Notes
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[1]
Terme générique proposé notamment par Archon Fung (2003) pour désigner les dispositifs de délibération démocratique et leurs participants.
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[2]
Les sondages délibératifs ou les assemblées citoyennes contournent cet obstacle en rassemblant respectivement des centaines ou des milliers de citoyens en un même lieu de délibération mais en les répartissant aléatoirement à des tables de discussion d’une dizaine de personnes, les participants changeant plusieurs fois de table au cours de la journée. L’exercice comporte également quelques moments pléniers.
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[3]
Des minorités peuvent cependant ne pas se trouver représentées dans un échantillon tiré au sort (cas des autochtones dans l’assemblée citoyenne de Colombie-Britannique sur le système électoral (Warren, Pearse, 2008), ou celui de cyclistes dans un jury citoyen sur le trafic urbain à Turin (Bobbio, Ravazzi, 2006).
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[4]
L’évolution des opinions individuelles constatées dans les sondages délibératifs contredit également les expériences de psychologie sociale montrant en laboratoire des mécanismes de polarisation et de renforcement des opinions premières des individus (Sunstein, 2002) produits par la discussion collective. Bernard Manin (2002) fait une bonne synthèse de cette question.
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[5]
Pour Dryzek et Niemeyer (2008), c’est parce que le nombre de discours qu’il est nécessaire d’examiner sur n’importe quel sujet soumis à décision est beaucoup plus faible que le nombre de personnes qu’il faudrait élire pour garantir la représentation de tous les citoyens affectés par la décision, que la délibération doit d’abord garantir une bonne représentation des discours. Ils imaginent pour cela la formation d’une « Chambre des discours ». Sa mise en œuvre pourrait passer par une sélection ciblée des discours à représenter, et un choix non aléatoire des participants aptes à représenter la diversité de ces discours.
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[6]
Le dispositif d’organisation de la conférence de citoyens comportait un Comité d’évaluation composé de Cécile Blatrix (AgroParisTech), Luigi Bobbio (Université de Turin) et Jean-Michel Fourniau (Ifsttar), qui a pu observer l’intégralité du processus, y compris le recrutement du groupe des participants. Ce papier s’appuie sur le rapport d’évaluation rendu à la CNDP le 13 juin 2014 par Luigi Bobbio et Jean-Michel Fourniau (Fourniau, Bobbio, 2014).
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[7]
Panel qualifié (respectant des quotas représentatifs de la population générale) d’internautes volontaires créé à l’initiative d’une société d’étude pour répondre rapidement aux commandes de sondages politiques ou d’annonceurs commerciaux en interrogeant un échantillon tiré du panel.
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[8]
Taux généralement rapportés dans la littérature (ce qui est rarement fait). Par exemple, pour le projet EuroPolis en 2009, il y a eu 348 participants pour un échantillon de départ de 3000 personnes invitées à participer, soit un taux de réalisation de 11,6 % (Isernia et al., 2013, p. 83). Dans le cas d’un jury de citoyens sur le fédéralisme en 2010 en Italie, pour un engagement de deux week-ends sans rémunération, le taux de réalisation fut de 1,7 % (Bobbio, 2013, p. 38).
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[9]
La sélection des sondages délibératifs telle que la pratiquent Fishkin et son équipe diffère de ce schéma : elle exclut en général toute stratification selon des quotas, car celle-ci entraîne des déformations, au profit d’un tirage purement aléatoire dans un échantillon spécifiquement construit à partir des annuaires téléphoniques par l’équipe de recherche pour chaque mini-public. En revanche, dans le cas Europolis, le tirage au sort était stratifié selon des quotas (Isernia, Fishkin, 2014). Fishkin et son équipe évitent tout remplacement et acceptent donc de fortes déformations de la structure sociodémographique du groupe des participants en fonction de la variation des taux de refus. Pour une même taille d’échantillon de départ, la taille du groupe peut également différer sensiblement d’un sondage délibératif à l’autre.
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[10]
Celui-ci peut lui-même être un institut de sondage, comme le fait l’Ifop qui a organisé un nombre important des conférences de citoyens ayant eu lieu en France.
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[11]
Seuls 15 % des citoyens tirés au sort en France pour les jurys d’assises réussissent à se faire exempter pour les procès courants, et un peu plus pour les procès plus longs. Source : site du ministère de la justice.
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[12]
Une rémunération entre 60 et 100 euros par jour est la pratique très générale constatée dans le monde, dans les jurys et conférences de citoyens, sondages délibératifs ou assemblées citoyennes (Sintomer, 2011, chapitre 4).
1La littérature internationale sur la participation différencie les dispositifs de délibération démocratique en fonction des modalités par lesquelles ils sélectionnent leur public, qu’il n’y ait pas de procédure spécifique comme dans le débat public en amont des grands projets en France (Fourniau, 2014), ou qu’il y en ait comme dans les assemblées citoyennes (Warren, Pearse, 2008), les sondages délibératifs (Fishkin, 2009), les jurys (Röcke, Sintomer, 2005 ; Barbier, Bedu, Buclet, 2009) et conférences de citoyens (Bourg, Boy, 2005), qui tous reposent sur le tirage au sort.
2Dans ce cas, la procédure précise de sélection conduisant du tirage d’un échantillon à la présence effective de participants à un « mini-public » [1] est rarement décrite, la référence au tirage au sort semblant se suffire à elle-même. Or dans des dispositifs reposant sur le volontariat (contrairement aux jurys d’assises, la participation aux mini-publics n’est pas obligatoire), le processus de recrutement conduit toujours à mixer le hasard avec la motivation et la disponibilité des participants. Les mini-publics mêlent ainsi différentes logiques les rendant difficilement qualifiables au regard des catégories des théories de la représentation et des propriétés attendues du tirage au sort. Cet article se propose d’éclairer le mixage entre hasard, motivation et disponibilité des participants en s’appuyant sur l’observation intégrale, depuis le recrutement du groupe des participants jusqu’à sa délibération, d’une conférence de citoyens en France. Nous rappelons dans une première section la conception du tirage au sort qui justifie son usage actuel pour constituer des mini-publics inclusifs et délibératifs. Une deuxième section décrit comment s’opère, lors du processus de recrutement observé, le mixage entre hasard, motivation et disponibilité qui empêche de considérer la composition finale du mini-public comme résultant d’une sélection aléatoire des participants. La troisième section constate qu’aucun processus de sélection de volontaires ne peut être considéré comme impartial, et s’interroge sur les divers biais de sélection qui peuvent influencer la délibération. La conclusion énonce l’hypothèse selon laquelle le mixage entre hasard, motivation et disponibilité favorise la sélection de personnes aux dispositions plus délibératives que celles qui ne participent pas.
Les propriétés du tirage au sort des mini-publics
3Instrument se référant à la démocratie athénienne, le tirage au sort est aujourd’hui la technique de recrutement des citoyens généralement utilisée pour maximiser le caractère inclusif d’un mini-public, c’est-à-dire garantir que les participants sont des citoyens quelconques. Pour « la sélection d’un groupe précis de personnes pour une tâche bien définie (…) le processus est impartial parce que la compétence de tous les participants a été reconnue (ou égalisée), que les chances sont égales et que le résultat, étant imprévisible, échappe à tout type d’influence ou de pression » (Delannoi, 2013). Cette définition met en avant trois propriétés associées au tirage au sort depuis l’Antiquité : l’égalité, l’impartialité et l’imprévisibilité. Les caractéristiques attendues aujourd’hui du tirage au sort pour assurer l’inclusivité des mini-publics délibératifs sont d’offrir, en outre, une meilleure représentativité que d’autres mécanismes de sélection. Les travaux d’Yves Sintomer (2011) ont montré l’évolution qu’a connue l’idée de tirage au sort en politique depuis l’Antiquité, en particulier depuis la fin du xixe siècle avec la diffusion de la notion d’échantillon représentatif. On peut résumer ces travaux avec le tableau suivant :
Évolution des conceptions du tirage au sort en politique
Évolution des conceptions du tirage au sort en politique
4Nous n’avons pas fait figurer dans le tableau les usages du tirage au sort en politique observés dans les Républiques italiennes de Venise et Florence du xiiie au xve siècles qu’Yves Sintomer rattache plutôt à l’idée de résolution des conflits, ses propriétés d’impartialité lui ayant permis de s’imposer face aux conflits divisant les oligarchies régnant au Moyen Âge, ainsi que dans les villes de la Couronne d’Aragon durant le Siècle d’or espagnol (mi xive – début xvie siècles). En Italie, pendant l’âge des communes, le tirage au sort concrétise fonctionnellement l’idée d’autogouvernement du peuple par lui-même parce qu’il est associé à une rapide rotation des fonctions (même si celle-ci ne s’appliquait alors qu’à la fraction, assez large à Florence, des citoyens politiquement actifs). Mais il n’est associé à aucune dynamique délibérative, contrairement à l’usage actuel. Le tirage au sort en politique disparaît à la Renaissance, puis est systématiquement rejeté à l’époque révolutionnaire, du fait de l’échelle des sociétés modernes qui ne permet plus de réunir tous les citoyens dans une même délibération collective, époque qui invente au contraire le gouvernement représentatif fondé sur l’élection de représentants, contre la démocratie directe (Manin, 1996).
