Couverture de PARTI_034

Article de revue

Engagements et processus de politisations au sein de la Convention citoyenne pour le climat

Pages 81 à 106

Notes

  • [1]
     L’idée d’engagement suppose une continuité dans le temps (Becker, 2006), une forme de fidélité à soi-même qui n’exclut pas de s’adapter à la situation : Goffman (2013) parle en ce sens « d’engagement situé ».
  • [2]
     Comme le notent Myriam Aït-Aoudia, Mounia Bennani-Chraïbi et Jean-Gabriel Contamin (2011), le terme même de politisation évoque à la fois un processus et un résultat.
  • [3]
     Jacques Lagroye (2003) définit la notion comme le fait d’établir des relations entre des questions, des problèmes, et de les amener dans l’espace de délibération en généralisant et, éventuellement, conceptualisant ces relations. Nous mentionnons cette définition, mais retenons la définition pragmatiste, plus cohérente avec notre approche des engagements.
  • [4]
     Voir l’introduction du présent dossier.
  • [5]
     Lors de la deuxième session, le Comité de gouvernance a constitué 5 groupes de travail thématiques : Se loger ; Travailler et produire ; Se déplacer ; Se nourrir ; et Consommer, auxquels les citoyen·nes ont été assigné·es par tirage au sort.
  • [6]
     https://www.participation-et-democratie.fr/colloque-convention-citoyenne-pour-le-climat (accès le 29/09/2022). À l’occasion de la préparation de ce colloque, l’ensemble des observateurs et observatrices du groupe SN ont mis en commun et synthétisé leurs notes. Ont contribué à ces observations du groupe SN : Simon Baeckelandt, Éric Buge, Sylvain Mounier et Célia Gissinger.
  • [7]
     Une autre partie du collectif de chercheuses et chercheurs a procédé à une analyse quantitative sur la base des questionnaires soumis lors des sessions en présentiel.
  • [8]
     Nous renvoyons à ce texte pour plus de précisions sur l’organisation et le fonctionnement de la CCC.
  • [9]
     Homme, 61 ans, électricien retraité, région Nouvelle-Aquitaine, entretien réalisé par Nathalie Blanc le 7 août 2020. Les âges correspondent au moment de l’entretien.
  • [10]
     Femme, 65 ans, retraitée, Hauts-de-France, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 14 septembre 2020.
  • [11]
     Femme, 62 ans, concierge, Île-de-France, entretien réalisé par Nathalie Blanc le 13 octobre 2020.
  • [12]
     Femme, 37 ans, profession intermédiaire, Île-de-France, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 27 septembre 2020.
  • [13]
     Femme, 49 ans, cadre supérieur, Île-de-France, entretien réalisé par Hélène Guillemot le 29 juillet 2020.
  • [14]
     Homme, 61 ans, cadre, entretien réalisé par Hélène Guillemot le 27 juillet 2020.
  • [15]
     Homme, 37 ans, électricien, diplôme supérieur au baccalauréat, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 29 octobre 2020.
  • [16]
     Homme, 61 ans, retraité du BTP, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 17 septembre 2020.
  • [17]
     La collapsologie, dont le terme a été popularisé par Pablo Servigne (auteur lu par les citoyens mentionnés), cherche à alerter sur le risque d’effondrement social et de l’économie globale si rien n’est fait pour réduire la dépendance aux énergies fossiles. Pour une approche sociologique de ces théories et des mouvements qui les représentent, voir les travaux de Luc Semal ou Bruno Villalba (entre autres).
  • [18]
     Homme, 60 ans, Hauts-de-France, profession intermédiaire, sans diplôme ou CEP ou BEPC, entretien réalisé par Jean-François Laslier et Selma Tilikete le 17 mars 2021.
  • [19]
     Homme, 29 ans, cadre, diplômé du supérieur, Île-de-France, entretien réalisé par Nathalie Blanc le 18 août 2020.
  • [20]
     Cette session a été ajoutée par le Comité de gouvernance pour discuter avec les citoyen·nes de la possibilité de soumettre au gouvernement des mesures encore non votées. Il s’agissait d’intégrer la CCC et son paquet de mesures climatiques dans le plan de relance qui, selon Laurence Tubiana, allait être impulsé dans l’urgence en mai 2020.
  • [21]
     Femme, 49 ans, Marseille, cadre supérieur, entretien réalisé le 4 août 2020 par Selma Tilikete.
  • [22]
     Il s’agit d’un produit toxique utilisé dans le traitement des bananiers qui a été évoqué par des Ultramarin·es lors des travaux du groupe SN comme un enjeu de justice écologique (soit justice sociale et environnementale).
  • [23]
     En France, la juriste Valérie Cabanes relance l’intérêt pour le sujet de la reconnaissance de l’écocide comme crime avec son livre Un nouveau droit pour la terre, en 2016 (Cabanes, 2016). Dans cette perspective, elle suggère de s’appuyer sur la notion de « limites planétaires ». C’est cette version de l’écocide que les citoyen·nes de la CCC – qui ont auditionné Valérie Cabanes – reprennent à leur compte.
  • [24]
     Rockström et al. (2009). Dans cet article, une équipe de recherche postule l’existence de neuf régulations biophysiques critiques permettant de mieux informer sur le risque de changements environnementaux globaux, en lien avec les activités humaines et qui sont supposées, ensemble, assurer la stabilité́ de la planète, c’est-à-dire son « homéostasie ».
  • [25]
     Voir https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/wp-content/uploads/2020/01/012020-CCC-programme-session4-1.pdf (accès le 29/09/2022).
  • [26]
     Compte rendu de la session 3, groupe Se nourrir, p. 8 (non diffusé au public).
  • [27]
     Voir Laurence Granchamp et Romane Joly (à paraître), « Des écologies sensibles en quartier populaire. Le cas de Hautepierre, Strasbourg », Espaces et Sociétés, dossier Écologie d’abondance, écologie populaire, no 187, janvier 2023.
  • [28]
     Lors de l’intervention de trois expert·es sur les questions d’agroécologie dans le groupe Se nourrir en session 4 (Julien Fosse, directeur adjoint au développement durable et numérique de France Stratégie ; Sophie Devienne, ingénieure agronome et professeure en agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech ; Philippe Pointereau, directeur adjoint de Solagro).
  • [29]
     Voir en particulier la proposition de mesure SN6.1.3 : Interdire progressivement l’usage des auxiliaires de production et des additifs alimentaires sous 5 ans.
  • [30]
     Christophe Brusset, 2015, Vous êtes fous d’avaler ça !, Paris, Flammarion.
  • [31]
     Compte rendu de la session 3.
  • [32]
     C’est le cas de plusieurs des citoyen·nes qui apparaissent dans le documentaire de Baptiste Rouget-Luchaine (réalisateur) et Yann Arthus-Bertrand (producteur), 2021, Les 150. Des citoyens s’engagent après la Convention citoyenne pour le climat, https://www.youtube.com/watch?v=d87ebaDlq7M (accès le 29/09/2022).
  • [33]
     Voir le documentaire de Baptiste Rouget-Luchaire, op. cit.
  • [34]
     Voir le livre témoignage de Grégoire Fraty (Fraty, Khayat, 2021).

1 Dans quelle mesure la Convention citoyenne pour le climat (CCC), au lieu de contribuer à une dépolitisation des enjeux climatiques par un traitement technique ou par une approche réductrice au prisme de « l’acceptabilité sociale », a-t-elle pu être au service d’une véritable appropriation de la question par les citoyen·nes ? Comme tout dispositif, le cadre d’action collective de la CCC a été contraignant, mais il a simultanément fourni des appuis aux engagements des individus (Dodier, Barbot, 2016), débouchant, au plan collectif, sur des propositions inopinées, et au plan individuel, sur des transformations des engagements et une politisation à la fois de leur participation et de la cause climatique.

2 Ainsi, l’objet de cet article est de saisir la façon dont les engagements sont transformés dans le déroulement du dispositif participatif en des prises propices à l’implication personnelle (engagement dans), puis de rendre compte des processus collectifs conduisant à une politisation des enjeux au sein de la CCC, et comment, en retour, l’expérience de la participation à ce dispositif a des effets transformateurs sur les engagements écologiques et leur politisation à l’issue de la CCC (engagement par).

