Couverture de PARTI_019

Article de revue

Le communalisme comme « utopie réelle »

Pages 245 à 268

Notes

  • [1]
    Nous tenons à remercier Guillaume Gourgues, pour sa relecture et ses conseils précieux sur ce texte, ainsi que Vincent Farnea pour nous avoir fait découvrir la plupart des livres dont il est question ici.
  • [2]
    Cercle de chercheurs dédié au marxisme analytique – qui vise à interpréter la pensée de Marx et de ses successeurs à l’aide d’outils issus de la philosophie analytique et des sciences sociales.
  • [3]
    Voir : https://www.ssc.wisc.edu/~wright/RealUtopias.htm (accès le 20/02/2018).
  • [4]
    E. O. Wright précise toutefois que son travail diffère de celui de Bloch dans la mesure où ce dernier « rattache l’“utopie concrète” à la philosophie marxiste alors [qu’il] préfère relier l’utopie réelle à la science sociale marxiste, dans sa dimension théorique et empirique » (Farnea, Jeanpierre, 2013). Dans Utopies réelles, il revient sur la distinction entre le matérialisme historique, qui selon lui n’est plus défendable, et le marxisme sociologique, centré sur l’étude des classes sociales et la critique du capitalisme, qui reste au contraire une référence féconde (Wright, 2017, p. 168). Si la théorie marxiste classique des alternatives au capitalisme visait elle aussi à contribuer à l’émancipation, la posture de Wright est différente. En effet, « une théorie de la possibilité structurelle ne tente pas de prédire le cours des événements dans la durée, mais tout simplement de cartographier le champ des possibles qui impulseront des changements institutionnels et qui se produiront sous différentes conditions sociales » (Wright, 2017, p. 179).
  • [5]
    Pour E. O. Wright, le pouvoir social se différencie du pouvoir économique (basé sur la propriété et le contrôle des ressources économiques) et du pouvoir étatique (qui repose sur le contrôle de la production des règles collectives). Il est fondé sur la capacité de mobiliser les gens pour des actions collectives volontaires et coopératives.
  • [6]
    Voir le dossier « Participer aux États-Unis : les town meetings » coordonné par Paula Cossart et Andrea Felicetti dans la revue Participations (2016/2, n° 15).
  • [7]
    Précisons que pour Murray Bookchin, sur la pensée duquel nous revenons plus bas, « municipalisme libertaire » et « communalisme libertaire » sont synonymes (Bookchin, 1993, 1997).
  • [8]
    Pour E. O. Wright, les alternatives transformatrices doivent en effet être jaugées à l’aune de trois critères : leur désirabilité, leur viabilité et leur faisabilité (critères qui dépendent bien sûr des conditions historiques dans lesquelles elles naissent et évoluent).
  • [9]
    Par exemple, lorsqu’il écrit qu’« un nouveau paradigme émancipateur doit représenter une alternative désirable, viable et réalisable », il reprend le même triptyque que Wright sans le nommer (Folco, 2017, p. 45). Il est pourtant loin de méconnaître ses travaux, comme en témoigne sa publication en ligne d’une lecture critique de Envisioning Real Utopias au prisme de la question de l’écosocialisme (Folco, 2013).
  • [10]
    Voir le dossier « La participation au prisme de l’histoire » coordonné par Paula Cossart, Julien Talpin et William Keith dans la revue Participations (2012/2, n° 3).
  • [11]
    La comparaison entre les deux expériences est esquissée dans Bance, 2017b.
  • [12]
    Rappelons que P. Bance a d’abord une formation de juriste (il est docteur d’État en droit).
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« Toute ma vie, j’ai réfléchi sur comment et quand mettre mes idées en pratique. Les gens me déclarent fou quand je leur dis que c’est possible. Et bien, là, les gens sont en train de mettre la théorie en pratique. Si eux prouvent qu’une société égalitaire et démocratique est possible, ça changera radicalement la conscience des gens sur la potentialité humaine. »
David Graeber, « Perdre contre une bande de féministes c’est l’ultime humiliation (pour l’État islamique) », in S. Bouquin, M. Court, C. Den Hond (dir.), La commune du Rojava. L’alternative kurde à l’État-nation, Syllepses/Critica, 2017, p. 144.

1Lecture critique des ouvrages suivants [1] : Erik Olin Wright, 2017, Utopies réelles, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 613 p. ; Jonathan Durand Folco, 2017, À nous la ville ! Traité de municipalisme, Montréal, Éditions Écosociété, 197 p. ; Pierre Bance, 2017, Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, Paris, Éditions Noir et Rouge, 399 p. ; Stephen Bouquin, Mireille Court, Chris Den Hond (dir.), 2017, La commune du Rojava. L’alternative kurde à l’État-nation, Paris/Bruxelles, Syllepses/Critica, coll. « Utopie critique », 203 p. ; Olivier Grojean, 2017, La Révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie, Paris, La Découverte, 256 p.

2Dans son dernier ouvrage, traduit en français en 2017, Erik Olin Wright nous invite à fixer comme horizon possible de la recherche en sciences sociales la construction d’une connaissance scientifique systématique des possibilités favorisant l’épanouissement humain. Il défend le projet d’une « science sociale émancipatrice », invitant les chercheurs à ne pas (ou ne plus) s’en tenir aux rôles, plus habituels, d’analystes critiques des sociétés contemporaines et passées. Utopies réelles peut être lu comme un plaidoyer pour une posture d’utopiste décomplexé, contribuant explicitement et véritablement à ouvrir le champ des possibles démocratiques. Mais comment, dès lors, définir cette posture pour se l’approprier ? Comment la comprendre, la saisir, la mettre en pratique ? Et à quoi la rapporter, concrètement, dans le monde connu des expérimentations politiques ?

3Pour engager la discussion, nous proposons de revenir sur ce qu’implique d’abord la posture proposée par E. O. Wright : faire connaître le fonctionnement effectif de diverses expériences alternatives – les sciences sociales se distinguant en cela des récits utopiques purement imaginaires. Mais étudier des cas empiriques, qu’ils soient passés ou présents, n’est pas une démarche suffisante : la sociologie émancipatrice alors défendue doit relier ces études empiriques à des débats théoriques sur les principes qui les sous-tendent. C’est en cela que les divers ouvrages sur le communalisme parus en langue française récemment nous intéressent ici. Ils nous semblent s’inscrire pleinement dans le projet amorcé par E. O. Wright. En suivant cette piste du communalisme, nous proposons ainsi de déplacer la focale jusqu’à un terrain d’étude qui peut sembler particulièrement propice à cette science « positive » des utopies réelles : le communalisme kurde, tel qu’il existe dans la région du Rojava. Mais en arpentant des ouvrages sur cette expérience, on mesure à quel point certains contextes se prêtent mieux que d’autres à une réflexion en termes d’utopies réelles.

À la recherche d’alternatives émancipatrices

4Le projet d’une « science sociale émancipatrice » pourrait tenir en une formule : faire comprendre que partout dans le monde, les alternatives au capitalisme existent déjà. Selon E. O. Wright, face aux critiques qu’appelle le capitalisme, la crise des modèles réformistes et révolutionnaires de changement social, qui ont prédominé durant le xxe siècle, ne fait aucun doute. Domestiquer le capitalisme n’est pas plus réaliste aujourd’hui que de tenter de le briser. Pas de domestication, pas de rupture : c’est l’érosion qui est prônée par Wright, dans la filiation (classique) des penseurs anarchistes. Il appelle à construire ici et maintenant des alternatives émancipatrices dans les fissures du capitalisme. Ces utopies réelles, qui ne forment un oxymore qu’en apparence, représentent en vérité des institutions, des relations et des pratiques qui existent déjà et préfigurent un monde idéal. C’est ce projet intellectuel et politique que nous proposons de synthétiser ici.