Des mini-publics inclusifs et délibératifs
5Le tirage au sort en politique ne réapparaît qu’à la fin du xxe siècle, toujours parce qu’il concrétise fonctionnellement l’idéal normatif d’autogouvernement du peuple. Mais l’idéal démocratique de la liberté du peuple comme auto-législation s’est lui-même profondément transformé, et pose dorénavant comme fondement de la légitimité démocratique la délibération de tous : « la décision légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous » (Manin, 1985, p. 82). Si l’inclusion de tous dans la délibération politique peut s’envisager de diverses manières – reposer sur des critères substantiels de justice sociale ou sur des critères uniquement procéduraux de qualité de la discussion —, elle est au fondement de la légitimité des décisions. Le tirage au sort apparaît être l’instrument fonctionnel de l’inclusion parce qu’il est censé éliminer l’auto-sélection des seules personnes déjà impliquées dans la vie politique, et assurer au contraire que les participants n’auront pas de compétence politique particulière. Ainsi, le rôle fonctionnel du tirage au sort est aujourd’hui de permettre, selon l’expression de Jacques Rancière (2003), « l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui » comme fondement de l’exercice des droits politiques.
6Mais le tirage au sort lui-même a profondément changé de sens avec le développement du calcul des probabilités et des statistiques sociales. Depuis la fin du xixe siècle, il s’est étroitement lié à la notion d’échantillon représentatif, dont l’usage routinier en science, dans les enquêtes statistiques ou dans les sondages, a généralisé son appréhension comme microcosme de la cité : « La participation n’est plus pensée comme soutenant le gouvernement de tous. Il s’agit plutôt de construire une représentation en miniature du peuple, un “mini-populus”, pour reprendre les termes pionniers de Robert Dahl (1989, p. 340). Ce “mini-public”, pour employer l’expression la plus fréquente aujourd’hui, pense, discute et donne son avis comme le peuple pourrait le faire s’il était convenablement informé et s’il pouvait délibérer dans de bonnes conditions. » (Sintomer, 2011, p. 149).
7Cependant, contrairement à ce que réalisent les sondages d’opinions, c’est-à-dire agréger des préférences données, le tirage au sort de mini-publics vise à en faire des dispositifs de « délibération démocratique ». Cet idéal normatif considère à l’inverse des présupposés des sondages que, sur la plupart des questions et des problèmes, la majorité des personnes n’ont pas d’opinion et de préférence politique définies jusqu’à ce que qu’elles soient amenées à en former (par exemple en réaction spontanée à une question posée dans un sondage, pour lequel l’attente implicite est que l’on « doit normalement » avoir une idée sur la question). Les opinions et les préférences prennent toujours place dans la communication et le dialogue avec les autres plutôt qu’elles ne se forment dans des processus exclusivement internes ou monologiques. Les préférences ne sont donc jamais strictement « individuelles », leur libre formation suppose au contraire des situations ouvertes et égalitaires de communication afin de pouvoir rationnellement considérer, connaître et pondérer ce que les autres tiennent pour vrai et souhaitable, quelles croyances et préférences ils choisissent de former et d’adopter, et pourquoi (Manin, 1985 ; Offe, 2015). Hélène Landemore (2013) met également l’accent sur la délibération inclusive, plutôt que sur la logique agrégative de la loi des grands nombres, pour souligner le lien entre inclusivité et diversité cognitive, et avancer l’idée que l’intelligence collective est l’une des raisons qui rendent la démocratie désirable. Des assemblées délibératives démocratiques maximisent, parce qu’elles sont inclusives, la diversité des manières de réfléchir et d’aborder un problème, ce que les théoriciens de la démocratie délibérative considèrent comme un ingrédient matériel de la capacité d’un groupe à résoudre des problèmes communs.
8La réalisation de cet idéal de délibération démocratique repose donc sur des exigences procédurales fortes – l’ouverture d’esprit et la diversité (Barabas, 2004) – pour permettre un échange discursif supposé se distinguer de la discussion ordinaire (Urfalino, 2005) et d’autres processus de changement d’opinion par son caractère égalitaire, inclusif et contradictoire, ainsi que par son insertion dans un processus effectif de décision ou de résolution de problèmes communs (Girard, 2013). Ces exigences sont potentiellement contraires : une large inclusion des citoyens s’oppose à la qualité des débats, selon un vieil adage voulant que cette dernière soit inversement proportionnelle à la taille du groupe [2]. Leur mise en œuvre donne lieu à différents types de mini-publics, selon que l’accent est mis sur la représentativité, ce qui implique des groupes suffisamment grands, ou sur la diversité cognitive dans les petits groupes, soit grâce au mixage d’acteurs « parties prenantes » et de « profanes » (Rip, Shot, Misa, 1995 ; Klüver et al., 2000), soit plutôt grâce à la place accordée à l’apprentissage, au travail collectif, et au caractère contradictoire de la délibération entre simples citoyens (Hermitte, 2014).
Les conférences de citoyens : un dispositif d’intelligence collective
9Les conférences de citoyens se situent à ce dernier pôle en visant, sur des enjeux d’action publique complexes et disputés, à sortir des controverses entre experts en donnant la parole aux citoyens ordinaires, un groupe de 15 à 25 personnes « tirées au sort » et dépourvues d’intérêts propres par rapport aux enjeux en débat. Après une période de formation sur ces enjeux, les participants interrogent des experts au cours des tables rondes qu’ils ont définies puis délibèrent entre eux pour rédiger un avis où est consigné ce qu’ils retiennent des réponses données à leurs questions ainsi que les préconisations qu’ils en tirent. Pour situer les conférences de citoyens dans l’ensemble des dispositifs de délibération démocratique, il faut y différencier l’appréhension de l’inclusion selon la réponse donnée à la question : que s’agit-il de représenter par l’inclusion dans un mini-public ?
10S’agit-il de représenter les préférences des citoyens potentiellement affectés par la décision ? Alors, seule la représentativité statistique du mini-public semble garantir l’égale prise en compte des opinions dans la discussion [3]. Le mini-public doit être un échantillon aléatoire pour que l’évolution des préférences individuelles dans la délibération soit significative du processus de formation de la volonté collective qu’exprimerait l’ensemble de la population dans les mêmes conditions d’information et de discussion. Cette approche est au cœur des sondages délibératifs proposés par James Fishkin (2009), dont la fonction est précisément de montrer que les opinions des citoyens informés qui ont participé à une discussion sont différentes des opinions brutes recueillies dans les sondages classiques [4].