3 Nous abordons par conséquent les engagements d’après le double sens de « s’impliquer » (involvement) et « d’être lié » (commitment – Goffman parle aussi d’attachment) (Goffman, 2013 [1973], p. 34) que ce soit par le cadre d’action, par la ligne de conduite ou encore l’idée d’identité. Ces éléments relevant d’une approche interactionniste sont complétés par la sociologie pragmatique des engagements. La façon dont Laurent Thévenot (2006, 2016, 2019) aborde les engagements comme un type d’agencement de la situation créant des attentes normatives vis-à-vis de celle-ci nous permettra d’éclairer comment les citoyen·nes ont finalement défendu une conception du commun plus large (ou plus universelle) que celle qui leur était initialement proposée. En outre, la notion de politisation telle que nous l’employons renvoie d’une part à l’opération de « dé-singularisation » d’une expérience pour la qualifier en problème public (Cefaï, Trom, 2001 ; Talpin, 2006 ; Trom, 1999), et d’autre part au caractère transgressif ou subversif visant à remettre en question ce qui contribue à la production d’un ordre institué, inspiré de Rancière (1990). Nous mobilisons une approche processuelle pour analyser les mises en forme progressives des engagements et leur politisation (Goffman, 2013 ; Sawicki, Siméant, 2009 ; Traïni, 2021).

4 Dans la première partie, nous explicitons ces choix conceptuels et théoriques ainsi que la démarche de recherche collaborative que nous avons initiée au sein d’un collectif de chercheur·es engagé·es dans l’observation de la CCC. Dans une deuxième partie, nous appliquons cette démarche processuelle à nos données empiriques. Nous considérerons successivement dans quel état d’esprit les citoyen·nes ont rejoint la CCC, la mise à l’épreuve des engagements et les apprentissages réalisés, puis l’attachement au collectif comme préalable à la politisation.

5 Dans une troisième partie, nous traitons des formes de politisation que ces engagements ont produites – en particulier au travers de la description et de l’analyse de deux mesures portées par le groupe Se nourrir (SN). Le processus d’élaboration de ces deux mesures exemplaires révèle, selon nous, la visée de politisation des questions climatiques par les citoyen·nes (la fabrique des mesures). En choisissant de proposer des mesures qui ne semblaient pas avoir de relation directe avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), les citoyen·nes ont contribué à la formation d’un espace de débat plus large et à la politisation des enjeux climatiques.

6 Une quatrième partie appréciera dans quelle mesure la participation à la CCC a servi de révélateur ou de déclencheur de nouvelles formes d’engagement et a transformé la conception des enjeux écologiques. En ce sens, la politisation observée peut être vue comme l’effort de ces citoyen·nes pour substituer une autre « grammaire du commun » (Boltanski, Thévenot, 1991 ; Thévenot, 2015) qui permette l’expression d’une forme d’engagement qui n’était pas originairement prévue. Celle-ci s’est formée de façon impromptue par la dynamique des engagements et ne peut être compréhensible qu’au regard des trajectoires d’engagement (Traïni, 2021).

Adopter un cadre théorique et méthodologique pour rendre compte des engagements et politisations progressives

Engagements et politisation : enjeux théoriques et conceptuels

7 La relation entre engagement et politisation est amplement développée dans la littérature, mais la façon dont ces deux notions ont été pensées l’une par rapport à l’autre a été profondément renouvelée. En effet, longtemps l’engagement a été envisagé dans les termes du militantisme partisan (Sawicki, Siméant, 2009), renvoyant à une conception du politique comme exclusivement lié aux institutions établies. Puis, tout un ensemble de travaux en France (Ion, 1997 ; Ion, Franguiadakis, Viot, 2005 ; Carrel, Neveu, Ion, 2009) ou aux États-Unis (Eliasoph, 1998, 2012) ont contribué à dé-lier la question des engagements de celle des affiliations partisanes, et à mettre en évidence d’autres formes d’exercice du politique par les engagements dans la vie quotidienne. Le courant pragmatiste (Thévenot, 2006 ; Centemeri, 2015 ; Eranti, 2018) a mis en exergue le rôle des attachements ordinaires dans l’exercice d’une citoyenneté effective, tandis que les travaux touchant aux engagements écologiques dans la vie quotidienne (Schlosberg, Coles, 2016 ; Schlosberg, Bäckstrand, Pickering, 2019 ; Marres, 2009 ; Eranti, 2018) ont contribué à donner une image plus diffuse et multiforme de la question des engagements et de leur rapport au politique. De ces travaux, nous retenons l’idée centrale pour notre analyse d’une pluralité d’engagements et de politisations.

8 En outre, deux aspects des engagements évoqués dans la littérature retiennent particulièrement notre attention : l’articulation du privé (ou de l’intime) et du public, et la dimension processuelle ou d’engrenage des engagements.

9 En effet, que les dimensions intimes et publiques des engagements ne sont en aucun cas antinomiques est un fait largement partagé (Traïni, 2021, p. 158 ; Thévenot, 2006, 2016 ; Becker, 2006 ; Goffman, 2013)  [1]. C’est pourquoi dans notre approche, nous ne détachons pas ce qui constitue les expériences et le vécu (les « attachements » au sens de Thévenot, 2006) des formes d’engagement et de participation dans l’espace public. Pour Thévenot, la notion d’engagement est d’abord une coordination personnelle avec soi-même, d’une situation à l’autre (2019), avec le concours d’un environnement proprement mis en forme pour offrir des gages à cette coordination (Thévenot, 2016). Dans la suite de ce texte, nous nous attachons à rendre compte de diverses formes de transformation que les citoyen·nes ont opérées pour se coordonner avec les autres membres, et ainsi constituer un « nous » conférant un sentiment de cohésion, une capacité de coordination et d’agir en commun.

10 De fait, ce travail de transformation est ce qui permet la participation, au sens rappelé par Joëlle Zask (2011) d’« apporter une part ». Du côté des participant·es, nous avons envisagé cette « part » comme constituée en premier lieu du vécu, de l’expérience personnelle, qui doit trouver sa place dans le cadre collectif, ou être « communiquée » au sens de Thévenot (2019), c’est-à-dire prête à être mis en commun. Et du côté du dispositif participatif, cela suppose que reste ouvert un espace de contestation, de remise en cause, de négociation, car « prendre part » implique non pas de se conformer à des procédures formelles figées, mais de pouvoir fixer en commun des règles ou redéfinir les limites du cadre d’action commune. Dans ce sens, il nous semble particulièrement pertinent d’« articuler, d’une part, l’attention à ce qui, dans [le] dispositif, est de l’ordre d’une référence endogène à des visées ; d’autre part, l’attention au travail par lequel les individus attachent des visées aux dispositifs » (Dodier, Barbot, 2016, p. 429). Cela suppose par conséquent de ne pas préjuger des finalités du dispositif, même dans le cas de la CCC pourtant dotée d’une lettre de mission à première vue très explicite (proposer des mesures pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % par rapport à 1990, dans un objectif de justice sociale). Pour autant, nous n’optons pas non plus pour une approche attributive (Dodier, Barbot, 2016), mais plutôt pour une approche interactive. Cela revient à interroger dans quelle mesure le dispositif favorise l’émergence d’expressions originales, qui le transforment en retour. Cela permet d’intégrer le fait que si le dispositif est doté de finalités qui peuvent être énoncées, leur réception peut être plurielle, et qu’il n’y a pas de finalités parfaitement définies et stables parmi la pluralité des motifs d’engagement.