Réhabiliter les utopies

5Sociologue américain, et membre historique du « Groupe de septembre » [2], E. O. Wright s’est longtemps inscrit dans la tradition marxiste. Dans les années 1970 et 1980, il centre ainsi sa réflexion sur l’analyse des classes sociales dans une perspective de critique du capitalisme. Son regard change au début des années 1990 avec l’effondrement du monde soviétique et la victoire de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Tandis que le TINA (« there is no alternative ») thatchérien menace de faire triompher le pessimisme en laissant penser qu’aucun autre monde n’est possible, il s’engage dans un projet collectif autour de la question des alternatives au capitalisme. Depuis 1991, il dirige le programme de recherche international The Real Utopias Project qui a donné lieu à la publication de toute une série de livres de différents auteurs, tels que Joshua Cohen, Janet Gornick, Bruce Ackerman ou encore Archon Fung, autour d’expériences radicales de changement social [3]. Son livre Envisioning Real Utopias, écrit en plein cœur des ravages des crises bancaire et financière enclenchées trois ans plus tôt, paraît en anglais en 2010.

6Cristallisant la tension entre rêves et pratiques, les utopies réelles viennent répondre à ceux qui se désespèrent de constater, avec E. O. Wright, que les visions radicales de transformation sociale sont régulièrement tournées en dérision – de fait, il existe, comme il le rappelle bien, « une tendance lourde parmi les intellectuels à discréditer l’enthousiasme naïf » (Wright, 2017, p. 242). L’expression « utopie réelle » résonne alors avec celle d’« utopie concrète », laquelle trouve sa source dans les travaux du philosophe Ernst Bloch, en particulier dans les analyses qu’il développe dans les années 1950, publiées dans Le Principe Espérance, avec lesquelles E. O. Wright admet, en entretien (Farnea, Jeanpierre, 2013), une parenté [4], sans toutefois s’y référer dans son livre. Pour E. Bloch, les utopies concrètes se distinguent des utopies abstraites en ce qu’elles décèlent dans le monde réel « l’anticipation réaliste de ce qui est bien ; et qui apparaît alors clairement comme tel » (Bloch, 1976 [1954-1959], t. II, p. 623). Avec E. Bloch, l’utopie n’est plus ce lieu heureux, idéal, mais qui ne se trouve nulle part (u-topos), dans la lignée de Thomas More qui forge le mot en 1516 (2012 [1516]). La philosophie blochienne permet de dépasser « [le] reproche d’irréalisme classiquement adressé à l’utopie. En ancrant celle-ci dans une ontologie du Devenir, et en la redéfinissant […] comme utopie concrète, elle montre en quoi les espoirs d’une société meilleure peuvent constituer une force de transformation effective du monde » (Broca, 2012, p. 16). On le voit, qu’elle soit définie comme réelle, réaliste ou concrète, l’utopie est à la fois une fin et un moyen : elle préfigure un monde idéal tout en permettant des avancées immédiates vers un monde plus juste et plus humain.

7E. O. Wright n’est pas seul aujourd’hui à réhabiliter les utopies, dès lors qu’elles sont porteuses de solutions ancrées dans le réel. Un site Internet tel qu’utopies-concretes.org relève de la même logique : il s’agit d’un portail autogéré de mise en commun et d’archivage d’une galaxie de textes, d’expériences, de mouvements défendant la possibilité réelle d’un monde « alternatif ». On se dit alors qu’il est regrettable, de ce point de vue, que la taille (613 pages) du livre d’E. O. Wright puisse décourager celles et ceux qui se sentent proches de ses idées tout en étant davantage intéressé·e·s par les registres d’action.

8Les utopies réelles attirent surtout, il faut l’admettre, l’attention des chercheurs. Ainsi, en 2015, dans L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Michel Lallement reprend à son compte la notion d’utopies concrètes pour désigner les espaces où les hackeurs inventent des formes de travail bousculant les règles de l’économie de marché. Il y poursuit une réflexion entamée en 2009 dans Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise. Le familistère ne relève pas de l’utopie au sens d’un « rêve d’une société idéale », souligne M. Lallement : il s’agit plutôt d’une utopie concrète, « un discours à vertu performative aidant à rompre avec le monde tel qu’il est » (p. 17). En 2017, Utopies réalistes, le bestseller de Rutger Bregman, est également publié en français, trois ans après sa sortie en néerlandais. Jeune essayiste, historien de formation, R. Bregman est connu pour avoir popularisé la notion de revenu universel aux Pays-Bas. Dans cet essai à la charnière du monde militant et du monde académique, l’auteur disserte sur les potentialités de nos sociétés à s’engager dans les innovations sociales, visant à ouvrir l’horizon des futurs possibles. Il y défend autant la semaine de 15 heures, le revenu universel, que l’idée d’un monde sans frontières pour les migrants.

9Pourquoi le livre d’E. O. Wright fait-il tant parler de lui depuis sa sortie en français, sept ans après sa première publication ? Est-ce seulement en raison de ce retour en vogue éditoriale de l’utopie ? Peut-être aussi en raison de la multiplication des « mouvements de place » ? Dans sa courte préface à l’édition française du livre, écrite en avril 2016, E. O. Wright fait rapidement référence à une série de mouvements protestataires de 2011 : les Indignados, Direct Democracy Now! et Occupy Wall Street, sans y revenir pour autant dans sa postface, pourtant plus longue. Pour l’auteur, la lutte contre l’austérité et le néolibéralisme aurait caractérisé ces mouvements, davantage que la production d’une véritable alternative au capitalisme et à la forme insatisfaisante prise aujourd’hui par la démocratie – il reconnaît simplement que des débats à ce sujet ont pu voir le jour en leur sein. Leur existence fait toutefois certainement partie des facteurs expliquant le large écho rencontré aujourd’hui par la réflexion d’E. O. Wright. Il semble qu’à force de lutter « contre », chercheurs et activistes se soucient toujours plus de l’édification d’alternatives.

La question de l’État

10E. O. Wright divise son analyse des utopies réelles en deux temps, distinguant les rapports entretenus par le pouvoir d’agir social (social empowerment) avec l’État et avec l’économie. Il examine d’abord, pendant une soixantaine de pages, des utopies qui concernent l’approfondissement de la démocratie via une subordination de l’État au pouvoir social [5]. Il décline son analyse autour de trois modèles : la démocratie directe, la démocratie représentative et la démocratie associative. Pour chaque modèle, il développe des exemples concrets, comme celui du budget participatif (en particulier celui de Porto Alegre) ou des assemblées citoyennes aléatoirement nommées (en particulier celle de Colombie-Britannique). E. O. Wright consacre ensuite deux fois plus de pages aux utopies s’inscrivant dans le dessaisissement du pouvoir économique, détenu par les propriétaires du capital, au profit de la société civile. Là encore, il appuie son propos sur des exemples concrets relevant de l’économie sociale (avec de longs développements sur Wikipédia), du capitalisme social (par exemple le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec), du mouvement coopératif (la Mondragón Corporacion Cooperativa, notamment) ou en se référant au revenu inconditionnel de base.

11Si, dans son adhésion à la stratégie interstitielle de transformation du capitalisme, E. O. Wright innove peu par rapport à la pensée libertaire, il cherche cependant à s’en distinguer en soulignant qu’il ne pense pas que sa stratégie d’érosion puisse être déployée entièrement en dehors du cadre étatique. Transformer le capitalisme en direction d’un horizon postcapitaliste n’implique pas, selon lui, de rompre avec l’État. Il va même plus loin en affirmant que « le renforcement du pouvoir d’agir social […] implique l’État » (Wright, 2017, p. 243). L’enjeu essentiel est donc d’approfondir la démocratie à l’intérieur de la logique étatique. E. O. Wright souligne que ce qui rend possible cette transformation, c’est le fait que dans la société capitaliste, l’État constitue une structure hybride. C’est là sans doute ce qui distingue E. O. Wright de penseurs davantage inscrits dans la tradition anarchiste. Pour lui, les possibilités de transformation interstitielle du capitalisme doivent être pensées dans le cadre plus vaste d’une stratégie de transformation symbiotique – celle qui a marqué la social-démocratie et dont l’idée centrale « est que les avancées significatives du pouvoir d’agir social au sein d’une société capitaliste seront stabilisées et acceptées lorsque le renforcement d’un tel pouvoir contribuera également à résoudre certains problèmes réels auxquels se heurtent les capitalistes et d’autres élites » (Wright, 2017, p. 533).

