Notes
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[1]
Les noms des communes ainsi que des personnes ont été modifiés à la demande de certaines personnes mentionnées dans cet article.
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[2]
Décret wallon relatif à la mobilité et à l’accessibilité locales, 1er avril 2004, art. 12, § 1er.
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[3]
Ces affirmations rejoignent l’analyse de S. Rui, selon laquelle « l’offre de délibération et de participation a généralement pour horizon la légitimation des décisions, mesures ou projets autour desquels elle se met en œuvre » (Rui, 2006, p. 129).
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[4]
L’échevin est l’équivalent belge de l’adjoint au maire français.
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[5]
Des personnes connues par la responsable du service « Études et travaux » pour leur intérêt pour la mobilité.
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[6]
Malgré l’accès aux réunions du comité de pilotage, il ne s’agira pas ici de porter attention au « débat sur le débat » ni aux interactions avec le monde associatif et, plus généralement, dans « l’espace de mobilisation » (Joly, Marris, 2003). Cette perspective tient, entre autres, à un choix méthodologique (favorisant l’ethnographie des interactions in situ) et politique (visant la critique des formes d’oppression se déployant au cours desdites interactions).
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[7]
En procédant de la sorte, nous ne plaçons pas au centre de notre attention les expériences propres aux participants, que nous abordons ailleurs (Charles, 2012).
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[8]
Dans la foulée, entre autres, des travaux de M. Carrel (2006), J. Talpin (2006), R. Barbier, C. Bedu et N. Buclet (2009), A. Richard-Ferroudji (2011).
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[9]
Pour une définition du concept de dispositif à laquelle nous adhérons, croisant les apports de la sociologie pragmatique et ceux de Michel Foucault, voir les travaux de L. Silva Castañeda (2012).
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[10]
Il convient de préciser l’usage typiquement belge du verbe « savoir » qui se trouve mobilisé là où les Français préféreront « pouvoir ».
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[11]
Une catégorie supplémentaire sera créée au fil de son travail par André : « aménagement de la voirie ». Mais lors de la réunion du Comité de pilotage suivant la catégorisation et devant donner lieu à la définition des thèmes des différents ateliers, « aménagement de la voirie » sera adjoint au thème « modes doux et enquête-école ». Ce qui en fait le seul atelier ayant trois thèmes à traiter.
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[12]
R. Liagre et M. Nonjon (2012) montrent que la cartographie peut aussi se faire avec les habitants, ce qui n’est pas sans poser problème aux intentions militantes de ceux-ci (défense d’une cause, mobilisation collective, etc.). Pour sa part, L. Silva Castañeda (2012) montre que les cartes peuvent également, dans certaines circonstances, rendre visibles les attaches familières à l’espace représenté. Il n’y a donc pas lieu de considérer uniquement la rupture indéniablement imposée par le passage du récit personnel à la cartographie, il est au moins tout aussi important de porter attention au processus de constitution des cartes et à l’usage qui en est fait, ceux-ci étant plus ouverts à la pluralité des engagements.
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[13]
Cartes topographiques sans nom de rue où sont dessinés les routes, lignes de chemin de fer, bâtiments, cours d’eau, ainsi que les courbes isométriques.
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[14]
Pour avoir une idée de leurs caractéristiques, voici les titres des planches qui sont diffusées lors du premier atelier, « voitures particulières » : Charges de trafic d’un jour ouvrable moyen ; Capacités utilisées des carrefours ; Hiérarchie actuelle du réseau routier ; Hiérarchie actuelle du réseau routier à l’échelle du centre-ville ; Charges de trafic d’un jour ouvrable moyen à l’échelle du centre-ville ; Capacités utilisées des carrefours à l’échelle du centre-ville ; Analyse des flux de transit du centre-ville ; Analyse du trafic en relation avec l’autoroute ; Analyse des vitesses ; Principaux flux de marchandises à l’échelle de la commune ; Déplacements d’échange de/vers Deuseau : répartitions spatiale et modale ; Répartition de la population et des emplois ; Localisation des administrations, services, commerces et équipements ; Localisation des entreprises et parcs d’activités existants.
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[15]
D’autres que nous ont été interpellés par la réduction de la conflictualité résultant de l’institutionnalisation de la participation (Barbier, 2005 ; Carrel, 2006). Cette interrogation n’est pas sans lien avec les critiques « agonistiques » de la démocratie délibérative en philosophie politique.
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[16]
Pour un suivi sur plusieurs années des variations de modalités d’engagement personnel dans la participation, voir Charles (2013).
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[17]
Dans le même sens, d’autres ont montré comment la participation pouvait constituer un moyen fonctionnel de production d’informations techniques d’un autre ordre (Gourgues, 2011).
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[18]
On voit ici apparaître la pluralité des modalités d’engagement chez les participants.
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[19]
Pour une figure proche, celle de la « montée en nombre », voir Berger (2012). La « montée » commune à ces trois figures (en généralité, en altitude et en nombre) indique une attente semblable d’élargissement de la communauté de référence (mais l’horizon de ces élargissements varie entre l’Humanité, le territoire communal et le nombre de personnes impliquées) et de sacrifice de ce qui sera considéré comme négligeable (le familier, le petit ou le singulier).
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[20]
On voit à nouveau que le découpage des différentes réunions ne se superpose pas pleinement avec les différents formats de participation.
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[21]
Sur la question de la plainte, voir les travaux de F. Cantelli (2010).
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[22]
Pour une discussion rigoureuse sur des clôtures de la communauté politique, voir les travaux de J. Stavo-Debauge (2009).
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[23]
Pour une défense de cette perspective, lire Joly et Marris (2003).
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[24]
Dans la foulée des critiques des travaux d’Habermas sur l’espace public, certains s’ouvrent cependant à la réflexion sur une délibération moins excluante.
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[25]
Cette méfiance se donne également à voir dans l’autre sens : l’animatrice et les ingénieurs font peu confiance aux propos trop localisés des participants-habitants.
1Deuseau [1] est une commune de 23 000 habitants située en Belgique francophone, dans une région particulièrement marquée par son passé industriel, tant en termes de paysage (de nombreuses usines plus ou moins abandonnées aujourd’hui) que de population (d’anciens ouvriers, un taux de chômage élevé). Cependant, la proximité de la capitale suscite un attrait immobilier considérable qui l’a conduite, en 2005, à proposer aux villes avoisinantes de réaliser un « Plan intercommunal de mobilité » afin de gérer les flux de déplacements, actuels et escomptés. Celles-ci n’ont pas répondu à l’appel et les autorités locales ont alors décidé de réaliser seules un « Plan communal de mobilité » (PCM).
2Légalement, il s’agit d’« un document d’orientation de l’organisation et de la gestion des déplacements, du stationnement et de l’accessibilité générale relevant de l’échelle d’une commune » [2]. Il doit être constitué d’une partie établissant un diagnostic de la situation actuelle (déplacements humains et de marchandises, routes, stationnements, transports collectifs, etc.) et d’une partie prospective formulant des propositions concrètes et des principes d’aménagement (voiries, signalisation, horaires et lignes de transport en commun, etc.). Son intention est indicative mais il permet à la commune de bénéficier de différentes aides financières pour concrétiser les projets qui y sont définis.
3En vue de la réalisation du PCM, la commune doit lancer un appel d’offres auprès d’équipes agréées par l’administration régionale. Le groupement ayant remporté le marché à Deuseau est constitué d’un cabinet d’ingénieurs-conseils associé à des consultants spécialisés en mobilité douce et à une professeure de communication. Dans leur dossier de réponse, ils affirment que la procédure classique de consultation de la population, réalisée en fin de processus, « n’offre pas toujours des résultats satisfaisants en termes de participation, de compréhension et d’adhésion des citoyens au PCM » et « peut entraîner de la frustration et dès lors potentiellement de l’agressivité » [3]. La commune exige pour sa part que soient mentionnées les références spécifiques à la mobilité et à l’aménagement mais également « à la communication et à la participation citoyenne ». S’il existe bien une injonction légale à rendre le diagnostic accessible au public, le dispositif mis en place à Deuseau veut aller au-delà en invitant les habitants à s’associer aux experts avant la rédaction du document final. C’est la mise en œuvre de cette démarche participative qui est ici décrite.
