Notes
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[1]
Fung A., « Deliberation Before the Revolution. Toward an Ethics of Deliberative Democracy in an Unjust World », Political Theory, 33 (2), 2005, p. 397-419.
-
[2]
Je suis reconnaissant à Iris Marion Young et Kenneth Winston pour leurs nombreuses suggestions sur les versions précédentes de cet article. Les participants – en particulier Stephen Macedo, George Kateb et Philip Pettit – au séminaire sur l’éthique et les affaires publiques parrainé par le Center for Human Values de l’Université de Princeton et la Woodrow Wilson School, ont apporté des remarques critiques éclairantes sur une première ébauche de cet article.
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[3]
Voir néanmoins les tendances récentes du constitutionnalisme libéral qui tentent de réinterpréter les formes et contextes institutionnels actuels comme l’incarnation de l’idéal de la démocratie délibérative. John Dryzek souligne que les optiques délibératives ont connu un tournant constitutionnaliste libéral, en rupture avec la démocratie participative, depuis la fin des années 1990. Cf. Dryzek J., « Discursive Democracy vs. Liberal constitutionalism », in Saward M. (dir.), Democratic Innovation: Deliberation, Representation, Association, Londres, Routledge, 2000, p. 78-89.
-
[4]
Habermas J., Droit et démocratie, trad. Ch. Bouchindhomme, R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1997, p. 333.
-
[5]
Knight J., Johnson J., « What sort of equality does deliberative democracy require? », in Bohman J., Rehg W. (dir.), Deliberative Democracy: Essays on Reason and Politics, Cambridge MA, MIT Press, p. 307.
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[6]
Russell Hardin souligne très justement que bien qu’« il n’y ait pas de littérature plus prolifique que celle qui porte sur la démocratie délibérative dans le domaine de la philosophie contemporaine récente […], un néophyte trouvera peu d’indications sur la façon dont la théorie marche sur le terrain ». Une part de cette théorie de la démocratie délibérative informée par des recherches de terrain devrait guider les acteurs politiques qui évoluent dans un contexte d’injustice substantielle. Cf. Hardin R., « Deliberation: Method not Theory », in Macedo S. (dir.), Deliberative Politics: Essays on Deliberation and Disagreement, Princeton NJ, Princeton University Press, 1999, p. 103-119.
-
[7]
Young I. M., « Activist Challenges to Deliberative Democracy », Political Theory, 29 (5), 2001, p. 670-690. Voir aussi : Cohen J., Rogers J., « Power and reason », in Fung A., Wright E. O. (dir.), Deepening Democracy: Experiments in Empowered Participatory Governance, Londres, Verso, 2003, p. 237-255.
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[8]
Si l’adhésion à un idéal délibératif n’est pas partagée par tous les démocrates, l’argument qui suit est adressé à ceux qui y adhèrent. Ceux qui rejettent tout idéal délibératif croient qu’il n’y a pas d’obligation spécifique de la part des acteurs politiques à se limiter aux méthodes communicationnelles et délibératives même quand tous les autres se conforment à ces normes en étant sincèrement à l’écoute, en tentant de comprendre toutes les perspectives divergentes, en n’agissant que sur la base d’arguments fondés en raison, et en s’efforçant de faire progresser l’égalité dans la délibération. En deux mots, ils rejettent toute obligation de délibérer même dans des circonstances favorables. L’argument qui suit suppose, sans l’argumenter, qu’il y a effectivement un devoir de délibérer. Son apport consiste en un examen des implications de ce devoir dans une pluralité de circonstances plus ou moins parfaites. Les activistes de la délibération croient que le devoir de délibérer est une composante de la citoyenneté et ils tentent de mettre les institutions et acteurs politiques à la hauteur des exigences de la délibération. Les raisons pour lesquelles ils privilégient une compréhension délibérative de la démocratie ont été développées à maintes reprises au cours des vingt dernières années et nous ne revenons pas sur elles ici.
-
[9]
Gutmann A., Thompson D., Democracy and Disagreement: Why Moral Conflict Cannot Be Avoided In Politics and What Should Be Done About It, Cambridge MA, Harvard University Press, 1996.