12L’État pourrait ainsi constituer un allié, à condition qu’il soit subordonné à la société civile, dans la quête de l’« épanouissement humain » – pour reprendre l’expression qu’emploie E. O. Wright. Cet épanouissement entre en résonance avec la notion de « capabilités » telle que définie par Amartya Sen (1999), ou celle d’empowerment (Bacqué, Biewener, 2015), qui reposent toutes deux sur la liberté de choix et d’action des individus, et donc la possibilité qui leur est donnée de développer leurs capacités intellectuelles, physiques, artistiques, spirituelles, bref de réaliser pleinement leurs potentiels. Lorsque l’auteur affirme vouloir « prendre au sérieux le “social” dans le socialisme » (Wright, 2017, p. 182), il entend par là le souci de renforcer le pouvoir d’agir social. L’autre aspect, complémentaire, de ce projet vise à soutenir la démocratie économique.

13Mais penser les utopies réelles dans le cadre étatique impose un risque majeur : celui de l’absorption des expériences sociales par l’État, dans le cadre de l’économie capitaliste. Si l’État peut protéger et développer les utopies réelles issues des citoyens, il peut aussi les engloutir et les vider de leur substance. E. O. Wright le reconnaît : « Il existe […] une tension continue et inévitable entre le potentiel émancipateur des utopies réelles et leur intégration fonctionnelle dans l’“écosystème” capitaliste ». Ainsi, « pour qu’une utopie réelle soit stable au sein d’une société capitaliste, elle doit entretenir une sorte de modus vivendi avec le capitalisme. L’alternative doit rester dans les marges. Mais, avec ce modus vivendi, elle court le risque de l’absorption » (Farnea, Jeanpierre, 2013, p. 241). L’autre risque de ce « passage par l’État » est de discréditer les espoirs de transformations plus radicales, en les renvoyant du côté de ce qui n’est pas réaliste. À cela, E. O. Wright répond que le genre de propositions utopiques réelles auxquelles il s’intéresse n’entrave pas la réalisation d’une société plus radicalement démocratique et égalitaire, notamment par celles et ceux qui appellent de leurs vœux l’élimination de l’État et du marché. Il ajoute que dans toutes les conditions historiques que l’on puisse prévoir aujourd’hui, la dissolution du pouvoir d’État et la disparition complète des marchés seraient « des fantasmes utopiques, et non des directions viables » (Wright, 2010).

14Le livre d’E. O. Wright donne autant envie de débattre de son propos que d’agir en suivant sa proposition. Mais l’ouvrage n’est pas pour autant un manuel d’identification des utopies réelles. Il confronte le lecteur à ses propres questionnements sur la nature « utopique » des expériences sociales auxquelles il peut, par ailleurs, s’intéresser. C’est précisément notre cas concernant le communalisme.

Pour une sociologie historique du communalisme

15Le communalisme, qui fait lui aussi l’objet d’une forte activité éditoriale, nous semble constituer un exemple convaincant d’alternative au capitalisme qui existe déjà, tout en préfigurant un monde idéal. Que l’on pense à la Commune de Paris de 1871, aux town meetings américains du xviie siècle à nos jours [6], aux communes autonomes rebelles zapatistes créées en 1994 (Baschet, 2016) ou encore à la mise en place d’un confédéralisme démocratique au Rojava depuis 2012, on a bien la sensation d’avoir affaire à des stratégies collectives qui nous permettent d’avancer vers l’émancipation. Mais peut-on parler à leur propos d’utopies réelles, au sens donné par E. O. Wright ? Sans chercher le moins du monde à labelliser ces expériences pour s’autoriser à les penser, cette question est importante dans la mesure où elle conditionne notre capacité à nous approprier les débats de l’auteur à partir d’expériences dont il ne mentionne pas l’existence.

Le silence de Wright

16Dans une interview accordée au New Left Project en 2010, E. O. Wright affirmait que « la valeur fondamentale qui sous-tend la démocratie est que les gens devraient, dans la mesure du possible, être en mesure de contrôler les conditions et les décisions qui affectent leurs vies, à la fois en tant qu’individus et en tant que membres de communautés plus larges » (Wright, 2010). Cependant, dans Utopies réelles, aucune mention n’est faite des expériences pourtant très poussées d’émancipation relevant du communalisme ou municipalisme [7], au sens de théories et pratiques qui donnent le pouvoir au peuple par son auto-organisation au niveau local en faisant de la municipalité ou de la commune la base de l’organisation d’un regroupement d’individus s’autogérant en assemblée générale. Dans le livre, on relève juste une allusion très rapide aux « communes autogérées » (Wright, 2017, p. 516). Lorsque E. O. Wright aborde la question de la démocratie directe – ou plutôt du « gouvernement participatif doté de pouvoir », dans la lignée de ses précédents travaux (Fung, Wright, 2003) –, il se contente de développer le cas d’une innovation institutionnelle qu’il relie directement aux institutions de gouvernement étatique et à leurs possibles transformations : le cas du budget participatif, qu’il qualifie d’« institutionnalisation statocentrée » (Wright, 2017, p. 263).

17Cette absence vient sans doute du fait qu’E. O. Wright n’accorde pas de place à la connaissance d’utopies réelles révolues pour œuvrer en faveur de l’émancipation qu’il appelle de ses vœux. Or, les expériences communalistes abouties se trouvent surtout dans le passé. On ne manquera pas de s’interroger sur ce « présentisme » : pour quelle raison les « potentialités réelles de l’humanité » (Wright, 2017, p. 22) se résumeraient-elles au présent ? Rien ne semble interdire, en effet, un usage historicisé de l’analyse pensée par E. O. Wright, comme un processus en plusieurs étapes :

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« Montrer en quoi le cas étudié incarne le pouvoir d’agir social ; analyser de manière détaillée le mode de fonctionnement du dispositif institutionnel en question au sein de la réalité ; extraire les principes généraux qui sous-tendent la conception de ces dispositifs en vue d’en isoler les éléments abstraits ; cerner les conditions qui ont facilité la réalisation de ces cas empiriques ; et révéler enfin les contradictions, les limites et les dilemmes auxquels la conception d’une utopie réelle doit se confronter ».
(Wright, 2017, p. 242)

19Les recherches sur des formes passées d’utopies réelles nous semblent pleinement complémentaires du programme d’E. O. Wright, et pour dire indispensables, puisqu’elles seules peuvent élaborer une sociologie du possible (« ce qui a été ») et non seulement de « ce qui est ». Elles nous semblent même pouvoir être menées avec plus d’efficacité que les recherches sur des formes dont nous serions contemporains, pour la simple et bonne raison que nous disposons à leur égard d’un recul temporel, qui rend envisageable une analyse complète des facteurs de réussite et d’échec des expériences, laquelle permet d’aborder vraiment finement la question de leur viabilité et de leur faisabilité [8].

20Le silence de Wright sur les expériences de communalisme peut sans doute s’expliquer aussi par la distance qu’il entretient, en la rappelant régulièrement, avec la pensée libertaire. Or, c’est bien de cette pensée que viennent les principaux développements théoriques sur le communalisme, même s’ils ne s’y résument pas. Il nous semble cependant qu’il existe bien des ponts entre le plaidoyer d’E. O. Wright et les objectifs d’un penseur tel que Murray Bookchin. Pour ce dernier, le moyen de dépasser le capitalisme n’est pas de détruire (d’abord) pour reconstruire (ensuite), ni de vivre à l’écart des institutions dominantes – idées auxquelles E. O. Wright semble souvent réduire les intentions anarchistes. L’étanchéité entre l’auteur d’Utopies réelles et la pensée anarchiste est moins nette que ce que semble penser le principal intéressé. C’est ce que permet de saisir l’abondante littérature récente sur le municipalisme et le communalisme.