4L’observation a été réalisée d’octobre 2007 à mai 2008, dans le cadre de mon mémoire de master en sociologie. Elle a porté sur l’ensemble des douze réunions avec les habitants, les quatre réunions du comité de pilotage (composé de l’échevin [4] de la mobilité, de la cheffe du service communal « Études et Travaux », de trois ingénieurs, d’une professeure de communication et de deux de ses étudiants, dont moi-même) et le travail de cartographie réalisé par l’un des ingénieurs. J’ai accédé à ce terrain en tant qu’étudiant et n’ai pas eu le loisir de guider la mise en œuvre du dispositif (ni préalablement, ni en cours de route), si ce n’est en partageant quelques-unes des remarques reproduites dans la suite du document avec la professeure qui animait également les réunions avec les habitants. Au cours de ces rencontres publiques, je me suis tu et contenté de filmer les interactions, la plupart du temps un peu en retrait par rapport au centre de l’attention des participants. Ces enregistrements vidéographiques constituaient à la fois l’une des pièces du dispositif, présentés comme « garants de la publicité des débats » par l’animatrice, et un support de l’analyse développée ci-dessous.
5Concrètement, les participants ont été invités aux séances de démarrage, ayant lieu dans chacune des quatre anciennes communes qui forment l’entité de Deuseau, par des encarts dans un journal local et un affichage sur la première page du site internet de la commune. Toutes les associations de la commune ont également été contactées par courrier postal. Certains habitants, jugés « réceptifs » par l’administration [5], ont aussi reçu une lettre personnelle d’invitation. Ensuite, à partir de la synthèse cartographique de ces rencontres réalisée par l’un des ingénieurs, quatre ateliers thématiques ont été organisés et annoncés par voie postale aux participants de la phase préalable. Dans la foulée, une réunion technique a eu lieu entre le comité de pilotage et certains participants, suivie d’une séance plénière présentant l’avancement du processus à tous les participants. Par la suite, les ateliers thématiques ont été réunis une seconde fois.
6Au fil de ces rencontres, les participants étaient de moins en moins nombreux. Outre les organisateurs, cent-dix ménages ont pris part aux rencontres de démarrage. Lors de la dernière réunion publique, dix-neuf personnes étaient assises autour de la table, dont deux ingénieurs, quatre conseillers communaux, quatre membres d’une commission locale d’aménagement du territoire, deux agents de l’administration communale, l’animatrice et moi-même, soit seulement cinq individus dont je n’ai pu identifier d’attachement institutionnel lié à l’objet des réunions. L’ethnographie de ces rencontres permet de comprendre cette désertion progressive [6].
7Mais avant cela, précisons que cette contribution prend appui sur la sociologie pragmatique des engagements (Thévenot, 1990, 2006). Celle-ci porte attention aux modalités de coordination entre les personnes et aux transformations requises pour s’engager de la façon qui convient. Plus spécifiquement, nous proposerons ici une analyse des dynamiques de conformation à l’œuvre dans la démocratie participative, des mouvements de transformation des propos des participants en vue de les rendre convenables aux yeux des instigateurs du dispositif. Si cela sera essentiellement appréhendé autour de la cartographie, la réflexion vaut aussi pour d’autres modalités d’enregistrement des traces de la participation. Tout en se focalisant sur la portée du travail des instigateurs du dispositif de Deuseau [7], cet article entend contribuer à une réflexion plus générale sur les formes de mépris à l’égard du participant qui se donnent à voir dans de nombreuses expériences participatives [8].
8Pour ce faire, nous suivrons le déroulement chronologique des rencontres et, ainsi, les transformations successives qu’exige le dispositif. Notons au passage que si nous parlons ici de participants plutôt que d’habitants ou de citoyens, c’est parce que, comme d’autres l’ont montré (Neveu, 2011), ces derniers termes font l’objet de controverses qui nous informent grandement des dynamiques participatives à l’œuvre.
Cartographier les troubles
9Le caractère sélectif des invitations peut rapidement être critiqué, certains participants étant appelés personnellement à prendre part, d’autres n’en étant simplement pas informés. L’ouverture annoncée est donc pour le moins biaisée. Mais se contenter de cette critique ne dit rien de la façon dont se déroulent ces rencontres. Si l’on veut porter une lecture et une critique plus ajustées aux interactions, il convient de se rapprocher du dispositif [9] et d’observer avec attention tout à la fois ce qu’il permet et empêche dans son déploiement, les ouvertures et fermetures qui se donnent à voir au cœur même de la participation. À cet égard, le travail de constitution des cartes est particulièrement intéressant à analyser en tant qu’il constitue la seule trace de l’activité des participants dans le déploiement du dispositif. Mais reprenons les choses chronologiquement, depuis les quatre réunions de démarrage vers le travail de cartographie, en passant par la catégorisation intermédiaire. C’est ainsi que nous pouvons mettre en lumière les transformations subies par certaines modalités d’expression, ce qui implique que nous portions particulièrement attention à celles qui ne sont pas d’emblée conformes aux attentes des instigateurs de la participation, qui ne sont pas formulées d’entrée de jeu dans le format ad hoc.
Faire place à l’habitant
10Les quatre premières réunions ont pour principale caractéristique de se tenir dans les anciennes communes, selon un découpage territorial ancré dans les habitudes des habitants. Après une introduction par l’échevin de la mobilité remerciant les participants de leur présence, l’un des ingénieurs en charge du projet prend la parole pour leur faire part de l’objectif : la rédaction d’un Plan communal de mobilité tel que défini par la loi. Il présente ensuite, à l’aide d’un diaporama, la problématique de la mobilité comme la rencontre entre une courbe d’offre (peu évolutive) et une autre de demande (représentée par une courbe exponentielle). Il conclut en affirmant que l’objectif du PCM est de maîtriser les infrastructures routières qui peuvent être offertes et de susciter d’autres modes de déplacement pour la part de la demande qui surpasse l’offre. Ensuite, l’animatrice (la professeure de communication) propose aux participants (entre 20 et 30 personnes par réunion) de travailler en sous-groupes de cinq à dix personnes. Elle les invite à « dire tout ce qui vous pose problème en matière de mobilité à Deuseau » et laisse libre la composition des groupes. Elle demande d’élire en leur sein un rapporteur pour prendre note des échanges sur un tableau et en rendre compte à l’ensemble des personnes présentes dans un temps de conclusion, au terme d’une heure de travail.
11Les participants se regroupent alors généralement entre voisins, habitants de la même rue ou du même quartier. Ils discutent de ce qui, au quotidien, trouble leurs déplacements locaux. Voici un extrait assez significatif des échanges qui se déroulent dans ces sous-groupes, entre Georges et Françoise, deux personnes d’une cinquantaine d’années ayant toujours habité la commune ou ses alentours :
Georges : « Vous partez à pied ? […]
Françoise : Oui parce que sur le pont on ne sait [10] pas se croiser, hein ! [Elle bouge ses épaules, imitant un mouvement d’évitement.]
Georges : Ah oui, c’est dégueulasse ça, c’est dégueulasse hein !
Françoise : Donc on doit attendre que la personne en sens inverse…
Georges : Ah oui, si vous êtes avec une poussette vous bloquez tout.
Françoise : Même en vélo, parce que je me vois mal rouler en vélo sur la route là.
Georges : Il faut marcher en file indienne là.
Françoise : Et si on a des sacs, impossible ! Ou alors… [elle fait semblant de tenir un sac dans chaque main, mettant l’un devant elle et l’autre derrière] ça ne va pas !
Georges : Ah oui, non. Ou alors, faut en mettre un au-dessus de la rambarde [en faisant le geste].
Françoise : Peut-être.
Rapporteur : Donc [en écrivant au tableau] « itinéraire piéton vers Deuseau : attention au pont du canal ».
