1Le projet institutionnel, tel que le pouvoir organisateur l’envisage - et permet donc à l’équipe de terrain de le développer au jour le jour -, s’inscrit dans la ligne du fondateur. Fernand Philippe a en effet laissé en héritage un sens profond de l’humanisme, fait de tolérance et d’ouverture, auquel ses successeurs sont restés attachés. C’est dans cette ligne que, résolument, l’équipe a voulu inscrire sa pratique.
I. Les missions de la maison maternelle
2Avant d’en suggérer la portée, il convient d’en préciser les limites. Ainsi éviterons-nous l’énoncé d’un « projet pédagogique » utopique qui se prétendrait permanent. En effet, plusieurs paramètres influencent les modalités du travail d’accompagnement et lui impriment un style particulier.
1. Le choix ou l’obligation de séjour
3 En proportion variable, on dénombre des mineures, futures ou déjà mères, sous tutelle d’un Service de Protection Judiciaire, des personnes sous guidance d’un Service d’Aide à la Jeunesse, des résidentes, enfin, indemnes de toute obligation, et libres, donc, d’entrer et de quitter à leur gré, selon l’évaluation qu’elles font de leur situation. Le mandat de la Maison Maternelle, et corollairement, ses modes d’action, doivent s’ajuster à ces différents statuts.
2. La durée de séjour
4 De quelques jours à plusieurs mois, la durée du séjour est extrêmement variable. De plus, et sauf dérogation occasionnelle, elle ne peut en principe excéder 9 mois. Il s’ensuit que la composition du groupe des résidentes est en perpétuel remaniement. Moins du tiers, souvent, de personnes présentes en début d’année se retrouvent en fin d’année. Si elle veut homogénéiser et stabiliser son effectif, une maison ne peut qu’opérer une sélection à l’accueil, ce à quoi nous nous sommes toujours refusé. En fonction de cette composition, certaines maisons instaurent une « pédagogie communautaire », d’autres, au nombre desquelles nous nous inscrivons, personnalisent davantage les conditions de convivialité.
3. Le poids des influences
5 En franchissant le seuil, une personne importe une double influence sur son adaptation à la maison.
6La première tient aux réactions que son entourage manifeste à l’égard de son séjour. Celles-ci vont de l’approbation à l’opposition, en passant par une gamme de nuances dont l’ambivalence est rarement absente. La seconde se nourrit des représentations que la personne se fait des bénéfices qu’elle peut retirer de son séjour, échelonnés des plus utopiques aux plus réalistes.
7Ce double système d’influences va largement moduler la portée des jeux et enjeux que la maison peut activer pour exercer une aide utile.
4. L’environnement de la Maison Maternelle
8 Selon l’implantation, le contexte sociologique, la structure architecturale, les ressources locales, les partenariats établis, chaque Maison Maternelle met en œuvre des moyens diversifiés, parfois spécifiques, pour mener à bien sa mission.
9Nous avons, quant à nous, déterminé trois fonctions qui sont à nos yeux essentielles :
4.1. Fonction de protection
10 Nous voulons offrir un lieu de protection, répondant souvent, d’ailleurs, à une réelle urgence. L'extrême misère matérielle et l'isolement social, tels que nous les avons présentés dans la première partie de cet article, poussent de nombreuses mamans à franchir le seuil de notre maison, par initiative personnelle ou sur le conseil d'un service social.
11La mère et ses enfants reçoivent immédiatement un soutien sanitaire et psychologique.
12Se réfugier dans un lieu où l'on peut manger au chaud, dormir sans crainte et parler sans cris est certes élémentaire, mais indispensable pour des personnes que l'insécurité mène à bout.
13Prendre du temps pour restaurer sa santé et retrouver confiance sont des priorités. Ultérieurement, ces personnes tenteront de se réorienter vers une vie plus sécurisante pour elles et leurs enfants.
14La maison, parce qu'elle est un espace privé, fournit une protection face aux manœuvres d'intimidation et aux menaces dont femmes et enfants sont parfois les cibles. Des jeunes femmes enceintes, certaines mineures, sont rejetées par leur famille parce que l'honneur est bafoué ou simplement parce que les charges pratiques et financières de la future naissance menacent une pauvreté déjà manifeste.
15À celles qui ont ainsi perdu lieux et liens, notre institution offre les moyens d'une pause d'autant plus indiquée qu'une grossesse est en cours ou qu'un ou des enfants les accompagnent.
16Cette fonction de protection est encore plus décisive à l'égard des enfants, lorsqu'il s'avère que leur mère elle-même ne leur assure pas les soins élémentaires ou une présence affective sécurisante.
4.2. Fonction d'observation
17 La Maison Maternelle fournit à l'enfant une protection immédiate et une insertion dans un environnement plus varié et chaleureux et elle entame également une observation soutenue des interactions au sein des familles.
18Lorsque la relation mère-enfant est gratifiante et structurée, les travailleurs sociaux ont la satisfaction de la renforcer par une complicité bienveillante.
19Lorsqu’elle se révèle précaire, souffrante, voire destructrice, ils ont alors le souci de comprendre les dysfonctionnements et d'y remédier.
20Cette perspective d'intervention nous est d’ailleurs commune avec les services ambulatoires, particulièrement avec les équipes SOS parents-enfants.
21Mais, pour les situations les plus critiques, nous disposons du moyen supplémentaire que constitue la présence continue auprès du couple mère-enfant. Les attitudes maternelles peuvent être observées, et notre équipe peut ainsi discuter, analyser et modifier ses stratégies d'intervention sur des périodes intensives; en effet, d'une part, le nombre des situations est limité – pour rappel, notre capacité d’hébergement est de 25 chambres familiales – et d'autre part, la communication est facilitée par la présence permanente d'intervenants qui sont au contact immédiat des mêmes situations.
22L'observation directe porte sur l'ensemble du vécu quotidien; citons entre
autres:
- les séquences de gratification et d’irritation réciproques au sein des
familles ;
23les « tranches de vie personnelle » choisies par la mère pour expliquer sa situation actuelle ;
24l’évaluation qu’elle fait de ses atouts et ressources pour modifier sa situation ;
25les pratiques concrètes de maternage appliquées aux besoins vitaux de l’enfant ;
26la place que les parents s’assignent dans la constellation familiale élargie ;
27les initiatives prises pour restaurer ou rompre les liens amoureux ;
28les attitudes différenciées adoptées par la mère envers ses enfants et les autres enfants présents dans la maison ;
29l’intensité des demandes exprimées par l’enfant et les modalités de réponse de la maman ;
30la conception plus ou moins adéquate que celle-ci se fait du développement de l’enfant ;
31la répartition très variable des affinités et des répulsions entre résidentes, ainsi que les motifs qu’elles en donnent spontanément.