11 Ces éléments justifient en outre l’adoption d’une démarche processuelle dans l’analyse des engagements. Les engagements, tout autant que la notion de politisation  [2], sont sous-tendus par une logique incrémentale (Raison du Cleuziou, 2011), ou d’engrenage (Becker, 2006 ; Traïni, 2021), dans la mesure où l’investissement de soi se fait à travers des implications successives, qui « dessinent une trajectoire cohérente perçue comme obligeante » (Traïni, 2021, p. 138). La politisation des engagements au sein de la CCC, telle que nous l’abordons, relève de cette dimension d’engrenage. Parler de politisation dans le contexte de la CCC revient à considérer, d’une part, à quel type d’engagement dans la société les citoyen·nes relient leur engagement dans la CCC (deuxième partie du texte) ; et d’autre part, la façon dont certaines propositions participaient à l’émergence d’un débat sur la délimitation de ce qui relève du politique (vs le « technique »), tout autant que sur le cadrage de la CCC lui-même (troisième partie). Aussi, parmi les multiples sens de la notion de « politisation »  [3], nous retenons d’abord la version pragmatiste, de désingularisation d’une expérience singulière afin de la convertir en problème public (Trom, 2008 ; Aït-Aoudia, Bennani-Chraïbi, Contamin, 2011 ; Talpin, 2006). Cela nécessite un engagement par implication au cours duquel sont mises à l’épreuve les convictions, autant que les coordinations pratiques avec soi-même (identité) et avec les autres (situation d’action collective) (Thévenot, 2016) ; en ce sens, la politisation peut être conçue comme mise en forme pour offrir des gages et des appuis à cette coordination (ibid.). Mais nous considérons également un deuxième sens, plus critique, inspiré de Jacques Rancière (1990) : seules les pratiques de transgression peuvent, dans sa perspective, revendiquer la catégorie de « politique » (Déloye, Haegel, 2019) ; cette perspective critique se retrouve dans le rejet d’un traitement exclusivement technique de la question au profit d’une approche engageant des valeurs, ou des visions divergentes du bien commun.

Une démarche collective : enjeux de méthode

12 Sur le plan méthodologique, nos analyses reposent, d’une part, sur un ensemble d’observations réalisées au cours des huit sessions de la CCC et, d’autre part, sur des entretiens réalisés a posteriori. Nous avons réalisé ces observations en coordination avec le collectif de chercheur·es qui a été accrédité par le Comité de gouvernance. Cette validation supposait deux choses : d’une part que chacun·e présente en amont de la CCC ses objectifs de recherche – dans notre cas, nous partagions un questionnement autour de la façon dont des expériences et des engagements « ordinaires » pour l’écologie pouvaient se voir mobilisés, mais aussi requalifiés à travers un engagement « extraordinaire » dans la CCC. D’autre part, de s’engager à un travail coordonné avec les autres  [4], notamment en nous répartissant entre les groupes de travail de la CCC (dans notre cas, le groupe Se nourrir – SN  [5]). Nous nous rendions compte de nos observations de façon informelle lors des pauses pendant les sessions en présentiel, et de façon plus formelle lors d’un colloque réalisé en novembre 2020 (en ligne)  [6]. L’observation continue des sessions au sein d’un groupe précis nous a conduites à formuler nos premières hypothèses sur le caractère processuel des engagements et sur la politisation à travers la CCC.

13 La première partie de notre article se base sur une série d’entretiens post-convention auprès de membres du groupe Se nourrir, effectués par nous-mêmes (n=8) à partir d’une grille d’entretien élaborée en commun avec les chercheur·es partageant une approche qualitative  [7]. Nous avons également lu et analysé 7 autres entretiens auprès de membres des autres groupes thématiques, réalisés et partagés par les membres du collectif de recherche. La grille d’entretien proposée comportait trois grandes séquences : la première sur l’expérience et le vécu de la CCC ; la seconde sur « l’avant CCC », et notamment les engagements, idées ou convictions préalables ; et la troisième portait sur le futur, les apprentissages, transformations, désirs ou non de poursuite des engagements et sous quelle forme. Les personnes interviewées avaient toutes répondu favorablement à un appel du collectif de recherche pour réaliser des entretiens à l’issue de la CCC (79 sur 159). Le fait d’avoir accompagné les travaux de groupe a facilité les échanges avec les membres du groupe SN : nous pouvions nous appuyer sur des séquences observées pour avoir leur avis, et en même temps susciter une certaine connivence. La majorité des entretiens ont été réalisés en visioconférence, compte tenu du contexte sanitaire en France à cette époque, mais aussi de la dispersion géographique des membres de la CCC sur l’ensemble du territoire. Les entretiens ont été réalisés à l’automne 2020, soit entre 3 et 5 mois après la dernière session de la CCC, après la présentation des mesures au gouvernement et la réception par le président de la République à l’Élysée. Dans l’idée d’un suivi longitudinal, nous avons recontacté en février 2022 deux des membres du groupe SN avec lesquels nous avions eu un contact privilégié en 2020, pour évoquer avec eux l’évolution de leurs engagements et leurs nouveaux attachements. L’analyse des entretiens de membres d’autres sous-groupes, ainsi que la consultation d’autres sources (vidéos, positionnements sur les réseaux sociaux, articles de presse) nous ont donné des indications renforçant ou nuançant nos hypothèses initiales.

Mises en forme des engagements. Cheminements individuels et construction du collectif

Premiers moments : quels registres de justification de l’engagement dans la CCC ?

14 Pour situer les conditions de l’engagement des citoyen·nes, rappelons brièvement que le cadrage de la CCC apparaît à la fois restreint à un but objectivable (40 % de réduction des GES d’ici 2030), et associé à une idée (la justice sociale) plus difficile à réduire dans des formats quantifiables et de plus sujette à des interprétations plus ou moins extensives (voir Giraudet et al., 2022  [8]). Formellement, ce cadrage est relayé par le Comité de gouvernance, les groupes d’expert·es intervenant en appui du travail des citoyen·nes, et par l’équipe d’animation qui aura tendance à se référer d’abord aux buts objectivés de la CCC.

15 Toutefois, lors de la première phase de l’engagement, celle que l’on pourrait aussi qualifier « d’enrôlement » (Callon, 1986), ces éléments de cadrage ne sont pas encore intégrés par les participant·es. Leur entrée dans le dispositif, particulièrement compte tenu de ses modalités (le tirage au sort, puis la discussion téléphonique avec l’équipe de recrutement), constitue un moment clé à partir duquel les personnes sont amenées à s’interroger sur les (bonnes) raisons d’y prendre part. Si globalement les citoyen·nes se perçoivent comme « distingué·es » par le tirage au sort (« élu·es »), iels ont rapidement conscience que cela ne constitue pas un point d’ancrage suffisant pour participer (« apporter une part », Zask 2011). Les motifs d’engagement s’intègrent ainsi dans un récit de leur participation, qui donne à voir comment iels conçoivent, a posteriori, la cohérence de leur conduite et qui intègre une pluralité de formes d’engagement.

16 Les quatre registres de justification que nous avons distingués (personnel ; civique ; écologique ; social et solidaire) vont du plus personnel et intime au plus universel ou général. Loin d’être exclusifs l’un de l’autre, leur identification nous permet au contraire de mettre en lumière comment les dimensions les plus intimes et personnelles de l’engagement se combinent pour soutenir la participation en public (Traïni, 2021).

Le registre personnel

17 Dans le registre personnel s’exprime de façon mêlée le sentiment d’être face à des circonstances qui extirpent littéralement de son quotidien et du monde familier et projettent dans un environnement inhabituel qui peut être inquiétant. Mais le défi est aussi une source de gratification symbolique personnelle (« bénéficier d’une part » pour J. Zask). Pour GK  [9], cela lui a permis de « donner un sens à sa retraite », de même que MJ  [10] qui a pu de nouveau « se sentir utile », sentiment qu’elle n’avait plus éprouvé depuis son départ en retraite. Pour MH  [11] qui déclarait : « Qu’est-ce qui m’a poussée à dire oui ? Peut-être l’envie de sortir un peu de chez moi. Après, oui, les débats j’aime bien, ça m’intéresse… », sa gratification est de l’ordre de l’accès à un statut médiatique, qui permet de faire partie de « ceux dont on parle », et de se sentir une place dans la société. En termes d’engagement émotionnel, MH établit plus loin dans l’entretien un équivalent entre sa participation à la CCC et la naissance de ses enfants, signifiant à quel point elle a vécu intensément cette participation. Les bénéfices de la participation (Carrel et al., 2009 ; Rui, 2009) sont également de l’ordre des apprentissages (souvent mentionnés dans les entretiens) qui alimentent un sentiment intime d’élargissement de ses horizons, produisent de la confiance et soutiennent différentes formes de politisation que nous développons plus loin.

