Notes
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Sociologue, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles.
E-mail : franssen@ fusl. ac. be. -
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Voir bibliographie.
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De manière opératoire, on peut définir le concept de « rôle professionnel » comme l’articulation de « finalités » (qui définissent le sens ou encore les missions poursuivies), de « compétences professionnelles spécifiques », d’un « statut » (ensemble des rétributions matérielles et symboliques attachées à l’exercice d’un rôle) et d’une relation d’autorité vis-à-vis de l’usager (Bajoit et Franssen, 1995, p. 38).
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En cela, il n’y a pas des stratégies « altruistes » et des stratégies « égoïstes ». L’engagement « offensif » militant, syndical ou professionnel constitue, tout autant que la logique défensive, une manière de définir son identité et assure, tout autant que le repli instrumental, des bénéfices secondaires à ceux qui s’y engagent. De même, les jugements de valeurs que l’on peut porter sur telle ou telle posture est fonction du système de référence et de légitimation de l’observateur. Sans doute, les sociologues ressentent-ils davantage une empathie spontanée à l’égard de certains acteurs – au risque d’entrer avec ceux-ci dans une transaction implicite leur assurant à tous deux une forme de reconnaissance –, mais cette connivence des sociologues avec l’acteur ne fait que manifester leur propre système de légitimation et l’idéologie spécifique de leur rôle, fondée sur la distanciation analytique, la critique de la domination sociale, voire l’engagement militant.
1 Les reconfigurations des politiques sociales et éducatives, exprimées depuis quelques années dans l’idéologie de l’État social actif, mais qui traduisent des évolutions souvent plus anciennes, ont pour effet de transformer, structurellement et culturellement, le cadre et les modalités de l’intervention des travailleurs sociaux et de manière plus large des « travailleurs des métiers de l’intégration » – catégorie transversale recouvrant une diversité de métiers, de statuts et de lieux d’activité (assistants sociaux, éducateurs, médiateurs…).
2 De manière transversale et sur base de recherches, d’interventions et d’analyses en groupe [2] menées avec ces différentes catégories de professionnels de l’action sociale et éducative, on cherchera dans cet article à identifier les transformations vécues par les travailleurs des métiers de l’intégration dans l’exercice de leur rôle professionnel, les tensions qui en résultent pour leurs rôles et leurs identités professionnelles, ainsi que les stratégies identitaires mises en œuvre, individuellement et collectivement, discursivement et pratiquement, en vue de recomposer leurs rôles et identités.
1 – Des rôles en tensions et des acteurs en questions
3 S’inscrivant sur la toile de fond des mutations structurelles et culturelles qui traversent nos sociétés (« nouvel esprit du capitalisme » et « métamorphoses de la question sociale »), les faisant chaque fois davantage participer de la « société des individus », les transformations à l’œuvre dans les champs des politiques sociales, éducatives et pénales, ont des implications importantes sur les métiers, les rôles et les identités de ceux qui en sont les opérateurs professionnels et de ceux qui en sont les destinataires usagers.
4 Pour la plupart, les définitions de leurs rôles se sont construites dans le cadre de l’État providence et en référence au modèle culturel de la société industrielle. La définition de leurs missions, liées à la régulation des tensions sociales de l’industrialisation, faisait sens dans une société qui se modernisait et s’intégrait autour des valeurs du Progrès et de la Raison. Le poids central de l’éthique du travail y favorisait la légitimité d’un modèle d’action disciplinaire (la discipline et les disciplines), dont l’institution fermée (l’École, le Home, la Prison, l’Hôpital…) est l’expression la plus nette. La promesse d’une société progressivement pacifiée et réconciliée figurait également à l’horizon de leur action. De même, pendant longtemps, les revendications statutaires et d’affirmation professionnelle de ces différentes catégories ont pu être identifiées au progrès du bien commun. Il y avait une convergence objective entre le mouvement de professionnalisation de ces catégories, la satisfaction d’une demande sociale croissante, et l’extension de l’espace d’intervention de l’État.