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[10]
Pour une analyse plus générale qui fait valoir des arguments similaires dans le domaine de l’éthique professionnelle, voir : Appelbaum A. I., Ethics for Adversaries: The Morality of Roles in Public and Professional Life, Princeton NJ, Princeton University Press, 1999.
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[11]
Pour une excellente synthèse et d’autres justifications de la délibération, voir : Freeman S., « Deliberative Democracy: A Sympathetic Comment », Philosophy and Public Affairs, 29 (4), 2000, p. 371-418.
-
[12]
Mais, pour une analyse dans laquelle la démocratie délibérative est un idéal de gouvernement associé au concept d’une communauté de citoyens libres et égaux pratiquant l’autogouvernement, voir : Cohen J., « Deliberation and Democratic Legitimacy », in Bohman J., Rehg W. (dir.), Deliberative Democracy, p. 67-92.
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[13]
Sur l’idée de réciprocité délibérative, voir : Gutmann A., Thompson D., Democracy and Disagreement, p. 52-94.
-
[14]
Voir Rawls J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, PUF, p. 405 sq ; Dworkin R., « Désobéissance civile et protestation contre le nucléaire », in Une question de principe, trad. A. Guillain, Paris, PUF, 1996, p. 133-150.
-
[15]
Gutmann A., Thompson D., Democracy and Disagreement.
-
[16]
Dans son essai sur la désobéissance civile (1985), R. Dworkin distingue la désobéissance persuasive et la désobéissance coercitive.
-
[17]
Voir : Fung A., Wright E. O. (dir.), Deepening Democracy.
-
[18]
Voir : Lupia A., « Deliberation Disconnected: What It Takes to Improve Civic Competence », Law and Contemporary Problems, 65 (3), 2002, p. 133-150.
-
[19]
Ces principes ne justifient pas la coercition pour rendre toute institution conforme à l’optique délibérative. Beaucoup d’institutions qui ne sont pas elles-mêmes organisées de façon délibérative peuvent opérer au sein d’un cadre plus général de gouvernance démocratique délibérative. Une démocratie délibérative n’a pas besoin d’être délibérative en tout point. Pour de simples raisons d’efficacité par exemple, une réorganisation délibérative peut ne pas être adaptée à des administrations hautement spécialisées et déjà publiques comme l’administration fiscale. Selon Nancy Rosenblum, entre autres, les démocraties délibératives devraient garantir aux membres des associations civiques et privées la possibilité de choisir leurs propres structures organisationnelles afin de préserver la liberté et la diversité culturelle. Voir : Rosenblum N., Membership and Morals: The Personal Uses of Pluralism in America, Princeton NJ, Princeton University Press, 1998.
-
[20]
Cette procédure, mise en place en 1946 dans le code de procédure administrative américain, constitue une des formes de participation du public à l’élaboration des textes réglementaires. Elle impose à l’administration la prise en considération des observations pertinentes émises par le public (NDT).
-
[21]
Voir : Sanders L., « Against Deliberation », Political Theory, 25 (3), 1997, p. 347-76.
-
[22]
Voir, par exemple : Fraser N., « Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of Actually Existing democracy », in Calhoun C. (dir.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge MA, MIT Press, 1992, p. 109-142.
-
[23]
Pour les mesures contemporaines prises par certains groupes pour améliorer l’égalité délibérative dans leurs réunions, voir : Polletta F., Freedom Is an Endless Meeting. Democracy in American Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
-
[24]
Jacobs L., Marmor T., Oberlander J., « The Political Paradox of Rationing: The Case of the Oregon Health Plan », manuscrit, Innovations in American Government Program, John F. Kennedy School of Government, Université d’Harvard, 1998.
-
[25]
Voir : Hasnain R., Garland M., Health Care in Common: Report of the Oregon. Health Decisions Community Meetings Process, Portland, Oregon Health Decisions, 1990 ; et : Sirianni C., Friedland L., Civic Innovation in America: Community Empowerment, Public Policy, and the Movement for Civic Renewal, Berkeley, University of California Press, 2001.
-
[26]
Hasnain R., Garlan M., Health Care in Common, p. 5-6.