Le registre civique

18 Le registre civique se rapporte à trois manières d’envisager sa contribution à la « cité ». La première se rapporte à la responsabilité ou le sens du devoir imposé par le tirage au sort (la référence au jury d’assises est alors généralement mentionnée). La seconde modalité se réfère à la dimension historique d’une telle assemblée qui oblige d’y engager toute son énergie pour aboutir au meilleur résultat possible, comme ML  [12] l’exprime : « On se disait : “La responsabilité qu’on a sur les épaules !..”. Enfin, voilà, c’est la première Assemblée citoyenne, si ça ne marche pas, il n’y en aura peut-être pas d’autres ! Si on n’arrive pas à résoudre le problème en passant par nous, les citoyens, qui le résoudra ? » Enfin, la troisième modalité prend les traits de l’engagement partisan. Des engagements antérieurs dans un parti ou un syndicat peuvent susciter un trouble quant aux motifs sur lesquels fonder son engagement à participer, à l’exemple d’IR  [13] qui s’est d’abord dit : « Mais je ne vais pas aller là-dedans, c’est un truc à Macron… Il en est hors de question ! » Elle y voyait une sorte de compromission et craignait le jugement de son environnement familier (« Oh, là, là, on va me tomber dessus ! »), jusqu’à ce dernier, au contraire, l’encourage. Dans ce registre civique, les engagements se constituent par référence à un devoir envers un groupe, ou « la société », placé au-dessus de ses convictions personnelles. La prise de conscience des enjeux climatiques associée au sentiment de responsabilité envers le public, ou « les autres », dont iels se font les représentant·es par le hasard du tirage au sort, les amènera à une transformation progressive de leur engagement.

Le registre écologique

19 Contrairement à l’idée que la CCC n’aurait rassemblé que des personnes convaincues par l’écologie, les rapports à l’écologie apparaissent très divers et ne sont pas premiers dans les discours des enquêté·es. Si certaines personnes sont entrées dans la CCC avec des représentations précises de l’engagement écologique, d’autres vivent à travers la CCC une sorte de « révélation » du caractère engageant de certaines pratiques, comme MH11 : « Ça m’a marquée, c’est comme s’il y avait eu un précédent. Pourquoi je me suis arrêtée d’acheter des bouteilles en plastique [quelques mois plus tôt] ? » Mais plus qu’un dispositif établissant un lien entre des pratiques ordinaires et des défis environnementaux, ce registre renvoie à une vision critique de la société de consommation. Cette idée s’illustre particulièrement dans le cas de HO  [14] qui se revendiquait initialement « climatosceptique », surtout par rapport aux origines anthropiques du réchauffement, mais qui espérait que la CCC pourrait « faire changer le comportement des gens » vis-à-vis de la société de consommation : « Ça fait 30 ans que j’attends quelque chose qui n’arrive pas par les politiques, peut-être que par cette convention on va changer le comportement des gens ! ». De façon similaire, GG  [15] ou AB  [16] se revendiquaient « collapso »  [17]. Le point commun entre ces différents motifs d’engagement réside dans une vision critique des « comportements » (des individus, des politiques…) et de ce qui fait société, face aux enjeux environnementaux.

Le registre social et solidaire

20 Le souci de préserver l’avenir pour les générations futures commence par celles et ceux qui sont proches – comme ML12 : « Je suis maman donc c’est un sujet qui me touche par rapport à l’avenir et ma fille, donc j’ai accepté tout de suite », ou GK9 : « Je vais aller à la convention avec mes grandes idées et puis j’y vais aussi pour défendre l’avenir de mes enfants, c’était ma deuxième préoccupation ». Ce souci va en s’élargissant à l’ensemble de la jeunesse comme AB (cité plus bas)16, à la planète : « Donc la question, c’est la planète, comment sera la planète en 2050 ? » explique PO  [18], pour qui cet enjeu planétaire était indissociablement lié à des enjeux démocratiques, d’ouverture plus fréquente à la participation citoyenne. Et lorsque HO14, venant d’un milieu modeste, justifie son engagement dans ces termes : « Je me suis dit quel que soit le climat ou pas le climat, ce qui compte dans cette convention, c’est que je donne un avis pour favoriser les pauvres et les démunis », il s’agit ici aussi de représenter les absent·es, les vulnérables et celles et ceux qui ont plus de difficulté à faire entendre leur voix. Autrement dit, ces différents motifs relèvent d’une visée de justice sociale et environnementale.

21 En synthèse, il nous semble utile de mettre en lumière la variété des registres d’engagement, ce qui permet de rompre avec une présentation de la CCC comme étant relativement uniforme, ou une assemblée de gens déjà tous sensibilisés à l’écologie. Cette diversité permet de mettre en exergue l’ampleur du travail de cohésion qui va se mettre en place au sein du groupe des 150 personnes dans son ensemble et dans les sous-groupes thématiques. Un travail qui, tout en favorisant l’intégration dans les groupes, crée les conditions de l’action collective.

Deuxième moment : Mise à l’épreuve de l’engagement et construction de l’attachement au collectif

22 Acculturation aux enjeux climatiques et renforcement de l’engagement dans le groupe sont allés de pair : c’est ce que nous retirons des récits des premières journées des citoyen·nes au sein de la CCC et leur réception des présentations des expert·es. Quel que soit le degré préalable d’information et d’intérêt pour la problématique climatique, la plupart évoquent cette première session comme un moment fort, au principe d’un engagement reliant des éléments qui peuvent être intimes et émotionnels à un sens des responsabilités vis-à-vis de collectifs pluriels : celui du groupe des 150, des proches, ou la Nation. En particulier après l’audition de Valérie Masson-Delmotte, nombre de citoyen·nes évoquent un choc et/ou une révélation au regard de la contribution française au changement climatique et du rôle des responsables politiques.

23 Ainsi, GK9 relate : « On n’avait absolument aucune idée, ça a été une découverte totale. Pour mon épouse, comme pour moi d’ailleurs. […] Et on est nombreux dans cette convention à s’être pris cette claque, on en a discuté avec mon épouse aussi, on a découvert cette urgence […]. Puis ça a été un choc qu’il y ait des gens qui savent, qui sont aux manettes, qui ont les moyens de faire quelque chose, mais qui ne font rien. Et ça, ça a peut-être été le choc le plus important. » De même ML12 : « Le premier week-end de travail, j’ai fait partie des citoyens qui ont pris une grosse claque… Encore aujourd’hui, je me sens un peu ridicule parce que je me dis, je suis quelqu’un qui a fait des études, je suis assez connectée sur les réseaux, je lis etc. et je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout informée de l’urgence climatique ». Même celles et ceux qui s’affichent volontiers « collapsologistes », comme GG15 ou AB16, évoquent cet effet de surprise.

24 La prise de conscience de l’ampleur du problème climatique crée des doutes sur ses propres capacités ou celles du groupe pour y apporter des réponses, qui mettent à l’épreuve les engagements. C’est ce que décrit AB16 lorsqu’il parle avec beaucoup d’émotion de son envie de se désister après la première session : « Quand je suis sorti pour la première session, ça m’avait tellement usé la première session le dimanche, je ne savais pas si je reviendrais, j’aurais pu faire partie des 15 qui ne sont pas revenus. » Puis, observant alors un groupe de jeunes dans un parc, il se dit : « T’as signé pour y aller, il faut que tu y ailles maintenant, fais ça pour eux ». Fidèle à sa promesse et cohérent selon une ligne de conduite qui permet de faire tenir son engagement, AB16 réinterprète ses motivations initiales et donne un nouveau sens à sa participation, en étroite relation avec l’ampleur du problème qu’il vient de découvrir. C’est ce sentiment de responsabilité face au défi qui fait « tenir », mais aussi la qualité des relations au sein du groupe.

25 Les émotions constituent un révélateur de cette mise à l’épreuve : « Comme moi je prends beaucoup les choses à cœur… J’y pensais tout le temps ! Donc c’était fatigant ! Et puis, j’avais l’impression que ça n’aboutirait à rien. Donc de ce fait-là… Pff… Ça me fatiguait quoi. Ça me fatiguait nerveusement » (MJ10). « C’était vraiment colossal ce qu’on devait faire […]. C’était fort émotionnellement, je n’ai pas craqué, mais c’était vraiment fort » (ML12). Si ces verbatim font état d’une conscience des enjeux qui pèsent sur les émotions, le sentiment de « fardeau » est d’autant plus fort que la personne qui les exprime doute des capacités tant personnelles que collectives de contribuer à y répondre. Le groupe permet de transformer ce « fardeau » personnel en fardeau collectif, par rapport auquel il serait possible d’agir collectivement. C’est ce qu’exprime FB  [19] : « Je me sentais investi d’un rôle spécifique, mais dans une dynamique de groupe… Enfin, la dynamique de groupe est liée à la dynamique personnelle, mais je ne ressentais pas un poids sur mes épaules, c’était plutôt un poids sur “nos” épaules, réparti entre nous les 150. »

26 Ces éléments contribuent à répondre à la question : « Au nom de quoi les citoyen·nes s’engagent ? ». Iels le font davantage envers autrui (le groupe, les jeunes…) qu’envers une cause abstraite et dans la mesure où iels estiment pouvoir « apporter une part ». L’intégration dans le groupe, au principe de sa cohésion, a fourni dans ce cas un substitut au sentiment d’impuissance individuelle. Cette dépersonnalisation du défi perçu crée les conditions d’une action collective, et représente un tremplin vers une politisation.