5 Or, précisément, les conditions de l’intégration sociale de leurs publics, tout comme celles d’exercice de leurs rôles, connaissent de profondes transformations. Les normes, les valeurs collectives, les modèles culturels qui légitimaient les pratiques du travail social, connaissent des bouleversements importants. Les attentes et les besoins des publics de ces différents métiers se transforment, ainsi que le cadre et les conditions de travail de leurs travailleurs. Tantôt par petites touches, tantôt par ruptures brutales, au travers des transformations de leurs missions, de leurs modes d’intervention et de leurs pratiques de terrain, les professionnels des métiers de l’intégration sont à la fois témoins, acteurs, et parfois victimes des mutations du mode d’exercice de la solidarité et du contrôle social de nos sociétés. Sans rentrer dans le cadre limité de cet article dans une caractérisation des différentes évolutions qui s’imposent aux secteurs de l’action sociale et éducative à l’heure de l’État social actif (Franssen, 2003, p. 10), on peut rapidement en rappeler quelques-unes des dimensions : individualisation du traitement et de l’accompagnement de l’usager dans une logique de projet contractualisé promotion du travail en « concertation », en « partenariat » et en réseau entre des intervenants aux appartenances institutionnelles et aux cultures professionnelles diversifiées, procéduralisation accrue de l’accomplissement de la norme (Demunck et al., 1997), emprise croissante des logiques manageriales et gestionnaires auxquels sont soumis les services de l’action sociale…
6 Bref, si elles constituent à bien des égards le prolongement des orientations à l’œuvre depuis une vingtaine d’années, ces transformations pratiques, organisationnelles, institutionnelles et politiques présentent effectivement des reconfigurations inédites dans le traitement des problèmes sociaux. Qu’il s’agisse des institutions classiques qui voient leurs finalités et leurs modalités d’action transformées ou de nouveaux dispositifs mis en place pour répondre autrement à un problème social consacré, voire pour répondre à un « nouveau problème social » émergeant, ce sont les différentes sphères de l’action publique sociale et éducative qui se trouvent, selon l’euphémisme des discours modernisateurs, « confrontées à de nouveaux défis ».
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C’est au regard des évolutions du contexte que l’on peut situer les redéfinitions des métiers de l’intégration. Ces évolutions confrontent en effet les agents à d’importantes transformations de leurs rôles [3], au point que ceux-ci se retrouvent souvent « à côté de leurs pompes », c’est-à-dire incertains quant à leurs finalités, ébranlés dans leur statut, en crise de légitimité quant à l’exercice de leur autorité, et contraints de redéfinir leurs compétences. Ce sont en effet les différentes dimensions des rôles professionnels des métiers de l’intégration qui apparaissent en crise et en mutation :
- le rapport aux finalités est marqué par la remise en cause des finalités intégratrices et l’émergence de finalités autonomisatrices ;
- l’exercice de l’autorité, dans les relations avec les usagers, passe d’un mode disciplinaire à un mode procédural ;
- les compétences sont en évolution et en complexification rapide dans le sens d’une professionnalité plus réflexive et spécialisée ;
- qu’il s’agisse de catégories tentant de préserver leur statut social ou de catégories en lutte pour leur reconnaissance, elles partagent le sentiment d’une absence de reconnaissance sociale et symbolique pour leur contribution sociale.
2 – Modes de gestion des tensions professionnelles et stratégies identitaires
8 Face aux tensions identitaires résultant de ces transformations de leurs rôles professionnels, les travailleurs sociaux mettent en œuvre différentes stratégies identitaires pour redéfinir leur identité et reconstruire leur rôle.
9 En référence à la théorie de la gestion relationnelle de soi (Bajoit et Franssen, 1995), pour faire face aux tensions effectives ou potentielles de l’exercice de leur rôle, les individus effectuent un travail de gestion identitaire et relationnelle permanent par lequel ils tentent de définir leur identité professionnelle dans leurs relations sociales aux « autres » (collègues, autorité, usagers…). Selon les sens culturels auxquels chacun fait appel et les stratégies relationnelles dans lesquelles il s’engage, les travailleurs construisent ainsi différents « modes de gestion relationnelle de soi ». En référence au concept opératoire de « rôle professionnel », ces différentes modes de gestion relationnelle de soi peuvent être distingués selon leur caractère « défensif » (la réaffirmation de la validité du rôle et de l’identité : maintien des finalités et des compétences, défense des acquis et de l’autorité), « de crise » (perte de sens, déqualification, disqualification, crise d’autorité), ou « offensif » (recomposition du rôle autour d’une ou plusieurs dimensions).