13On lit ici un échange court entre deux personnes partageant leurs trouvailles personnelles pour se croiser sans trop de difficultés sur ce pont qu’elles traversent régulièrement. L’une comme l’autre semble connaître le lieu en deçà de son utilisation conventionnelle. S’il est bien question de la fonction du pont, celle-ci n’est pas appréhendée selon un hypothétique mode d’emploi standardisé, mais plutôt au travers d’histoires situées et personnelles. Par la communication de ces trucs et astuces, ces deux personnes explorent des arrangements pratiques permettant de rétablir l’aisance propre aux usages familiers des espaces habités (Breviglieri, 2002). Ces histoires s’additionnent les unes aux autres au fil du travail des sous-groupes. Bien que singulières, elles peuvent être comprises par ceux qui ont fait l’expérience de ce genre d’embarras – ce qui est sans doute le cas de la plupart des personnes s’étant déjà déplacées à pied en ville.
14Mais les ingénieurs se montrent pour leur part peu disposés à saisir ces formes d’engagement dans la participation. Avant les réunions, ils ont accumulé des informations (cartes, tableaux statistiques, comptages, etc.) qui leur permettent de saisir la ville avec plus de distance. Elle est ainsi « apprêtée » (Stavo-Debauge, 2004) pour être pensée dans sa fonctionnalité, considérée comme constituée de moyens mobilisables pour se déplacer, ceux-ci devant être pris en compte dans cet état afin de contribuer à la réalisation d’un plan de mobilité. Un effort considérable de transformation est nécessaire pour que l’échange des trucs et astuces des habitants y soit utile. Le travail de prise de notes par le rapporteur, sur lequel pèse la contrainte de présenter en public ses comptes rendus, participe déjà de cette transformation. On peut le voir dans la façon dont il prend note de l’échange retranscrit ci-dessus : « Itinéraire piéton vers Deuseau : attention au pont du canal ». On ne peut nier que quelque chose des échanges entre voisins soit alors sacrifié.
15Dans ce dispositif essentiellement discursif, les notes prises sur le tableau par le rapporteur ont une importance déterminante : elles sont les seules traces des conversations produites in situ. Or, en tant que tel, le passage à l’écrit modifie le rapport au monde, en ce qu’il guide vers certaines modalités d’action et de pensée (Cicourel, 1985 ; Olson, 1996). En effet, les notes assurent un dégagement de la spécificité du récit à la première personne du singulier, une autre modalité d’organisation et d’élaboration du raisonnement. La transcription transforme ce qui a été dit : elle modifie l’environnement de référence et l’expérience qu’en font les participants. Au cours des réunions de démarrage, les notes prises par les rapporteurs homogénéisent les situations dont il est question. Les propositions ou dénonciations sont mises en équivalence, symétrisées. Elles deviennent des items dans une liste, sans référence aux qualités personnelles du locuteur, ni au contexte d’énonciation. L’exemple précédent qui montre comment les échanges entre voisins concernant leurs usages respectifs du pont sont retranscrits par le rapporteur comme un « problème » au niveau de « l’itinéraire piéton » est frappant. Mais de façon assez surprenante, aucune dispute n’est observée quant au bienfondé de cette transformation. Lors des assemblées qui suivent les réunions en sous-groupes, personne n’intervient pour requalifier les propos du rapporteur. Personne non plus ne tente de lier plusieurs points énoncés, ni par analogie, ni par assimilation, ni par généralisation. Les oppositions s’expriment plutôt par la défection, sans critiquer explicitement la distance à l’égard des propos initiaux.
Conformer en catégorisant
16À la suite de ces rencontres, l’un des ingénieurs reprend les notes des rapporteurs pour les inscrire sur un support cartographique. J’ai observé ce travail dans son bureau, près d’un mois après la dernière réunion de démarrage. André réalise cette opération dans une pièce sans fenêtre au milieu de laquelle se trouve une grande table. À sa droite, il a disposé une impressionnante batterie de marqueurs de différentes épaisseurs et couleurs, feutres, crayons, stylos à bille, gommes, ciseaux, papier autocollant, règle, effaceur, portemines, mines, taille-crayon et bloc-notes. Loin du désordre que cette énumération laisse présager, les objets sont rangés parallèlement les uns aux autres. Après utilisation, chacun est remis à sa place avec soin. À cet attirail s’ajoutent différentes feuilles de papier : les impressions des photographies des notes prises par les rapporteurs lors des séances de démarrage (une quarantaine de pages au total) et une carte de l’ensemble de la commune.
17La première étape du travail d’André consiste à réaliser une légende. Sur une feuille vierge, il inscrit, en quatre couleurs différentes : « voiture particulière », « stationnement », « transport collectif » et « modes doux ». Une cinquième couleur est utilisée pour les résidus de ce classement (« autres » [11]). En réponse à mon interrogation quant au caractère directif de cette légende rédigée a priori, André m’explique qu’il est très probable que les quatre thèmes soient adaptés à ce qui sera écrit sur les photos, pourquoi alors perdre son temps dans un long travail inductif si ses connaissances lui permettent d’aller plus vite ? En effet, préalablement aux rencontres avec les participants, il a établi un diagnostic de la situation communale avec ses collègues. Il dispose ainsi d’une certaine connaissance du terrain. Sa formation d’ingénieur en mobilité et l’exercice de la profession depuis plusieurs années lui permettent aussi de maîtriser d’autres ressources cognitives.
18Ainsi équipé, cognitivement et matériellement, André souligne de différentes couleurs certains passages sur les photographies des notes, le plus souvent un ou deux mots par problème mentionné. Il me dit s’appuyer sur ce qu’il a entendu au cours des réunions de démarrage pour comprendre les remarques des participants, souvent elliptiques. Parfois, il se permet de les reformuler. Ainsi, lorsqu’il lit que certains se plaignent que le passage à niveau soit trop souvent fermé, il m’explique que celui-ci est « en réalité fermé douze minutes par heure par la SNCB qui utilise la zone pour la formation des trains ». Les problèmes vécus sont ainsi mis en rapport avec des chiffres, des données plus facilement exploitables hors de l’enceinte locale de participation qu’est la réunion de démarrage. On peut constater cet écart ci-dessous :
Au cours de la réunion de démarrage dans l’un des quartiers, l’animateur d’un sous-groupe propose que les personnes s’expriment en suivant un tour de table. Après plusieurs interventions, un homme d’une quarantaine d’années prend la parole d’un ton sec, laissant paraître son agacement :
« Bon, moi, personnellement, je voudrais ajouter quelque chose. À 16 h, tantôt, je suis parti chercher ma gamine à l’école, tu sais elle est à Saint-François. Ben en route il y a des tas de voitures mais ça, je sais, on peut rien y faire. Mais en plus je me suis encore trouvé bloqué au train. Ma fille elle râle et vous savez comment c’est les adolescents… Mais moi aussi ça m’enrage, je peux rien lui répondre. C’est impossible d’arriver à l’heure avec ce truc qui est toujours fermé. Moi, j’en ai marre, vraiment. Parce que c’est pas comme si c’était une fois comme ça, c’est toujours pareil. Désolé de m’énerver comme ça mais c’est vraiment pénible à la longue. Voilà, c’est ça que je voulais dire. »
Alors que la personne suivante prend la parole, respectant la consigne du « tour de table », le rapporteur écrit sur le tableau : « passage à niveau trop souvent fermé ». L’orateur ne regarde pas ce qui est écrit, son regard étant tourné vers sa voisine qui a maintenant la parole.
20La trace de l’histoire racontée par un participant arrivant régulièrement en retard pour aller chercher sa fille à l’école à cause de ce passage à niveau fermé, déjà transformée par la prise de notes du rapporteur, est relue par l’ingénieur pour en faciliter l’intégration à la catégorie des problèmes liés aux « voitures particulières ». Les connaissances mobilisées par André, relayées par la construction d’une légende, tendent à stabiliser ces éléments, à les introduire dans une classe qui, dans sa généralité, rend possible la communication avec un public anonyme.