Troisième moment : l’engagement comme délégation de la confiance et facteur de cohésion du groupe

27 Progressivement se met en place le travail collectif, dans les plénières et les groupes. Travailler en groupe renforce les possibilités de participation, donc de pouvoir se sentir partie prenante, dans un processus qui doit aboutir à un résultat.

28 Au cœur de cet engagement repose l’idée d’un possible travail collectif où les rôles sont répartis, les différentes personnalités identifiées, la confiance établie qui sert d’assurance aux engagements personnels. GK9 explique cette répartition des rôles : « On s’est plus ou moins naturellement réparti des rôles en fonction de nos centres d’intérêt et puis on a avancé. Il y a une sorte de confiance qui s’est faite entre nous ; d’ailleurs une confiance qui s’est faite aussi avec les autres groupes. » AB16 souligne le caractère collectif de la décision : « On était trois de Se nourrir à devenir des spécialistes [de l’éthique alimentaire] entre guillemets. Malgré ça, on croisait nos points de vue dans le groupe avant de prendre des décisions définitives pour nos propositions. » Cela implique l’apprentissage du collectif, ce que souligne FB19 : « Cela m’a appris à interagir avec les gens, tout simplement, avec des gens que je n’ai pas forcément l’habitude de croiser dans mon quotidien, parce qu’on n’a pas forcément les mêmes métiers, les mêmes extractions sociales. On ne fréquente pas les mêmes endroits… ». Cet engagement de tous et toutes se transforme en ce que plusieurs citoyen·nes qualifient d’« intelligence collective » (GK9, ML12).

29 La question de la construction progressive du groupe de citoyen·nes au fur et à mesure des sessions se confirme pleinement lors de la session 6 bis qui s’est pourtant tenue par Zoom  [20]. C’est alors que des citoyen·nes mettent en avant la trajectoire des 150 en tant que « famille », selon cette citoyenne CM  [21] : « Au fur et à mesure qu’on avançait dans les sessions, moi j’ai trouvé que c’était beau. On se rejoignait de plus en plus, la famille se liait, et il y avait vraiment ce sentiment de fraternité à la sixième, septième session, après la Covid est passée par là. Peut-être que ça apportait aussi, je ne sais pas, quelque chose qui nous liait un peu à la vie à la mort… ». L’intensité du lien au groupe était entretenue par l’intensité du travail requis, non seulement pendant, mais aussi entre les sessions : rapports à lire, rencontres avec des acteurs et actrices, webinaires d’intersessions…

30 Les entretiens pointent l’existence d’une tension entre un désir d’éviter des divergences qui mettraient à mal l’expérience de groupe, et la réaffirmation de positions singulières ayant trait à la trajectoire de chacun·e au sein de la CCC. Deux facteurs de division nécessitaient d’être contenus : les expressions partisanes dans l’espace des débats qui auraient pu entamer la cohésion du groupe, et les débordements individuels de personnes s’accaparant le bénéfice du prestige de celui-ci. Sur ce deuxième point, les circonstances dans lesquelles dire « nous » au nom des « 150 » étaient strictement définies, et la norme ad hoc rappelée si nécessaire : le « nous » n’était admis que pour ce que l’ensemble du groupe avait voté et validé.

31 De même, les mesures conflictuelles ne sont pas nombreuses (28 heures de travail hebdomadaires, par exemple) et ont été peu débattues en plénière. Outre l’évitement des conflits pour des raisons d’efficacité du travail en collectif, l’encadrement de la CCC (équipe d’animation, expert·es, Comité de gouvernance, etc.) a pu également contribuer à neutraliser les divergences et conflits éventuels en déployant l’idée d’un consensus nécessaire autour des mesures adoptées. De tels efforts ont contribué à constituer le bien commun du groupe, soit son existence même en tant que collectif, tout autant que ce qu’il produit et dont il tire sa légitimité en tant que groupe – à savoir, les propositions de mesures à remettre au gouvernement.

32 Les clivages ont ainsi souvent été relativisés au profit d’un consensus majoritaire – sans toutefois étouffer totalement l’émergence de « causes » singulières, faisant écho à des expériences personnelles (le chlordécone pour les Ultramarins  [22]) ou des convictions forgées au cours de la CCC qu’iels ont décidé d’incarner, donnant lieu à quelques mesures « inventées » (voir l’article de S. Tilikete dans le présent numéro) ; celles-ci ont eu un important effet fédérateur sur le groupe, tout en exprimant des formes de politisation. C’est ce que nous développons à présent.

Quand les engagements produisent de la politisation

33 La transformation de l’engagement personnel en politisation s’observe à la fois par les formes de justification écologique ou morale présentées par les citoyen·nes portant les mesures, mais aussi par la transgression du cadre que représente la CCC. Pour certaines personnes, il s’agit d’apprécier des pans de la question peu pris en compte (par exemple, le chlordécone), ou encore, pour d’autres, de proposer des mesures inédites et remettant en cause les politiques en cours. Nous l’illustrons plus particulière à travers deux mesures : l’écocide au regard des limites planétaires, et l’éthique alimentaire.

34 Pour chacune des deux mesures, nous retraçons son origine et la genèse de son élaboration ; puis le moment où l’intention de la mesure va devoir surmonter les réticences et avis négatifs de l’équipe d’animation et/ou des expert·es ; enfin la phase d’intégration dans l’ensemble et l’adoption par le collectif.

L’écocide au regard des limites planétaires

Origine

35 Parmi les 149 mesures proposées au président de la République par les citoyen·nes de la Convention citoyenne pour le climat, l’une d’elles est étonnante au regard des objectifs affichés de la Convention de réduction des émissions de gaz à effet de serre : l’écocide  [23] dans le cadre des limites planétaires  [24]. Cette proposition de mesure vise l’organisation d’un référendum sur l’introduction dans le droit pénal français du crime d’écocide dans le cadre des neuf limites planétaires, et intégrerait le devoir de vigilance et le délit d’imprudence, dont la mise en œuvre serait garantie par une nouvelle institution, la Haute Autorité des limites planétaires. Serait considérée comme écocide « toute action ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées ». Il faut savoir qu’en 2019, l’Assemblée nationale et le Sénat avaient déjà refusé des propositions de loi sur la reconnaissance de l’écocide. La même année, le rapport du ministère de la Transition écologique (2019) montre qu’en France, six dépassements qui diffèrent selon les régions et les territoires sont déjà observés. L’écocide dans le cadre des limites planétaires repose notamment sur l’idée que la Terre a ses limites, une idée présente dans de nombreux discours d’enquêté·es sur les questions écologiques, qui reconnaissent de ce fait une certaine personnification de la Terre. Comment s’est construit, par exemple, cette situation d’engagement et de politisation de certain·es citoyen·nes du groupe SN sur l’écocide ?

36 Plusieurs étapes et moments traduisent l’engagement et ses effets. La notion d’écocide est présentée par Marine Calmet, juriste, et présidente de l’association Nature Rights, lors de la troisième session du 15 au 17 novembre 2019. L’après-midi de cette même session, le citoyen qui va devenir le porteur de cette mesure mentionne pour la première fois l’expression. En session 4, lors de la séquence de demande des expert·es, le citoyen en question cite directement Valérie Cabanes, spécialiste en droit de l’environnement intervenue la veille  [25].