-
[27]
Nagel J., « Political Accountability: Combining Deliberation and Fair Representation in Community Health Decisions », University of Pennsylvania Law Review, 1992, p. 1965-1985.
-
[28]
Hasnain R., Garlan M., Health Care in Common ; voir aussi, pour une critique et une discussion : Nagel J., « Political Accountability ».
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[29]
Voir : Ibid. ; et : Fishkin J., The Voice of the People, New Haven CT, Yale University Press, 1995.
-
[30]
Déclaration du président Neil Rudenstein, 23 avril 2001.
-
[31]
Courrier électronique daté du 2 mai 2001.
-
[32]
Rapport du Comité ad hoc sur les politiques d’emploi, sommaire, p. 9.
-
[33]
Les étudiants ont écrit : « Depuis que le comité a publié ses recommandations – en rejetant la mise en œuvre d’une quelconque norme salariale pour tout travailleur de Harvard –, les administrateurs nous ont dit que la question était tranchée : ils n’envisageront pas d’autres changements à venir, ni même des enquêtes sur de possibles changements ». Harvard Living Wage Campaign, « Pourquoi nous occupons les lieux », 3 septembre 2003, http://www.hcs.harvard.edu/pslm/livingwage/why.html.
-
[34]
Voir : de Souza Briggs X., Ganz M., « The Living Wage Debate Comes to Harvard », Étude de cas de la John F. Kennedy School of Government, manuscrit, 2001.
-
[35]
Polletta F., Freedom Is an Endless Meeting.
-
[36]
Dupuis-Deri F., « Confrontation or Deliberation: Is Confrontational Politics Legitimate in a Deliberative Regime », manuscrit, 2002.
-
[37]
Mansbridge J., Beyond Adversary Democracy, New York, Basic Books, 1980.
-
[38]
Bryan F.M., « Direct Democracy and Civic Competence: The Case of the Town Meeting », in Elkin S.L., Soltan K.E. (dir.), Citizen Competence and Democratic Institutions, University Park, Pennsylvania State University Press, 1999, p. 195-224.
-
[39]
Voir : Sunstein C., « The Law of Group Polarization », Journal of Political Philosophy, 10, 2002, p. 175-195.
-
[40]
Baiocchi G., « Participation, Activism, and Politics: The Porto Alegre Experiment », in Fung A., Wright E. O. (dir.), Deepening Democracy, p. 45-76.
-
[41]
Isaac T.M.T., Heller P., « Democracy and Development: Decentralized Planning in Kerala, India », in ibid., p. 77-110.
-
[42]
Pour le détail du Minneapolis Revitalization Program : 22 septembre 2003, http://www.nrp.org/.
-
[43]
Voir : Fung A., Empowered Participation: Reinventing Urban Governance, Princeton NJ, Princeton University Press, 2003.
1 – Introduction
1L’idéal politique de la démocratie délibérative est révolutionnaire. Il en appelle à des changements fondamentaux en ce qui concerne les processus de prise de décision politique, le degré d’inclusion qui les caractérise, les institutions qui les accueillent, et donc, en ce qui concerne le caractère de la politique en elle-même [3]. La démocratie délibérative a aussi une dimension révolutionnaire en un second sens. Elle a été définie comme impliquant un contexte politique, social et économique radicalement plus égalitaire que celui qui existe dans nos sociétés contemporaines. Des disparités en matière de ressources, de statut ou toute autre forme de privilèges perturbent l’égalité communicationnelle que la délibération requiert. Nombre de théoriciens politiques ont fait valoir cet argument et nombre d’objections adressées à l’optique délibérative tournent autour des menaces posées par les diverses formes d’inégalités sociales.
