Notes
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[1]
L’Ukraine représentait, en 2021, 10 % des exportations mondiales de blé et 18 % de celles de maïs, avec, de surcroît, un confortable leadership sur l’huile de tournesol (50 % des échanges mondiaux).
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[2]
La Russie représente 40 % des approvisionnements en gaz de l’UE à 27 devant la Norvège 17 % et l’Algérie 11 %, loin devant le Qatar avec seulement 4 %. L’économie allemande apparaît, dans l’UE, celle qui est la plus vulnérable, en particulier son industrie manufacturière intensive en besoins énergétiques. On en arrive en Europe à préconiser la sobriété et à se déprendre de toute idée d’abondance, en quelque sorte un aveu de faiblesse vis-à-vis d’une Russie qui affiche sa détermination à affaiblir l’Occident et l’Europe tout particulièrement.
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[3]
Écart de taux d’intérêt auquel deux pays empruntent sur les marchés internationaux. Si l’Allemagne emprunte à 1,34 % à 10 ans, l’Italie à 3,46 %, le spread est de 2,12.
La mondialisation dite heureuse a vécu. Loin d’unifier les pays, la libéralisation des échanges n’a fait que renforcer les conflits jusqu’à leur forme ultime : la guerre.
1 Le processus de mondialisation s’est opéré par phases successives. Après la dislocation, dans les années 1970, du système monétaire international fondé sur le principe des taux de changes fixes, après le vaste mouvement de transnationalisation du capital industriel qui a pris notamment la forme d’une segmentation des processus de production, après la dynamique de déréglementation des marchés financiers, l’un des points culminants de la mondialisation a été l’intégration de la Chine dans le système commercial multilatéral, avec son adhésion à l’OMC en 2001. On a assisté ainsi à une ouverture de plus en plus généralisée des marchés, porteuse d’une promesse d’expansion économique dont les retombées sur les populations ne pouvaient être que positives en termes de niveaux de vie, et dont les bénéfices seraient accrus pour les entreprises de façon à rentabiliser les capitaux investis ; le tout ouvrant des perspectives de croissance infinie. L’analyse de l’économie mondiale et de ses changements organisationnels et institutionnels ne saurait toutefois être menée sans rappeler que l’éclatement du bloc soviétique avait grandement nourri les espoirs d’un monde plus lisse, totalement décloisonné, ou, dit autrement, d’un marché mondial débarrassé des crises. La mondialisation était en quelque sorte une « aventure obligée ». La crise économique et financière de 2008 et maintenant la guerre en Ukraine forment deux des principales forces de rappel permettant de mettre au jour les contradictions de la mondialisation et l’éloignement durable des objectifs qui lui furent assignés au détour des années 1980 par les acteurs dominants de cette mondialisation, qu’ils soient les États, les institutions internationales, les entreprises ou les financiers. Les marchés agricoles sont une des manifestations de ces contradictions.
Le choc de la guerre et ses effets en cascade
2 L’économie mondiale fait face à un nouvel épisode de flambée des prix agricoles. Blé, maïs, soja, viande, lait…, de nombreux produits issus de l’agriculture et de l’élevage sont sur une trajectoire ascendante, bien qu’elle soit marquée par des accès de volatilité. Le déclenchement de la guerre en Ukraine sera désormais historiquement appréhendé comme le principal facteur déclencheur de cette poussée de fièvre sur les marchés, bien que la tendance haussière se soit amorcée un peu avant, avec le rebond de la croissance à la suite de l’assouplissement des mesures prophylactiques et de l’application des plans de relance adoptés en particulier aux Etats-Unis et en Europe. On peut même considérer que les pics de 2008-2013 sont parfois dépassés, comme le montre le graphique 1 retraçant les mouvements du prix du blé. L’indice général des prix alimentaires, tel que publié par la FAO, atteste aussi l’emballement des prix et se situe au-dessus de son pic de 2008. En se propageant aux prix alimentaires locaux dans plusieurs pays en développement, dont ceux figurant parmi les plus dépendants de l’Ukraine et de la Russie (Liban, Égypte, Indonésie, Turquie, Tunisie…) – la question du prix du pain étant d’une intensité élevée –, la crainte de voir les populations se soulever pour réclamer de quoi se nourrir resurgit et fait écho aux émeutes de la faim de 2008 et aux Printemps arabes de 2011.