Mise à l’épreuve

37 L’écocide au regard des limites planétaires est absent du compte rendu de la session 3 et de la liste des 5 mesures prioritaires  [26], et ne recueille pas un avis positif de la part des expert·es du groupe d’appui (GA) au motif que « l’écocide n’a pas d’impact sur le climat »  [27]. Pourtant, deux citoyens rappellent cette idée de mesure lors de la session 4, et le citoyen porteur n’en démord pas et défend la proposition contre vents et marées à partir de ce moment. Il reçoit le soutien d’autres citoyen·nes : l’un parle des limites planétaires ignorées par Total, et une autre du chlordécone en Guadeloupe  [28]. Initialement, la mesure est découpée en plusieurs items. Il est même évoqué qu’elle soit inscrite à l’article 1 de la Constitution française. On peut, dès lors, s’interroger sur le passage de ce projet de mesure d’une écriture visant à modifier la Constitution à un projet de loi. L’intervention rencontre l’unanimité au sein du groupe de citoyen·nes et l’adoption se fait très rapidement, presque sans discussion.

L’intégration dans l’ensemble des mesures

38 Lors de la session 5 du 7 au 9 février 2020, le citoyen porteur va remplacer la rédaction proposée par les expert·es du groupe d’appui par sa propre rédaction préparée sur une clé USB. GK9 fait, tout d’abord, une présentation de la mesure dans le groupe SN, avec encore quelques hésitations, mais il suscite l’enthousiasme et le soutien des membres du groupe. Il présente, plus tard, la mesure en plénière où il provoque l’émotion générale ; il est largement applaudi. Finalement, la mesure défendue par ce citoyen, et littéralement incarnée par lui au sens qu’il la représente, finit par être un succès de présentation publique. Peu conscient de l’importance de ce thème avant la Convention, ce citoyen se saisit de l’écocide au regard des limites planétaires comme de l’opportunité d’un engagement au profit d’une cause écologique, incluant la perte de biodiversité, de très nombreuses pollutions ainsi que la qualité du cadre de vie. Sa politisation, à savoir son sens de la mise en débat et la défense d’un point de vue alternatif, peut être déduite de sa capacité à susciter l’adhésion à cette cause au sein du groupe. Lui-même refuse le terme de politisation au sens partisan, aussi son engagement politique se construit véritablement par référence à une conception du bien commun.

39 Toutefois, lors de la réception des citoyen·nes au palais de l’Élysée, le président de la République a exprimé son opposition à l’organisation d’un référendum sur la reconnaissance du crime d’écocide, une mesure qu’il s’engageait néanmoins à faire avancer au niveau européen. Emmanuel Macron déclarait alors que cette mesure devait être « retravaillée » avec le gouvernement. L’écocide sera finalement requalifié comme simple délit dans la loi Climat et résilience.

L’éthique alimentaire

Origine

40 L’objectif central de cette mesure est de réglementer ou taxer les additifs chimiques dans l’alimentation qui n’ont aucune utilité sinon esthétique et sont nocifs pour la santé  [29]. Cette mesure, étroitement liée à un ensemble de mesures visant à assurer davantage d’équité dans l’alimentation, comporte une critique des modes industriels de production alimentaire. Comme la précédente, elle s’inspire d’une « rencontre » entre un citoyen et une « idée », en l’occurrence celle défendue par un ancien cadre de l’agro-industrie qui en dénonce les dérives  [30]. Contrairement aux « grosses » mesures, très techniques comme la PAC et la loi Egalim sur lesquelles ont travaillé les citoyen·nes du groupe SN, celles et ceux qui s’investissent sur l’éthique alimentaire sont en nombre restreint (3 personnes participent à sa rédaction). Au-delà des enjeux de santé, cette famille de mesures est reliée à des enjeux de justice alimentaire. Elle vise en effet à soutenir une agriculture locale autant qu’à encourager la consommation de produits moins transformés.

Surmonter les réticences et convaincre

41 Toutefois, la mesure suscite un certain scepticisme parmi l’équipe d’animation, qui la juge hors sujet ou ayant peu d’impact sur la réduction des émissions de GES. GG15 témoigne : « Là, là-dessus, nos pauv’ animateurs ont pris cher avec nous ! Il y avait celle-là, il y avait la pêche également, les politiques commerciales, […] et même l’écocide de GK9. Même si l’écocide ne parle pas de CO2 ! Ça parle de protéger l’environnement… et du coup ça a été une bataille avec eux ! » Toutefois, elle n’est pas rejetée immédiatement par les expert·es qui relèvent les attentes éthiques émergeant dans le groupe  [31].

42 GG15 soutient l’idée d’une interdépendance des mesures : « La loi Egalim qui veut que les enfants mangent mieux, ça va avec l’éthique alimentaire, et puis l’éthique alimentaire, ça va aussi sur la déforestation à distance… »

43 Dans leurs notes du 13 décembre 2019 entre les sessions 3 et 4, les expert·es du groupe d’appui classent cette mesure dans le troisième groupe, celui dont les impacts sont « limités pour atteindre les objectifs ». Iels relèvent que même si « cette proposition de mesure n’est peut-être pas la plus efficace en termes de baisse des émissions de GES à ce stade […] [e]lle est, cependant, symboliquement, très importante pour le groupe ». Autrement dit, devant l’attachement du groupe à cette mesure, les expert·es relativisent la nécessité d’un impact immédiat en termes de réduction des GES.

Intégration dans l’ensemble des mesures

44 En définitive, le rapport final mentionne certes un moindre impact de réduction de GES, mais signale également les enjeux de justice alimentaire : « Bien que cette mesure ne soit pas directement reliée à une réduction forte des émissions de gaz à effet de serre, l’industrie alimentaire conditionne fortement ce que les agriculteurs vont pouvoir vendre et ce que les consommateurs vont pouvoir acheter » (rapport final de la CCC, p. 392). Ils l’intègrent alors comme un élément qui peut favoriser des changements de comportements alimentaires, notamment au profit de produits moins transformés (donc avec un meilleur bilan en termes de GES).

45 Cette brève présentation de deux mesures spécifiques, l’écocide au regard des limites planétaires et l’éthique alimentaire, met en exergue l’affirmation de positions de la part des citoyen·nes dans un espace de débats politiques. On peut y lire comment les citoyen·nes, au fil des sessions, cherchent à répondre au sentiment diffus d’un problème non pris en charge, et nécessitant de relier le climat, la biodiversité, la santé et les enjeux socio-économiques au-delà d’une approche technique du problème climatique. Ainsi, la conscience de l’interdépendance des enjeux – et des propositions de mesures – se construit progressivement, en prenant appui sur les engagements en tant que « promesse faite à soi-même » ou par fidélité à des convictions qui ont, au départ, une forme assez générale – en l’occurrence, le sentiment personnel d’une grande violence faite au vivant –, mais qui sont mises en forme à travers un travail d’enquête, d’acquisition de connaissances et de mise en débat dans le groupe. Les citoyen·nes ont mobilisé des connaissances de diverses provenances (lectures personnelles, recours à une diversité d’expert·es au-delà même de celles et ceux invité·es au sein de la CCC, etc.) pour communiquer avec leurs pairs, soit rendre commun au groupe des propositions de mesures auxquelles iels ont largement adhéré, en les percevant comme cohérentes avec l’ensemble de leur démarche. Du point de vue d’une conception agonistique de la politisation, on peut estimer que, d’une certaine manière, la cohésion du groupe s’est trouvée non pas entamée par les expressions singulières de ces citoyen·nes qui ont proposé des mesures « hors cadre », mais renforcée.

Transformation des engagements et des formes de politisation au-delà de la CCC

46 Outre le « choc » vécu par une grande majorité suite à la présentation scientifique des conséquences du changement climatique évoqué plus haut, d’autres moments de la CCC figurent comme des points de bascule allant dans le sens d’une politisation des engagements citoyens vis-à-vis de la cause climatique. Un citoyen FB19 restitue ces moments clés : « Le vote déjà. Le vote final, c’était très fort. La première session, c’était très fort parce qu’on est arrivés là, on a eu la matinée pour s’appréhender, discuter avec des gens qu’on ne connaissait pas de prime abord, et quand on a eu des explications de Valérie Masson-Delmotte sur le réchauffement climatique… […] Et la venue du Président aussi, c’était quand même quelque chose de fort dans le sens où je n’en attendais pas grand-chose, mais j’ai trouvé qu’après ça il y avait eu un basculement et les choses étaient devenues plus concrètes encore, et plus sérieuses, et notamment dans le traitement médiatique qu’il pouvait y avoir de la Convention. » La visite du président de la République a en effet accru la visibilité médiatique et placé la CCC dans un espace de débat politique, contribuant de fait à une politisation de l’engagement citoyen ; celle-ci était tout particulièrement notable dans la mise en scène d’une opposition entre les points de vue des 150 à propos de quelques mesures plus polémiques (les 110 kilomètres-heure ou les 28 heures hebdomadaires). On peut penser que la polémique naît du fait que les citoyen·nes ont anticipé la réception de ces mesures dans la société, ce qui relève d’un positionnement politique au sens premier. Cependant, l’exigence d’une posture solidaire l’a emporté, permettant de faire exister « les 150 » comme un groupe un certain temps après la fin de la CCC. La construction du groupe, dans ce cas, est le résultat d’une expérience collective associée à un effort d’apprentissage d’enjeux perçus comme fondamentaux au-delà du caractère technique de la majorité des mesures. Elle a débouché sur un sentiment partagé par un certain nombre de la nécessité de l’engagement via l’action collective.