32L’observation personnelle des travailleurs sociaux sert d’ingrédient à une réflexion collégiale qui permet un accompagnement de longue durée. Au-delà de l’étiquetage global : « maltraitance-négligence-maladresse » se précise ainsi un portrait dynamique des relations intra-familiales, une évaluation de leur potentiel et une estimation des risques de dégradation.
33Notons que la place du père n’est nullement négligée et que celui-ci est inclus dans la démarche d’aide, chaque fois que cela est possible.
4.3. Fonction d'intervention
34Le bilan continu réalisé grâce à une observation attentive sert de fondement à deux actions.
35La premièreconcerne la collaboration avec les services sociaux ou les instances judiciaires. Au terme obligé du séjour (en principe limité à 9 mois), les formes de tutelle qu'ils décideront d'exercer ou de cesser, tiendront compte de l'avis circonstancié de la Maison Maternelle.
36Il existe tout une gamme de modalités de suivis de nature matérielle, sociale ou psychologique, en fonction du diagnostic établi.
37Dans les situations graves où la mère, malgré le soutien apporté, ne peut assurer auprès de l'enfant son rôle sécuritaire et éducatif, des palliatifs et des aides sont à installer, jusqu'à et y compris, confier l'enfant à d'autres accueils. C'est la responsabilité d'une Maison Maternelle de collaborer à ces décisions... et l'on ne compte plus le nombre d'enfants dont le développement a été sauvegardé ou simplement la vie sauvée parce que le séjour en Maison Maternelle a interrompu un processus catastrophique.
38Ce qui prouve, sans le moindre doute, que la Maison Maternelle exerce effectivement une prévention de première ligne.
39La seconde action est interne. Durant le séjour, l'équipe d'accompagnement entreprend un ensemble de tâches profitables au développement de la famille.
40L'enfant, d'abord, bénéficie d'un suivi sanitaire intensif, bien utile quand on constate l'état de chétivité de certains. La découverte de symptômes particuliers (vision, audition, dentition, troubles psychosomatiques) détermine également des traitements spécialisés.
41La fréquentation régulière de la crèche ou de l'école gardienne, que parfois l'enfant découvre tardivement, favorise le développement socio-affectif.
42L'organisation interne de la Maison Maternelle induit un rythme de vie régulier (repas, sommeil, déplacements, jeux). La présence d'autres adultes, mamans et animatrices, élargit le champ relationnel de l'enfant et de la maman. La maman, quant à elle, est sollicitée à devenir partenaire de différentes démarches visant à consolider son statut personnel et son rôle maternel.
43Démarches sociales et juridiques, d'abord, avec remise en ordre de dossiers administratifs: mutuelle, chômage, minimex, allocations familiales.
44Recherche d'un habitat ou d'un travail; aide et conseil dans les procédures de séparation, divorce ou garde d'enfants. Ces démarches administratives constituent un apprentissage et ont une influence protectrice directe sur le destin de l'enfant.
45Lorsque de toutes jeunes femmes, enceintes ou récemment accouchées, ont tout à apprendre de la vie ménagère et des soins de maternage, l'exemple d'autres mamans et l'impulsion de l'équipe d'animation constituent un écolage des plus utiles.
46Des solidarités spontanées ou organisées prennent alors le relais. On conviendra volontiers que, dans tous ces cas, les enfants sont les premiers bénéficiaires de cette sollicitude.
47Enfin, grâce à la disponibilité permanente des travailleurs sociaux, la Maison Maternelle assure un accompagnement psychologique soutenu. Attentives à l'expression des souffrances, les animatrices ont à entendre les confidences les plus graves et les plus intimes.
48Quand on constate que les mères les plus inadéquates ont été souvent elles-mêmes les enfants les plus malmenés, - on ne sait donner, dit-on, que ce qu'on a reçu - , on ne se contente plus d'attitudes simplement normatives. Si le poids de leur passé grève l'avenir de leurs enfants, on ne peut s'épargner, en priorité, de les aider à se reconstruire une image d'elles-mêmes, une identité, moins tourmentées. Les vouloir mères, avant qu'elles aient conscience de leur dignité de femmes, est une utopie.
49Certaines, pour que se déclenche leur sollicitude à l'égard de leurs enfants, elles ont besoin de se sentir valorisées, pour la première fois de leur vie ? parfois…
50D'autres, aux prises avec la velléité de rompre un asservissement devenu insupportable, souhaitent être renforcées dans leur détermination.
51Dans beaucoup de situations, critiques pour les enfants, la responsabilisation d'une mère passe par un processus d'émancipation de la femme qu'elle est d'abord. L’entrée en maison maternelle est souvent l’indice signalant qu’une femme ne trouve plus autour d’elle d’interlocuteur fiable dans cette recherche anxieuse d’identité.
52Le séjour fournit l'occasion de restaurer des liens avec des personnes - les animatrices - habilitées à tout entendre, à dialoguer sur tout, depuis les misères les plus sordides jusqu'aux espoirs les plus fous.
II. Stratégies
53Voici de nombreuses années que le cadre d’animation réfléchit intensément à sa pratique. Il est d’ailleurs d’une stabilité remarquable, puisque 8 des 14 personnes qui le constituent sont en service depuis plus de 18 ans au sein de l’établissement.
54C’est dire, dès lors, combien solide est l’expérience de cette équipe qui a pu se roder, au fil du temps, aux techniques les plus variées et peaufiner son savoir, son savoir-être et son savoir-faire.
55C’est dire, également, si le projet institutionnel a été longuement mûri, s’il a pu s’élaborer dans le temps et donner ainsi un recul utile à son évaluation permanente.
1. Une démarche émancipatrice pour les femmes
56 Il nous est apparu clairement qu’avec des femmes si malmenées, il est facile de « chausser les bottes du prédateur ». Elles ont une grande habitude de la soumission, au point de ne même plus y prendre garde, voire de la cautionner – « je l’avais mérité », entend-on parfois – et il n'est pas exclu qu’elle puissent nous amener à les « malmener » à notre insu tant cela est devenu pour elles un mode de vie et un style relationnel.
57Nous avons également choisi de reconnaître leur autonomie personnelle comme un fait intangible et de mettre au point un mode de vie qui colle au mieux à la prise d’indépendance de chacune.
58La démarche entreprise avec ces femmes est une vraie démarche d’émancipation qui vise à les aider à faire émerger leurs propres attentes à l’égard de la vie et à les aider à se doter des moyens pour arriver à les réaliser.
59En effet, face à l’extrême fragilité de la plupart des résidentes, s’est immédiatement posée la question des moyens dont elles disposaient pour échapper à la fatalité d’un destin si lourd et des moyens que le cadre d’animation entendait mobiliser pour les soutenir.