A – Le mode de gestion défensif : « L’île préservée » et « la forteresse assiégée »
10 Partons de la situation sans doute la plus habituelle et la plus quotidienne en examinant comment les travailleurs de première ligne parviennent à donner sens à leur expérience professionnelle, à assurer vaille que vaille la permanence de leur identité et la cohérence de leur rôle. Pour la plupart, en effet, les tensions vécues dans l’exercice du rôle affectent l’identité sans la briser, ni la remettre radicalement en question. Dès lors, on peut parler d’une logique défensive lorsque la gestion identitaire vise à assurer la pérennité du rôle, c’est-à-dire lorsque les tensions restent gérables sans entraîner l’implosion du rôle et de l’identité (logique de crise), ni son explosion dans des stratégies identitaires qui impliquent une transformation du rôle sur une ou plusieurs de ses dimensions constitutives (logiques offensives).
11 La préservation d’une identité cohérente (agréable, acceptable ou, au minimum, supportable) correspond tout d’abord à des contextes où les différentes dimensions du rôle restent praticables et légitimes, n’entraînant par conséquent aucune remise en question substantielle. Pour l’assistant social d’un CPAS rural qui a le temps de prendre un « petit café » avec ses clients, euphémisant dans la relation interpersonnelle le rapport social entre deux positions, il n’y a, de fait, guère de motifs de se sentir « mal dans son rôle » dans la mesure où celui-ci est validé et conforté dans la plupart de ses interactions. Dans un environnement stable, l’ordre social des choses tend à apparaître comme un ordre naturel. Là où le rôle reste intégré et lorsque l’espace de la pratique permet d’en articuler les différentes dimensions, le travailleur n’éprouvera pas de tensions identitaires particulières. « Je ne me pose pas la question de mon identité chaque matin », dira l’un. « Moi, je suis bien dans mon rôle », dira l’autre. Il peut à la fois se reconnaître et être reconnu dans une définition valorisante et crédible de son rôle.
12 L’affirmation de la pérennité du rôle peut correspondre à un contexte où celui-ci reste praticable, mais elle peut aussi constituer une réaction plus strictement défensive face à un rôle menacé. Face aux interpellations et aux remises en question, la première réaction est en effet souvent de réaffirmer la légitimité des finalités poursuivies, la pertinence de ses compétences, le bien-fondé de l’exercice de l’autorité, de justifier son statut. « On tient bon », « On résiste ». La réaffirmation de la norme fondatrice (« On critique les institutions d’hébergement, mais veut-on que les handicapés retournent dans les caves et dans les greniers comme il y a 50 ans ?»), le rappel des règles instituées, mais aussi le repli sur une identité traditionnelle et le recadrage institutionnel apparaissent comme autant de stratégies de défense face aux interpellations qui auront tendance à être attribuées à des facteurs externes au rôle et à l’institution (« la crise », « la démission des parents »…).
13 Cette défense du rôle est particulièrement marquée pour les métiers qui comportent explicitement une dimension répressive. Plus que d’autres, en effet, ces rôles sont confrontés à la fois à des tensions relationnelles avec leur public et à des formes de stigmatisation et de désapprobation sociale. Le rappel de la règle légale et bureaucratique sert également de justification, permettant, à la limite, à l’agent de se retrancher derrière l’impersonnalité de la règle et de se présenter comme l’exécutant impuissant de mesures dont il n’est pas responsable.
14 En dernier ressort, la justification s’effectue en référence au rôle lui-même : « on est là pour cela ». Il n’empêche que « pour faire ce métier, il faut être blindé », c’est-à-dire qu’il faut suffisamment protéger son « je » personnel de son « moi » social.
15 À terme, cette réaffirmation défensive peut dès lors conduire à une crispation identitaire sur une identité de référence qui ne correspond plus à l’expérience effective du rôle. Sur le plan institutionnel, cette réaction peut se traduire par une fermeture accrue de l’institution qui maintient ou rejette à l’extérieur ceux qui lui posent problème en vue de poursuivre son projet. De fait, on peut observer que, face à une montée jugée incontrôlable et menaçante de l’anomie ou de l’agressivité de leurs… bénéficiaires, plus d’une institution d’éducation ou de service social « se bunkérise », instaurant de nouveaux dispositifs de contrôle de l’espace et du temps : caméras de surveillance à l’entrée de la mission locale, cartes magnétiques et grilles dans les écoles, tout béton dans certaines maisons de jeunes, sas avec gardien pour gérer les files d’attentes à l’entrée de CPAS. Selon le degré de mise en cause des dimensions du rôle, on trouvera ainsi le modèle de « l’île préservée » ou de la « forteresse assiégée ».