Les commun(e)s comme paradigme alternatif au capitalisme

21Le succès éditorial d’Utopies réelles a peut-être laissé quelque peu dans l’ombre un engouement intellectuel, tout aussi récent, pour le communalisme, à l’image du peu de considération d’E. O. Wright pour la question. Parmi ces publications, celles du philosophe canadien Jonathan Durand Folco ont retenu notre attention, en ce qu’elles font très clairement écho aux propos de son homologue états-unien. Dans son livre, À nous la ville ! Traité de municipalisme, paru lui aussi en 2017, J. D. Folco affirme que « si le municipalisme n’est pas nécessairement libertaire ou anarchiste, au sens où il réclamerait l’abolition pure et simple de l’État, il est résolument anti-étatiste, c’est-à-dire qu’il vise à transférer un maximum de prérogatives publiques aux collectivités locales ». Il résume ensuite l’ambition de son essai : « [réhabiliter] la municipalité comme espace politique et vecteur de transformations sociales » (Folco, 2017, p. 12). Son objectif est de proposer une transition basée sur les commun(e)s comme paradigme alternatif au capitalisme, permettant de concevoir les fondements institutionnels d’une société post-croissance et d’aller vers l’émancipation. Il s’agit ici de « remplacer les idées de planification centralisée et de conquête de l’État par l’articulation des communs et des communes » (Folco, 2017, p. 45-46). Le communalisme ou municipalisme devient donc le terrain privilégié du commun.

22La particularité de J. D. Folco est de donner aux communs un rôle central dans la transition qu’il appelle de ses vœux. Il note ainsi que le « terme central de l’alternative au néolibéralisme, le “commun” est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales » (Folco, 2017, p. 46). Folco s’inscrit donc au cœur de nombreux travaux de recherche traitant de cette notion, notamment depuis la parution de Governing the Commons, d’Elinor Ostrom (1990), récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2009. En France, c’est en particulier l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, Commun (2014) qui est largement mobilisé dans le monde académique. En faisant du commun un objet de réflexion directement politique, et non pas seulement économique ou juridique, les deux auteurs le définissent comme autre chose qu’un bien appartenant à tous : il s’agit d’un principe d’organisation qui découle de l’activité commune des membres de la société : on a affaire à une forme de l’agir, une praxis, en ce que « c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes » (Dardot, Laval, 2014, p. 49, souligné dans le texte original). La conception de l’émancipation comme acte d’autogouvernement s’y trouve largement développée. Or, en faisant du commun un objet de réflexion politique, on en vient à défendre le communalisme comme système alternatif d’organisation (Sauvêtre, 2014a, 2014b ; Laval, 2016).

23Alors qu’il semble éviter explicitement une discussion des travaux d’E. O. Wright, J. D. Folco s’inscrit pourtant dans une démarche qui semble assez largement inspirée par ses écrits, pour finir par s’en détacher assez distinctement [9]. Comme lui, il part d’une dénonciation des effets du capitalisme, en matière de creusement des inégalités sociales, d’accélération du rythme de vie ou de surexploitation des ressources naturelles – autant de phénomènes qui se font particulièrement sentir dans les grandes villes, souligne-t-il. Pour dépasser la critique, il affirme comme E. O. Wright la nécessité de chercher et de produire des alternatives. Il faut « stimuler les énergies utopiques » (Folco, 2017, p. 43) et proposer un modèle de rechange, un nouveau paradigme émancipateur – pour éviter, dit-il, que le populisme autoritaire ne triomphe.

24Pourtant, J. D. Folco marque une première différence avec E. O. Wright lorsqu’il souligne qu’il ne suffit pas de mettre au jour ce qu’il qualifie dans son essai de « pratiques préfiguratives » ou « d’utopies concrètes », mais qu’il faut aussi les fédérer, c’est-à-dire « les lier dans un projet à la fois global et cohérent, suffisamment souple pour laisser une certaine diversité foisonner, et assez unifié pour indiquer un horizon de sens qui pourrait guider le champ d’expérience de ces pratiques dispersées » (Folco, 2017, p. 178). Cette alternative cohérente consiste pour lui à construire un nouveau système politique dans lequel les municipalités seraient transformées en communes, c’est-à-dire en de véritables communautés politiques fondées sur l’autogouvernement local. J. D. Folco rompt clairement avec E. O. Wright lorsqu’il aborde la question des stratégies à mettre en œuvre pour faire advenir le changement social. Le discutant cette fois-ci explicitement, il lui reproche en effet son « pessimisme antirévolutionnaire » qui l’amène à sous-estimer l’importance des ruptures et donc des mouvements sociaux cherchant à renverser le système.

25Contrairement à E. O. Wright, J. D. Folco fait place à l’histoire dans son plaidoyer en faveur du communalisme – sans que son travail verse dans l’exhumation d’une idéologie ancienne ou la contemplation mélancolique du passé. L’auteur tient seulement à rappeler l’existence d’une « tradition communaliste », certes discontinue, mais bel et bien faite d’expériences menées par des individus qui se réapproprient démocratiquement leurs milieux de vie en prenant part aux décisions collectives qui affectent leurs conditions d’existence. J. D. Folco reconnaît toutefois le caractère parcellaire de son analyse. Si le rapide tableau historique des expériences communalistes dressé dans le chapitre 4, regroupant pêle-mêle les communes médiévales, le Front d’action politique québécois, et la Commune de Paris, prend effectivement en compte la dimension passée du communalisme, il ne témoigne pas d’une enquête historique systématique. Celle-ci reste donc à mener. Plus qu’un engagement de recherche pour montrer les points communs et les points de diversité des expériences communalistes à travers le temps, les détours historiques sont utilisés par J. D. Folco pour montrer que le municipalisme n’est pas une idée farfelue. Elle revient régulièrement au fil de l’histoire, sans avoir jamais réussi à s’imposer dans le temps. Sans le citer, et sans s’inscrire dans la même perspective, son idée est proche de celle de Patrick Boucheron, qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, appelle à « faire droit aux futurs non advenus, à leurs potentialités inabouties » (Boucheron, 2015). Il n’en reste pas moins que son analyse gagnerait à s’appuyer sur une autre forme d’enquête [10].

26Mais pour J. D. Folco, c’est aussi dans le présent qu’il faut chercher les utopies concrètes correspondant à son projet : « Les alternatives sont déjà là », écrit-il (Folco, 2017, p. 62). Il se réfère alors à diverses expériences de « démocratie directe locale », dont certaines s’écartent nettement du cadre communaliste, « à l’instar des cellules de planification urbaine prenant la forme de jurys citoyens tirés au sort (Berlin), des conseils de quartier consultatifs ou décisionnels, des town meetings de la Nouvelle-Angleterre, des référendums locaux ou d’initiative populaire, des assemblées populaires autonomes de quartier [à Montréal], etc. ». Il ajoute que « l’expérience de démocratie participative à l’échelle locale à large échelle la plus impressionnante est sans contredit la “réforme des panchayat” initiée par l’État du Kerala en Inde en 1994 », et il se réfère aussi au budget participatif ou encore au « village de Marinaleda en Andalousie qui est autogéré depuis 1979 » (Folco, 2017, p. 64-65). Il est étonnant que, parmi les exemples cités, la plupart n’impliquent qu’un faible pouvoir de décision confié aux citoyens participants, alors même que l’exemple du Kurdistan syrien, où se joue une des principales expériences communalistes, n’est traité qu’en une quinzaine de lignes (Folco, 2017, p. 116-117). Comme chez E. O. Wright, le choix des expériences méritant d’être considérées comme des utopies réelles reste énigmatique et relativement arbitraire. La lecture de l’ouvrage de J. D. Folco ne résout donc que partiellement notre question initiale : le municipalisme et le communalisme relèvent-ils d’utopies réelles ?