21Son classement tend à donner une forme particulière aux notes du rapporteur, l’utilisation de classes imposant le sacrifice des singularités des cas énoncés. Si le classement permet la généralisation et le transport des catégories, il a également un coût (Thévenot, 1986). Certes, il offre un meilleur « rendement » grâce à ses produits que sont les catégories, mais il impose également le sacrifice de l’unicité de cette histoire et des éléments pouvant être appréhendés par les habitants habitués à ce lieu. On peut donc parler, à cet égard, d’une véritable économie de la catégorisation.
22Cette économie a pris à Deuseau la forme d’un « marché noir » dont les conditions illégitimes de réalisation, contraires à celles du marché officiel (où sont valorisées la transparence et la traçabilité du dispositif de participation), obligent ses opérateurs à le soustraire au regard du public. En effet, le processus de constitution des cartes est inaccessible aux participants qui ne sont dès lors pas en mesure d’évaluer la façon dont les interventions faites au cours des réunions de démarrage guident, ou non, la suite du processus. La cartographie, le produit final du classement, rend invisibles les traces du processus de sa construction comme nous allons maintenant le voir [12].
Transformations cartographiques
23Après avoir classé son matériau (en surlignant les phrases sur les photographies selon la légende préétablie et en les réécrivant si nécessaire), André s’engage dans un travail de cartographie. Son équipement matériel s’élargit alors de six fonds de carte [13] : un premier où sont représentés Deuseau et les villages avoisinants, un autre pour l’ensemble de la commune de Deuseau et un par ancienne commune (Deuseau-centre, A., B. et C.). Il s’agit à nouveau d’un processus de transformation au fil duquel les items inscrits dans les classes sont repris sous forme de logos (dont la couleur diffère selon la classe dont est issu l’élément) et reportés sur l’une des six cartes. Un marqueur d’intensité est également introduit : André signale le nombre de groupes mentionnant chaque item. Ici, la classe « autres » est évincée et il n’en sera plus jamais fait mention. Quant aux éléments ne pouvant être spatialisés (par exemple : « manque de contrôles de vitesse »), ils sont préservés par la création d’un espace non cartographique nommé « remarques générales » (lui-même divisé selon les catégories retenues dans le travail de catégorisation : « voitures particulières », « stationnement », « transports collectifs » et « modes doux »).
24Il importe de rappeler que la transmission des connaissances sur l’environnement ne donne pas toujours lieu à une telle configuration cartographique. La forme biographique peut, par exemple, supporter la communication de connaissances topographiques acquises par l’exploration personnelle. D’autres espaces de participation sont ainsi construits autour de promenades communes, ne prenant pas appui sur une carte de la région mais sur le partage d’anecdotes et souvenirs ancrés dans l’espace parcouru (Doidy, 2003). Mathieu Berger (2008, p. 205) a décrit des dispositifs bruxellois dans lesquels les participants sont en mesure de « se raccrocher à des indices sensibles dans l’espace du rassemblement ». À Deuseau, en revanche, aucune accroche de ce type n’est favorisée et aucune visite collective n’est organisée pour offrir aux habitants la possibilité de faire part des griefs ancrés dans leurs lieux de vie, selon des modalités enracinées dans leur quotidien. Aucun organisateur n’est disposé à saisir ce type d’investissement personnel dans la mobilité communale, ni à prendre la route avec cette personne qui se plaint de la fermeture du passage à niveau.
25Plus encore, les cartes dessinées par l’ingénieur négligent les traces d’engagements les plus familiers dans l’espace. Ces cartes portent leurs créateurs et leurs lecteurs en altitude. Elles figent le monde de la vie urbaine et celui de la rencontre des habitants. La mobilité devient limpide, abstraite des êtres, humains et non humains, qui l’accomplissent. Elle est alors prête à être pensée comme « tuyauterie », pour reprendre l’expression de l’un des ingénieurs. Selon Michel de Certeau, cette perspective panoramique de la carte « a pour condition de possibilité un oubli et une méconnaissance des pratiques » ; « visible, elle a pour effet de rendre invisible l’opération qui l’a rendue possible » (de Certeau, 1980, p. 173 et 180). En effet, avec la carte, il n’y a pas besoin de faire la file au passage à niveau pour problématiser cette gêne : on se contente d’une localisation cartographique et d’une insertion dans un classement. Or seules les cartes sortent du bureau des ingénieurs à destination du comité de pilotage et ensuite des participants. Mises en ligne sur le site web de la commune en vue de permettre aux participants de préparer les ateliers thématiques, les catégories sur lesquelles elles se déploient sont également celles qui servent d’intitulé à ces rencontres.
L’empreinte des cartes sur la participation et le participant
26À la suite des réunions de démarrage et du classement cartographique, des ateliers thématiques ont lieu. Les thèmes sont ceux mobilisés par l’ingénieur pour réaliser ses cartes (circulation routière, modes de déplacement doux, stationnement et transports publics). Un premier soir, deux ateliers se déroulent en même temps dans deux salles de l’Hôtel de Ville (les réunions précédentes, dans les quartiers, avaient lieu dans un complexe sportif et des établissements scolaires de proximité), regroupant chacun une vingtaine de personnes. L’animateur de chaque groupe est choisi parmi les participants ; les ingénieurs n’y sont pas présents. Une seconde soirée est consacrée aux deux autres thématiques, selon des modalités identiques. Concernant la deuxième vague d’ateliers (après les réunions technique et plénière, nous y reviendrons), le nombre de participants étant beaucoup moins élevé, les thématiques sont fusionnées deux par deux (il n’y a donc plus qu’un groupe par soirée) ; ces rencontres sont alors gérées par l’animatrice et les ingénieurs y sont présents.
27Pour aider les participants à préparer les ateliers thématiques, le cabinet d’ingénieurs met à leur disposition les résumés cartographiques et cinquante-neuf autres documents [14]. Bon nombre de participants les ont imprimés et ceux qui en ont fait la demande les ont reçus par voie postale. Ces documents peuvent alors servir de supports aux prises de parole de ceux qui sont en mesure de les comprendre et de les utiliser. Plus encore, la mobilisation de ces cartes et la conformation à leur format constituent les fondements de l’évaluation de la pertinence des contributions des participants par les ingénieurs au cours de ces réunions.
28La première étape du travail des ateliers consiste en une exploration du thème par la discussion entre les personnes présentes. Ensuite, quelques membres de chacun de ces groupes participent à une « réunion technique intermédiaire » où ils posent aux ingénieurs les questions soulevées dans leurs groupes. La semaine suivante, une séance plénière est organisée, durant laquelle les travaux menés dans les différents ateliers sont présentés par des participants aux membres des autres ateliers. Un ingénieur expose ensuite sa propre synthèse. C’est sur cette base qu’est lancée la seconde vague d’ateliers, un mois plus tard.
29Au cours de ces réunions, l’attention des organisateurs s’oriente vers la prise de notes par les rapporteurs. Les ingénieurs constatent un phénomène qu’ils qualifient de « perte quantitative d’informations », induit par la rédaction du compte rendu lorsqu’il est laissé aux mains des « habitants » (pour reprendre les mots des ingénieurs). Lors de la seconde vague d’ateliers thématiques, la responsable du service travaux prend donc en charge cette mission. Un autre type de transformation se produit alors, dont les ingénieurs ne se soucient toutefois pas : cette personne travaillant fréquemment avec eux et sachant ce qu’ils attendent de la participation, ses notes sont guidées par leur horizon. De nouvelles cartes, plus riches, sont éditées grâce à ses notes de qualité. Mais aucune réflexion n’est menée sur la sélection à laquelle elle-même procède et aucune protestation de la part des participants ne se fait entendre (elle se fait cependant voir par la désertion progressive) [15]. C’est ce processus que nous proposons maintenant d’examiner, en l’insérant plus largement dans le cadre de l’utilisation des cartes.