B – Le mode de gestion « anomique » : « le château de sable submergé »
16 Lorsqu’elles sont trop fortes, les tensions peuvent en effet conduire à l’effondrement identitaire. Le travailleur rentre alors dans une logique de crise, caractérisée par la perte de sens des finalités de son métier, le sentiment d’obsolescence de ses compétences, le raidissement ou l’abdication autoritaire, le repli instrumental sur les bénéfices secondaires du statut. La tension est alors liée au sentiment d’échec, à la difficulté de vivre avec une image de soi diminuée. Littéralement, le sujet « ne croit plus » aux histoires qu’il se racontait pour donner sens à son expérience. Il n’a plus non plus le cœur de se distancier par l’humour – ou alors l’humour noir. Aux prises avec un rôle devenu absurde ou impraticable sans disposer des ressources qui lui permettraient de redéfinir son identité sur d’autres bases, ou tout simplement dans l’impossibilité de quitter le métier, il ne lui reste qu’à se replier sur une définition minimale de son rôle, à se protéger bureaucratiquement, à minimiser les occasions de confrontation, à « tomber malade » : il « désinvestit » son rôle, va chercher ses gratifications ailleurs. Tout l’espace du discours est alors occupé par la plainte et le sentiment de crise.
17 À vrai dire, au cours d’analyses en groupes menées avec les différents professionnels, nous n’avons pas rencontré de travailleurs dans cette situation, même si, comme pour mieux s’en distinguer, cette figure du sujet « anomique » était bien présente dans les discours des participants : c’est l’évocation de l’éducateur « qui a des problèmes personnels » ou de l’assistant social « qui privilégie son confort de travail au détriment du bien de l’usager ».
18 Pourtant, cette logique du sujet anomique ne concerne pas que quelques « cas » désignés par leurs collègues comme « pathologiques ». Elle constitue aussi, sur un mode plus atténué, un mode de gestion relationnelle de soi au quotidien.
C – Les modes de gestion identitaire « offensifs »
19 Lorsque le rôle de référence se révèle impraticable et l’identité qui y est liée indésirable, le sujet est amené à gérer l’écart entre l’image idéale de son rôle et son expérience pratique de celui-ci, entre l’image qu’il voudrait que les autres lui reconnaissent et celle qu’ils lui renvoient effectivement. Dans le mode de gestion offensif, les réponses apportées aux tensions identitaires passent par la modification de la définition du rôle et de l’identité sur une ou plusieurs de ses dimensions. Ainsi, dans les différents secteurs, on peut observer, au-delà des réponses défensives et des conduites de crise, plusieurs stratégies de réponses offensives, se traduisant par de nouvelles pratiques relationnelles et institutionnelles. Les modes de gestion offensifs peuvent être différenciés selon la dimension du rôle qu’ils privilégient.
1 – La logique innovatrice
20 Dès lors que l’exercice pratique du rôle est marqué par un écart par rapport aux finalités qui lui sont assignées, un des modes de réduction de la tension consiste à agir sur les finalités du rôle, par la référence à de nouveaux ou à d’autres principes de sens qui permettent de reconstruire une certaine congruence identitaire.
21 Dans le champ du travail social, la tendance de travailleurs sociaux à s’impliquer dans l’économie sociale, visant à « la création solidaire d’emplois avec les exclus », peut être envisagée comme une tentative de dépasser les limites et les contradictions au travail social classique. De gestionnaire de la pauvreté, l’assistant social se mue en entrepreneur social.
22 En s’impliquant dans la production d’innovations sociales et culturelles, les travailleurs concernés réduisent la tension en se référant à de nouveaux principes de sens et construisent ainsi une nouvelle définition, souvent vécue et présentée comme « alternative », de leur rôle et de leur identité professionnelle.