Murray Bookchin et le municipalisme libertaire

27Pour saisir le sens de cette forme d’organisation démocratique, il semble nécessaire de revenir sur les principaux éléments du municipalisme libertaire, notamment selon le fondateur de l’écologie sociale, Murray Bookchin, auquel se réfère bien sûr J. D. Folco. L’émancipation est au cœur de sa réflexion sur la commune, qui vise à faire des individus des citoyens agissants. En constituant des communautés sur un territoire restreint, il s’agit de permettre à des personnes de s’autogouverner et de rejeter ainsi l’autorité d’un pouvoir étatique et le principe même d’une séparation entre gouvernants et gouvernés. La société civile autogérée se substitue à l’État.

28Une caractéristique essentielle de la pensée de M. Bookchin, développée entre les années 1960 et 2000, consiste à rapprocher la suppression du capitalisme de la préoccupation écologique (voir : White, Gideon, 2011). Rappelant que « le propos de l’écologie, c’est l’équilibre de la nature […], l’harmonisation des rapports entre l’homme et la nature », il souligne qu’il faut rompre avec le système actuel, destructeur : « Les conceptions anarchistes de communauté équilibrée, de démocratie directe, de technologie au service de l’homme, de société décentralisée, ne sont pas seulement désirables mais nécessaires », écrit-il (Bookchin, 1976). Il en appelle alors à la création d’éco-communautés capables de rompre avec la croissance incontrôlable. L’écologie sociale lie l’exploitation de la nature à celle de l’homme par l’homme. Pour M. Bookchin, l’obligation faite à l’humain de dominer la nature découle de la domination de l’humain sur l’humain – et notamment d’une domination des hommes sur les femmes. Ses écrits nourrissent ainsi ce que l’on a pu qualifier d’écoféminisme qui met en relation les deux formes de domination, des humains sur la nature et des hommes sur les femmes (Larrère, 2012).

29La commune, cellule de base de la démocratie pour Bookchin, ne se replie pas pour autant sur elle-même : elle ne prend sens que dans sa fédération avec d’autres communes. Le but du mouvement est la création d’une société de communes autonomes fédérées. Ainsi, les questions relevant d’une échelle plus grande que celle de la commune sont gérées démocratiquement à d’autres niveaux, grâce au système fédéraliste. Pour cela, des mandataires doivent être désignés au niveau local, mais sans que le pouvoir soit délégué : le municipalisme libertaire suppose qu’ils soient étroitement contrôlés, que leur mandat soit impératif et qu’ils soient révocables.

30Cette aspiration à une fédération de communes ne trouve évidemment pas sa seule source dans l’écologie sociale telle que la développe M. Bookchin. On rappellera d’abord ici les mots de Pierre-Joseph Proudhon dans Du Principe fédératif :

31

« En résumé, qui dit liberté dit fédération, ou ne dit rien ;
Qui dit république, dit fédération, ou ne dit rien ;
Qui dit socialisme, dit fédération, ou ne dit encore rien. »

32Pour lui, « le principe fédératif est l’opposé de la hiérarchie ou centralisation administrative ou gouvernementale » (Proudhon, 1863). Quelques années plus tard, Bakounine, qui définit la commune comme la fédération des associations ouvrières de production agricole et industrielle, fait lui aussi des communes autonomes fédérées « la base de toute organisation politique d’un pays », devant se substituer à l’État (Bakounine, 2017 [1866], 1870). À la même période, l’anarchiste jurassien James Guillaume défend des idées proches (voir notamment : Guillaume, 1876). Kropotkine (1892, 1906) se fait lui aussi l’avocat du confédéralisme lorsqu’il appelle à remplacer l’État par « un réseau interconnecté, composé d’une infinie variété de groupes et de fédérations, de toute taille et rang – local, régional, national et international – de façon temporaire ou plus ou moins permanente » (cité par : White, Gideon, 2011, p. 152). De façon générale, la place faite à la structure communale et fédérative est de toute première importance dans la pensée anarchiste.

33Le communalisme dont parle M. Bookchin s’incarne-t-il dans des expériences concrètes à partir desquelles interroger la notion d’utopie réelle ? La réponse est oui. J. D. Folco (2017, p. 114) l’affirme : « Si Bookchin n’a pas eu la chance de voir sa vision politique se réaliser concrètement avant son décès en 2006 […], il aurait sans contredit été surpris d’apprendre que sa théorie révolutionnaire avait une résonance particulière… au Moyen-Orient, au Kurdistan plus précisément ! » L’expérience communaliste kurde qui se joue au Rojava mérite que l’on s’y attarde.

Une utopie réelle contemporaine au Rojava

34L’attention médiatique portée sur le Rojava, en particulier depuis la bataille de Kobané en 2014, a été doublée de nombreuses publications scientifiques, dont plusieurs parues en 2017 en langue française, dont nous voulons rendre compte ici. Nous nous centrons sur trois livres, aux styles particulièrement contrastés : Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, un des livres de synthèse les plus fouillés et convaincants sur le sujet, publié par Pierre Bance, militant anarchiste ; La commune du Rojava. L’alternative kurde à l’État-nation, ouvrage militant qui rassemble, sous la coordination de Stephen Bouquin, Mireille Court et Chris Den Hond, des textes assez courts d’intellectuels et chercheurs engagés tels que David Graeber, John Holloway ou Janet Biehl (ex-compagne de Bookchin et promotrice de ses idées), des témoignages de journalistes, photographes, ou encore de militant·e·s et responsables politiques kurdes ; et La Révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie, livre d’où la dimension militante est cette fois absente, publié par le politiste Olivier Grojean – auparavant auteur d’une thèse sur la dimension transnationale des mobilisations pro-kurdes.

Abdullah Öcalan : du marxisme-léninisme au confédéralisme démocratique

35Si, comme le souligne Janet Biehl (2013), « la démocratie d’assemblée n’a que peu de racines dans l’histoire et la géographie kurdes », une évolution vers celle-ci se manifeste à partir des années 2000, lorsque le chef charismatique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, incarcéré, commence à lire les écrits de M. Bookchin – il correspond aussi avec lui par l’intermédiaire de ses avocats. Étant donné le contexte spécifique au Proche-Orient, c’est la paix entre les peuples, plus que l’écologie (qui est néanmoins pour lui un pilier du confédéralisme démocratique), qui est au cœur du projet d’Öcalan.

36En lisant M. Bookchin, A. Öcalan renonce progressivement au marxisme-léninisme et à l’ambition de construire un État-nation kurde. Il engage, depuis sa prison, une transformation idéologique du PKK, en défendant l’idée d’un confédéralisme démocratique, qu’il présente ainsi :

37

« Contrastant avec l’interprétation centraliste et bureaucratique de l’administration et de l’exercice du pouvoir, le confédéralisme propose un type d’auto-administration politique dans lequel tous les groupes de la société, ainsi que toutes les identités culturelles, ont la possibilité de s’exprimer par le biais de réunions locales, de conventions générales et de conseils ».
(Bouquin, Court, Den Hond, 2017, p. 60)

38Pourtant, il ne renonce en rien au socialisme. C’est un argument majeur développé dans l’ouvrage coordonné par S. Bouquin, M. Court et C. Den Hond : le leader du PKK change sa « voie » vers le socialisme en imaginant un réseau communal fédéral et en se distinguant ainsi de « l’application » bolchevique, léniniste ou stalinienne du marxisme. En traçant une autre voie, le PKK doit renoncer au nationalisme et donc à l’objectif de former un État-nation kurde (Biehl, 2011).