2Pensons à deux positions claires et éminentes qui ont été formulées quant à l’importance de l’égalité conditionnant la démocratie délibérative et quant à la révolution qu’une telle égalité implique. J. Habermas écrit :
« L’espace public doit être à même de s’appuyer sur une base sociale dans laquelle les droits égaux des citoyens ont acquis une certaine efficacité sociale. Assurément aussi riche en conflits qu’en formes de vie génératrice de signification, le libre potentiel du pluralisme culturel ne peut pleinement se développer que sur des bases émancipées des frontières de classes et dégagées des chaînes millénaires de la stratification sociale et de l’exploitation [4]. »
4Jack Knight et James Johnson soulignent, eux, que l’égalité est encore plus importante pour la démocratie délibérative que pour d’autres approches du gouvernement démocratique :
« Une démarche du gouvernement visant à développer une participation efficace doit cibler les groupes socialement défavorisés… Nous ne soutenons pas ici que la redistribution des revenus et ressources constitue un remède aux problèmes posés par les efforts des acteurs les plus favorisés pour exploiter les asymétries de ressources… Nous concevons plutôt une telle redistribution comme un remède à la difficulté plus fondamentale liée au fait que les citoyens doivent posséder un certain niveau de ressources pour acquérir des capacités de base permettant de réellement participer à la délibération démocratique [5]. »
6Si séduisantes soient-elles, ces analyses sont incomplètes de par leur dimension réellement révolutionnaire. En particulier, elles n’offrent qu’un faible éclairage en ce qui concerne les responsabilités des démocrates délibératifs dans le contexte non idéal qui caractérise la politique contemporaine. Ces lacunes ont amené certains critiques de la démocratie délibérative à mal comprendre les propositions de ses défenseurs. Beaucoup de propositions de la théorie de la démocratie délibérative portent notamment sur les obligations des acteurs et des institutions politiques dans un contexte hautement favorable. Dans un tel contexte, les acteurs politiques devraient régler leurs divergences par le débat et refuser d’avoir recours à des méthodes non persuasives. Est-ce que cette théorie a quelque chose à dire sur la façon dont les acteurs politiques devraient se comporter ici et maintenant [6] ?
7Un contexte politique dans lequel la force ordinaire, et pas juste la force du meilleur argument, domine, génère des tensions entre les méthodes persuasives et les stratégies plus coercitives. Iris Marion Young met en relief cette tension dans son article « La démocratie délibérative face au défi de l’activisme » :
« Le partisan de la démocratie délibérative soutient que les diverses parties d’un conflit politique devraient délibérer les unes avec les autres et essayer de parvenir à un accord sur les mesures satisfaisantes pour tous par le biais d’un accord raisonné. L’activiste se méfie de l’exhortation à délibérer car il croit que dans le monde réel de la politique, où les inégalités structurelles influencent à la fois les procédures et les résultats, les processus démocratiques qui semblent conformes aux normes de la délibération sont souvent biaisés en faveur d’agents plus puissants. L’activiste invite ainsi ceux qui se soucient de promouvoir plus de justice sociale à s’engager prioritairement dans une activité d’opposition critique, plutôt que de tenter de parvenir à un accord avec ceux qui soutiennent ou bénéficient des structures de pouvoir existantes [7]. »
9Je soutiens qu’il y a moins d’opposition entre délibération et activisme que cet extrait ne le suggère. En particulier, la position la plus raisonnable pour le délibérativiste qui vit dans un contexte inégalitaire est de faire avancer la délibération de façon persuasive quand c’est possible, mais sans s’astreindre à la seule persuasion. Je nomme cette perspective activisme délibératif, car elle renvoie à l’idée que des inégalités importantes ou un manque de réciprocité peuvent justifier des méthodes non persuasives, et même coercitives, au nom d’objectifs délibératifs.
10Cette analyse de l’activisme délibératif vise ceux qui considèrent la démocratie délibérative comme un idéal politique – comme une fin vers laquelle nos institutions et pratiques politiques devraient tendre [8]. Dans quelle mesure devraient-ils considérer la persuasion, la discussion et l’offre d’arguments comme le principal outil de résolution des désaccords et de prise de décisions collectivement contraignantes, même dans des circonstances défavorables à une délibération équitable ?