2 – La logique adaptatrice
23 Dans cette seconde logique, la reconstruction du rôle et la définition de l’identité s’effectue à partir de l’affirmation de compétences spécifiques. L’interpellation posée par les mutations du rôle suscite une réponse en termes d’adaptation des compétences professionnelles. Cette logique adaptatrice se traduit, au niveau individuel, par des stratégies de spécialisation, par lesquelles les individus construisent une définition spécifique de leur rôle, voire se construisent des « niches » professionnelles ; et au niveau collectif, par des stratégies de professionnalisation, par lesquelles une catégorie professionnelle tente de se faire reconnaître comme telle. L’acquisition de nouvelles méthodes, la maîtrise d’outils spécifiques, la délimitation d’une zone de compétences, l’exigence de la protection des titres, la volonté de se doter d’un vocabulaire propre, d’un code de déontologie, la reconnaissance du secret professionnel, traduisent une volonté d’affirmation professionnelle face aux rôles dominants du champ. Cette logique de professionnalisation sera particulièrement affirmée pour des métiers définis traditionnellement par leur position subalterne ou intermédiaire au sein de leurs institutions. La logique adaptatrice correspond également à une stratégie de distinction, d’autant plus marquée que le champ du travail social et éducatif est caractérisée par une relative indéfinition des fonctions, par la polyvalence des travailleurs, par une faible protection des titres requis, par l’émergence de nouveaux métiers (médiateurs, agents d’insertions…) qui bouscule les hiérarchies professionnelles en place.
3 – La logique revendicative
24 Au travers de la logique revendicative, le sujet cherche à réduire la dissonance et les frustrations identitaires en les rapportant à un déficit de reconnaissance et de moyens. C’est alors principalement le statut qui est en jeu, généralement au travers de la revendication syndicale. « C’est une question de moyens », entendra-t-on souvent pour justifier les difficultés rencontrées. La résolution ou l’atténuation des tensions tend à être subordonnée à une meilleure reconnaissance du rôle. On s’engage dans une action revendicative en vue d’obtenir une meilleure reconnaissance et de réduire, souvent davantage symboliquement que matériellement, la dissonance et la frustration relative éprouvée.
25 La revendication de meilleures rétributions et protections du rôle (augmentations barémiques, normes d’encadrement, horaires de travail…) n’est pas tant fonction des conditions objectives que de la perception d’un écart entre l’image que l’acteur se fait de son rôle et celle qui lui est reconnue. En cela, la logique revendicative constitue tout autant un « mode de gestion identitaire » qu’une « réponse matérielle à des problèmes concrets ». En cela également, les enjeux de redistribution sont indissociables des enjeux de reconnaissance.
26 Ainsi, alors que l’impression qui se dégage des propos des travailleurs du secteur non-marchand est celle d’une dégradation continue de leurs conditions de travail et des normes d’encadrement, les données objectives indiquent une réalité plus nuancée, faite de « coupes sombres », mais également, au cœur même des « années de crise », d’un accroissement des moyens, des salaires et des normes d’encadrement. Mais, c’est bien connu, « les chiffres sont tronqués et on fait dire n’importe quoi aux statistiques ». Pour les acteurs en effet, la protestation et la revendication constituent une manière de lutter contre les dénis de reconnaissance dont ils souffrent et d’affirmer la valeur sociale et l’utilité qu’ils voudraient voir reconnues à leur rôle, et cela au travers d’un jeu de comparaisons avec d’autres catégories sociales. Les frustrations sont toujours relatives, quand bien même les acteurs les vivent comme absolues, mettant en exergue les situations les plus scandaleuses et intolérables (« je me suis retrouvé seule tout un week-end avec douze adolescents à problème »). On perçoit également cette imbrication des enjeux symboliques et des enjeux strictement matériels dans les conflits et les mouvements sociaux qui ont marqué le secteur non-marchand ces dernières années. Les désaccords ont en partie porté sur des enjeux qui peuvent être considérés comme « objectivement mineurs » (chèques repas, congés maladies, alignement barémique), ils n’en ont pas moins fortement mobilisé les travailleurs du secteur. Au-delà de l’issue des conflits, c’est au travers de l’activité de mobilisation elle-même, dans la construction de l’action collective, que se restaure ou s’affirme une identité positive.