47 À l’issue de la CCC, les témoignages indiquent trois formes de débouchés de cette expérience :

  1. des transformations plus ou moins profondes sur le plan personnel ou dans les écologies quotidiennes. La majorité des enquêté·es se dit encore plus soucieuse d’adapter ses modes de consommation, dans le domaine des transports notamment, mais aussi de l’alimentation, plus particulièrement dans le groupe SN. Les changements évoqués vont des pratiques qui peuvent sembler les plus insignifiantes (arrêter d’utiliser son grille-pain) à un changement d’activité professionnelle (comme HO14 qui a perdu son emploi pendant l’un des confinements du Covid et qui souhaite se reconvertir dans le conseil en isolation des bâtiments, après la rencontre d’un intervenant qui l’a beaucoup marqué) ou à des changements de vie plus globaux  [32] ;
  2. dans l’adhésion à l’association Les 150 et/ou des perspectives d’engagement nouvelles dans la vie associative. FB19 par exemple explique la transformation de sa trajectoire personnelle : « Je trouvais que la Convention citoyenne en tant qu’engagement citoyen, c’était vraiment intéressant. Je pense que ça sera sûrement une bascule sur le futur et sur mon futur engagement associatif quel qu’il soit. »

49 L’association Les 150, de son côté, a été lancée pendant la session 6 dans l’objectif de porter les mesures issues de la CCC. Tout le monde n’a pas adhéré, puisque l’association n’a rassemblé au meilleur moment que 120 membres. L’association a constitué un temps un relais permettant de transmettre des sollicitations de médias ou d’institutions diverses auxquelles les membres répondaient à tour de rôle. Toutefois, une fois hors du cadre qui faisait tenir ensemble ce collectif hétérogène, des dissensions sont apparues. Sans doute la posture consistant à « défendre et promouvoir » ces mesures n’est-elle pas aussi unificatrice que celle consistant à se mettre d’accord sur un choix, sans compter que des finalités personnelles ne se sont pas accordées autour de positionnements communs. En cause, tout particulièrement, le fait que certaines personnes se sont politisées de façon partisane, ce que la plupart rejettent.

50 D’autres formes d’investissement dans des réseaux locaux, des tiers lieux ou autres initiatives locales s’inspirant de la CCC, continuent également de donner l’occasion aux membres de prolonger leur engagement en devenant des témoins ou des coanimateurs et coanimatrices de ces manifestations.

  1. en prenant part à des élections locales : l’une des membres a été élue maire de sa commune pendant la CCC, tandis que plusieurs citoyen·nes rapportent dans leurs entretiens leur participation aux élections locales, le plus souvent sans étiquette politique (c’est le cas de GG15 et de FB19). La CCC semble avoir éveillé des vocations politiques parmi plusieurs de ses membres et leur a servi de tremplin  [33]. Mais cette forme, bien que plus visible, n’est pas la plus commune. Elle n’est pas non plus le fait des figures très médiatisées de la CCC : ML12 très présente sur les plateaux de télévision ou dans les médias pendant la CCC n’a pas converti ses engagements et sa visibilité dans une course à un mandat électif, restant plutôt fidèle à son engagement associatif au sein de l’association Les 150, elle qui n’avait jamais milité, ni fait partie d’aucune association auparavant.

52 En somme, la CCC a eu des effets transformateurs sur l’ensemble des participant·es de plusieurs manières : elle a mené la grande majorité à réviser ses croyances relatives au climat ; elle les a conduit·es à approfondir leurs connaissances du sujet par un travail d’enquête au sein des groupes (auditions, discussions collectives…) et dans leurs territoires de vie ; pour beaucoup, ce fut une expérience politique de désingularisation des expériences et des points de vue, et de montée en généralité. Pour certain·es, la découverte de cet exercice démocratique supplante les enseignements en termes de climat et d’écologie, comme MJ10 qui aimerait pouvoir participer à une autre convention citoyenne, ou encore FB19 qui lui aussi plébiscite ce type d’expérience pour accroître les connaissances et la réflexivité sur les enjeux écologiques ou démocratiques : « Ça m’a vraiment renforcé mon idée de me dire qu’il faut mettre plus de citoyens et que quand on donne les clés à des citoyens, ils arrivent à faire un boulot de qualité. Mais il faut les prendre au sérieux et leur donner les clés, pas seulement délivrer des messages bancals en 140 caractères sur Twitter parce que ça pour moi c’est… Et donner des vrais éléments, des éléments factuels et scientifiques, et non pas se baser sur une opinion. » La réflexion implique la conception même de l’exercice démocratique.

Conclusions

53 En définitive, la Convention citoyenne pour le climat a-t-elle exercé un rôle de révélateur ou d’accélérateur d’engagement ? En quoi ces engagements participent-ils d’une politisation ?

54 Si certain·es vont s’efforcer d’appuyer des mesures parfois relativement techniques, par exemple la PAC ou la loi Egalim, d’autres vont développer des trajectoires de politisation plus singulières en réponse à des convictions personnelles, des vécus intimes ou l’envie de contribuer à la dynamique collective. Entre s’en tenir à une approche objectivée par des objectifs quantifiés (réduire de 40 % d’ici 2030 les émissions de GES par rapport à 1990) ou aborder les enjeux de façon plus globale, à travers une approche plus « éthique » (prendre en compte le reste des vivant·es, ou les enjeux de justice sociale), se dessine l’espace des possibles dans la politisation des engagements. Les valeurs affirmées contribuent à la qualification d’une distinction entre ce qui est de l’ordre du bien et du mal, plus que d’un ordre technique, auquel les mesures de la CCC ont été souvent ramenées. Le large soutien de mesures, telles que l’écocide au regard des limites planétaires ou encore la modification de la Constitution  [34], et le fait qu’a posteriori ces mesures sont souvent citées comme les mesures « phares » de la CCC, est un indicateur de cette montée en généralité. L’importance de ces mesures reflète, en outre, une remise en cause collective du cadre initial, à laquelle les expert·es du groupe d’appui ont résisté, mais qu’iels ont fini par adopter. Cette remise en cause résulte d’une dynamique de cohésion du groupe, face aux (et ponctuellement avec les) expert·es, qui témoigne à la fois de l’élaboration d’une conception du bien commun relativement (temporairement) partagée, et du caractère interactif (et processuel) permettant aux échanges de faire évoluer le dispositif. En effet, si le dispositif de la CCC est doté de finalités qui peuvent être énoncées, leur réception peut être plurielle, ce dont témoigne la diversité des motifs d’engagement. Le moteur de cette évolution résulte notamment de la prise de conscience de l’urgence climatique et de la volonté de dépasser les débats partisans. C’est dans cet esprit que l’on peut dire que les processus de co-construction des mesures (Giraudet et al., 2022) résultent de ces dynamiques incrémentales.