60Dès leur plus tendre enfance, la plupart des résidentes ont été marquées par la fatalité du mal-aimer et de la brutalité, et ce, d’autant plus gravement que la plupart d’entre elles nous ont confié n’avoir pas compris pourquoi cela leur arrivait. Les petites filles qu’elles étaient subissaient leur sort injuste sans savoir comment l’expliquer et finissaient, sans doute, pour trouver quand même un sens à ce qu’elles vivaient, par se convaincre que l’adulte qui les traitait ainsi devait avoir une bonne raison de le faire et qu’elles méritaient vraiment ce qui leur arrivait. Elles se sentaient bien méchantes et, pour tenter d’obtenir malgré tout quelques marques d’attachement, acceptaient l’idée de leur respon-sabilité.
61Nous nous trouvons donc journellement confrontés à des femmes qui n’ont d’elles-mêmes qu’une image détériorée ; en perte totale de confiance, elles se soumettent, courbent l’échine et s’enfoncent dans le pessimisme d’un avenir sans issue où rien de bon ne peut leur arriver et où la dépression mine les forces vitales.
62Nous rencontrons également des femmes révoltées qui, faisant leur l’image négative que l’on a eu d’elles, la revendiquent haut et fort et s’acharnent à montrer à tous, de manière provocante, combien elles sont « mauvaises » et méritent des punitions.
63Il y a également celles qui, se sentant en permanence persécutées, ne peuvent voir dans les autres que des prédateurs potentiels dont il importe de se défendre… et l’on sait que la meilleure défense, c’est parfois l’attaque.
64Bref, chacune manifeste en fonction de sa propre équation, la souffrance dont elle a été victime et dont elle ne parvient pas à sortir pour se définir un avenir meilleur.
65Comment nous y sommes-nous donc prises pour adapter notre fonctionnement institutionnel à ce constat ?
66Il a tout d’abord semblé important de ne pas alourdir encore leurs destins, et d’éviter que le poids institutionnel n’ajoute encore à leur fardeau. Limiter le poids institutionnel sur les personnes qui en attendent secours passe immanquablement par une individualisation des pratiques.
67Certes, l’institution se doit d’assurer sa pérennité et de sauvegarder son devenir propre; pour ce faire, elle instaure en son sein un modus vivendi qui les garantit. Mais il est possible, au sein de ce cadre, de respecter l’autonomie des individus en limitant au maximum la dépendance.
68C’est un difficile équilibre à établir entre norme institutionnelle et norme individuelle, mais on ne peut faire l’économie de ce débat si l’on veut sortir avec les résidentes du carcan de la violence et de la soumission qu’elle induit.
69Il est en effet facile de rester dans la logique de dépendance qui leur est habituelle, et de leur proposer un modèle de fonctionnement institutionnel calqué sur le schéma autorité - obéissance ; sans doute même n’y trouveraient-elles rien à y redire, suivant ainsi la voie qui leur a été tracée depuis l’enfance ; et même, elles en arrivent souvent à le réclamer, pour y retrouver la sécurité illusoire d’un parcours connu bien balisé de sanctions.
70Mais, peut-être est-ce trop facile, justement, pour être créateur de nouveauté et de changement ?
71C’est donc un radical changement de perspective et un réel défi qui est proposé à la réflexion des membres de l’équipe. Refuser le moule institutionnel classique, refuser dès lors la rigidité d’un règlement auquel tout le monde adhère et qu’un système de sanctions vient immanquablement appuyer, tel est bien l’enjeu qui oblige chacun à se positionner, à choisir, en définitive, d’être individuel face à des individus, et non émanation institutionnelle pesant sur un groupe d’adhérents consentants ou non.
72Une fois ce point de vue établi, même s’il est constamment repris et rediscuté, le cadre d’animation a développé un ensemble de stratégies d’intervention auprès des adultes et des enfants, et s’est attaché à tenter d’apporter réponse à toutes les difficultés rencontrées.
2. Une pédagogie du lien
73 La présence quotidienne de notre équipe auprès de ces femmes en difficulté ne trouve de sens que dans les liens que nous tissons avec elles et qui sont réellement le cœur de la fonction éducative.
74Il ne me semble pas superflu de rappeler ici ce qui peut sembler à d’aucuns une banalité, mais constitue, dans notre pratique, une réalité incontournable.
75Tout individu n’accepte de changer quoi que ce soit dans sa manière d’être et de penser que si celui qui l’y invite ou le lui enjoint trouve sens, grâce ? à ses yeux.
76On peut certes user de menace, mais il est fort à parier qu’une fois éloigné le personnage autoritaire, son prestige se trouve mis à mal et le comportement appris par la force, en voie d’extinction.
77Il nous a semble à nous bien plus opérant de compter sur ce que nous appelons « l’effet de présence » comme phénomène relationnel complexe au cœur duquel se trouve la personne de l’intervenant.
78En effet, il est évident que, dans le cadre du travail accompli au sein de notre maison, l’animatrice est son propre outil de travail , et qu’il est utile d’analyser en quoi son identité joue un rôle indéniable auprès des mamans et des enfants.
79Nous proposons ici d’examiner successivement les trois facettes qui composent l’individu lorsqu’il agit au sein de la maison.
80Nous nous attacherons tout d’abord à décrire brièvement à l’identité fonctionnelle de l’animatrice. Celle-ci, en tant qu’agent institutionnel, est en effet tenue de respecter les modalités de son contrat d’emploi et de respecter les devoirs de sa fonction et ne peut s’y dérober sous peine d’exclusion.
81Mais elle est également une personne disposant d’une identité propre non interchangeable.
82La confrontation permanente avec la souffrance d’autrui passe inévitablement par le canal de la personnalité de chacun, avec ses qualités et ses défauts, mais aussi surtout avec sa propre histoire et la conviction qu’il a d’avoir été conçu, désiré et aimé pour lui-même. Le noyau-enfance de chacun colore ainsi de manière différente les connotations d’engagement, disponibilité et respect qui sont nôtres.
83L’éducatrice ose ainsi mettre de manière authentique une zone de son existence au service des autres parce qu’il y a un dynamisme potentiel étonnant dans l’accompagnement continu au quotidien. Même si les circonstances de la vie journalière peuvent sembler dérisoires, elles sont de vrais médiateurs des qualités de cœur. En effet, ce n’est pas par de grands discours que l’on transmet le respect de l’autre et son acceptation, mais c’est au travers de gestes de tous les jours...
84Ce travail du lien recèle malheureusement des pièges qu’il importe d’éviter si l’on veut se comporter en professionnel de la relation. La tentation est en effet permanente de s’investir de manière exagérée et de perdre toute vie personnelle tant on s’est laissé percuter par la souffrance d’autrui.
85La commisération éprouvée par l’intervenant, s’il n’y prend garde, peut l’amener à s’identifier totalement au malheur d’autrui et à vouloir l’apaiser en le faisant sien ; porter la misère du monde sur les épaules peut certes donner un sentiment d’héroïsme, voire, à l’extrême, de toute-puissance, mais cela peut finir par écraser et faire perdre tout contrôle ; combien de nos collègues n’en sont-ils pas devenus dépressifs ?