4 – La logique révoltée
27 Dans la logique du sujet révolté, pour résoudre les tensions, il ne suffit pas de professionnaliser les compétences, d’innover par la création de nouveaux dispositifs ou de disposer de davantage de moyens. Au contraire, ces différentes « solutions » sont perçues comme renforçant encore le pouvoir du professionnel sur l’usager, alors que c’est précisément ce pouvoir qui est identifié comme problématique. Plus fondamentalement, il s’agit donc « de remettre en cause le rapport social qui institue le rôle ». Ainsi, la révolte conduit à un refus de l’institutionnalisation du rôle et à une identification avec les usagers, à l’image de cette assistante sociale qui refuse de se présenter comme telle et choisit de « s’engager dans une lutte solidaire avec les exclus », de ces éducateurs du secteur de l’aide aux personnes handicapées qui voient dans l’institution pour handicapés le fondement même du problème et envisagent une solidarité avec les usagers contre la violence institutionnelle, à l’image aussi de cet enseignant (« pas enseignant, formateur », corrige-t-il) qui dénonce le poids de la machine scolaire et les pratiques de ses collègues et tente de construire « un nouveau rapport social », plus respectueux des « jeunes ».
D – Des constructions identitaires en contexte et en miroir
28 Ces différentes logiques du sujet – défensives, de crise, offensives – constituent bien des modes de gestion de soi, différentes manières de « faire face ». En effet, qu’il tienne le discours de la plainte ou qu’il construise une définition alternative de son identité professionnelle, l’enjeu, pour le travailleur, est bien de maintenir ou de reconstruire une identité professionnelle acceptable ou valorisée pour lui-même et pour les autres.
29 Précisons également que cette typologie des modes de gestion relationnelle de soi désigne différentes logiques d’action. Elle ne classe pas des personnes. De fait, chacun combine à sa manière et en permanence les différents modes de gestion. Chaque sujet est, à la fois et tour à tour, « défensif » et « anomique », « révolté » et « adaptateur », « revendicatif » et « innovateur » On peut toutefois faire l’hypothèse que, pour être congruente, la gestion identitaire tend à privilégier une logique principale, qui constitue la « majeure » de la gestion relationnelle de soi. Le « choix » de l’une ou de l’autre stratégie identitaire n’est pas tant une question de « sensibilité personnelle » que de ressources de l’acteur et de contraintes spécifiques à l’exercice de son rôle. Ainsi, les éducateurs du secteur de l’hébergement qui s’engagent résolument dans de nouvelles fonctions extra muros sont ceux qui disposent des ressources pour le faire [4].
3 – Des pistes pour reconstruire
30 Ces constats semblent entériner la rupture et l’éclatement des logiques d’action. De fait, sur le terrain des pratiques professionnelles comme dans les mobilisations du secteur non-marchand, les différentes logiques d’action sont présentes, mais séparées. Entre les éducateurs porteurs d’une logique de professionnalisation qui les amène à vouloir quitter la condition de « petit éducateur », ceux qui se retranchent davantage dans des conduites défensives, et ceux qui développent des alternatives à l’hébergement, c’est l’identité même du métier d’éducateur qui est menacée de disparition.
31 Dans le secteur du travail social, l’émergence, à la marge des organisations syndicales et des associations professionnelles traditionnelles de coordinations, réunissant des travailleurs sociaux sur une base territoriale, manifeste le désir et la difficulté de construire de nouveaux espaces et de nouvelles articulations. Dans les analyses en groupe menées avec des travailleurs sociaux, des débats souvent vifs ont opposé les tenants de différentes positions, en particulier à propos de la question de l’« alliance avec les usagers ». « Cela ne m’intéresse pas d’aller jouer de la guitare avec les pauvres », dira l’un. « Si c’est pour encore une fois se retrouver entre assistants sociaux, cela ne vaut pas la peine », dira l’autre. Des actions collectives avec les usagers ne risquent-elles pas d’aller à l’encontre des intérêts des assistants sociaux, de contester l’institution qui les paye ? Une action corporatiste ne risque-t-elle pas de renforcer la distance vis-à-vis des usagers ? Se revendiquer comme interlocuteur privilégié par rapport aux politiques sociales ne risque-t-il pas de priver de parole les principaux intéressés : ceux à qui sont destinées ces politiques ?
32 Face à ces risques avérés d’éclatement de l’action, sur le terrain des pratiques professionnelles comme sur celui des mobilisations collectives, le travail de réflexion et de proposition mené avec les différents groupes de travailleurs des métiers de l’intégration conduit logiquement à envisager les pistes de reconstruction en insistant sur la nécessaire articulation des logiques d’action pour que les travailleurs des métiers de l’intégration puissent effectivement être les acteurs d’un projet démocratique de société.