39Toutefois, la théorie révolutionnaire de M. Öcalan constitue moins une bifurcation dans les pratiques sociales du PKK qu’un puissant révélateur des caractéristiques du communalisme qu’il développe déjà. En effet, les militants kurdes, notamment les fondateurs du PKK, insistent régulièrement sur l’idée que la nouveauté du paradigme développé par M. Öcalan est à relativiser, et que ces idées étaient présentes au début même de l’organisation (voir notamment : entretien avec C. Bayik, in Bouquin, Court, Den Hond, 2017, p. 69-70). P. Bance (2017a, p. 249) rappelle quant à lui que déjà « dans les années 1980, le PKK impulse, dans les villages kurdes, des assemblées populaires qui prennent les décisions concernant la communauté, commencent à promouvoir le droit des femmes, avancent le souci écologique, développent des coopératives ».

40Notons par exemple que c’est largement en écho à ces pratiques que M. Öcalan donne aux femmes un rôle majeur dans la révolution à laquelle il aspire. La société capitaliste qui doit disparaître se caractérise en effet par une place centrale de la religion et de la tradition patriarcale, qui toutes deux contribuent à l’aliénation des femmes. Pour M. Löwy (in Bouquin, Court, Den Hond, 2017, p. 9), « le féminisme pour le PKK n’est pas seulement un objectif mais une méthode dans le processus de libération ». Ce féminisme est bâti sur une réflexion de nature anthropologique qui situe dans un passé lointain des formes de rapport hommes-femmes de nature égalitaire, antérieures au patriarcat. En cela, « la critique et la déconstruction de la domination masculine conduisent Öcalan à une réification, re-naturalisation et ré-essentialisation de la féminité » (Grojean, 2017a, p. 157). Le confédéralisme démocratique doit donc être considéré comme le reflet doctrinaire de pratiques sociales communalistes qui dessinent les contours d’une utopie concrète. Mais peut-on réellement la considérer comme telle ? Comment gérer la tentation d’appliquer une grille de lecture préconstituée sur une expérience qui reste mal connue ?

Une auto-organisation des populations au Kurdistan syrien

41Au-delà du projet du leader kurde, le communalisme connaît une de ses tentatives de réalisation concrètes les plus abouties dans la région du Rojava, située dans le Kurdistan de l’Ouest, au nord de la Syrie, et plus précisément dans les zones contrôlées par le Parti de l’union démocratique (PYD), mouvement politique kurde dont nombre de cadres sont issus du PKK. Olivier Grojean, dans La Révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie, note ainsi que « selon certains commentateurs, on assisterait aujourd’hui à la réalisation d’une utopie en actes » (Grojean, 2017a, p. 15). L’expérience a été rendue mondialement célèbre par la reconquête de Kobané en janvier 2015 par les YPG-YPJ, unités de défense du peuple constituant une armée populaire démocratique mixte, où femmes et hommes sont sur un pied d’égalité. La victoire contre l’organisation État islamique a fait connaître l’existence du Rojava à la communauté internationale : « Quand il est devenu clair d’un coup que les Kurdes étaient capables sur le terrain d’arrêter le progrès de l’État islamique, les États-Unis et le monde entier se sont soudain intéressés à qui on était et à ce qu’on faisait », note Salih Muslim, coprésident du PYD (in Bouquin, Court, Den Hond, 2017, p. 85). Les médias occidentaux ont en particulier mis en avant le rôle des femmes dans la guerre des Kurdes de Syrie contre Daech, sans commenter plus avant les racines de cette organisation paritaire de la lutte armée.

42Pourtant, bien avant la bataille de Kobané, le Rojava se réfère directement au confédéralisme démocratique tel que théorisé par M. Öcalan sous l’inspiration de M. Bookchin. En janvier 2014 est adoptée la Charte du contrat social, mise à jour en 2016. Davantage que d’une constitution, il s’agit d’un texte ouvert auquel peuvent souscrire « toutes cités, villes et villages en Syrie qui acceptent cette Charte » (article 7). Les trois cantons du Rojava y adhèrent : Jazira, Efrin et Kobané. Les nombreuses communautés qui les composent acceptent de vivre ensemble, et fondent d’innombrables communes de démocratie directe sur une base territoriale et non ethnique, collaborant au niveau fédéral. Le MGRK (Conseil du peuple du Kurdistan de l’Ouest), fondé en 2011, rassemble les délégués de divers conseils, commissions et groupes de travail locaux, et notamment des maisons du peuple (mala gel) instaurées dans la plupart des villages et quartiers des villes. Il inclut ainsi des représentants des organisations du TEV-DEM, le Mouvement de la société démocratique, plate-forme d’organisations civiles soutenue par le PYD.

43Pour comprendre le projet politique qui se déploie au Rojava, il faut noter que l’intention n’est pas de rassembler un ensemble d’individus-citoyens socialement homogènes, mais bien des groupes différenciés. Pour Michael Löwy, « ce que tentent d’accomplir ces révolutionnaires des cantons du nord de la Syrie est sans précédent », puisqu’il s’agit de « rassembler, par une auto-organisation communautaire d’en bas, les populations kurdes, arabes, assyriennes, yézidies, dans une confédération laïque » (in Bouquin, Court, Den Hond, 2017, p. 7). L’écologie et le féminisme sont également au cœur du projet anticapitaliste rojavien. Ainsi, la Charte du Rojava affirme « le droit de vivre dans un environnement sain, basé sur l’équilibre écologique », en précisant « reconnaître le développement durable des écosystèmes naturels comme un devoir moral et national sacré ». Par ailleurs, « comme dans l’expérience de la Commune de Paris, la révolution municipaliste kurde met l’émancipation des femmes au premier plan », ainsi que le note J. D. Folco (2017, p. 117 ; voir aussi : Knapp, Flach, Ayboga, 2016 ; Tax, 2016). Toutes les instances sont coprésidées par un homme et une femme.

44Outre ces caractéristiques centrales, la spécificité de cette utopie tient aux menaces qui pèsent sur elle. Toute étude de la situation au Rojava est rendue difficile par le contexte, qui conditionne l’expérience communaliste elle-même. P. Bance indique (2017a, p. 175) que « la situation de guerre où se trouve la région ne facilite pas l’expansion d’une œuvre de liberté ». À l’affrontement avec l’État islamique s’ajoute la politique répressive du gouvernement turc. Ainsi, le HDP, Parti démocratique des peuples, fondé en 2014, est une des premières cibles du régime. L’expérience communaliste kurde risque ainsi d’être anéantie, à l’heure où nous écrivons cet article, par l’attaque de l’armée turque qui a débuté le 20 janvier 2018. Offensive qui rappelle encore les conditions très difficiles dans lesquelles les habitants de cette région du nord de la Syrie tentent de mettre en place les bases d’un confédéralisme démocratique. Ce contexte structure inévitablement ce que nous pouvons dire et penser du communalisme qui se déploie dans cette région en guerre et, par conséquent, toute lecture claire de la dimension « utopique » de ce qui s’y passe.