11S’agit-il au contraire de représenter les arguments ou les discours par lesquels les citoyens expriment en quoi ils sont ou pourraient être affectés par la décision ? Alors, une bonne diversité du mini-public, garantissant une réelle dynamique délibérative en son sein, lui suffira pour examiner les arguments disponibles à un moment donné dans la population potentiellement affectée par la décision à prendre, pour explorer leur formation, leur circulation et leur résistance à la critique qui s’inscrivent dans des processus de longue durée (Chateauraynaud, 2011). En effet, les arguments et les discours dont il s’agit de faire le tour forment un répertoire nécessairement assez limité (Dryzek, Niemeyer, 2008 ; Rennes, 2011) et relativement stable dans le temps (Hirschman, 1991 ; Angenot, 2008). La délibération d’un groupe suffisamment divers permettra leur égale prise en compte [5].
12Sur des sujets complexes, lorsque des incertitudes subsistent sur la connaissance des causes et des controverses scientifiques demeurent sur les conséquences des décisions qui seront prises, lorsque l’éthique et les valeurs morales sont fortement engagées, le dispositif des conférences de citoyens est spécifiquement conçu pour permettre une telle exploration des arguments et des discours. Il s’agit pour le groupe de les actualiser et de les recombiner en fonction de la situation soumise à examen, d’indiquer ce qu’il retient des diverses réponses apportées par les protagonistes, et non de trancher une question qui est, par nature, controversée. Le travail du groupe permet de relier en fonction de valeurs partagées dans la société des thèmes que les experts séparent, de dégager par la discussion une synthèse équilibrée de toutes les informations qu’il aura pu acquérir, de hiérarchiser l’acceptabilité des diverses conséquences envisagées (Hermitte, 2013a).
Le recrutement d’un mini-public : un processus mixte plutôt qu’un tirage au sort
13La conférence de citoyens sur les déchets radioactifs et le projet Cigéo, le centre industriel de stockage réversible profond de déchets radioactifs à haute activité et à vie longue en Meuse et Haute-Marne, porté par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, a été organisée entre décembre 2013 et février 2014 par la Commission nationale du débat public (CNDP, 2014). Le débat public sur ce projet, engagé par la CNDP à partir de mai 2013, a été fortement perturbé par des associations locales mobilisées contre un devenir de « poubelle nucléaire » des deux départements ruraux, depuis la création, en 2000, d’un laboratoire souterrain destiné à préparer le projet industriel. La vive opposition manifestée dans les salles à la tenue des assemblées, dont les premières avaient rapidement été interrompues, a conduit la CNDP à définir début juillet d’autres modalités que les réunions publiques. La conférence de citoyens était l’une des modalités prévues pour poursuivre le débat autrement. Un comité de pilotage a été formé en septembre 2013 pour l’organiser. L’observation intégrale [6] de ce mini-public nous permet de décrire les modalités de recrutement des 17 citoyens qui y ont participé (Fourniau, Bobbio, 2014). À partir de ce cas particulier, il est possible de dégager des éléments plus généraux sur le mixage entre hasard, motivation et disponibilité des participants qui caractérise la sélection de tous les mini-publics et de s’interroger sur les rapports de tels processus de sélection avec le tirage au sort.
Les modalités de recrutement de la conférence de citoyens sur les déchets radioactifs et le projet Cigéo
14Le cahier des charges de la conférence de citoyens sur les déchets radioactifs et le projet Cigéo défini par la CNDP stipulait le recrutement de 15 à 20 personnes « dont les principaux traits sociodémographiques seront homologues de ceux de la population concernée par le débat (égalité hommes/femmes ; répartition des classes d’âge ; niveau culturel ; professions, sans croisement de ces critères) ». Le principal mode de recrutement mis en œuvre par l’institut de sondage choisi pour opérer la sélection du mini-public reposait sur « une enquête d’opinion/recrutement nationale » auprès d’un échantillon tiré de la base de 600.000 panélistes en France que l’institut interroge régulièrement par Internet (Access panel [7]). À partir de cette enquête d’opinion auprès de 400 internautes, le recrutement a été réalisé dans des délais très tendus, dans les trois semaines précédant la première réunion du mini-public. La participation à la conférence de plusieurs des 17 citoyens n’a d’ailleurs été confirmée que la veille du premier week-end de formation, plusieurs désistements intervenant quelques jours auparavant. Pour l’institut de sondage, ce recrutement s’est avéré particulièrement difficile et a nécessité des recrutements complémentaires dans les dix jours précédant ce premier week-end.
15Nous précisons dans le tableau 2 les différentes phases du recrutement. Ce déroulement se rencontre très généralement dans la sélection des mini-publics, que ce soit pour les groupes de quelques centaines de personnes des sondages délibératifs (Hansen et Andersen, 2004) ou pour les groupes d’une vingtaine de personnes des jurys ou conférences de citoyens.
Le processus de recrutement d’un mini-public (processus communément désigné comme relevant du tirage au sort)
Le processus de recrutement d’un mini-public (processus communément désigné comme relevant du tirage au sort)
16Dans le cas Cigéo, l’échantillon respectait des quotas raisonnés en termes de sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, catégorie d’agglomération et type de résidence : 400 personnes habitant pour moitié dans les deux départements où se situe l’actuel laboratoire souterrain et où est envisagée l’implantation du centre industriel de stockage souterrain Cigéo, et pour moitié dans six grandes agglomérations françaises. Dans la première phase de recrutement, l’institut a proposé par courriel à l’échantillon de répondre à une interview auto-administrée en ligne portant sur « le nucléaire et la question des déchets produits par l’énergie nucléaire en France » et sur l’utilité du débat public sur le projet Cigéo. Le formulaire sur Internet expliquait qu’en plus du débat public sur Cigéo, « une conférence de citoyens [était] en préparation. Elle doit permettre à 20 citoyens non spécialistes de formuler un avis collectif au gouvernement, au parlement et au porteur du projet Cigéo sur la question des déchets radioactifs. ».
17Il était demandé aux répondants, s’ils accepteraient « a priori » d’y participer et, dans ce cas, si l’institut de sondage pouvait les contacter par téléphone. 71 des 400 répondants sur Internet ont acquiescé à cette étape, et laissé leur numéro de téléphone pour être rappelés. Commence alors ce que l’on nomme souvent le processus d’enrôlement du mini-public (Baker et al., 2010). Le questionnaire de prise de contact téléphonique précisait les dates de la conférence de citoyens et les modalités de participation (en particulier l’absence de rémunération). L’entretien permettait à l’institut de sondage de vérifier la motivation et la disponibilité aux dates arrêtées des personnes ayant donné un accord de principe, et de repérer d’éventuels conflits d’intérêt, en particulier pour ceux qui avaient déclaré « avoir participé au débat », de contrôler leur engagement militant ou non sur les questions du nucléaire. À l’issue de la vague d’appels personnalisés, le 2 décembre, seuls 16 accords fermes de participation aux 3 week-ends avaient été obtenus avec un déséquilibre en faveur du recrutement national par rapport au « local », et une forte distorsion de la répartition par âge, en faveur des plus âgés. Un recrutement complémentaire devenait nécessaire pour pallier ces déséquilibres et faire face à d’éventuels désistements. De fait, 5 annulations sont intervenues dans la semaine précédant le premier week-end de la conférence de citoyens. Cette première phase de recrutement (étapes t1 à t3 du tableau 2), combinant tirage au sort et enrôlement personnalisé, est comparable à ce que l’on observe pour tous les mini-publics. Elle n’a finalement fourni que 10 participants à la conférence de citoyens Cigéo.
18La seconde phase (étape t4), plus spécifique aux mini-publics de taille restreinte, est celle des recrutements complémentaires pour atteindre les objectifs fixés sur la taille du groupe et sa composition sociodémographique. Une première modalité visait à renforcer la composante locale des participants, par contacts téléphoniques auprès d’une centaine de personnes d’un échantillon aléatoire tiré des annuaires téléphoniques des deux départements et de quelques villes les plus concernées géographiquement. Il a débouché sur un seul recrutement supplémentaire. Une autre modalité visait à rajeunir le groupe à partir de près de 350 contacts téléphoniques obtenus dans un fichier qualifié (en termes de sexe, âge, CSP, catégorie d’agglomération et lieu de résidence) de personnes susceptibles de participer à des enquêtes. Il a permis 5 recrutements supplémentaires. Enfin, des contacts directs avec un groupe de jeunes avec lequel les animateurs de la conférence de citoyens avaient déjà travaillé ont abouti à un dernier recrutement. Ces modalités de recrutement ont finalement permis la participation de 7 personnes supplémentaires au mini-public. Le groupe de 17 personnes a ainsi été définitivement constitué la veille de l’ouverture de la conférence de citoyen (étape t5).