Les enjeux de la représentation cartographique
30L’importance accordée aux cartes se manifeste, entre autres, par leur large distribution. Michel, le responsable du bureau d’ingénieurs, a ouvert plusieurs rencontres en s’assurant de la disponibilité de celles-ci : « Vous avez tous eu, récupéré, les documents de travail, les cartes qu’on a sorties ? ». Les transcriptions intégrales des ateliers, réalisées par mes soins, elles, n’ont jamais eu droit à la publicité que le site Internet aurait pu leur offrir. Seules les cartes font donc référence dans le dispositif : elles en assurent la progression à travers leur amélioration continue. Au cours de la première série d’ateliers thématiques, plusieurs animateurs considèrent en effet que le but principal de ces rencontres est de les rendre meilleures. Ils tentent donc, avec les autres participants, de les lire, de les analyser et de les compléter. Elles constituent ainsi l’horizon, le matériau et l’objectif de l’engagement dans la participation.
Lors d’un des ateliers, Simon, l’un des participants, discute avec la responsable du service « Études et Travaux ». Ils regardent une carte posée devant eux et la commentent. À un moment, Simon frappe sur la table avec son stylo, met ses mains en porte-voix et dit aux membres de son groupe : « Les courts circuits. Chuuuut ! On est dans les courts circuits, c’est quand on by-pass, on devrait traverser Deuseau par la rue de Mons et la chaussée de Nivelles et on va prendre heu… les rues secondaires, remonter et arriver à la gare. Les points d’exclamation sur la carte ». Pendant ce temps, il a fait glisser devant lui la carte et pointe des endroits avec son stylo. Puis il regarde Véronique qui prend la parole : « La rue Luycks est très dangereuse, celle-là », dit-elle. Simon enlève alors ses lunettes, approche son visage de la carte, son stylo lui sert de pointeur et il dit : « Bon elle est pointée celle-là. » Un autre participant indique ensuite un autre lieu, conformément à la demande de Simon.
32On voit ici qu’il est peu pertinent d’enfermer les participants dans un quelconque « savoir profane » duquel ils ne parviendraient pas à se dégager. L’intervention de Simon indique que des rapports à la mobilité autres que « familiers » sont envisageables [16], que d’autres « formats de participation » sont accessibles aux participants (Richard-Ferroudji, 2011). Plus tard, lors du second atelier « modes doux », un participant arrive avec sa « bible » : un atlas des chemins vicinaux datant du XIXe siècle qui lui permet de montrer que nombre de sentiers ont été supprimés depuis lors. Appuyé sur sa carte au sens propre comme au figuré, il parvient à imposer la prise en compte de ses revendications : « Alors, la politique de la maison ça doit être de rouvrir un maximum de sentiers. » Il répète cette phrase jusqu’à ce que le rapporteur en prenne note. Si cela indique que les cartes sont bien présentes dans le dispositif, voyons maintenant ce qu’elles induisent concrètement.
33Les cartes, les gestes et les connaissances des participants marquent un certain mode d’engagement dans la participation. Les cartes sont des repères qui, comme des digues, canalisent l’attention du participant, l’apprêtent à être plus sensible à certaines choses, le disposent à une appréhension particulière du monde. Comme on le voit, l’information échangée au cours des réunions de démarrage est entre autres liée à un engagement familier dans la ville, en tant qu’habitant. Les participants se retrouvent dans et autour de « lieux communs » (Thévenot, 2010) qui, pour être partagés, nécessitent d’en passer par des histoires personnelles. Les repères cartographiques, au contraire, imposent de rendre les choses plus anonymes, échangeables, non attachées aux singularités des personnes et des lieux. La transformation requise pour passer de l’un à l’autre est tout à la fois cognitive et morale. Le format dans lequel sont partagées les interventions des participants est en effet intrinsèquement lié à une évaluation de ce que serait une bonne mobilité. De façon trop réductrice, on pourrait affirmer qu’une mobilité fonctionnelle est visée par les ingénieurs, une mobilité juste par l’animatrice et, pour les participants s’engageant en tant qu’habitants, une mobilité qui respecterait leurs habitudes. De là, on voit poindre une pluralité avec laquelle le dispositif ne parvient pas à composer, car il ne prend nullement en compte le coût des transformations requises pour que le participant s’exprime dans le format attendu par les instigateurs. Si l’accommodement de l’espace proximal des habitants est l’enjeu de la mise en commun au cours des premières réunions, il cède le pas à une visée efficace de la mobilité lorsque les organisateurs occupent plus de place dans le dispositif.
34La figure maintes fois observée de l’animateur dirigiste prend tout son sens avec une participation centrée sur les cartes et la visée d’une mobilité efficace : il cherche à récolter les données dont disposent les autres participants afin d’améliorer la base informationnelle sur laquelle les choix pour une mobilité optimale doivent reposer. Ces informations accumulées sont ensuite transmises aux experts pour améliorer leur travail de planification. La participation devient ainsi un moyen fonctionnel parmi d’autres de récolter des renseignements [17]. L’un des ingénieurs a d’ailleurs dit, en cours de réunion, que ce qui l’intéressait était d’avoir « un retour d’information sous forme de ces mêmes cartes adaptées, corrigées, complétées s’il y a lieu ». Un animateur clôture l’un des ateliers thématiques en montrant les planches et en disant : « Bon, faut faire son devoir. Son devoir c’est de regarder ça, à la maison, à son aise, et de vérifier si tout est en ordre. »
35Lors de l’atelier « voitures particulières », un participant garde la parole sans être interrompu durant près de sept minutes alors que les autres personnes n’ont pas parlé plus d’une minute. Le plaidoyer de cet homme prend appui non pas sur une connaissance personnelle et intime de la région et du problème qu’il soulève mais plutôt sur une perspective globalisante quant aux déplacements routiers dans la région de Deuseau [18]. Il conclut comme suit et le rapporteur en prend note tel quel : « Il faut trouver un tracé [entre Deuseau et deux communes limitrophes] qui soit le plus efficace et le moins contraignant possible. » Le pouvoir de la carte en tant qu’objet matériel est donc, par extension, attribué aux personnes qui mobilisent le même type de rapport au monde dans leurs discours. Par là, l’extension de la perspective est appréhendée comme un déplacement physique orienté dans l’espace fonctionnel de la mobilité. Le point de départ de la démarche est à petite échelle géographique et on ne demande pas aux participants de sortir de leur quartier. Plus tard, au cours de la réunion technique, il s’agit de « prendre un peu de hauteur » dit l’ingénieur en chef : une montée en altitude plutôt qu’une montée en généralité. Dès lors, l’évaluation ne s’étend pas à une potentielle humanité dans son ensemble, face à un « autrui généralisé » (Mead, 2006 [1934]), mais à un territoire plus étendu [19].
36Au final, la cartographie rapporte les contributions des participants à des fonctions calculables et à des localisations topographiques, organisées selon l’altitude depuis laquelle est porté le regard. La carte promeut une grille d’observation de la commune spécifiant un format de problèmes et de solutions envisageables. Celui-ci prend sens face aux exigences légales définissant le PCM comme « un document d’orientation de l’organisation et de la gestion des déplacements, du stationnement et de l’accessibilité générale relevant de l’échelle d’une commune ». Les cartes et les chiffres y conviennent mieux que les transcriptions de discussions ; elles démontrent rapidement l’opérationnalité du travail descriptif et prospectif. Face aux participants, les ingénieurs se comportent dès lors en porte-parole de cette définition :
« Un plan communal de mobilité, on l’a dit mais c’est utile de le rappeler, c’est un travail de longue haleine. Ca va définir la gestion, je vais pas dire au quotidien, mais quand même sur les projets de la commune pour les 12-15 prochaines années. Donc, il faut pas vouloir brûler les étapes et vouloir qu’au mois d’avril on dise : “la rue Untel, est-ce qu’on en change le sens ? La nationale, en traversée, on la piétonnise ? Si oui de quel carrefour à quel carrefour ?”. C’est trop tôt. Là, on a fait un énorme travail, très important, on a fait un bilan de la situation existante. Et là, avant de dire ce qu’on va faire, il faut se projeter vers l’avenir. On se fixe, pour les 12-15 prochaines années, c’est quoi les évolutions pressenties, envisagées de la commune » (réunion plénière).