Prix du blé tendre rendu Rouen
Prix du blé tendre rendu Rouen
3 Si un nouveau seuil a été franchi à partir de l’entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien, avec un record de 430 euros la tonne, c’est en raison de deux paramètres fondamentaux. Le premier a trait au poids respectif de l’Ukraine et de la Russie dans la production et les échanges de blé [1]. En endommageant les récoltes, en dressant des obstacles à la circulation des grains ukrainiens, la Russie a occasionné un rationnement du marché mondial qui, à demande constante, a lourdement perturbé la formation du prix. Cette situation devrait se prolonger en 2023, puisque les prévisions de l’USDA montrent que le décrochage des productions ukrainiennes de blé et de maïs serait de l’ordre de 25 à 51 %, engendrant un repli des exportations de l’Ukraine de près de 47 %. Il est clair que la guerre surplombe désormais, dans la fixation des prix, les fondamentaux du marché (état de l’offre, de la demande, aléas climatiques…).
Des phases de baisse de prix imputables à des récoltes meilleures que prévues
4 Le second facteur, indissociable du précédent, renvoie à la profonde aversion au risque des opérateurs agissant sur les marchés. Articulée au risque d’un amoindrissement de la croissance et d’un nouvel accident climatique, la guerre constitue un puissant facteur de tension sur le marché des grains. Depuis le début du conflit, on a pourtant observé des phases de baisse des prix, imputables d’une part à l’état des récoltes, souvent bien meilleur que ce que les prévisionnistes avaient avancé au début de l’année, du fait de la forte sécheresse qui s’est abattue dans plusieurs bassins de production, et d’autre part aux avancées diplomatiques, certes encore bien embryonnaires, mais indéniablement réelles. C’est ce que montre l’Accord du 22 juillet signé par l’Ukraine et par la Russie sous l’égide de la Turquie et de l’Onu pour faciliter la sortie d’une partie des stocks de grains ukrainiens par la voie maritime, et notamment au départ d’Odessa. Cet accord, d’une durée initiale de quatre mois, devait être prorogé à la demande de l’Onu. Autre facteur de détente, la baisse (toute relative) au cours de l’été des prix des matières premières énergétiques qui influent sur les cours agricoles. En cause : le ralentissement de la croissance en Chine sous la pression de la stratégie « zéro covid ».
5 Le choc de la guerre dépasse largement le seul périmètre des marchés agricoles. Il a, depuis le 24 février, nettement secoué les conditions de l’approvisionnement en énergie. Le positionnement de la Russie sur le marché pétrolier et gazier – Moscou se classe respectivement au troisième et au premier rang des exportateurs mondiaux– indissociable aujourd’hui de la stratégie russe, conditionne désormais de manière substantielle le profil des approvisionnements de l’UE [2]. Le schéma est à peu près similaire pour les engrais azotés et phosphatés, la Russie disposant du gaz naturel nécessaire aux premiers et des mines de phosphates dont sont issus les seconds.
Maintien de prix élevés et rationnement des quantités
6 À l’arrivée, outre les alourdissements de charges que subissent les agriculteurs, c’est bien pour 2023 la perspective d’un maintien des prix élevés et l’hypothèse d’un rationnement des quantités d’intrants qui s’installe, avec un préjudice économique élevé pour les productions agricoles notamment en France (chauffage des bâtiments d’élevage, des serres, conservation en chambre froide de certains fruits comme les pommes…). L’une des répercussions de l’envolée du prix du gaz – il s’est toutefois replié depuis quelques semaines – a trait à la baisse de la production d’engrais par les principaux fabricants, à l’image du norvégien Yara. Sur la campagne 2022-2023, et comparativement à celle de 2022-2021, le recul des livraisons d’engrais est de – 14,5 % selon l’Union nationale des industries de la fertilisation (Unifa). La baisse de la production touche également la fabrication des aliments pour animaux. Entre janvier et juillet 2022, selon les données du Service statistique du ministère de l’Agriculture (Agreste) la baisse a été de l’ordre de 7 %, et elle ajoute un cran supplémentaire dans l’assombrissement des perspectives économiques de l’agriculture française notamment pour l’élevage. Pour finir – provisoirement – ce panorama des effets du choc de la guerre, penchons-nous sur un indicateur qui retient l’attention depuis plusieurs mois des acteurs économiques – ménages et entreprises – comme de l’État, celui de l’inflation. Les pressions inflationnistes semblent s’installer durablement dans le monde, selon des intensités différentes. La perception d’une inflation transitoire par les Banques centrales à la fin de l’année 2021 fut une erreur de jugement manifeste, puisqu’elles ont procédé depuis à des resserrements de leur politique monétaire, se traduisant par une remontée du taux à dix ans, redevenu pour la circonstance positif (graphique 2). Dans la zone euro, l’inflation a franchi en septembre, le seuil des 10 %.