19La difficulté du recrutement se traduit par un rapport entre le nombre de citoyens participant effectivement au mini-public et le nombre total de personnes contactées (un « taux de réalisation ») inférieur à 2 % dans le cas Cigéo, alors que ce taux peut dépasser 10 %, voire atteindre 15 %, dans des situations moins contraignantes [8]. Elle s’explique, selon l’institut de sondage, par le très gros effort demandé aux participants – consacrer 3 week-ends complets, du vendredi après-midi au dimanche soir tard, à la conférence – mais surtout par l’absence de rémunération, contrairement à ce qui se pratique couramment.
Les caractéristiques sociodémographiques des 17 citoyens de la conférence : des écarts notables à la structure initialement prévue
20La difficulté du recrutement aboutit également à des déformations de la composition du groupe participant au mini-public par rapport à celle initialement attendue. Dans le cas de la conférence sur les déchets radioactifs et le projet Cigéo, le groupe de 17 personnes est ainsi constitué de 6 hommes et 11 femmes. Ce déséquilibre démographique est encore plus net si on le croise avec les origines géographiques puisque 5 des 6 hommes, contre 3 des 11 femmes, habitent en Haute-Marne et dans la Meuse, dans des communautés de communes ou d’agglomération de moins de 100.000 habitants. À l’inverse, 7 femmes sur 11 habitent dans de grandes agglomérations. Notons l’absence d’habitants ruraux dans le groupe de citoyens, et seulement un ouvrier, également « local ». La structure par âge est plus équilibrée (l’âge moyen du groupe est de 51,2 ans – 52,2 pour les hommes ; 50,7 pour les femmes —, contre 49,5 ans pour la population française adulte). Les données rassemblées par l’institut de sondage ne comportaient pas d’information sur le niveau d’études. Les entretiens réalisés ont comblé cette lacune. 15 des 17 citoyens ont le bac ou plus, ce qui est beaucoup plus élevé que dans la population française (environ 40 % ; la moitié du groupe ayant un niveau bac + 2 ou plus contre 13 % dans la population française). Mais ce biais est régulièrement constaté dans les mini-publics et avait été accepté par le Comité de pilotage de la conférence de citoyens.
21Le recours à différents recrutements complémentaires a accru certains de ces écarts (répartition hommes-femmes) et a eu pour objectif d’en corriger certains autres (répartition par âge). Or les enquêtes nationales comme européennes montrent des variations sensibles des opinions sur le nucléaire selon ces variables sociodémographiques [AEN, 2010]. Le processus de recrutement du mini-public peut donc induire une déformation de la structure des opinions représentées parmi les participants, ce qu’une évaluation doit contrôler.
Les déformations de la structure sociodémographique au cours du processus de sélection du mini-public
22Dans le cas observé, nous pouvons préciser comment s’opère la déformation, d’autant plus inévitable que le groupe est petit, entre la composition souhaitée et celle obtenue au terme du processus de recrutement. Le tableau 3 résume les déformations intervenues entre l’échantillon initial (à t1) et le groupe final (à t5).
Caractéristiques sociodémographiques des 17 citoyens de la conférence
t1 : 400 interviews de l’Acces panel | t5 : 17 participants de la conférence (6 H, 11 F) | |
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Age | ||
Entre 18 et 34 ans | 20 % | 3 (17,6 %) |
Entre 35 et 44 ans | 20 % | 2 (11,8 %) |
Entre 45 et 59 ans | 30 % | 6 (35,3 %) |
60 ans et plus | 30 % | 6 (35,3 %) |
CSP (Actifs = 12 ; Chômeur = 1 ; Retraités = 4) | ||
Agriculteurs | 5 % | - |
Artisan, commerçants, chef d’entreprise, Prof. libérales, cadres sup | 15 % | 3 (1 H, 2 F) (17,6 %) |
Prof. Intermédiaire, Employé | 30 % | 8 (2 H, 6 F) (47,1 %) |
Ouvriers | 15 % | 1 (H) (5,9 %) |
Retraités, Inactifs | 25 % | 4 (1 H, 3 F) (23,5 %) |
Étudiants, Fonctionnaires, Mères au foyer | 10 % | 1 (H) (5,9 %) |
Taille d’agglomération | ||
Rural (moins de 2.000 hts) : Haute-Marne et Meuse seulement | 20 % | - |
De 2.000 à moins de 20.000 hts : Haute-Marne et Meuse seulement | 16 % | 5 (3H, 2 F) (29,4%) |
De 20.000 à 99.999 hts | 16 % | 4 (2H, 2F) (23,5 %) |
100.000 hts et plus | 48 % | 8 (1 H, 7 F) (47,1%) |
Caractéristiques sociodémographiques des 17 citoyens de la conférence
23En premier lieu, il faut insister sur la déformation des caractéristiques du groupe due au recours à des recrutements complémentaires puis aux désistements de dernière minute. Les phases de recrutement complémentaire se faisant dans l’urgence pour obtenir un groupe final de la taille voulue, le respect des critères sociodémographiques est une condition moins dirimante que dans la phase initiale de recrutement, certains écarts étant à ce stade acceptés par le Comité de pilotage.
24Notons en second lieu, à l’étape t1 de la première phase de recrutement, que le taux d’accord de principe des habitants de la Haute-Marne (10 %), et dans une moindre mesure de la Meuse (18 %), est inférieur à celui des personnes du reste de l’échantillon : 14 % pour ces deux départements contre 22 % pour le reste, mais avec de fortes variations selon les agglomérations (entre 28 et 18 %). Or, un sondage fait mi-juin 2013 pour le compte de la CNDP indiquait que les habitants des deux départements connaissaient à 88 % le projet Cigéo (les trois quarts des personnes interrogées affirmant « bien voir ce dont il s’agit ») et que 61 % avait entendu parler du débat public, et donc sans doute aussi des difficultés que ce dernier rencontrait. On peut alors considérer que la connaissance d’un contexte local assez conflictuel a pu générer un taux de refus plus fort des habitants de la Haute-Marne et de la Meuse. Ces habitants pouvaient juger qu’accepter de participer à la conférence de citoyens les impliquait dans un conflit dont ils avaient une certaine connaissance.
25En dernier lieu, il faut souligner l’importance de la « disponibilité biographique » (Siméant, 2001) dans le fait d’accepter de participer. L’évolution de la structure par âge et activité aux différentes étapes de la première phase de recrutement en est un indicateur : par exemple, trois quarts des personnes ayant donné un accord de principe pour participer à la conférence de citoyens (étape t1 du tableau 2) ont plus de 45 ans. Les 10 participants issus de cette phase (étape t3) sont les plus âgés, avec une moyenne d’âge de près de 59 ans, et comptent seulement une personne en activité sur deux, contre 12 pour les 17 citoyens de la conférence. La présence dans ce sous-groupe de 10 personnes des 5 retraités ou personnes en recherche d’emploi montre bien que la disposition de temps libre est une condition déterminante pour répondre favorablement à une sollicitation de participation citoyenne, au-delà de l’intérêt plus marqué pour la politique souvent rapporté dans la littérature (Hansen et Andersen, 2004 ; Sanders, 2012). L’absence de rémunération des participants accentue ce biais en lui donnant une coloration particulière : sont plus disposés à participer les citoyens ayant du temps libre et étant prêts à consacrer ce temps libre à une activité citoyenne sur une question d’intérêt commun.