45O. Grojean insiste, dans son ouvrage, sur le manque d’études portant sur les pratiques qui ont pris place au Rojava :

46

« L’enthousiasme de nombreux intellectuels, journalistes et activistes internationaux à propos du PKK semble avoir des effets faussement performatifs : en s’en tenant aux discours, ils tendent à occulter les différences pouvant exister entre les énoncés et les pratiques réelles ».
(2017a, p. 17)

47L’origine même de l’ouvrage incarne cette idée. Spécialiste du PKK, O. Grojean est sollicité en 2015 par les éditions La Découverte, suite à la bataille de Kobané, sur la base d’un discours militant : on lui demande un livre grand public comparant l’expérience du Chiapas zapatiste et celle du Rojava [11]. Le politiste opte alors pour un récit dépourvu d’ambition théorique réelle, comme il le reconnaît lui-même – elle n’a sa place qu’en filigrane dans le livre. Son objectif est surtout de retracer une « micro-socio-histoire » du PKK (Grojean, 2017a, p. 21), en focalisant son regard sur les rapports entre idéologie et pratique, dans une approche compréhensive tenant compte du contexte d’interaction pour comprendre les actions et pensées. Il affirme ainsi se distinguer d’un auteur tel que P. Bance, « qui est surtout dans les textes », et plus largement des ouvrages militants sur le sujet, largement majoritaires d’après lui, notamment ceux écrits par des journalistes allemands qui manquent de distanciation (Grojean, 2017b). Nous souscrivons à la remarque de l’auteur. Une des principales lacunes du livre de P. Bance, en dépit de son impressionnante érudition sur le communalisme et le cas du Rojava en particulier, est en effet l’absence d’observations empiriques directes de la situation. L’accès aux zones de conflit étant difficile, il ne s’est pas rendu sur place. Il procède alors d’abord à un examen théorique très minutieux des institutions, analysant notamment en détail la Charte du Rojava [12]. Mais il consacre néanmoins également deux chapitres à la manière dont cette dernière est appliquée, ceci en croisant divers témoignages. Il reste conscient de la difficulté de la démarche :

48

« Les témoignages des militants ou des observateurs sont des narrations généralement honnêtes, mais, par nature, sélectives ; même sans intention idéaliste, certaines observations, certains événements proches de leurs centres d’intérêt les ont davantage marqués que d’autres peut-être plus significatifs. S’agissant des intellectuels, sûrement ne faut-il pas écarter le projet de leur faire jouer le rôle d’idiots utiles en leur montrant ce qui va bien, en leur cachant ce qui ne va pas. Finalement, le matériel documentaire dont on dispose paraît abondant, mais il est répétitif, circulant en boucle sur Internet. Surtout, il est pauvre en contenu, n’est pas toujours vérifiable et ne permet pas de donner une image totalement fidèle de la réalité, ni d’embrasser toutes les questions sociales et sociétales. Toutefois, par des regards croisés, il aidera à s’en approcher et nourrira des réflexions, des hypothèses utiles au soutien apporté à la volonté kurde de libération universelle ».
(Bance, 2017a, p. 180-181)

49Si ce problème de la distance au terrain est moins flagrant pour le livre collectif La commune du Rojava (2017), qui inclut en effet des témoignages d’acteurs, sa dimension clairement militante l’éloigne des objectifs que se fixe O. Grojean.

50Le propos de ce dernier est par ailleurs assez réservé sur la réalisation d’une véritable « révolution » au Rojava : ainsi, « l’analyse des pratiques laisse […] transparaître le poids important et la continuité de l’institution partisane dans l’administration des populations, tout comme dans la gestion des projets économiques et sociaux alternatifs » (Grojean, 2017a, p. 204). Si l’auteur ne nie pas pour autant toute créativité sur le terrain, il souligne surtout que, pour l’instant, le pluralisme politique et les inévitables divisions que celui-ci rend possibles dans la population ne seraient pas acceptés. Mis en place par le haut, le communalisme n’est pas un modèle choisi par les populations, souligne-t-il, même si elles y adhèrent au final. Dans une rapide comparaison avec l’expérience zapatiste, O. Grojean indique alors que « la violence et la coercition ont joué un rôle autrement plus crucial dans l’idéologie du PKK [que dans celle de l’EZLN] et continuent aujourd’hui de structurer fortement ses interactions internes », soulignant ainsi que la théorie de l’avant-garde de « l’Homme nouveau » imprègne toujours le parti (Grojean, 2008 ; Grojean, 2017a, p. 85). À le lire, l’émancipation se désenchante à mesure que l’on prend le temps de la scruter : « L’auto-organisation de la société est réelle mais cantonnée à des domaines non cruciaux et encadrée par un parti désirant maintenir son monopole politique et son hégémonie au Rojava » (Grojean, 2017a, p. 125). S’il est loin d’être aveugle aux limites de la révolution en cours, P. Bance livre des conclusions plus prudentes et nuancées. À propos de la question de la domination du PYD, excroissance locale du PKK, il note ainsi :

51

« Quels que soient les auteurs, quels que soient les témoins, tous sont unanimes pour dire que le PYD exerce un pouvoir hégémonique tant dans les institutions politiques que dans le mouvement social. Mais ce pouvoir est aussi hégémonique parce qu’un grand nombre de personnes se rallient à sa cause. Sinon, il ne serait possible qu’au prix d’une dictature, et les mêmes observateurs n’avancent pas cela ».
(Bance, 2017a, p. 282)

52Pour lui, les choses ne sont pas déjà fixées dans cette phase intermédiaire que constitue la situation de guerre. Il convient dès lors, tout en étant attentif à ce qui ne va pas, de voir dans l’autonomie démocratique qui se met en place au Rojava un « mouvement » vers un monde meilleur, davantage qu’un « modèle » (Bance, 2017a, p. 315). O. Grojean se montre plus pessimiste sur les évolutions possibles :

53

« La fin de Daech pourrait […] impliquer à terme le désengagement des États-Unis, donc la perte d’un soutien diplomatique et militaire qui lui est vital pour éviter la répression turque. La stabilisation des fronts en Syrie risque de causer quant à elle le retournement du régime contre le PYD au Rojava. Les Kurdes syriens ont donc de grandes chances de se retrouver complètement isolés dans la région et oubliés par la communauté internationale. En résumé, si le “confédéralisme démocratique” est un beau projet sur le papier, il reste soumis à la volonté des États de la région, des États-Unis et de la Russie et ne pourra réellement se concrétiser que dans une situation pacifiée ».
(Grojean, 2017c)

54Si la prudence d’O. Grojean est appréciable, et permet de ne pas se précipiter dans une lecture utopiste enjouée, les sources sur lesquelles il s’appuie ne sont pourtant pas toujours à la hauteur de son objectif déclaré et du caractère très affirmé de ses conclusions. Il s’agit en effet de sources déjà anciennes : celles liées à son doctorat, surtout relatives au PKK en Allemagne (entretiens auprès des acteurs en particulier), constituent ses seules véritables sources de terrain. Elles sont complétées par la littérature produite par le PKK, la littérature militante allemande, des discussions fréquentes mais informelles avec des personnes qui se rendent régulièrement là-bas. Il signale également avoir réalisé une courte enquête de terrain en Turquie et passé une dizaine de jours au Kurdistan irakien en 2014. L’accumulation de ces éléments permet à l’auteur de revendiquer des sources fiables. Elles ne nous semblent toutefois pas en mesure d’opposer les pratiques réelles qui prennent place au Rojava à tous ceux qui, d’après O. Grojean, s’en tiendraient à la théorie.

55Pour mieux saisir ces pratiques, il convient alors de se tourner vers la littérature existant dans d’autres langues que le français. Si de nombreux articles utiles à une meilleure compréhension de la situation actuelle s’appuient sur des sources de seconde main (voir notamment Barkhoda, 2016 ; Küçük, Özselçuk, 2016), il en va autrement d’autres textes, certes plus rares, qui reposent sur des séjours de recherche au Rojava. Ainsi, Michael Knapp et Joost Jondergen ont recueilli de très nombreux entretiens et observations à partir desquels ils analysent le fonctionnement effectif des communes (Knapp, Jondergen, 2016, p. 97-103). Plusieurs livres ont également été publiés ces dernières années en anglais ou allemand, dont en particulier Revolution in Rojava : Democratic Autonomy and Women’s Liberation in the Syrian Kurdistan (Knapp, Flach, Ayboga, 2016), qui apporte l’éclairage le plus précis sur l’organisation du système communaliste (voir aussi : Dirik, Levi Strauss, Taussig, Wilson, 2016 ; Ludwig, Stanicic, 2017 ; Schmidinger, 2014 ; Allsopp, 2014). Si Anja Flach, qui a passé deux ans dans l’armée de guérilla féminine kurde, Ercan Ayboga, ingénieur en environnement, et Michael Knapp, historien, ne cachent pas leurs sympathies pour la révolution du Rojava, leur livre n’est pas hagiographique pour autant. À partir des séjours réalisés au Rojava en 2014 et 2016, ils dépeignent pendant plusieurs pages le fonctionnement effectif du communalisme, montrant que s’il s’agit d’un processus en développement, les réalisations sont déjà considérables. Ils notent notamment, à propos des communes :