86À l’opposé, lorsque l’on se sent heurté par une réalité insupportable ou inadmissible qui vous est confiée, le danger existe de vouloir la repousser au loin, là où le risque est moindre d’en souffrir encore, et de refuser l’idée que de telles horreurs existent… On est ainsi amené à mettre à distance et finalement à rejeter - à nouveau - des personnes en difficultés, parce que la menace que représente à nos yeux leur vécu douloureux nous paraît impossible à maîtriser et qu’il nous paraît impossible de leur apporter un quelconque soulagement.
87C’est donc un travail d’analyse permanente qui est requis afin de savoir où l’on se situe dans ce balancier inexorable qui va de l’identification consolatrice à la contre-identification rejetante.
88Le fait de tenter de clarifier pour nous-mêmes la relation n’empêche nullement les résidentes de faire de nous ce qu’elles souhaitent en fonction de leurs propres équations. Et voilà qu’entre en piste le personnage qu’elles nous font jouer à leur guise, au sein de leurs scénarios imaginaires.
89Il est fréquent qu’elles nous prennent en sympathie ou en grippe en fonction de ce qu’elle veulent voir en nous, sans que nous y soyons pour quelque chose ou que nos supposés comportements y aient fait quoi que ce soit.
90Ainsi, telle maman adolescente s’attachera à telle éducatrice dont l’âge est proche de celui de sa propre mère ; telle autre, par contre, s’en éloignera… Nous nous trouvons donc, à tout moment, pris dans une relation mouvante, où nous jouons, non seulement notre rôle professionnel, mais aussi celui que les bénéficiaires de notre action nous font jouer, en fonction de leurs subjectivités, de leurs besoins, de leurs projections, de leurs histoires personnelles…
91Voilà bien un jeu projectif dans lequel nous nous trouvons pris, qui fait de nous des personnages uniques, irremplaçables et non interchangeables… et il serait dommage que cela soit à notre insu…
92C’est donc une occasion supplémentaire de réfléchir à la place que nous occupons dans le jeu relationnel, et il importe que les membres d’une même équipe puissent discuter ensemble de ce tourbillon d’émotions dans lequel ils sont pris et qu’ils décodent collectivement l’ensemble de personnages fluctuants, divers mais toujours primordiaux que les résidentes leur font jouer.
3. Un projet institutionnel centré sur l’individu
93 Le cadre d’animation de la Maison Maternelle s’est donné comme principe de respecter l’autonomie des personnes qu’il accueille comme un fait dont il reconnaît l’intangibilité ; selon ses membres, en effet, l’autonomie n’est pas un processus. Celui-ci serait plutôt l’apanage de l’indépendance que l’on acquiert progressivement et vers laquelle on peut tendre.
94Le fil conducteur de cet exposé se noue autour de la notion d’individualisation. La démarche d’émancipation vise à rendre indépendante chaque résidente de telle sorte qu’elle soit à même de prendre son destin en main.
95L’équipe développe, dans son quotidien, l’idée qu’il est impossible de formuler des projets d’avenir pour les autres, mais qu’il est de son devoir de mettre tous les moyens dont elle dispose pour soutenir l’émergence de projets personnels.
96Elle affirme clairement sa volonté de travailler dans un ici-maintenant
pragmatique et il est dès lors possible de définir le projet institutionnel comme
suit :
La Maison Maternelle souhaite offrir aux résidentes et à leurs enfants
des conditions de cohabitation qui leur permettent d’expérimenter des situations
de mieux-être et de se constituer un capital bonheur sans lequel aucun redémarrage n’est possible vers un avenir meilleur.
97Il y a donc dans cette volonté une réelle obligation de moyens, puisque les résultats dépendent toujours du bénéficiaire et sont, de ce fait, bien incertains; combien de fois n’avons-nous pas apprécié de « bonnes surprises » que peu d’indices laissaient soupçonner.
98Une telle assertion oblige bien évidemment à développer des moyens toujours plus performants. Ainsi, on ne saurait assez insister sur l’obligation qui nous est faite de développer sans cesse une sensibilité « diagnostique » permanente, un savoir-faire créatif, dans un esprit d’ouverture et de curiosité bienveillante.
99Dans l’observation permanente qui est réalisée de la relation mère-enfant, notamment, il nous semblerait impardonnable de passer à côté de détresses par manque de formation et de sensibilisation. Manquer de précision et de finesse dans le portrait dynamique que nous dessinons ensemble d’une famille et de ses interactions nous paraît inacceptable dans la mesure où c’est leur destin qui est en jeu.
100Rater, par exemple, un diagnostic de psychopathie chez un père soupçonné des pires méfaits, nous paraît difficilement supportable, car il aboutirait à terme à négliger notre mission de protection. Ne pas porter toute notre attention aux possibles ravages de maltraitances insidieuses telles que pressions morales, dénigrement, atteinte à l’image personnelle… pourrait s’avérer dramatique pour de jeunes enfants dont la construction de l’identité pourrait ainsi être obérée.
101Aussi avons-nous à cœur de fréquenter séminaires, colloques, conférences... sur les sujets les plus variés, touchant à nos pratiques et bénéficions d’un soutien permanent d’un animateur extérieur qui accompagne nos réflexions depuis de longues années.
102Nous développons également au sein de la maison un système de communication serrée qui favorise l’expression de tous et évite les déperditions d’informations primordiales.
103Nous refusons, en outre, de limiter notre champ d’action et de canaliser notre savoir-faire dans les limites des sentiers battus ; en effet, enfermer notre pratique dans un cadre institutionnel restreint aux murs de la Maison Maternelle aboutirait, dans un temps plus ou moins court, à nous scléroser, à nous replier frileusement sur nos habitudes et à « ronronner » sans enthousiasme.
104La curiosité insatiable de l’équipe la pousse à investiguer sans cesse de nouveaux terrains d’action et à s’ouvrir toujours davantage.
105Pour pouvoir faire face à un des détresses tellement diversifiées, il faut être prêt à innover, à s’adapter à de nouvelles problématiques.
106- Les enfants, malmenés par toutes les situations difficiles dans lesquelles ils se sont trouvés du fait des conflits parentaux, ont besoin d’une aide spécifique.
107- Il serait inacceptable qu’un bébé soit privé de sa maman sous prétexte que celle-ci, trop handicapée, ou trop limitée dans ses mouvements ne peut bénéficier du soutien d’une structure adaptée - ou prête à s’adapter - à sa détresse.
108- Nous ne pouvons admettre qu’une maman bienveillante, mais handicapée mentale ne puisse apporter son affection à son enfant, sous prétexte qu’elle est trop limitée pour le soigner et l’éduquer en toute sécurité.
109- Nous pensons que des familles marginalisées peuvent apprendre, avec le soutien de travailleurs sociaux, à habiter un logement décent et à le maintenir en bon état.