Un processus de sélection très fabriqué
26Les mini-publics, comme la plupart des études d’opinion, sont construits à partir du tirage au sort (en général selon un schéma non aléatoire, la méthode des quotas étant la plus utilisée) d’un échantillon dans l’un des grands panels d’internautes volontaires entretenus par les instituts d’études de l’opinion, Acces panels eux-mêmes généralement constitués sur une base non probabiliste [9]. Dans la plupart des expériences françaises, par exemple, le commanditaire du mini-public rédige un cahier des charges couvrant à la fois l’assistance à l’organisation, l’animation et le recrutement du groupe de citoyens. Le bureau d’études retenu [10] joue alors le rôle d’ensemblier, et son offre prévoit les modalités de recrutement et l’association avec un institut spécialisé pour réaliser le recrutement et les contacts d’enrôlement du mini-public. Afin d’obtenir un taux de réalisation du recrutement plus fort qu’avec d’autres bases de tirage au sort, les instituts de sondage utilisent alors régulièrement les panels d’internautes dont ils disposent déjà pour leurs études d’opinion. Or, l’usage des sondages en ligne a fait l’objet de fortes critiques, du fait de la non-observation par un panel de volontaires constitué sur une base non aléatoire des critères fondamentaux de représentativité (Garrigou, 2011). Ce biais est redoublé lors du tirage au sort dans l’un de ces panels, qu’il soit constitué de manière probabiliste ou non, d’un échantillon invité à répondre à une enquête ou à participer à un focus group ou un mini-public : ceux qui acceptent de répondre ou de participer diffèrent de manière importante de ceux qui refusent (Baker et al., 2010).
27Les déformations de la structure sociodémographique des répondants au cours du processus de sélection et les écarts notables à la structure initialement prévue sont des phénomènes que l’on retrouve à des degrés variables dans tous les processus de sélection d’un mini-public. En effet, les taux de réalisation du recrutement de volontaires y sont toujours beaucoup plus faibles que ceux que l’on constate lors du tirage au sort des jurés d’assises [11]. Les écarts entre la composition du groupe final et la structure initialement prévue résultent d’abord de la motivation des participants et de leur disponibilité, donc de dispositions qui ne sont pas également distribuées dans la population. Lors des contacts d’enrôlement, le contrôle d’éventuels conflits d’intérêts peut quant à lui conduire des personnes aux opinions trop marquées à s’auto-exclure (cas rapporté par Isernia et Fishkin (2014, p. 322), ou à être exclues par les organisateurs (un cas pour la conférence de citoyens Cigéo) afin d’éviter la polarisation des débats et de faciliter la délibération. Il convient alors de compenser de diverses manières les déformations se produisant au cours du processus de sélection pour respecter au mieux la structure et la diversité sociodémographiques recherchées du mini-public.
28Dans le cas du recrutement de grands groupes, le taux de réalisation détermine la taille de l’échantillon de départ nécessaire pour obtenir un groupe final de la taille désirée. Le taux de réalisation n’étant pas contrôlable a priori, la taille du groupe final peut néanmoins s’éloigner sensiblement de celle attendue. Selon le niveau d’acceptation aux étapes t2 et t3, les échantillons peuvent devoir être recalibrés (en ne contactant pas certains individus à l’étape suivante, par exemple) pour respecter les critères sociodémographiques de représentativité choisis. Dans le cas du recrutement de petits groupes, un très faible taux de réalisation peut conduire à procéder à des recrutements complémentaires et à remplacer les défections de dernière minute selon des procédés qui s’écartent de la sortition, afin d’accroître la diversité du groupe. Dans tous les cas, cela signifie que la propriété d’égalité attachée au tirage au sort n’est pas respectée car il faut composer avec les déformations qu’introduisent la motivation et la disponibilité différentielles des individus de l’échantillon de départ.
29De manière générale, le processus de recrutement d’un mini-public de volontaires ne peut donc être regardé comme résultant d’un simple tirage au sort. Dans le cas de groupes de quelques centaines de personnes, avec un tirage purement aléatoire dans les sondages délibératifs ou en respectant des quotas sociodémographiques fixés, on peut considérer que le groupe des participants effectifs conserve les propriétés de représentativité et d’inclusivité recherchées (Isernia et al., 2013, p. 88). Dans les groupes de petite taille, comme dans les jurys ou les conférences de citoyens, c’est la diversité, à la fois en termes sociodémographiques et en termes d’opinion, et non la représentativité, qui témoigne de l’inclusivité recherchée. Mais dans tous les cas, le groupe participant effectivement au mini-public est le produit d’une composition entre un tirage au sort initial, purement aléatoire ou selon des variables contrôlées, la motivation des individus contactés et leur disponibilité aux dates du mini-public, voire, le cas échéant, des mises à l’écart décidées par les organisateurs. Malgré sa production très fabriquée, la sélection reste largement imprévisible, la part que joue chacune des dimensions dans la composition finale du groupe n’étant pas contrôlable a priori.
30Finalement, en assimilant le processus de recrutement à un tirage au sort, les pratiques habituelles de sélection des mini-publics reviennent à considérer que les facteurs de motivation et de disponibilité n’ont pas d’influence sur la structure des opinions représentées dans le groupe final tant que sa représentativité ou diversité sociodémographique est assurée. On peut toutefois s’interroger sur les propriétés d’impartialité du processus de recrutement.
Un biais de sélection des mini-publics en faveur d’une appétence des participants pour la discussion collective
31L’organisation des mini-publics puis leur évaluation s’attachent à vérifier que le processus de recrutement n’introduit pas de biais spécifique dans la structure des opinions du groupe participant, outre les biais de spécification communs à tous les échantillons tirés au sort (surreprésentation parmi les répondants des personnes mieux insérées socialement, plus éduquées et disposant de compétences politiques plus fortes que l’ensemble de la population (Luskin et al., 2002). Des questionnaires sont généralement passés au démarrage du travail du groupe puis à la fin de sa délibération pour le contrôler mais également pour analyser l’évolution des opinions individuelles et ainsi documenter l’intelligence collective produite par la délibération. Pour les petits groupes, en l’absence de puissance statistique permettant une démonstration, il s’agit en particulier d’analyser l’influence que la déformation de la composition du groupe de citoyens par rapport à l’objectif de départ aurait pu avoir sur l’avis produit par le mini-public. Le rapport d’évaluation pour le cas Cigéo concluait qu’au total, le processus de recrutement avait correctement joué son rôle fonctionnel : permettre de constituer un groupe suffisamment divers tant par ses caractéristiques sociodémographiques que par ses opinions, composé de personnes aux préférences peu intenses sur les questions en débat, et disposées à évoluer dans leurs jugements grâce à la discussion collective (Fourniau, Bobbio, 2014, p. 116).
32Au-delà de ce cas, comment peut-on appréhender l’effet du mixage entre hasard, motivation et disponibilité biographique que produit le processus de recrutement d’un mini-public sur la structure des opinions des participants et sur leur disposition à délibérer ? Trois types d’approches peuvent éclairer les dispositions des personnes donnant leur accord de principe, le confirmant puis participant effectivement au mini-public : les motivations à participer sélectionnées par les schémas de recrutement généralement utilisés, les types de positions prédélibératives, les caractéristiques du sujet mis en débat peuvent influencer la dynamique de la délibération.
Les motivations à participer
33Le processus de recrutement sélectionne des volontaires en fonction de motivations à participer diverses. Les analyses des grands panels pour les études d’opinion indiquent que ces motivations combinent avec des degrés variables en fonction des conditions du recrutement (type de tirage au sort, schéma de recrutement…) et de l’exercice proposé : la rétribution de la participation, la curiosité soulevée par le sujet et le dispositif, le divertissement procuré par le fait de répondre à des enquêtes, l’importance attachée à l’expression de soi et à la possibilité de donner son avis, la valeur sociale attribuée à un exercice collectif permettant de se comparer à d’autres, l’accessibilité et les conditions de déroulement du mini-public, etc. (Baker et al., 2010, p. 720).