38Selon lui, la production finale doit irréductiblement tenir à l’établissement d’un plan, défini par Le Petit Robert comme « ensemble de dispositions arrêtées en vue de l’exécution d’un projet ». Le plan favorise aussi une forme de coordination qui fait pleinement place à l’action intentionnelle (Thévenot, 1995), allant de pair avec une appréhension du monde, des êtres humains et non-humains, dans leur fonctionnalité. On voit cette conception à l’œuvre dès les réunions de démarrage, où André présente la mobilité comme rencontre entre une courbe d’offre et une courbe de demande [20]. La seconde vague d’ateliers thématiques est pour sa part centrée sur des « grandes questions stratégiques sur lesquelles nous [le cabinet d’ingénieur], on peut vous apporter des éléments de réponse, quantitatifs et qualitatifs » dit-il.
39Les « bons » participants, reconnus implicitement comme tels par les ingénieurs (mais cette figure se donne à voir dans leurs évaluations plus générales du dispositif), doivent être capables de prendre part à des décisions pratiques concernant l’avenir de leur commune. En effet, le participant y est appréhendé comme une personne ayant défini des objectifs et mettant en œuvre les moyens de les réaliser dans le cours de la participation, « dans ce qui est alors vu comme un processus de négociation entre des intérêts contradictoires » (Richard-Ferroudji, 2011, p. 166). Cette responsabilité morale induit une focalisation sur la concrétisation des échanges, comme le montre également la législation encadrant la réalisation du PCM. Ce faisant, le fait que les participants soient appréhendés « comme des “habitants” plutôt que comme des “citoyens” » entraînait une « dépolitisation de la discussion » (Blondiaux, 2008, p. 66). En suivant Thomas Périlleux, on voit là la marque de « la difficulté de faire entendre une critique et de la porter dans l’espace commun lorsque prédomine un souci fonctionnel chez les interlocuteurs » (2001, p. 182). Nous devons dès lors nous intéresser au sort réservé à l’animatrice qui semble défendre une conception plus délibérative de la participation.
40Mais avant cela, il importe de préciser que le pouvoir de la cartographie n’est pas seulement une capacité à courber l’action d’autrui, à soumettre, à faire faire. Les pouvoirs, ce sont aussi les capacités dont jouissent les participants, définissant l’espace des possibles qui leur est ouvert. Si l’on a surtout discuté la dynamique d’assujettissement, il convient de noter également les possibilités offertes par la cartographie. Elle rend possible, à travers la construction d’indications fonctionnelles, une coordination plus large que celle permise par les échanges entre voisins. Le travail de l’ingénieur permet de répondre aux exigences techniques et légales du PCM (exposées en introduction et rappelées ci-dessus) et donc d’accéder aux aides financières utiles à la réalisation des projets.
Les espoirs délibératifs déçus
41Cette appréhension de la mobilité ne convient cependant pas à l’animatrice. Dans une opposition quasi frontale aux ingénieurs, elle défend une conception de la participation marquée par sa lecture d’Habermas, par la place particulière accordée à « l’agir communicationnel » dans la démocratie. Dans la foulée de travaux contemporains en sciences sociales francophones, elle fait valoir un « impératif délibératif » (Blondiaux, Sintomer, 2002) et exige des participants qu’ils s’y conforment : dans le cours des réunions, elle les presse à se soumettre à une « obligation à s’expliquer ». Elle mentionne également fréquemment l’ouvrage Agir dans un monde incertain au fil des discussions du comité de pilotage, et particulièrement l’extrait suivant : « Pour nouer le débat et rendre leurs points de vue intelligibles et discutables, il leur faut passer d’une formulation limitée […] à des formulations de plus en plus larges, qui intègrent des populations elles-mêmes de plus en plus nombreuses, pour être éventuellement capables de monter encore en généralité en proposant de retraduire leurs revendications dans des notions plus abstraites et plus universelles » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001, p. 220). Selon elle, au fil de la participation, il ne s’agit pas de pointer un problème sur une carte et de trouver une solution efficace, mais plutôt de mettre en récit et de justifier des propositions, d’argumenter des convictions et de tenter de composer des compromis. C’est dans ce cadre que l’expression « participation citoyenne », qu’elle mobilise souvent, prend tout son sens. Pour elle, les participants sont avant tout des « citoyens », des « sujets politiques actifs ».
42Si l’on peut éventuellement se réjouir de la politisation de la mobilité que cela permet, alors qu’elle est au contraire neutralisée par le processus de cartographie mis en œuvre, il s’agit aussi de ne pas sous-estimer les exigences que cela fait peser sur les participants. En effet, l’argumentation dans laquelle ils doivent alors s’engager implique une mise en mots dans des termes reconnus publiquement, permettant d’appréhender les qualités conventionnelles de la chose en question. Elle nécessite l’appui sur des repères transposables en d’autres lieux et d’autres temps. Un pas dans le sens de cette généralisation est rendu possible par le recours à la cartographie. Les rapports au monde les plus familiers y sont déjà mis en forme afin de permettre une communication avec un public anonyme. D’autres éléments peuvent permettre cette extension de la communauté des êtres auxquels le trouble est révélé. Ainsi, comme le montre l’extrait suivant, le recours au droit peut également susciter ce décalage chez le participant :
« Quand je fais le trajet vers Deuseau, je me tape sept ou huit bosses sympas, très sympathiques. Dans la semaine, j’ai été sur le site de la Région wallonne et j’ai pu voir la caractéristique des bosses qu’on pouvait implanter. On s’est planté. Ici, c’est vraiment du n’importe quoi. »
44Les ralentisseurs ne sont donc pas seulement critiqués pour leur manque d’efficacité ou le malaise qu’ils induisent dans l’usage de l’espace par ce participant, mais aussi parce qu’ils disconviennent à la règle conventionnellement reconnue. Poser la question en termes de normes juridiques lui permet de ne pas en passer par les explications des histoires entendues au cours de cette même rencontre, des troubles rencontrés par un agriculteur dont la remorque se détache au passage du casse-vitesse à ceux du cycliste déséquilibré. Ce décalage est aussi favorisé par l’animatrice qui, à la suite d’un silence de plusieurs secondes au cours d’un atelier thématique, prend la parole pour demander :
« Est-ce qu’il y a des gens qui ne sont pas là, que vous connaissez, et qui auraient une idée là-dessus ? Vous êtes peu nombreux, donc il faudrait aussi un peu penser pour les absents. »
46Il s’agit dès lors de parler au nom de tiers qui sont figurés à distance de l’intimité personnelle, préparant à un partage avec une assemblée publique. Dès lors, pour elle non plus, il n’y a pas lieu de fonder le dispositif sur une promenade au cours de laquelle chacun pourrait partager ses malaises en matière de mobilité à Deuseau. La plainte [21] ne peut s’inscrire dans un lieu partagé par les participants et les organisateurs. Au contraire, elle doit s’exprimer dans l’espace officiel de l’Hôtel de Ville, dans un cadre institué par les ingénieurs et l’animatrice. La plainte doit s’y formuler comme un retour, ailleurs et avant, introduisant une distance entre l’expérience et sa narration. Mais ce mouvement de généralisation n’est pas aisément accessible à tout le monde, comme en témoigne l’extrait suivant, issu de l’un des ateliers thématiques :
Animatrice : « Il est presque 22 heures donc je propose de nous concentrer sur…
Liliane : Moi je veux vous proposer quelque chose, Madame, c’est d’aller faire un tour une fois dans Deuseau.
Animatrice : Vous croyez que je ne l’ai jamais fait ?
Liliane : Vous l’avez déjà fait ? Vous êtes déjà allée sur le pont du canal alors ?
Animatrice : Oui.
[Des voix s’élèvent dans l’assemblée, laissant paraître un manque de confiance en la parole de l’animatrice, on entend un participant dire « menteuse ».]
Liliane : Ça, ça m’étonnerait parce que quand on parlait de la poussette vous n’aviez même pas l’air de réagir.