110- Nous pensons que de jeunes mamans mineures peuvent, si elles profitent du soutien qui leur est offert, élever leurs enfants et développer avec lui une relation fructueuse.
111- Nous pensons qu’avec un soutien adéquat, des familles mono-parentales peuvent trouver des modes de relation sereins dans lesquels les enfants peuvent s’épanouir et grandir harmonieusement.
III. Des projets multiples qui collent à ces besoins multiples
112Ces différents défis énoncés plus haut mobilisent toute notre énergie et sollicitent toute notre créativité. Nous avons tenté de les aborder sans a priori et d’y apporter des solutions, certes partielles et limitées, mais qui témoignent surtout de notre volonté de rendre un vrai service au public là où le besoin se fait sentir.
1. Mini-crèche et compagnie…
113Comme décrit dans la première partie de cet article, les enfants que nous accueillons ont souvent vécu, de manière précoce, des situations d’extrême tension qui les ont marqués.
114Il importe dès lors de leur offrir un lieu sécurisant où il peuvent, très vite, se sentir à l’aise et récupérer leur confiance dans le monde adulte. Nous nous sommes donc, voici près de quinze ans, mobilisés pour créer au sein de notre institution, des moments de bonheur dans le but d’apporter aux enfants joie, sécurité et attention sans lesquels nous sommes persuadés qu’ils ne pourraient surmonter les avatars qu’ils ont traversés.
115Cela se passe tout d’abord dans notre mini-crèche où la puéricultrice accueille journellement les plus petits, âgés de moins de trois ans, et où elle met tout son savoir-faire à les entourer, les gâter, les stimuler afin qu’ils puissent profiter au maximum de ce lieu agréable, tout entier aménagé pour leur bien-être. C’est également un lieu réparateur où sont décelés troubles de santé, de la psychomotricité, du développement affectif et relationnel, et où des aides appropriées sont mises sur pied, souvent avec l’apport de spécialistes extérieurs, kinésithérapeutes ou autres.
116C’est aussi souvent un lieu d’apprentissage où les mamans inexpérimentées peuvent venir observer, questionner, et apprendre tout ce qu’elles souhaitent à propos de leurs responsabilités maternelles et des gestes de maternage adéquat.
117Nous nous efforçons aussi d’entourer les enfants en âge scolaire lorsqu’ils sont présents dans la maison ; une seconde puéricultrice s’occupe d’eux afin de veiller à leur bonne évolution.
118Elle s’occupe du suivi scolaire et organise une petite école de devoirs ; il importe en effet que nous puissions bien repérer les éventuelles difficultés des enfants pour y remédier au mieux, le plus souvent avec les Centres Médicaux Scolaires, les Centres Psycho Médico Sociaux, mais aussi donner à tous les meilleures chances de bien évoluer en classe.
119Elle organise également des loisirs pour les enfants et met sur pied activités de bricolages, promenades et découvertes en tous genres qui stimulent les enfants, les aident à se détendre et à profiter positivement de leur séjour.
120C’est aussi elle qui veille à ce que chacun mène une vie régulière et elle supervise les mamans afin qu’elles respectent les rythmes des enfants en ce qui concerne les repas, l’heure du coucher…
121Bref, nous tentons de mettre à profit le temps du séjour pour que petits et grands enfants puissent profiter au mieux d’un lieu fait pour eux et où ils puissent récupérer progressivement tout leur potentiel de bonheur et de découverte.
2. Accueil et handicap
122 Lorsqu’un jour, nous avons reçu une demande d’hébergement pour une jeune maman que l’on avait séparée de son nouveau-né en la croyant incapable de l’élever, nous avons trouvé injuste que cette décision ait été prise sans leur laisser aucune chance, ni à elle ni à lui. Nous avons dès lors voulu mettre en oeuvre tous les moyens dont nous disposions pour que la jeune femme puisse, malgré le handicap dont elle souffrait depuis la naissance, entourer son bébé de toute la tendresse dont elle état capable.
123Certes, il nous a fallu innover, mais pourquoi une Maison Maternelle ne pourrait-elle pas développer en son sein un petit ilôt spécifique pour répondre à un besoin spécifique ?
124Nous y avons mis de la patience et de l’énergie… mais le résultat nous stupéfia; non seulement l’enfant s’est parfaitement adapté à sa maman, mais celle-ci, encouragée et soutenue à pu donner toute la mesure de ses possibilités qui étaient immenses.
125Nous sommes évidemment prêts à renouveler l’expérience chaque fois que le besoin s’en fera sentir.
3. Proximam
126 Les troubles de l’intelligence que présentent environ 10% des résidentes, ainsi que nous l’avons précisé dans la première partie de cet article, nous ont amenés, à plusieurs reprises, à devoir déclencher des processus de prise de décision pour que le destin de l’enfant soit séparé de celui de sa mère au sortir de notre institution.
127Il nous semblait en effet inenvisageable que ces mamans, très perturbées, avec de faibles moyens et peu de chances de trouver une place adéquate dans la société, puissent entourer adéquatement leurs enfants et leur offrir sécurité et éducation dont ils ont un besoin impératif. Ce l’était d’autant plus que la plupart d’entre elles avaient déjà été victimes de mauvais traitements, voire d’abus en tous genre, et qu’il était peu probable qu’elles puissent protéger leurs petits des mêmes vicissitudes.
128Cependant, nous ne pouvions nous empêcher de trouver injustes ces décisions, si judicieuses soient-elles. Aussi nous sommes-nous mobilisés, voici maintenant près de cinq ans, afin d’inventer une ébauche de solution à ce problème lancinant.
129En partenariat avec l’Institut Médico Pédagogique « La Providence » à Étalle, nous avons imaginé de faire vivre ces mamans au sein de l’institution où leurs enfants seraient eux-mêmes pris en charge par l’équipe éducative et soignante.
130C’est ainsi qu’est né le projet-pilote PROXIMAM, de la conjugaison de deux problématiques et de l’échange de pratiques de deux institutions proches par leur esprit d’entreprise. Ce projet a permis que trois mamans et trois enfants vivent, de manière permanente, dans des appartements spécialement aménagés pour eux dans les locaux de l’IMP. Il est en passe de prendre de l’extension et d’aboutir, à terme, à une capacité totale de huit familles.
131Beaucoup de questions se posent, certes, à mesure que le projet prend de l’extension, mais il s’avère, avant tout, que les enfants profitent pleinement de l’environnement éducatif et sécurisant qui leur est offert, et que leur destin aurait été totalement autre s’ils avaient été brutalement séparés de leur mère alors que celle-ci se voyait seulement reprocher des limites dont elle ne pouvait être estimée responsable.