34La rétribution de la participation est la première raison citée parmi les motivations à participer à une enquête en ligne. Dans la pratique générale associée au tirage au sort des mini-publics, la rémunération [12] est considérée comme l’une des marques de la considération que les commanditaires se doivent de porter aux citoyens, au même titre que les contacts personnalisés lors de l’enrôlement ou la publicité que font les autorités de leur travail. Ces marques de considération sont essentielles pour faciliter une meilleure représentation des jeunes, des travailleurs immigrés, des personnes n’ayant pas le baccalauréat, que dans les dispositifs ouverts, reposant entièrement sur l’auto-sélection des participants. Si elle est généralement constatée, l’existence d’une rémunération n’est néanmoins pas systématique et peut faire débat. Dans le cas Cigéo, le Comité de pilotage avait considéré que l’absence de rémunération était une condition d’un engagement sincère des citoyens dans un travail délibératif exigeant. On a vu que cette absence conduisait à un taux de réalisation du recrutement beaucoup plus faible que lorsqu’une rémunération est proposée, rendait plus difficile le contrôle de la composition sociodémographique, et sélectionnait des personnes déjà disposées à consacrer leur temps libre à des activités citoyennes. Pour tenter d’échapper à ce type de biais, les réflexions méthodologiques sur les phénomènes de non-réponse et les manières de les diminuer conduisent à recommander une variété de régimes d’incitation (Comley, 2005 ; Koch et al., 2012) pour s’assurer que toutes les motivations à participer soient sollicitées et améliorer les taux de réponse, en tenant compte des différences culturelles selon les pays dans les enquêtes transnationales. Des pratiques laissant le choix entre différentes formes de rétribution – la somme prévue peut être touchée en argent, prendre la forme d’un cadeau en lien avec le sujet traité, ou être reversée comme don à une association humanitaire – alimentent également l’abondante littérature de réflexion éthique sur la rétribution des participants à des travaux de recherche en biomédecine, en psychologie ou en économie expérimentales.
35Le processus de recrutement peut donc avoir une influence sur la dynamique de délibération ultérieure en sélectionnant préférentiellement certains types de motivation. Une étude anglaise de la motivation de ceux qui acceptent de participer à des grands panels d’internautes (Comley, 2005) a proposé une typologie en quatre grandes catégories : ceux qui veulent que leurs opinions soient entendues et apprécient de faire des sondages (« Opinionated ») représenteraient 35 % des panélistes en ligne ; ceux qui répondent à beaucoup d’enquêtes mais ne le font généralement que s’il y a une rétribution (« Professionnal ») en représenteraient 30 % ; ceux qui sont attirés avant tout par la rémunération mais répondent parfois quand il n’y en a pas (« Incentivized ») en représenteraient 20 %, mais on trouve aussi parmi eux des « serial panellists » qui, plus intéressés par la rémunération que de donner leur avis, peuvent frauder et compromettre la qualité des résultats ; enfin ceux qui aiment faire des enquêtes et faire partie de la communauté en ligne (« Helpers ») en représenteraient 15 %. La sollicitation d’un échantillon d’internautes volontaires pour participer à un mini public mobilise ces divers profils de manière très inégale, sans doute plus les « Opinionated » et les « Helpers » que les autres, du fait de la nature délibérative de l’exercice.
36D’autres facteurs renforcent encore les biais systématiques résultant du recrutement des mini-publics parmi cette population d’internautes volontaires. L’intérêt différentiel vis-à-vis du sujet influence sans doute plus que dans le cas des enquêtes d’opinion la décision de participation à un mini-public, l’exercice étant plus exigeant et réclamant une plus grande disponibilité. Mais certaines études suggèrent que le comportement général d’enquête en ligne peut avoir une plus grande influence sur la décision de participer que les attitudes concernant le sujet de l’enquête (Tourangeau et al., 2009, cité par Baker et al., 2010, p. 733). Les entretiens réalisés dans le cas Cigéo confirment ces résultats qui soulignent d’une part, la sélection plus probable de panélistes actifs, qui adhèrent à de multiples panels et acceptent plus fréquemment de répondre à des enquêtes et, d’autre part, les biais spécifiques de cette population par rapport à celle sondée par les moyens plus traditionnels des entretiens téléphoniques. Pour autant, une participation élevée sur Internet ne prédispose pas à être exposé à des opinions politiques contraires aux siennes (Lev-On, Manin, 2006) et l’on constate plutôt une fragmentation des publics (Dahlberg, 2007). L’acceptation de participer à un mini-public suppose donc une appétence particulière pour la discussion collective, disposition inverse de la crainte généralement relevée vis-à-vis de l’expression de désaccords politiques en face-à-face (Eliasoph, 1998 ; Mutz, 2006).
Les types de positions prédélibératives
37Bobbio (2010) a proposé une autre approche, consistant à typifier les opinions que peuvent adopter les participants avant d’entrer dans une délibération collective, indépendamment de leur profil motivationnel. Il en tire quelques recommandations sur le design des dispositifs les plus aptes, selon les cas, au bon déroulement de la délibération. Il classe les « opinions prédélibératives » selon deux dimensions – le degré de structuration des positions initiales : conviction ferme et choix déterminé en faveur de l’une des alternatives en discussion vs doute, idées confuses et opinions instables ; et le caractère réfléchi ou non des positions exprimées : positions plus ou moins bien informées des conséquences de l’option choisie et connaissance plus ou moins grande de l’état des débats sur ce choix, c’est-à-dire des arguments contraires. Le croisement de ces deux dimensions largement indépendantes définit quatre grands types de positions (tableau 4) : pour les positions réfléchies, soit un jugement certain quand la position est bien définie ; soit une suspension du jugement, s’il subsiste des doutes que de nouvelles discussions aideront à lever ; pour les positions non réfléchies : jugement incertain quand la position est mal structurée ; ou expression d’un tort (car l’opinion formulée n’est pas prise en compte, Bobbio parle d’expression d’un « préjudice »), si elle est bien définie. La nature des positions initiales des participants n’est pas déterminée uniquement par les traits psychologiques de leur personnalité, mais également par les caractéristiques du contexte dans lequel se déroule la délibération.
Quatre types de position à l’entrée dans un mini-public
Degré de structuration des positions initiales | |||
Bien définies | Mal définies | ||
Positions exprimées | Réfléchies | Certitude du jugement | Suspension du jugement |
Non réfléchies | Expression d’un tort | Incertitude du jugement |
Quatre types de position à l’entrée dans un mini-public
38Comme il est improbable que des personnes n’ayant de positions ni réfléchies ni bien structurées sur un sujet décident de se rencontrer pour prendre des décisions collectives, les mini-publics sont des expériences artificiellement construites de délibération en situation d’« incertitude de jugement » des participants. La discussion d’un comité d’experts réclame habituellement une suspension du jugement à l’entrée en délibération. Un débat parlementaire peut quant à lui illustrer une situation de jugement certain, quand les positions initiales exprimées par les élus sont plus directement liées à leur appartenance partisane qu’à leur connaissance du sujet. Un débat public ouvert, comme en organise la CNDP en France, peut représenter une situation où s’expriment majoritairement des torts (en particulier un tort fait à la démocratie (Fourniau, 2007)), mais où se mêlent souvent aussi des jugements incertains.
39Alors que dans les situations de « certitude de jugement » et de « suspension du jugement », le but de la délibération est de rapprocher les positions des participants, dans les mini-publics le but est avant tout de former ces positions, de permettre aux participants de se faire leur propre idée. Mais, il n’existe pas, à notre connaissance, d’études permettant d’inférer des motivations différentielles à participer fréquemment à des enquêtes, disposition que nous estimons être surreprésentée dans les mini-publics, en particulier quand ils sont recrutés parmi des panels d’internautes volontaires, des conclusions sur la structure des opinions prédélibératives des participants à un mini-public en comparaison de la population générale.