Régine : Vous savez qu’il y a une place, vous savez même pas passer avec la poussette. Sur le trottoir de la rue de la Déportation, il y a une maison qui est avancée, devant sa porte d’entrée il y a une pierre bleue. Entre la pierre bleue et la voiture, vous savez pas passer.
Christiane : Vous savez pas passer.
Animatrice : Pour vous répondre hein, madame, je pense qu’il y a des questions qui sont à régler, mais je ne suis pas sûre qu’elles concernent un plan de mobilité.
Liliane : Oui, enfin, je vous l’ai dit à vous mais enfin peut-être que tout le monde devrait une fois aller à pied, en vélo, et avec une poussette, on verrait ça alors d’une autre manière. »
48Avec cet extrait, on constate que trois participantes ont tenté de partager leur histoire avec une communauté de proches dont l’animatrice s’exclut. Elle est rétive à l’idée de partager avec les participantes les troubles de la déambulation urbaine qu’elle a pourtant sans aucun doute personnellement traversés ailleurs. Mais pour celles-ci, la participation ne peut au contraire se déployer qu’en empruntant des lieux communs, dont le pont est un exemple fréquemment mobilisé. Liliane et Christiane formulent des remarques localisées et vont jusqu’à évaluer l’animatrice sur la base des expressions qui transparaissent sur son visage. Pour sa part, l’animatrice attend d’elles qu’elles s’engagent dans un débat sur les conceptions générales de la mobilité, sous peine de quoi la scène de la participation est jugée inutile parce que restreinte, limitative. Sans un certain niveau de généralité, le dispositif perd, à ses yeux, les qualités de transparence et de traçabilité qu’elle valorisait dans la réponse à l’appel d’offre.
49Ses attentes, inscrites dans la lecture d’Agir dans un monde incertain, s’avèrent alors très éloignées de ce qu’elle voit se déployer à Deuseau. La banalité des échanges et leur ancrage local la déçoivent sans doute. Elle presse alors les participants à se soumettre à l’« obligation à s’expliquer » mentionnée ci-dessus. Ce faisant, tout autant que les ingénieurs manquent de percevoir la sélection inhérente à leur conception de la participation, elle ne voit pas non plus que le type de communauté de participants qu’elle veut mettre en place établit lui aussi un principe limitatif [22]. Cette exigence de conformation peut devenir violente pour certains participants, les conduire au silence, au mutisme. Tous n’ont pas la capacité à se détacher de leur situation locale propre pour problématiser leurs gênes (Breviglieri, Trom, 2003). Sa conception de la participation implique une contrainte d’universalisation à laquelle certains ne sont pas préparés et qui les exclut donc de fait.
50Mais ce type de clôture se donne rarement à voir. La faiblesse de l’exercice de cette contrainte se comprend sur fond d’une acception très discursive de la participation : l’animatrice accorde peu d’importance aux dispositifs matériels. Elle laisse alors aux ingénieurs toute la place nécessaire au déploiement de leurs cartes qui elles seules portent l’avancée de la participation (tout en en limitant la portée, on l’a largement détaillé ci-dessus). Elle fait peu de choses pour apprêter les personnes et leur environnement à la délibération. Bref, l’animatrice attend des participants qu’ils s’engagent dans un débat sur une mobilité juste, sans leur offrir les appuis adéquats. En outre, son horizon est quelque peu décalé au vu de la conception légale du PCM dont les ingénieurs sont beaucoup plus proches – elle manque donc sans doute elle-même d’appuis législatifs qui légitimeraient sa conception délibérative de la participation [23]. Au final, au milieu de cette tension, aucune place n’est reconnue aux attachements des « participants en tant qu’habitants », pour paraphraser Fourniau (2007) : ils sont en effet supposés se décharger de leur environnement familier pour entrer dans l’arène de la participation.
Les charges personnelles du prendre part
51S’il existe un phénomène, assez bien documenté par les sciences sociales, d’attendus de la participation sous la forme d’un détachement du monde du proche (Doidy, 2003 ; Carrel, 2006 ; Talpin, 2008), j’ai ici étayé ce constat en rendant compte de l’utilisation d’objets mémorisant l’avancement du processus de participation, contribuant ainsi à clarifier le rôle de l’économie cognitive engagée par les instigateurs de la participation. Les notes sont prises dans un langage technique afin de faciliter la réalisation des cartes, qui sont elles-mêmes adaptées aux attentes légales. On assiste alors à une dépolitisation de l’objet de la participation, mais aussi à une négligence à l’égard des éléments les plus familiers qui émergent, malgré tout, dans le dispositif. Ceux-ci sont fort peu apprêtés au partage avec un public anonyme et trouvent plus facilement à s’exprimer dans une communauté laissant place aux expériences personnelles. Les presser à se conformer à d’autres modalités constitue un déni de leurs spécificités. Ce mépris pour les engagements familiers des participants ne se conformant ni aux attentes de l’animatrice, ni à celles des ingénieurs, explique (au moins partiellement) la désertion progressive du dispositif dont nous avons dit un mot en introduction.
52La vie urbaine est pourtant le lieu de tels engagements. Les réunions de démarrage dans chacune des entités de la commune les laissent (partiellement) se déployer. Ces soirs-là, la consigne est de « parler des problèmes de mobilité qui font votre quotidien » en petits groupes de voisins. Cette configuration fait place à l’expression de troubles du familier. Mais les conditions d’évolution du dispositif font que ce n’est plus le cas pour les rencontres ultérieures.
53Or, il est erroné de considérer tous les participants comme des êtres capables de « rationaliser » d’emblée leurs expériences proximales dans le format requis par les promoteurs de la participation. Ils ne peuvent être réduits au rôle de techniciens en cartographie ou de défenseurs du bien commun. Ils sont engagés dans des rapports de proximité avec la mobilité qu’ils éprouvent dans leurs déplacements quotidiens. Reconnaître que le proche a une place au sein du dispositif, c’est aussi reconnaître aux participants des ressources qui ne sont accessibles que par d’autres conceptions de la participation et d’autres dispositifs, acceptant le déploiement de ces appels aux attachements familiers. Dans le cas qui nous occupe, comme souvent, ceux-ci n’ont jamais été approchés pour ce qu’ils ont de propre, mais toujours en référence aux deux conceptions dominantes de la participation décrites ci-dessus et illustrées ci-dessous.
Pour Michel, ingénieur en chef, le proche participe à la réalisation du plan : « L’idée d’aller à l’échelle géographique, c’était aussi d’aller rencontrer les gens là où ils sont. […] Puis après une fois, j’ai envie de dire, qu’on a ferré le poisson, et bien on apporte effectivement plus de débat, une autre démarche dans la suite de la réflexion », dit-il au cours de la réunion technique. Au cours de cette même séance, l’animatrice considère le proche comme appui initial pour une montée en généralité : « Il est nécessaire de commencer comme le citoyen souhaite parler. Et le travail des ateliers est de le faire monter. »
55L’appel à cet espace proximal est alors appréhendé (et d’emblée critiqué) sous les auspices de la clôture communautaire (au sens où il exige le partage de « lieux communs » et ne s’ouvre donc pas à une communauté politique anonyme). Sans donner complètement tort à cette lecture, les pages précédentes montrent que d’autres clôtures existent lorsque l’on considère la participation comme délibération ou comme recherche efficace d’une solution, sans mettre en place les conditions pour rendre cette participation accessible aux expériences du proche [24]. Cette critique des conceptions classiques de la publicité n’est cependant pas sans danger. Elle contient le risque de mépriser la diversité des intérêts et des valeurs en présence, risque souvent attaché aux mouvements dits « populistes ».
En guise de conclusion : pourquoi se démobilise-t-on ?