4. Loginove
132 Depuis toujours, nous éprouvons de grosses difficultés à reloger les résidentes au terme de leur séjour en Maison Maternelle. Bon nombre d’entre elles, en effet, s’avèrent être des locataires catastrophiques et l’on ne peut tenir rigueur aux propriétaires de logements divers de se montrer méfiants, voire réticents. Il était donc urgent que puisse se mettre sur pied un projet spécifique où le locataire puisse bénéficier d’une aide adaptée afin d’apprendre à occuper son logement « en bon père de famille ».
133C’est ainsi qu’est né, voici plus de cinq ans, le projet LOGINOVE qui fonctionne comme une sorte d’Agence Immobilière Sociale. Cette association a pour but de prendre des immeubles en gestion, de les restaurer et d’y aména-ger des logements destinés à des personnes en difficulté. Elle s’occupe actuellement de rénover huit appartements qui pourront servir soit de logement de transit soit de logement d’insertion et dans lesquels les résidentes les plus fragiles pourront bénéficier, durant plusieurs mois après leur départ de la Maison Maternelle, d’une aide à la gestion budgétaire et d’un suivi social intensif.
134Un partenariat privilégié s’est noué entre l’équipe de la Maison Maternelle et les initiateurs de LOGINOVE et il est évident que de fructueuses collaborations se développeront à l’avenir dont devraient bénéficier les résidentes.
5. Petites Mamans Mineures en Maison Maternelle
135 Plus d’un cinquième des résidentes sont très jeunes, c’est un fait nouveau dans la vie de notre institution, depuis ces cinq dernières années, et il mobilise évidemment toutes nos réflexions. En effet, leur jeune âge, la fragilité de leur situation, l’inexpérience et le manque de relais familiaux nécessitent une prise en charge sociale intense.
136La mission qui nous est impartie est de veiller tout particulièrement à la sécurité et au développement de la grossesse et de l’enfant. Plus que jamais nous nous devons de poser un diagnostic approfondi sur la relation mère-enfant et les chances qu’elle a d’être bénéfique à l’évolution du tout petit.
137Il est de jeunes mineures qui font des séjours relativement brefs ( 8 jours et moins ) et ont donc rapidement trouvé une autre solution que le séjour en Maison Maternelle, soit que, le premier choc passé de la révélation de l’état de grossesse, le milieu familial se soit ressoudé autour de la jeune femme, soit que le partenaire, géniteur de l’enfant, ait immédiatement offert une alternative à l’hébergement en institution.
138Par contre, il en est d’autres qui ont largement bénéficié de durées de séjour importantes, mettant ainsi à profit la durée comme phase préparatoire à une tentative d’indépendance ultérieure. La plupart d’entre elles étaient déjà mères, et donc moins enclines que le groupe que nous étudierons ci-après, à se faire remarquer par leurs absences répétées. Il est évident que ces jeunes mamans sont plus gratifiantes pour les membres de l’équipe qui sont appelés à participer à leurs efforts, même maladroits, pour organiser une existence où leur enfant est pris en compte. Elles évoluent vers plus de maturité et on se trouve ainsi conforté dans l’idée que leur placement - et subséquemment celui de leur enfant - est une décision judicieuse et dans une certaine mesure, acceptée.
139Reste évidemment le groupe difficile de celles avec lesquelles l’accrochage s’est avéré difficile, voire impossible, et qui n’ont eu de cesse que d’être ailleurs qu’au sein de la maison. Il est clair qu’elles n’ont guère investi leur séjour et qu’elles ont choisi de s’impliquer plus intensément dans d’autres lieux et avec d’autres personnes qui sont loin, cependant, d’être toujours apaisantes et structurantes.
140Elle induisent chez les animatrices des sentiments d’impuissance et d’inutilité, car il n’est pas possible de créer des liens avec des « fantômes ». De plus, comme ces mineures nous sont confiées par des instances protectionnelles, il existe pour elle un mandat de vigilance et de responsabilité . On comprend dès lors le malaise de l’équipe, tiraillée entre une mission de «surveillance» et le non- vouloir des supposées bénéficiaires.
141Il est clair qu’à moins d’entourer ces mineures de mesures systématiques de coercition ou d’enfermement - ce à quoi nous nous refusons vigoureusement -, nous ne parviendrons jamais à leur imposer un séjour dont elle refusent d’envisager le bénéfice possible. Et quand bien même nous voudrions les retenir de force, les moyens de contrôle nous font cruellement défaut.
142Faut-il dès lors en conclure immédiatement que le placement de ces mineures instables soit rigoureusement inefficace, voire inutile ?
143À court terme, sans aucun doute... mais à moyen terme, peut-être pas... Nous allons prendre le temps d’essayer de développer notre argumentation.
144Tout d’abord un placement impromptu constitue souvent une nouvelle exclusion dans une suite parfois très longue, déjà. L’annonce d’une grossesse constitue souvent encore une rupture pénible avec la famille d’origine ou d’adoption, de même qu’avec l’institution d’hébergement où l’accueil des bébés n’est évidemment pas prévu.
145Ensuite, l’absence de la mineure n’est pas toujours en soi inquiétante. Elle ne le devient que dans deux cas :
- s’il s’avère que le point de chute choisi présente une dangerosité tangible pour son existence propre, sa maternité future ou l’enfant qu’elle a déjà. L’estimation de la nocivité peut résulter de la mise en commun des informations dont disposent les instances de placement et de celles qu’obtient le cadre d’animation de la bouche même de l’intéressée, car, même dans le cas de résidentes qualifiée de « météores », il y a toujours des moments de conversation. Dans ce cas, le milieu qui héberge abusivement doit être interpellé et la mineure fermement rappelée à sa destination première.
- s’il s’avère, d’autre part que l’absence est la résultante d’un véritable errance, fugue plutôt que fuite, pour laquelle le signalement et la recherche sont véritablement nécessaires. Pour mieux comprendre le refus de certaines mineures de « s’installer », il nous faut envisager, en toute lucidité, que la Maison Maternelle, si chaleureuse soit-elle, n’est pas d’emblée perçue comme un lieu enviable et privilégié, et ce, pour de multiples raisons que nous allons passer en revue ci-après.
146La mineure enceinte n’en reste pas moins une adolescente – à l’occasion farouche – qui ne se laisse guère apprivoiser par un milieu institutionnel, surtout si sont projetés sur lui les déboires et crispations d’expériences antérieures.
147Bien qu’enceinte, souvent primipare, la mineure n’éprouve que peu de motifs d’identification à la majorité des personnes qu’elle découvre tout de go, c’est-à-dire des mamans déjà nanties d’enfants. Trop jeune pour anticiper ses tâches maternelles - en a-t-elle seulement rêvé ? - elle ne peut que vivre, pendant un certain temps dans un certain déni de grossesse, comme si l’enfant à venir ne pesait pas encore assez dans sa vie.