L’unimodalité des préférences
40Une troisième approche s’attache néanmoins à mesurer comment la délibération transforme effectivement la structure des opinions initiales, prédélibératives, des participants et permet d’aboutir à un avis collectif. Ainsi, List et al. (2013) ont proposé de mesurer la proximité de la structure des opinions avant et après la délibération à une situation de préférences « unimodales » (« single-peaked »), situation de choix entre des alternatives dans laquelle, si les alternatives sont ordonnées sur un axe, typiquement un axe Gauche-Droite, chaque individu a une alternative préférée et une préférence pour les autres alternatives décroissante au fur et à mesure que ces alternatives s’éloignent de l’alternative préférée vers la gauche ou vers la droite. Alors qu’il est connu que le vote à la majorité entre plusieurs alternatives est susceptible d’introduire des cycles de Condorcet rendant impossible d’aboutir à une décision stable, l’intérêt des situations de préférences unimodales, tient à ce qu’elles constituent une condition suffisante pour que de tels cycles ne se produisent pas (Dryzek, List, 2003). La délibération, par l’apprentissage et la réflexion qu’elle développe, permet d’aboutir à des positions mieux structurées et plus réfléchies, se rapprochant de l’unimodalité : l’ensemble des participants partage à l’issue du débat une même vision des dimensions qui structurent le choix et s’accordent sur la manière d’ordonner les alternatives sans pour autant converger vers un classement particulier. C’est ce type de « meta-accord » (List, 2002) qu’exprime en général l’avis produit par un jury ou une conférence de citoyens, en précisant dans quelles conditions et avec quelles conséquences tel ou tel choix peut être fait.
41Les résultats empiriques de List et al. (2013) mettent l’accent sur deux caractéristiques des enjeux mis en discussion différenciant les évolutions mesurées vers une distribution unimodale des préférences exprimées : leur saillance dans l’espace public et la facilité à ordonner les alternatives présentées. La saillance des enjeux dans l’espace public favorise la formation de positions réfléchies des participants en multipliant les possibilités de discussion dans leur environnement quotidien, leur procurant une meilleure connaissance du sujet et des arguments à son propos avant même le mini-public. La facilité à ordonner les alternatives encourage des positions structurées sur les enjeux. Ainsi, pour les questions les plus importantes, sur lesquelles les participants ont de bonnes chances d’avoir discuté avec leurs proches ou leurs collègues, les profils de préférence sont relativement plus proches de l’unimodalité, et les gains de connaissance comme l’effet de la délibération plus formelle dans le mini-public sont plus faibles. En revanche, pour les questions moins saillantes dans l’espace public, ne donnant pas lieu à l’élaboration préalable de positions réfléchies, la discussion dans un mini-public peut produire une différence appréciable dans la structure des opinions avant et après la délibération et la rapprocher de l’unimodalité, rapprochement d’autant plus grand que les alternatives sur le sujet en débat s’ordonnent simplement.
42Cependant, ces auteurs ne prennent pas en considération le fait que les caractéristiques des enjeux débattus peuvent également influencer la motivation à participer au mini-public. Alors que les études précédemment mentionnées indiquent que l’intérêt pour le thème ne constitue pas une motivation différentielle pour participer à une enquête, les résultats de List et al. (2013) montrent à l’inverse que le processus de recrutement des sondages délibératifs en fait une variable qui influence l’évolution des préférences des participants au cours de la délibération. On peut alors considérer que l’intérêt pour le sujet du mini-public joue également avant sur la motivation des individus à y participer. Par exemple, une meilleure connaissance des arguments s’opposant dans une controverse sur un enjeu saillant peut inciter plus fortement ceux qui ont une position définie sur le sujet à se rendre disponibles pour faire entendre leur voix lors du mini-public. On peut ainsi faire l’hypothèse suivante : les personnes qui acceptent de participer du fait d’une meilleure connaissance de l’enjeu, ou parce qu’elles considèrent important de pouvoir donner leur avis, ont probablement une structure de préférences prédélibératives plus proche de l’unimodalité, ce qui expliquerait les moindres gains mesurés au cours de la délibération. Les résultats présentés par List et al. (2013) pourraient donc tout autant s’expliquer par l’effet des caractéristiques du sujet sur le processus d’auto-sélection des participants que par leur influence sur la délibération, seule mesurée.
Conclusion : des dispositions délibératives pour participer à un mini-public
43La multiplication des mini-publics comme instruments emblématiques d’une démocratie plus délibérative se prévaut des propriétés attachées au tirage au sort censé, depuis l’antiquité, bannir l’auto-sélection et garantir au contraire l’égalité, l’imprévisibilité et l’impartialité de la sélection et, de surcroît, du point de vue contemporain de la théorie délibérative, une meilleure inclusivité. Or, le processus de recrutement d’un mini-public, généralement qualifié de « tirage au sort », s’avère en fait fabriquer une sélection de personnes au bout du compte volontaires. Le processus combine un tirage au sort initial, souvent non aléatoire, et l’auto-sélection de volontaires en fonction de motivations diverses à participer et d’une disponibilité pour le faire. L’enrôlement des personnes tirées au sort, en particulier quand il s’agit déjà d’adhérents à un panel d’internautes, les mobilise diversement selon leurs motivations à participer à un exercice collectif et délibératif, selon leur activité sur Internet le cas échéant, selon le sujet traité et les conditions du mini-public (en particulier la rémunération). On retiendra du cas étudié comme des études rapportées que les biais qu’introduisent la motivation et la disponibilité biographique différentielles dans l’acceptation de participer tendent à sélectionner des citoyens dont « il ne fait aucun doute qu’ils diffèrent d’une manière importante et non négligeable de ceux qui ne [participent] pas » comme l’indique plus globalement Baker et al. (2010, p. 728) à propos des internautes panélistes volontaires. Le processus de recrutement des mini-publics ne permet donc pas d’égaliser les chances de « n’importe qui » de participer. Ainsi, quand il joue son rôle fonctionnel de constitution d’un groupe suffisamment divers, le processus de recrutement ne respecte pas (ou mal) les propriétés d’égalité et d’impartialité, et dans une moindre mesure d’imprévisibilité, associées au tirage au sort.
44Les différences entre participants et non-participants sont un constat largement partagé dans les travaux sur les mini-publics. Au-delà de ce premier constat nous éloignant de l’opposition entre « profanes » et experts qui structure la légitimité des mini-publics, le point que nous avons soulevé en nous intéressant au processus de recrutement est de savoir comment le mixage entre tirage au sort, motivation et disponibilité déforme la structure des opinions des participants par rapport à celle de l’échantillon initial tiré au sort, et en particulier quels facteurs peuvent la rapprocher ou l’éloigner de l’unimodalité avant même la délibération. Sans doute, sur beaucoup de sujets, un simple tirage au sort dans la population, aléatoire ou selon un schéma non-probabiliste, a-t-il de bonnes chances de sélectionner un échantillon initial au jugement incertain, assez loin de préférences unimodales, conformément aux présupposés des théories délibératives considérant que la plupart des personnes n’ont pas de préférence politique bien définie jusqu’à ce que qu’elles soient amenées à en former. On retiendra que les profils sélectionnés préférentiellement par le processus de mixage entre tirage au sort (souvent dans un panel d’internautes volontaires), motivation à participer à un mini-public et disponibilité biographique pour le faire, influencent la dynamique de délibération ultérieure, comme le suggèrent également de nombreuses études sur les jurys judiciaires. Dans le cas Cigéo, ce mixage a abouti à sursélectionner des personnes aux convictions peu affirmées et prêtes à évoluer au cours de la discussion. On ne peut pas généraliser cette observation spécifique, mais les travaux mentionnés permettent raisonnablement de proposer l’hypothèse selon laquelle les participants à des mini-publics ont une disposition délibérative plus marquée que le reste de la population : ils attachent plus d’importance à exprimer leur avis et à participer à un exercice collectif propice pour le faire, ils craignent moins l’expression du désaccord politique en face à face et sont plus disposés à évoluer dans leurs opinions du fait de la valeur sociale qu’ils attribuent à la discussion collective.
45Le rôle fonctionnel du processus de recrutement d’un mini-public serait ainsi, grâce aux contacts directs d’enrôlement, de sélectionner un groupe suffisamment divers de personnes à l’esprit ouvert présageant leur engagement dans la délibération. Cependant, les effets sur la délibération collective de la composition du groupe restent mal cernés (Barabas, 2004 ; Farrar et al., 2009), ceux-ci ne semblant pas constituer une variable explicative des changements d’opinion au cours de la délibération (Sanders, 2012). On retiendra alors que l’influence du recrutement sur la délibération ultérieure tient donc au fait que le processus joue plus ou moins bien ce rôle fonctionnel, la sélection de profils délibératifs apparaissant comme une condition nécessaire du succès de la délibération. Des échecs de la délibération sont à l’inverse rapportés au recrutement d’un groupe composé principalement d’autres profils, par exemple des panelistes « professionnels » attendant passivement leur rémunération (Hermitte, 2013b, p. 324).