56Alors que le dispositif de Deuseau est, comme la plupart des expériences de démocratie participative, mis en place sous les auspices de l’ouverture, du dialogue et de la collaboration entre différentes catégories d’intervenants, on voit s’y déployer les effets quasiment inverses : technicisation des problèmes, conformation des prises de parole à des standards cartographiques, rentabilisation de la participation qui doit contribuer à plus d’efficacité, etc. Dans ce cadre, peu de place est accordée au monde proximal des participants, lequel soutient pourtant l’engagement d’une part d’entre eux au moins. Les interventions ancrées dans cet espace sont alors négligées, pour ne pas dire ignorées, ce qui suscite un effet de méfiance à l’égard des instigateurs du dispositif [25] (dont la personne accusant l’animatrice d’être une menteuse constitue une illustration puissante), éventuellement étayé par un déficit de confiance préalable à ces rencontres. Mais, rappelons-le, cela ne concerne qu’une part des participants. D’autres, ceux qui sont capables d’intervenir dans les formats attendus par les ingénieurs, sont non seulement restés mais ont également influencé les décisions ultérieures.
57Tout autant que les transformations nécessaires pour se conformer aux attentes des organisateurs n’ont pas été considérées, les biens du proche et leurs caractéristiques propres sont restés inaperçus. Ainsi ont-ils totalement disparu lorsque, avec la seconde vague de réunions thématiques, ils ont été dissolus dans un intérêt de plus en plus marqué pour la planification. Les procédures discursives, obnubilées par la justification et le bien commun, font souvent violence aux formes les plus intimes de l’engagement dans le monde. Et la cartographie, lorsqu’elle est focalisée sur des considérations d’efficacité, n’y est pas plus attentive. Il est donc nécessaire de penser d’autres modes d’expression et d’enregistrement permettant de saisir l’ampleur de ce qui importe aux participants. Il faudrait promouvoir une réflexion approfondie sur l’infléchissement des épreuves pertinentes dans le cadre d’une grammaire politique participative et questionner l’apprêtement des participants à la prise en charge de celle-ci.
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- Thévenot, L., 1995, « L’action en plan », Sociologie du travail, 37 (3), p. 411-434.
- Thévenot L., 2006, L’action au pluriel : sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.
- Thévenot L., 2010, « Autorità e poteri alla prova della critica : l’oppressione del governo orientato all’obiettivo », Rassegna italiana di sociologia, 4, p. 627-660.
Notes
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[1]
Les noms des communes ainsi que des personnes ont été modifiés à la demande de certaines personnes mentionnées dans cet article.
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[2]
Décret wallon relatif à la mobilité et à l’accessibilité locales, 1er avril 2004, art. 12, § 1er.
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[3]
Ces affirmations rejoignent l’analyse de S. Rui, selon laquelle « l’offre de délibération et de participation a généralement pour horizon la légitimation des décisions, mesures ou projets autour desquels elle se met en œuvre » (Rui, 2006, p. 129).
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[4]
L’échevin est l’équivalent belge de l’adjoint au maire français.
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[5]
Des personnes connues par la responsable du service « Études et travaux » pour leur intérêt pour la mobilité.
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[6]
Malgré l’accès aux réunions du comité de pilotage, il ne s’agira pas ici de porter attention au « débat sur le débat » ni aux interactions avec le monde associatif et, plus généralement, dans « l’espace de mobilisation » (Joly, Marris, 2003). Cette perspective tient, entre autres, à un choix méthodologique (favorisant l’ethnographie des interactions in situ) et politique (visant la critique des formes d’oppression se déployant au cours desdites interactions).
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[7]
En procédant de la sorte, nous ne plaçons pas au centre de notre attention les expériences propres aux participants, que nous abordons ailleurs (Charles, 2012).
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[8]
Dans la foulée, entre autres, des travaux de M. Carrel (2006), J. Talpin (2006), R. Barbier, C. Bedu et N. Buclet (2009), A. Richard-Ferroudji (2011).
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[9]
Pour une définition du concept de dispositif à laquelle nous adhérons, croisant les apports de la sociologie pragmatique et ceux de Michel Foucault, voir les travaux de L. Silva Castañeda (2012).
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[10]
Il convient de préciser l’usage typiquement belge du verbe « savoir » qui se trouve mobilisé là où les Français préféreront « pouvoir ».
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[11]
Une catégorie supplémentaire sera créée au fil de son travail par André : « aménagement de la voirie ». Mais lors de la réunion du Comité de pilotage suivant la catégorisation et devant donner lieu à la définition des thèmes des différents ateliers, « aménagement de la voirie » sera adjoint au thème « modes doux et enquête-école ». Ce qui en fait le seul atelier ayant trois thèmes à traiter.
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[12]
R. Liagre et M. Nonjon (2012) montrent que la cartographie peut aussi se faire avec les habitants, ce qui n’est pas sans poser problème aux intentions militantes de ceux-ci (défense d’une cause, mobilisation collective, etc.). Pour sa part, L. Silva Castañeda (2012) montre que les cartes peuvent également, dans certaines circonstances, rendre visibles les attaches familières à l’espace représenté. Il n’y a donc pas lieu de considérer uniquement la rupture indéniablement imposée par le passage du récit personnel à la cartographie, il est au moins tout aussi important de porter attention au processus de constitution des cartes et à l’usage qui en est fait, ceux-ci étant plus ouverts à la pluralité des engagements.
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[13]
Cartes topographiques sans nom de rue où sont dessinés les routes, lignes de chemin de fer, bâtiments, cours d’eau, ainsi que les courbes isométriques.
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[14]
Pour avoir une idée de leurs caractéristiques, voici les titres des planches qui sont diffusées lors du premier atelier, « voitures particulières » : Charges de trafic d’un jour ouvrable moyen ; Capacités utilisées des carrefours ; Hiérarchie actuelle du réseau routier ; Hiérarchie actuelle du réseau routier à l’échelle du centre-ville ; Charges de trafic d’un jour ouvrable moyen à l’échelle du centre-ville ; Capacités utilisées des carrefours à l’échelle du centre-ville ; Analyse des flux de transit du centre-ville ; Analyse du trafic en relation avec l’autoroute ; Analyse des vitesses ; Principaux flux de marchandises à l’échelle de la commune ; Déplacements d’échange de/vers Deuseau : répartitions spatiale et modale ; Répartition de la population et des emplois ; Localisation des administrations, services, commerces et équipements ; Localisation des entreprises et parcs d’activités existants.
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[15]
D’autres que nous ont été interpellés par la réduction de la conflictualité résultant de l’institutionnalisation de la participation (Barbier, 2005 ; Carrel, 2006). Cette interrogation n’est pas sans lien avec les critiques « agonistiques » de la démocratie délibérative en philosophie politique.
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[16]
Pour un suivi sur plusieurs années des variations de modalités d’engagement personnel dans la participation, voir Charles (2013).
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[17]
Dans le même sens, d’autres ont montré comment la participation pouvait constituer un moyen fonctionnel de production d’informations techniques d’un autre ordre (Gourgues, 2011).
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[18]
On voit ici apparaître la pluralité des modalités d’engagement chez les participants.
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[19]
Pour une figure proche, celle de la « montée en nombre », voir Berger (2012). La « montée » commune à ces trois figures (en généralité, en altitude et en nombre) indique une attente semblable d’élargissement de la communauté de référence (mais l’horizon de ces élargissements varie entre l’Humanité, le territoire communal et le nombre de personnes impliquées) et de sacrifice de ce qui sera considéré comme négligeable (le familier, le petit ou le singulier).
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[20]
On voit à nouveau que le découpage des différentes réunions ne se superpose pas pleinement avec les différents formats de participation.
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[21]
Sur la question de la plainte, voir les travaux de F. Cantelli (2010).
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[22]
Pour une discussion rigoureuse sur des clôtures de la communauté politique, voir les travaux de J. Stavo-Debauge (2009).
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[23]
Pour une défense de cette perspective, lire Joly et Marris (2003).
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[24]
Dans la foulée des critiques des travaux d’Habermas sur l’espace public, certains s’ouvrent cependant à la réflexion sur une délibération moins excluante.
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[25]
Cette méfiance se donne également à voir dans l’autre sens : l’animatrice et les ingénieurs font peu confiance aux propos trop localisés des participants-habitants.