148Souvent esseulée - « faire un bébé toute seule » est un objectif de femmes plus âgées -, elle tente souvent de se raccrocher à des personnes qui, espèrent-elle, reconnaîtront son statut de mère et se réjouiront de la venue de l’enfant. Elle cherche alors à s’imposer à des milieux qui lui témoigneront un intérêt des plus sincères au plus pervers. Il est parfois pathétique d’observer des tentatives pour transformer un géniteur plus ou moins irresponsable en un père soucieux de l’enfant à venir.
149Ces combats-là, les mineures les mènent, non au sein de la Maison Maternelle, mais sur place, en leur consacrant un maximum de temps et d’énergie. Ce n’est que plus tard qu’elle se rendront compte si elles ont eu ou non raison de faire confiance en ce qu’elles désignent comme « familles ».
150Devant ces absences, intempestives selon la lettre, inévitables selon l’esprit, l’équipe ne reste pas indifférente. Une tâche, en particulier, lui incombe, celle de provoquer des retours, même fugaces, par différents incitants autres que la contrainte, et d’exploiter ces retours comme opportunité de s’informer, de la bouche même de l’intéressée, des faits et gestes qui se déroulent là où elle loge. Ces moments, même ténus , sont indispensables pour que s’ébauche une confiance de la mineure dans notre intention d’accueil.
151Cette confiance ne dispose que d’un bref délai pour s’installer : les trois ou quatre mois, voire semaines, qui acheminent vers un événement crucial : la naissance. C’est dans le contexte de la naissance, dès que le destin de l’enfant s’ajoute à celui de la mineure, que la Maison Maternelle doit surtout offrir le sens d’un accueil et d’un soutien.
152La toute jeune mère doit inévitablement faire face à deux tâches : remanier son équation personnelle et évaluer les attitudes du milieu qu’elle fréquente.
153Souvent, en présence de l’enfant, chacun abat son jeu. Si la mineure est perdante, dépassée par sa propre évolution, exploitée ou disqualifiée par ceux qui prétendent l’entourer, elle doit pouvoir compter sur l’alternative que représente la Maison Maternelle. La qualité des échanges, mêmes fugaces, qu’elle y aura vécus peuvent la convaincre d’y revenir, de son propre chef.
154Ce fut le cas de plusieurs d’entre elles, ces dernières années.
155Dans ce cas, la Maison Maternelle se donne les meilleures chances d’exercer sa mission : au minimum protéger une jeune femme et son enfant, au maximum, l’aider à devenir la mère de son enfant. Or cette tâche est impossible s’il elle ne s’ancre pas dans un lien de confiance de l’intéressée dans les membres du cadre d’animation. Dans le contexte que nous venons d’évoquer, la phase initiale d’absence, pour inopérante qu’elle apparaisse, est justement précieuse dans la mesure où elle permet de favoriser les prémisses de la confiance. On imagine dès lors la maladresse qu’il y aurait de faire assaut de vérifications et de rappels à l’ordre intrusifs, qui sont précisément aux antipodes de la confiance.
156En conclusion, si l’on considère l’enjeu que représente l’enfant à venir, les deux attitudes qui nous semblent les plus adéquates, durant la phase d’instabilité, sont, d’une part, avec les instances d’autorité, une vigilance concertée, et d’autre part, avec l’intéressée, une intensification de l’accueil, surtout s’il est rare.
6. Post-hébergement et triangulation dans le couple mère-enfant en situation monoparentale
157 Voici près d’un ans que nous avons eu l’opportunité de développer ce nouveau mode d’action spécifique destiné à soutenir les résidentes lorsqu’elles quittent le milieu institutionnel protecteur.
158Il est fondé sur deux constats.
1591. Nous observons chez nombre de résidentes des comportements relationnels excessifs et déstructurants pour leur progéniture et qui nous semblent indéniablement liés au caractère singulier du couple mère-enfant ; il nous faut également tenir compte du caractère incertain de la relation au père et/ou au partenaire substitutif. Ceci nous amène à redouter pour l’enfant que les aléas de la relation affective qu’il entretient avec ses parents ne constituent les prémisses d’une instabilité future en tant qu’adulte.
1602. Nous relevons également qu’il existe des préjudices subis par l’enfant du fait des contraintes particulières qui pèsent sur le parent seul avec lequel il vit. En effet, il existe souvent une référence trop exclusive au parent présent. Celui-ci cristallise à lui seul la référence et l’autorité et subit, de ce fait, une usure d’autant plus précoce que le tiers est absent de la relation.
161Nous constatons alors que la relation oscille entre une trop grande fusion et des phases d’abandon ressenti lorsque l’adulte, épuisé par le poids de sa solitude éducative, cherche, parfois brutalement, à s’en libérer, fût-ce momentanément.
162On comprend dès lors que l’absence d’un des deux modèles parentaux identificatoires contribue à un risque accru d’instabilité relationnelle et aboutit souvent à ce que la culpabilité soit intense, et chez l’adulte et chez l’enfant, et ne contribue certainement pas au rétablissement d’une structure familiale équilibrée. Les réponses comportementales de l’enfant sont souvent inadaptées, car dictées par l’insécurité, et elles aboutissent souvent à renforcer l’incompréhension mutuelle.
163Notre projet vise donc à créer les conditions de remédiation à l’isolement fusionnel du couple mère-enfant afin de permettre aux mécanismes de différenciation de s’élaborer en dépit du caractère monoparental de la structure familiale. La fonction de tiers ne pouvait, à notre sens, qu’être exercée par un partenaire masculin, aussi notre équipe s’est-elle adjointe les services d’un socio-pédagogue chargé de cette délicate mission.
164C’est lui qui prend contact avec les résidentes qui sont sur le point de quitter la maison et se rend ensuite au domicile de chacune afin d’y jouer son rôle primordial d’instance médiatrice.
165Les premières constatations sont fascinantes et il est clair que cette action est porteuse de bien des espoirs.
IV. Un cadre d’animation…
1. Crédible
166 La Maison Maternelle est, bien entendu, depuis toujours, insérée dans un champ social large où d’utiles collaborations ont pu se nouer. On ne saurait assez insister sur la nécessité d’entretenir avec les services proches des relations de confiance réciproque et de collaboration franche.
167Certes, cela nécessite échanges, concertations et mises au point multiples, mais permet souvent d’éviter pertes de temps, interférences et manipulations diverses.
168Notre crédibilité est, à nos yeux essentielle, car il ne faut pas perdre de vue que nous travaillons souvent dans des situations difficiles, voire dangereuses, et qu’il est important que nous soyons vigilants et prompts dans nos réactions.
169Nous avons, pour ce faire, besoin de partenaires extérieurs qui soutiennent notre action et sur lesquels nous devons pouvoir compter.
170Ainsi, par exemple, il est souvent nécessaire de faire appel aux Forces de l’Ordre lorsqu’une jeune mère, sous tutelle d’un service d’aide ou de protection, oublie de revenir à temps, au terme d’un week-end ou enfreint une interdiction de passer la nuit à l’extérieur de la maison avec son enfant et que ce fait constitue un danger potentiel indéniable.