33 Les travailleurs sociaux ne peuvent échapper aux impasses d’une logique de contrôle des usagers qui les mettent « mal à l’aise » qu’en contribuant à une plus grande emprise des usagers sur les rapports sociaux qui les dominent, y compris et d’abord dans leurs relations aux institutions d’aide. Pour cela, les travailleurs sociaux doivent eux-mêmes se donner les moyens d’être acteurs dans leurs institutions, en revendiquant l’espace professionnel et le statut qui permettent et encouragent leur participation.
34 De même, c’est à partir de l’affirmation de la dimension relationnelle de leur métier et d’engagement à côté des jeunes et des personnes handicapées que les éducateurs pourront construire une professionnalité respectée, revendiquer un statut et participer à la détermination des finalités au sein de leur institution.
35 C’est donc bien en prenant appui sur ce qui constitue le cœur de leur éthique professionnelle, et non en y renonçant par mimétisme à l’égard de modèles de professionnalité importés de la sphère marchande, que les travailleurs du non-marchand peuvent construire de nouveaux modèles d’action, moins discriminants pour les usagers et moins frustrants, voire aliénants, pour eux.
36 Cet engagement implique à la fois un travail sur la détermination des finalités (dès lors que celles-ci ne sont plus prescrites, elles doivent être démocratiquement construites), sur le rapport aux usagers (d’objets à sujets), sur la professionnalité (les compétences nouvelles et la construction d’une parole propre), et sur leur statut (les professionnels ne pourront modifier leur rapport aux usagers qu’en modifiant leurs propres rapports avec l’institution).
Bibliographie
Bibliographie
- BAJOIT G. et FRANSSEN A., Les jeunes dans la compétition culturelle, Paris, PUF, 1995.
- BAJOIT G., SKA V., ALBERT V., WALTHERY P. et FRANSSEN A., « Le métier d’assistant social », Travailler le social, no 17, 1996-1997, p. 36-65.
- DE MUNCK J. et VERHOEVEN M. (Éds). Les mutations du rapport à la norme, un changement dans la modernité ?, Bruxelles, De Boeck, 1997.
- FRANSSEN A., « Le sujet au cœur de la question sociale », La Revue nouvelle, décembre 2003, p. 10-61.
- FRANSSEN A., CARTUYVELS Y. et DE CONINCK F., L’aide à la jeunesse à l’épreuve de la déjudiciarisation, Bruxelles, Jeunesse et Droit, 2003.
- HAMZAOUI M., « Le travail social territorialisé, les nouveaux lieux d’insertion locale », dans L’Europe, entre politiques et pratiques sociales, Amiens, Éditions de l’Université de Picardie, 1996, p. 103-113.
- VAN CAMPENHOUDT L., FRANSSEN A. et al., La consultation des enseignants du secondaire, rapport élaboré pour la Commission de pilotage, ministère de la Communauté française, par le Centre d’études sociologiques des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2004.
- VAN CAMPENHOUDT L., CHAUMONT J.-M. et FRANSSEN A., La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, Paris, Dunod, 2005.
Notes
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Sociologue, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles.
E-mail : franssen@ fusl. ac. be. -
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Voir bibliographie.
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De manière opératoire, on peut définir le concept de « rôle professionnel » comme l’articulation de « finalités » (qui définissent le sens ou encore les missions poursuivies), de « compétences professionnelles spécifiques », d’un « statut » (ensemble des rétributions matérielles et symboliques attachées à l’exercice d’un rôle) et d’une relation d’autorité vis-à-vis de l’usager (Bajoit et Franssen, 1995, p. 38).
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En cela, il n’y a pas des stratégies « altruistes » et des stratégies « égoïstes ». L’engagement « offensif » militant, syndical ou professionnel constitue, tout autant que la logique défensive, une manière de définir son identité et assure, tout autant que le repli instrumental, des bénéfices secondaires à ceux qui s’y engagent. De même, les jugements de valeurs que l’on peut porter sur telle ou telle posture est fonction du système de référence et de légitimation de l’observateur. Sans doute, les sociologues ressentent-ils davantage une empathie spontanée à l’égard de certains acteurs – au risque d’entrer avec ceux-ci dans une transaction implicite leur assurant à tous deux une forme de reconnaissance –, mais cette connivence des sociologues avec l’acteur ne fait que manifester leur propre système de légitimation et l’idéologie spécifique de leur rôle, fondée sur la distanciation analytique, la critique de la domination sociale, voire l’engagement militant.