Taux d’intérêt à dix ans sur les obligations d’État
Taux d’intérêt à dix ans sur les obligations d’État
7 L’inflation progresse, notamment sur les prix de l’énergie et sur les prix alimentaires. En France, elle s’élevait à +5,6 % en septembre sur un an, mais à +17,8 % sur l’énergie et à +9,9 % sur l’alimentaire. Une inflation qui n’est pas un phénomène monétaire, mais le résultat d’une économie réelle de production qui prend sa source dans la dépendance aux ressources fossiles envers des pays comme la Russie, dont les livraisons de gaz depuis le mois de février n’ont cessé de diminuer. Quant à la sphère alimentaire, les hausses de prix conduisent les consommateurs à arbitrer entre les produits qu’ils utilisent, allant de plus en plus aux premiers prix et enclenchant une dynamique de réduction des volumes achetés. Il est utile de garder en tête le poids des dépenses incompressibles qui atteint jusqu’à 31,5 % des dépenses de consommation des 20 % des ménages les plus modestes (données Insee, 2017). Ce pourcentage augmente pour les locataires. Dans cette situation, les marges de manœuvre pour choisir ce que l’on consomme sont logiquement réduites. Une demande amoindrie, ce sont des perspectives de contraction des débouchés qui se dessinent, endommageant celles relatives à l’investissement des entreprises. En outre, la question fondamentale qui a émergé a trait à l’attitude de la Banque centrale européenne (BCE) : jusqu’où aller dans l’augmentation des taux pour contenir l’inflation sans réveiller les forces telluriques d’une crise des dettes souveraines ? Il y aura sur ce point, à suivre de très près le cas de l’Italie et de son spread [3] avec l’Allemagne.
Les contradictions de la mondialisation
8 L’originalité de la période actuelle réside dans une accumulation de tensions et de contradictions qui débouche sur une potentielle crise généralisée de la mondialisation, dont la guerre marque une étape importante. À ce titre, les profondes turbulences que connaissent les marchés des matières premières, agricoles ou non, sont étroitement corrélées au conflit russo-ukrainien lui-même, et relèguent au second plan les traditionnels fondamentaux de ces marchés. Cette guerre, pas si surprenante en réalité, offre l’opportunité de dresser un bilan critique de la mondialisation, tout du moins des ambitions et espoirs affirmés qui lui sont inhérents depuis le début des années 1980.
9 Bien loin d’harmoniser et donc de pacifier les relations internationales, la mondialisation a restauré les États-nations, lesquels se livrent désormais une guerre économique chronique, qui, depuis le début de la décennie 2000, semble opposer les blocs occidental et non occidental. On sait que la rivalité sino-américaine structure, à elle seule, cette guerre économique. L’avènement de la guerre en Ukraine est une autre manifestation de cette tension caractérisant les relations internationales, mais elle s’est déplacée du seul champ économique pour se propager désormais au militaire. Dans la mesure où les belligérants sont intensément dotés en ressources naturelles, il est logique que les répercussions du conflit sur les marchés soient aussi abyssales.