56

« Fin 2015, le nombre de communes du canton de Cizire dépassait les 1 600. De nombreux villages et rues résidentielles n’ont toujours pas de communes ; les efforts continuent donc pour les établir. Le nombre de communes croît avec chaque zone libérée au Rojava. À Afrin, toutes les rues et les villages sont maintenant organisés en communes, approchant 500 en tout. Pour le canton de Kobané, le niveau d’organisation est difficile à déterminer en raison de la destruction par l’occupation de l’État islamique. Mais, chaque semaine, de nouvelles communes sont (re)fondées à Kobanié. Chaque quartier et chaque village du Rojava a une maison du peuple (mala gel), où les commissions et bureaux de coordination se réunissent pour discuter des activités politiques. C’est aussi un point de contact pour les gens sur toutes les questions politiques et sociales ».
(Knapp, Flach, Ayboga, 2016, p. 87, nous traduisons)

57Dans les dernières pages du livre, les auteurs se montrent bien conscients des difficultés à venir : « Les révolutions ne sont pas terminées le jour où une force progressiste prend le contrôle d’une zone. En vérité, elles commencent seulement ce jour-là » (Knapp, Flach, Ayboga, 2016, p. 259, nous traduisons). Ils reviennent sur les nombreux problèmes et défis que doit encore affronter le Rojava, tout en se montrant optimistes pour l’avenir. Sur le risque de domination du PYD, particulièrement soulevé par O. Grojean, ils notent :

58

« Les révolutions échouent lorsqu’un parti révolutionnaire se maintient au pouvoir et exclut la majeure partie de la population de la prise de décision, ouvrant ainsi un clivage entre elle et lui. À travers de nombreuses années de discussions, le mouvement démocratique au Rojava – le MGRK et TEV-DEM, et son principal initiateur, le PYD – ont critiqué le socialisme d’État et discuté de comment éviter de répéter ses erreurs. Au Rojava, la volonté des conseils est exprimée non par des partis mais par des militants largement engagés et aux niveaux plus élevés par des représentants directement élus par le peuple. Le mouvement essaie d’organiser l’ensemble de la population par le bas et d’intégrer tout le monde dans les processus de prise de décision démocratique directe. Identifier la commune comme unité de base du conseil et d’une démocratie populaire transforme les relations sociales en faveur des femmes et rend l’État superflu. Les efforts écologiques sont maintenant partout, avec leur critique des rapports économiques ».
(Knapp, Flach, Ayboga, 2016, p. 259, nous traduisons)

59Comprendre si le Rojava accueille bien une utopie réelle se révèle en tous cas une entreprise scientifique et intellectuelle ardue – dès lors que le chercheur vise à être cet utopiste décomplexé dont nous parlions en introduction, contribuant véritablement par sa recherche méthodique à ouvrir le champ des possibles démocratiques, et non cet « idiot utile » qui croirait sans recul des acteurs qui lui cachent « ce qui ne va pas » (Bance, 2017a, p. 180).

Conclusion

60En proposant une perspective postcapitaliste axée sur ce que l’on peut construire, et pas seulement sur ce qu’il faut refuser, E. O. Wright réenchante le travail du chercheur, qu’il soit sociologue, anthropologue, philosophe ou historien, en l’invitant à porter son analyse sur les expériences d’utopies réelles. En nous penchant sur le cas du communalisme, nous avons toutefois aperçu à quel point il est exigeant et ardu de déceler et décortiquer dans la réalité présente des utopies réelles répondant exactement au programme « wrightien ». Ainsi, si le communalisme s’inscrit pleinement dans la recherche d’une société démocratique et égalitaire où domine le pouvoir d’agir social, il implique, plus clairement que ne le suggère E. O. Wright à propos des utopies qu’il considère, une rupture par le bas avec d’État et le système capitaliste. L’exemple du confédéralisme démocratique au Rojava que nous avons développé ici nous amène par ailleurs à nous demander si les grilles d’analyse exposées dans Utopies réelles ne sont pas essentiellement pensées pour un contexte occidental et pacifié, qui n’est pourtant pas celui de nombreux espaces de lutte. Le livre pose rarement la question des conditions institutionnelles et culturelles du développement des utopies réelles qu’il décrit. Or, penser les utopies réelles ne nous semble pas pouvoir être fait de façon autonome, mais toujours en relation avec toute une écologie institutionnelle, variable d’un contexte à l’autre.

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Notes

  • [1]
    Nous tenons à remercier Guillaume Gourgues, pour sa relecture et ses conseils précieux sur ce texte, ainsi que Vincent Farnea pour nous avoir fait découvrir la plupart des livres dont il est question ici.
  • [2]
    Cercle de chercheurs dédié au marxisme analytique – qui vise à interpréter la pensée de Marx et de ses successeurs à l’aide d’outils issus de la philosophie analytique et des sciences sociales.
  • [3]
    Voir : https://www.ssc.wisc.edu/~wright/RealUtopias.htm (accès le 20/02/2018).
  • [4]
    E. O. Wright précise toutefois que son travail diffère de celui de Bloch dans la mesure où ce dernier « rattache l’“utopie concrète” à la philosophie marxiste alors [qu’il] préfère relier l’utopie réelle à la science sociale marxiste, dans sa dimension théorique et empirique » (Farnea, Jeanpierre, 2013). Dans Utopies réelles, il revient sur la distinction entre le matérialisme historique, qui selon lui n’est plus défendable, et le marxisme sociologique, centré sur l’étude des classes sociales et la critique du capitalisme, qui reste au contraire une référence féconde (Wright, 2017, p. 168). Si la théorie marxiste classique des alternatives au capitalisme visait elle aussi à contribuer à l’émancipation, la posture de Wright est différente. En effet, « une théorie de la possibilité structurelle ne tente pas de prédire le cours des événements dans la durée, mais tout simplement de cartographier le champ des possibles qui impulseront des changements institutionnels et qui se produiront sous différentes conditions sociales » (Wright, 2017, p. 179).
  • [5]
    Pour E. O. Wright, le pouvoir social se différencie du pouvoir économique (basé sur la propriété et le contrôle des ressources économiques) et du pouvoir étatique (qui repose sur le contrôle de la production des règles collectives). Il est fondé sur la capacité de mobiliser les gens pour des actions collectives volontaires et coopératives.
  • [6]
    Voir le dossier « Participer aux États-Unis : les town meetings » coordonné par Paula Cossart et Andrea Felicetti dans la revue Participations (2016/2, n° 15).
  • [7]
    Précisons que pour Murray Bookchin, sur la pensée duquel nous revenons plus bas, « municipalisme libertaire » et « communalisme libertaire » sont synonymes (Bookchin, 1993, 1997).
  • [8]
    Pour E. O. Wright, les alternatives transformatrices doivent en effet être jaugées à l’aune de trois critères : leur désirabilité, leur viabilité et leur faisabilité (critères qui dépendent bien sûr des conditions historiques dans lesquelles elles naissent et évoluent).
  • [9]
    Par exemple, lorsqu’il écrit qu’« un nouveau paradigme émancipateur doit représenter une alternative désirable, viable et réalisable », il reprend le même triptyque que Wright sans le nommer (Folco, 2017, p. 45). Il est pourtant loin de méconnaître ses travaux, comme en témoigne sa publication en ligne d’une lecture critique de Envisioning Real Utopias au prisme de la question de l’écosocialisme (Folco, 2013).
  • [10]
    Voir le dossier « La participation au prisme de l’histoire » coordonné par Paula Cossart, Julien Talpin et William Keith dans la revue Participations (2012/2, n° 3).
  • [11]
    La comparaison entre les deux expériences est esquissée dans Bance, 2017b.
  • [12]
    Rappelons que P. Bance a d’abord une formation de juriste (il est docteur d’État en droit).
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