171Cela oblige à de multiples démarches astreignantes, mais on n’ose imaginer ce qui se passerait si, oubliant de signaler les faits, il fallait constater ensuite que le danger redouté s’est concrétisé. Il faut dès lors beaucoup de doigté pour que la crédibilité du travail soit préservée, malgré qu’il faille parfois faire aveu d’impuissance dans des situations où aucune offre de service n’est acceptée par celles-là mêmes qui en ont tant besoin.
172On ne saurait donc trop insister sur la nécessité de communiquer de manière claire, franche et lucide avec tous les partenaires extérieurs que concerne notre action.
2. Humble
173 Je voudrais souligner ici combien l’équipe de la Maison Maternelle estime important d’aborder son travail en toute humilité.
174Ces mamans en difficulté, ces enfants souffrants, auxquels elle est confrontée journellement, elle se doit de les approcher sans les écraser sous le poids de ses certitudes.
175Ils ont déjà tellement l’habitude d’être victimes, que cela ne leur poserait sans doute même pas problème ; ajouter une pression à celle dont ils ont déjà tellement pâti, quelle différence à leurs yeux ?
176Et pourtant... il nous faut nous interroger sur la portée réelle d’une aide qui ne serait finalement que le prolongement, la continuation d’un processus d’asservissement contre lequel l’institution est pourtant, théoriquement, sensée lutter.
177Aider des femmes en détresse à reprendre leur destin en main et à donner du bonheur à leurs enfants ne peut se faire que par un véritable travail d’émancipation individuelle éloigné de tout recours à une normativité qui ne serait, de nouveau, que pression d’un plus fort sur un soumis.
178Ces quelques idées, déjà développées plus haut, peuvent sembler complexes, mais elles témoignent surtout de l’extrême richesse de notre travail et de la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de soigner notre outil de travail, c’est-à-dire, nous-mêmes.
179Comment, en effet, consoler autrui, si on est soi-même dans le trente-sixième dessous ?
180Cette question me semble être au centre de toute pratique institutionnelle.
181Comment en effet pourrait-on imaginer un instant qu’une équipe malmenée puisse bien mener son action pédagogique et encadrer de manière efficace les personnes en difficulté qu’elle est chargée d’accueillir le jour, la nuit ? Il m’a toujours semblé évident qu’un malaise vécu par les membres du personnel était immédiatement ressenti par les résidentes, comme s’il existait une osmose permanente entre elles et « leurs » éducatrices, et que les non-dits troubles qui peuvent exister au sein du cadre d’animation faisaient immédiatement tache d’huile parmi la population des hébergées.
182L’état de détresse des personnes qui se confient à nous les rend particulièrement fragiles et vulnérables et tout dysfonctionnement est immédiatement perçu et amplifié au point de créer immédiatement dans la maison une atmosphère tendue, un peu comme si les résidentes se faisaient caisse de résonance des malentendus.
183Je n’en veux pour preuve le retentissement que peut avoir sur les mamans la maladresse toute inconsciente de certains non professionnels; il faut alors beaucoup de doigté aux éducatrices pour « rattraper » les effets délétères de certaines attitudes mal perçues s’apparentant à la pitié, voire à la sensiblerie. Bien plus, on pourrait aller jusqu’à imaginer qu’une équipe mal dans sa peau puisse trouver parmi les résidentes des oreilles compatissantes à son malaise, inversant ainsi les rôles et créant au sein de l’institution une confusion dévastatrice.
184À titre d’exemple, imaginons un instant ce que pourrait provoquer comme conflit le fait que des critiques à l’égard des collègues s’échangent en présence des bénéficiaires ; on pourrait en quelques instants provoquer des drames dont il serait ensuite impossible d’effacer les séquelles.
185Un cadre d’animation malheureux ne peut qu’engendrer désolation, voire violence ; aussi tout responsable se doit-il de veiller au confort professionnel de son équipe et mette à sa disposition un arsenal d’outils destinés à améliorer sans cesse ses conditions de travail.
186Qu’il s’agisse de locaux à aménager, d’horaires à adapter, de modes de communication à développer, de formations à suivre… tout doit être fait pour qu’une équipe puisse se sentir au mieux de son action et déployer ses talents. Une des exigences minimales est, en outre, que chacun soit reconnu et puisse bénéficier d’une rémunération conforme à ses compétence et expérience.
187Ce qui est également incontournable, c’est la considération dont tout travailleur doit pouvoir bénéficier et auprès de ses collègues, et auprès des responsables de son service. Il me semble en effet évident qu’une personne déconsidérée ne peut en rien soutenir les efforts des résidentes pour regagner une meilleure image d’elles-mêmes.
3. Heureux
188 Une équipe qui aurait perdu son enthousiasme et remplirait sa mission sans élan et avec monotonie ne ferait que confirmer les résidentes dans leur « à quoi bonisme » et raterait son objectif émancipatoire.
189Certes, nous sommes tous confrontés aux pires détresses, aux plus grands stress, mais il nous faut garder l’œil lucide et clair, et la curiosité professionnelle sans cesse en éveil.
190Ce qui nous sauve, c’est d’avoir trouvé, voici bien longtemps, un mode d’approche qui nous permet de garder notre bonne santé mentale ; il s’agit de l’humour et du rire que nous cultivons sans aucune modération.
191Partant du principe que l’on peut rire de tout – pour autant que l’on soit attentif à ne pas rire avec n’importe qui - nous rions, entre nous, de bon cœur de tous les avatars qui nous arrivent et recèlent toujours, pour qui sait les voir, une part de rigolo, de burlesque, voire de surréalisme.
192Nous ne rappellerons jamais assez ce bon mot de Jacqueline au lendemain de la tentative de suicide d’une nouvelle arrivée : « Se suicider ainsi le jour de son entrée, mais quel manque de savoir-vivre… » nous disait-elle, déclenchant ainsi un rire salvateur chez ses collègues que l’épisode avait un peu abattues.
193Certains esprits bougons pourraient nous rétorquer que la détresse c’est sérieux, que rire du malheur des autres est malveillant .
194Nous pensons au contraire, qu’il est grave de pleurer avec celui qui souffre, car on l’invite ainsi à souffrir deux fois, et de sa souffrance, et de la nôtre, à l’origine de laquelle il se trouve être, involontairement. Les hôpitaux l’ont d’ailleurs bien compris, eux qui engagent des clowns pour aider les enfants à surmonter leur douleur.
195Mais, surtout, ce que nous aimons par-dessus tout, c’est quand le rire devient réellement libérateur et qu’avec les résidentes, nous parvenons à nous moquer toutes ensemble des petites et grosses bêtises de la vie.
196Pouvoir rire, avec les éducatrices, de ce qui a fait votre malheur, voilà bien la clé de l’émancipation et la meilleure prévention pour éviter, à l’avenir, dans le drame qui vous a mené en Maison Maternelle.