10 Les produits agricoles et alimentaires forment de ce point de vue un enjeu de puissance. Les détenir, c’est une façon d’affaiblir ou de contrôler tout adversaire. L’un des objectifs d’une guerre est en effet de priver l’autre de ses ressources soit en les détruisant, soit en se les appropriant. C’est pourquoi la bataille autour de la partie est de l’Ukraine est si décisive, car cette région renferme 10 à 40 % de la production ukrainienne de grains. A contrario, préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine constituerait pour l’Union européenne la perspective d’un renforcement de son potentiel agricole, non pas en se l’accaparant, mais par le biais de son intégration dans l’Union. Il en est probablement de même en matière énergétique. La Russie entend affaiblir l’Union en interrompant ses livraisons de gaz et de pétrole, sachant que l’Union, emmenée par l’Allemagne, avait fait hier le choix de s’approvisionner auprès de Moscou. L’UE est ainsi conduite à diversifier en profondeur ses sources d’approvisionnement afin de préserver son économie, le temps d’accélérer sa transition énergétique avec des énergies renouvelables. À court terme, cela participe à la remontée des tensions entre États membres, alors que s’expriment, en Europe centrale et de l’Est où le niveau de dépendance énergétique envers la Russie est parmi le plus élevé, des velléités politiques de poursuivre les approvisionnements.
11 L’état présent des relations internationales et de l’économie mondiale montre que les actions politiques du début des années 1980 pour changer les fonctionnements institutionnels et juridiques du système international hérité de l’après Seconde Guerre mondiale, afin d’ouvrir aux entreprises de nouveaux espaces pour l’accumulation de capitaux, se sont progressivement heurtées au rattrapage économique des nations émergentes sur les pays occidentaux – véritables architectes de la mondialisation – mais aussi à des formes de contestation de leur pouvoir sur les affaires du monde s’incarnant, aujourd’hui, par le retour de la guerre.
Affirmation des nations et stratégie d’implantation
12 C’est sans doute la grande contradiction de la mondialisation. En absorbant les pays de l’ex-bloc soviétique dès le début de la décennie 1990, et avant cela la Chine, dans l’économie de marché, le processus de la mondialisation a ouvert un large front concurrentiel qui oppose aujourd’hui l’ensemble de ces pays. La libéralisation, les déréglementations des marchés et des politiques publiques, l’adhésion de la Chine puis de la Russie à l’OMC ont été à l’origine de la création d’un vaste marché mondial, dans lequel les modes de valorisation des capitaux peuvent se déployer, jusqu’au point où les rapports de force entre les nations s’affirment, traduisant des strategies d’implantation sur l’espace planétaire de valorisation des capitaux, occasionnant des conflits commerciaux dans un premier temps, puis des conflits armés dans un second temps. C’est pourquoi on assiste au retour des États-nations, à la restauration de notions hier largement discréditées comme la souveraineté nationale – alimentaire et énergétique – ainsi qu’à des formes de patriotisme économique.
13 L’exemple des marchés agricoles et des tensions qui les caractérisent aujourd’hui, témoignent en arrière-plan de cette montée en puissance des rapports de force en gestation depuis les années 1990. Ces blocs nationaux, entrant en concurrence intense pour occuper l’espace de valorisation des capitaux, pour s’approprier des débouchés, pour approvisionner des nations en état de dépendance alimentaire, agissent comme un vecteur de fractionnement du monde, alors que l’intention était plutôt, il y a quarante ans, d’unifier ce monde autour de la démocratie et du marché.
Repères : L’Espagne premier producteur de porcs de l’Union européenne
Notes
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[1]
L’Ukraine représentait, en 2021, 10 % des exportations mondiales de blé et 18 % de celles de maïs, avec, de surcroît, un confortable leadership sur l’huile de tournesol (50 % des échanges mondiaux).
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[2]
La Russie représente 40 % des approvisionnements en gaz de l’UE à 27 devant la Norvège 17 % et l’Algérie 11 %, loin devant le Qatar avec seulement 4 %. L’économie allemande apparaît, dans l’UE, celle qui est la plus vulnérable, en particulier son industrie manufacturière intensive en besoins énergétiques. On en arrive en Europe à préconiser la sobriété et à se déprendre de toute idée d’abondance, en quelque sorte un aveu de faiblesse vis-à-vis d’une Russie qui affiche sa détermination à affaiblir l’Occident et l’Europe tout particulièrement.
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[3]
Écart de taux d’intérêt auquel deux pays empruntent sur les marchés internationaux. Si l’Allemagne emprunte à 1,34 % à 10 ans, l’Italie à 3,46 %, le spread est de 2,12.