55 Sans pour autant nier une forme d’engagement écologique du registre familier, ancrée dans les expériences antérieures, cette montée en généralité produit néanmoins une tension entre intensifier ses pratiques écologiques ordinaires et trouver de nouveaux « débouchés » à ses engagements dans des cadres d’action collective. Une grande diversité d’engagements et de trajectoires se révèle de manière plus visible après la CCC. Certaines personnes optent alors pour des participations à des listes électorales, en particulier à l’échelle locale et à condition d’être sans étiquette, dans le désir d’échapper aux luttes partisanes tant dénoncées par certain·es citoyen·nes. Mais cette forme de politisation et d’engagement n’est pas du goût – ni à la portée – de tous et toutes. Pour celleux qui sont les plus éloigné·es des engagements dans des actions collectives (hors cadre confessionnel ou professionnel), l’association Les 150 a pu offrir au départ un cadre sécurisant pour poursuivre son investissement. Cependant, les conflits au sein de l’association des 150 après le vote des mesures montrent, outre une fatigue certaine associée à un processus coûteux en termes d’investissement en temps et en énergie, les lignes de tension autour des formes d’agir reliant le personnel/individuel et le bien commun. L’impératif d’agir politise, mais l’interprétation de cette politisation diffère, entre engagement dans les luttes pour accéder à un pouvoir ou renforcement de la politisation des gestes de la vie quotidienne. Mais on pourrait aussi se demander si la persistance de la référence à ces pratiques écologiques du quotidien, même intensifiées, ne traduit pas une certaine difficulté à les articuler concrètement à des engagements à une autre échelle, dans des actions collectives, au-delà du cadre temporel et organisationnel de la CCC. Nous ne sommes pas loin du paradoxe de Goodin (1992, cité par Schlosberg, Bäckstrand, Pickering, 2019) : « Prôner la démocratie, c’est prôner la procédure, prôner l’écologisme, c’est prôner des résultats substantiels ».

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Climat, Environnement, Engagements, Ordinaire, Convention citoyenne pour le climat., France

Mise en ligne 15/02/2023

https://doi.org/10.3917/parti.034.0081

Notes

  • [1]
     L’idée d’engagement suppose une continuité dans le temps (Becker, 2006), une forme de fidélité à soi-même qui n’exclut pas de s’adapter à la situation : Goffman (2013) parle en ce sens « d’engagement situé ».
  • [2]
     Comme le notent Myriam Aït-Aoudia, Mounia Bennani-Chraïbi et Jean-Gabriel Contamin (2011), le terme même de politisation évoque à la fois un processus et un résultat.
  • [3]
     Jacques Lagroye (2003) définit la notion comme le fait d’établir des relations entre des questions, des problèmes, et de les amener dans l’espace de délibération en généralisant et, éventuellement, conceptualisant ces relations. Nous mentionnons cette définition, mais retenons la définition pragmatiste, plus cohérente avec notre approche des engagements.
  • [4]
     Voir l’introduction du présent dossier.
  • [5]
     Lors de la deuxième session, le Comité de gouvernance a constitué 5 groupes de travail thématiques : Se loger ; Travailler et produire ; Se déplacer ; Se nourrir ; et Consommer, auxquels les citoyen·nes ont été assigné·es par tirage au sort.
  • [6]
     https://www.participation-et-democratie.fr/colloque-convention-citoyenne-pour-le-climat (accès le 29/09/2022). À l’occasion de la préparation de ce colloque, l’ensemble des observateurs et observatrices du groupe SN ont mis en commun et synthétisé leurs notes. Ont contribué à ces observations du groupe SN : Simon Baeckelandt, Éric Buge, Sylvain Mounier et Célia Gissinger.
  • [7]
     Une autre partie du collectif de chercheuses et chercheurs a procédé à une analyse quantitative sur la base des questionnaires soumis lors des sessions en présentiel.
  • [8]
     Nous renvoyons à ce texte pour plus de précisions sur l’organisation et le fonctionnement de la CCC.
  • [9]
     Homme, 61 ans, électricien retraité, région Nouvelle-Aquitaine, entretien réalisé par Nathalie Blanc le 7 août 2020. Les âges correspondent au moment de l’entretien.
  • [10]
     Femme, 65 ans, retraitée, Hauts-de-France, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 14 septembre 2020.
  • [11]
     Femme, 62 ans, concierge, Île-de-France, entretien réalisé par Nathalie Blanc le 13 octobre 2020.
  • [12]
     Femme, 37 ans, profession intermédiaire, Île-de-France, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 27 septembre 2020.
  • [13]
     Femme, 49 ans, cadre supérieur, Île-de-France, entretien réalisé par Hélène Guillemot le 29 juillet 2020.
  • [14]
     Homme, 61 ans, cadre, entretien réalisé par Hélène Guillemot le 27 juillet 2020.
  • [15]
     Homme, 37 ans, électricien, diplôme supérieur au baccalauréat, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 29 octobre 2020.
  • [16]
     Homme, 61 ans, retraité du BTP, entretien réalisé par Laurence Granchamp le 17 septembre 2020.
  • [17]
     La collapsologie, dont le terme a été popularisé par Pablo Servigne (auteur lu par les citoyens mentionnés), cherche à alerter sur le risque d’effondrement social et de l’économie globale si rien n’est fait pour réduire la dépendance aux énergies fossiles. Pour une approche sociologique de ces théories et des mouvements qui les représentent, voir les travaux de Luc Semal ou Bruno Villalba (entre autres).
  • [18]
     Homme, 60 ans, Hauts-de-France, profession intermédiaire, sans diplôme ou CEP ou BEPC, entretien réalisé par Jean-François Laslier et Selma Tilikete le 17 mars 2021.
  • [19]
     Homme, 29 ans, cadre, diplômé du supérieur, Île-de-France, entretien réalisé par Nathalie Blanc le 18 août 2020.
  • [20]
     Cette session a été ajoutée par le Comité de gouvernance pour discuter avec les citoyen·nes de la possibilité de soumettre au gouvernement des mesures encore non votées. Il s’agissait d’intégrer la CCC et son paquet de mesures climatiques dans le plan de relance qui, selon Laurence Tubiana, allait être impulsé dans l’urgence en mai 2020.
  • [21]
     Femme, 49 ans, Marseille, cadre supérieur, entretien réalisé le 4 août 2020 par Selma Tilikete.
  • [22]
     Il s’agit d’un produit toxique utilisé dans le traitement des bananiers qui a été évoqué par des Ultramarin·es lors des travaux du groupe SN comme un enjeu de justice écologique (soit justice sociale et environnementale).
  • [23]
     En France, la juriste Valérie Cabanes relance l’intérêt pour le sujet de la reconnaissance de l’écocide comme crime avec son livre Un nouveau droit pour la terre, en 2016 (Cabanes, 2016). Dans cette perspective, elle suggère de s’appuyer sur la notion de « limites planétaires ». C’est cette version de l’écocide que les citoyen·nes de la CCC – qui ont auditionné Valérie Cabanes – reprennent à leur compte.
  • [24]
     Rockström et al. (2009). Dans cet article, une équipe de recherche postule l’existence de neuf régulations biophysiques critiques permettant de mieux informer sur le risque de changements environnementaux globaux, en lien avec les activités humaines et qui sont supposées, ensemble, assurer la stabilité́ de la planète, c’est-à-dire son « homéostasie ».
  • [25]
     Voir https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/wp-content/uploads/2020/01/012020-CCC-programme-session4-1.pdf (accès le 29/09/2022).
  • [26]
     Compte rendu de la session 3, groupe Se nourrir, p. 8 (non diffusé au public).
  • [27]
     Voir Laurence Granchamp et Romane Joly (à paraître), « Des écologies sensibles en quartier populaire. Le cas de Hautepierre, Strasbourg », Espaces et Sociétés, dossier Écologie d’abondance, écologie populaire, no 187, janvier 2023.
  • [28]
     Lors de l’intervention de trois expert·es sur les questions d’agroécologie dans le groupe Se nourrir en session 4 (Julien Fosse, directeur adjoint au développement durable et numérique de France Stratégie ; Sophie Devienne, ingénieure agronome et professeure en agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech ; Philippe Pointereau, directeur adjoint de Solagro).
  • [29]
     Voir en particulier la proposition de mesure SN6.1.3 : Interdire progressivement l’usage des auxiliaires de production et des additifs alimentaires sous 5 ans.
  • [30]
     Christophe Brusset, 2015, Vous êtes fous d’avaler ça !, Paris, Flammarion.
  • [31]
     Compte rendu de la session 3.
  • [32]
     C’est le cas de plusieurs des citoyen·nes qui apparaissent dans le documentaire de Baptiste Rouget-Luchaine (réalisateur) et Yann Arthus-Bertrand (producteur), 2021, Les 150. Des citoyens s’engagent après la Convention citoyenne pour le climat, https://www.youtube.com/watch?v=d87ebaDlq7M (accès le 29/09/2022).
  • [33]
     Voir le documentaire de Baptiste Rouget-Luchaire, op. cit.
  • [34]
     Voir le livre témoignage de Grégoire Fraty (Fraty, Khayat, 2021).
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