46Ces caractéristiques du recrutement sont souvent mobilisées dans les controverses pour critiquer le recours à des mini-publics sur des sujets conflictuels, pour lesquels les acteurs sont déjà fortement structurés : un mini-public privilégiant des profils délibératifs viserait à contourner le conflit entre parties prenantes antagonistes aux préférences enracinées dans leurs capacités de mobilisation (Fung, Wright, 2005 ; Mutz, 2006). Les caractéristiques des mini-publics conduisent également certains théoriciens de la démocratie (Urbinati, 2014) à voir dans leur usage fréquent sur les enjeux saillants de politique publique un risque de confiscation du débat politique par les couches intermédiaires « réflexives », et à critiquer une certaine technocratie plus favorable à la multiplication de ces procédures contrôlées de démocratie participative qu’au libre développement de la critique dans la société.
47Pour résumer, dans les petits groupes, jurys et conférence de citoyens, le processus de recrutement consiste en une auto-sélection très forte des participants (du fait de taux de réalisation très faibles) et un enrôlement visant à fabriquer la diversité du mini-public. Dans les grands groupes, sondages délibératifs ou assemblées citoyennes, l’auto-sélection est également forte mais c’est la représentativité statistique du groupe enrôlé qui garantit une délibération inclusive. Dans les deux cas cependant, la taille du mini-public restant limitée, le processus de recrutement n’assure pas automatiquement la représentation des minorités alors que celle-ci peut s’avérer déterminante sur certains sujets, par exemple ceux engageant fortement les valeurs éthiques. La qualité de l’avis produit par un mini-public dépend donc d’une part de la diversité cognitive du groupe (vérifiée par la représentativité dans le cas de grands groupes) que doit contrôler le processus d’enrôlement en sélectionnant préférentiellement des citoyens délibératifs, d’autre part de la dynamique de la délibération, reposant elle-même sur la qualité de l’animation et sur le caractère complet et contradictoire des informations soumises à l’examen des citoyens. Mais dès que la diversité cognitive du groupe est confirmée par une composition assez inclusive de personnes au profil suffisamment délibératif, la qualité de l’avis produit ne dépend plus que de la dynamique de délibération interne au groupe, de sa capacité à dégager par la discussion une synthèse équilibrée de toutes les informations qu’il aura pu acquérir. Les travaux sur les mécanismes de changements d’opinion résultant d’une délibération collective confirment cette conclusion, puisqu’ils identifient comme variables explicatives des changements mesurés, celles se rapportant à la dynamique de la délibération et à la conscience de l’importance des enjeux, et non celles relatives à la composition du mini-public (Farrar et al., 2009 ; Sanders, 2012 ; Himmelroos, Christensen, 2014). C’est sans doute pourquoi l’essentiel des travaux sur les mini-publics se concentrent sur le processus délibératif lui-même plutôt que sur le processus de sélection mixant tirage au sort, motivation et disponibilité des participants.
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Mots-clés éditeurs : enrôlement, délibération, mini-publics, sélection, motivation, recrutement, dispositions délibératives
Mise en ligne 05/06/2019
https://doi.org/10.3917/parti.hs01.0373Notes
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[1]
Terme générique proposé notamment par Archon Fung (2003) pour désigner les dispositifs de délibération démocratique et leurs participants.
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[2]
Les sondages délibératifs ou les assemblées citoyennes contournent cet obstacle en rassemblant respectivement des centaines ou des milliers de citoyens en un même lieu de délibération mais en les répartissant aléatoirement à des tables de discussion d’une dizaine de personnes, les participants changeant plusieurs fois de table au cours de la journée. L’exercice comporte également quelques moments pléniers.
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[3]
Des minorités peuvent cependant ne pas se trouver représentées dans un échantillon tiré au sort (cas des autochtones dans l’assemblée citoyenne de Colombie-Britannique sur le système électoral (Warren, Pearse, 2008), ou celui de cyclistes dans un jury citoyen sur le trafic urbain à Turin (Bobbio, Ravazzi, 2006).
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[4]
L’évolution des opinions individuelles constatées dans les sondages délibératifs contredit également les expériences de psychologie sociale montrant en laboratoire des mécanismes de polarisation et de renforcement des opinions premières des individus (Sunstein, 2002) produits par la discussion collective. Bernard Manin (2002) fait une bonne synthèse de cette question.
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[5]
Pour Dryzek et Niemeyer (2008), c’est parce que le nombre de discours qu’il est nécessaire d’examiner sur n’importe quel sujet soumis à décision est beaucoup plus faible que le nombre de personnes qu’il faudrait élire pour garantir la représentation de tous les citoyens affectés par la décision, que la délibération doit d’abord garantir une bonne représentation des discours. Ils imaginent pour cela la formation d’une « Chambre des discours ». Sa mise en œuvre pourrait passer par une sélection ciblée des discours à représenter, et un choix non aléatoire des participants aptes à représenter la diversité de ces discours.
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[6]
Le dispositif d’organisation de la conférence de citoyens comportait un Comité d’évaluation composé de Cécile Blatrix (AgroParisTech), Luigi Bobbio (Université de Turin) et Jean-Michel Fourniau (Ifsttar), qui a pu observer l’intégralité du processus, y compris le recrutement du groupe des participants. Ce papier s’appuie sur le rapport d’évaluation rendu à la CNDP le 13 juin 2014 par Luigi Bobbio et Jean-Michel Fourniau (Fourniau, Bobbio, 2014).
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[7]
Panel qualifié (respectant des quotas représentatifs de la population générale) d’internautes volontaires créé à l’initiative d’une société d’étude pour répondre rapidement aux commandes de sondages politiques ou d’annonceurs commerciaux en interrogeant un échantillon tiré du panel.
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[8]
Taux généralement rapportés dans la littérature (ce qui est rarement fait). Par exemple, pour le projet EuroPolis en 2009, il y a eu 348 participants pour un échantillon de départ de 3000 personnes invitées à participer, soit un taux de réalisation de 11,6 % (Isernia et al., 2013, p. 83). Dans le cas d’un jury de citoyens sur le fédéralisme en 2010 en Italie, pour un engagement de deux week-ends sans rémunération, le taux de réalisation fut de 1,7 % (Bobbio, 2013, p. 38).
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[9]
La sélection des sondages délibératifs telle que la pratiquent Fishkin et son équipe diffère de ce schéma : elle exclut en général toute stratification selon des quotas, car celle-ci entraîne des déformations, au profit d’un tirage purement aléatoire dans un échantillon spécifiquement construit à partir des annuaires téléphoniques par l’équipe de recherche pour chaque mini-public. En revanche, dans le cas Europolis, le tirage au sort était stratifié selon des quotas (Isernia, Fishkin, 2014). Fishkin et son équipe évitent tout remplacement et acceptent donc de fortes déformations de la structure sociodémographique du groupe des participants en fonction de la variation des taux de refus. Pour une même taille d’échantillon de départ, la taille du groupe peut également différer sensiblement d’un sondage délibératif à l’autre.
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[10]
Celui-ci peut lui-même être un institut de sondage, comme le fait l’Ifop qui a organisé un nombre important des conférences de citoyens ayant eu lieu en France.
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[11]
Seuls 15 % des citoyens tirés au sort en France pour les jurys d’assises réussissent à se faire exempter pour les procès courants, et un peu plus pour les procès plus longs. Source : site du ministère de la justice.
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[12]
Une rémunération entre 60 et 100 euros par jour est la pratique très générale constatée dans le monde, dans les jurys et conférences de citoyens, sondages délibératifs ou assemblées citoyennes (Sintomer, 2011, chapitre 4).