces souffrances sociales sont vécues subjectivement, non dites, refoulées), thématiser la vulnérabilité en termes de souffrance sociale, c’est ouvrir l’opportunité à une lecture des destins individuels sous la figure de la victime, des autres ou de soi. L’individu vulnérabilisé, traversé par des détresses invisibles, est alors désencastré de la dimension sociale de sa situation. Le véritable défi politique actuel consiste à aider l’individu contemporain à sortir de la solitude déprimante de ses échecs, et ce non par une enfermement dans une logique compassionnelle d’allègement de la souffrance, mais au contraire par une sortie par le haut le reconnaissant d’abord et avant tout comme un semblable, un concitoyen. Les politiques sociales sont là, justement, pour donner à voir le social et obturer une saisie victimaire ou capacitaire des situations. Elles doivent aider chacun à mieux comprendre ce que ses échecs personnels gardent d’intrinsèquement social Rappelons-nous, l’État social doit être avant tout pensé comme une instance qui cherche à transformer l’individu de droit de la démocratie en un individu socialisé capable d’exercer socialement sa liberté.

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Mots-clés éditeurs : souffrance sociale, individualisation des politiques sociales, vulnérabilité, contexte sociétal d'incertitude

https://doi.org/10.3917/pp.010.0049

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