11Nous pouvons écarter en quelques mots deux positions opposées. La première souligne que les délibérativistes devraient s’en tenir à des méthodes communicationnelles même dans un contexte hautement défavorable, caractérisé par des disparités extrêmes, un mépris persistant des normes délibératives et une domination structurelle. Aucune éthique raisonnable ne peut cependant impliquer un désarmement politique unilatéral. En outre, cette position échoue à invoquer la valeur susceptible de la justifier. Quand personne d’autre n’est prêt à s’engager dans une délibération équitable, ceux qui s’en tiennent aux méthodes délibératives en politique ne parviennent pas à soumettre les décisions collectives à la raison. Ils apparaissent sur le plan politique comme des naïfs qui prennent leurs désirs pour la réalité et agissent dans le monde tel qu’ils le rêvent plutôt que tel qu’il est.
12L’autre position soutient à l’inverse que les jeux sont faits « avant la révolution ». Il s’agit de reconnaître que des conditions défavorables minent la délibération de telle sorte que même un démocrate délibératif convaincu ne devrait pas s’en tenir exclusivement à des méthodes communicationnelles dans la plupart des cas. De ce point de vue, se conformer à de telles normes met en péril les valeurs – égalité politique, justice, autogouvernement – qui motivent en fin de compte les démocrates délibératifs. De telles fins peuvent être mieux servies par des méthodes politiques normales, non délibératives. À la limite, cette seconde position soutient que le contexte politique tire les délibérativistes d’affaire. Ici et maintenant, ils n’ont pas besoin d’agir différemment des autres acteurs politiques. Ils peuvent et doivent déployer tous les outils de la politique qui sont ordinairement permis et envisageables – pouvoir de l’argent, mobilisation, statut, etc. – compte tenu des règles non délibératives du jeu politique ordinaire.
13Si cette position est plus raisonnable que la première branche de l’alternative – l’option de l’adieu aux armes –, elle implique une version de la démocratie délibérative qui est excessivement idéalisée de deux manières. En premier lieu, elle n’offre pas d’éthique politique ; l’adhésion à l’idéal de la démocratie délibérative ne guide pas les choix politiques actuels. Si la démocratie délibérative n’a rien à dire quant aux modes d’actions envisageables et souhaitables dans le contexte politique actuel, elle n’a ni pertinence ni intérêt. En second lieu, cette perspective ne nous est d’aucune aide pour concevoir la façon dont le contexte actuel pourrait être transformé de manière à faire avancer la démocratie délibérative. Si même les défenseurs de la démocratie délibérative se comportent comme tous les autres dans le domaine public et politique, il est difficile de voir en quoi le monde dans lequel nous vivons peut devenir plus proche de celui que nous appelons de nos vœux.
14Une approche éthique de la démocratie délibérative devrait inclure des principes d’action qui constituent une voie moyenne entre ces deux extrémités, en respectant les motifs politiques qui sous-tendent la seconde position tout en maintenant néanmoins que la démocratie délibérative est un idéal qui requiert de la part de ses défenseurs le respect de normes encore plus exigeantes de conduite politique. Au-delà de l’orientation éthique, de tels principes devraient induire une analyse de la façon dont les conditions de la délibération pourraient être améliorées de façon graduelle et réformiste, sur le « terrain d’entente de la démocratie » pour reprendre les termes d’Amy Gutmann et Dennis Thompson [9].
La voie moyenne de l’activisme délibératif comprend quatre aspects. La section suivante développe les principes qui guident l’action politique des démocrates délibératifs agissant dans un large éventail de situations non optimales. Ces principes suivent une ligne de raisonnement analogue à celle de l’optique de la désobéissance civile dans les sociétés libérales. La section 3 illustre la façon dont ces principes s’appliquent à des situations politiques concrètes en décrivant quatre catégories de circonstances plus défavorables les unes que les autres et en soutenant que la portée des actions non persuasives envisageables est d’autant plus large que les conditions de la délibération se détériorent [10]. La quatrième section décrit les formes caractéristiques d’intervention politique au travers desquelles les activistes peuvent rendre les institutions et le contexte plus propices à la prise de décision délibérative.
2 – Les principes de l’activisme délibératif et l’analogie avec la désobéissance civile
15Bien qu’il y ait autant de versions de la démocratie délibérative que de théoriciens, elles ont en commun d’aboutir à un ensemble de généralisations possibles. Fondamentalement, les délibérativistes privilégient les dispositifs de gouvernement au sein desquels la prise de décision s’opère par le biais d’un échange de raisons et d’arguments (conçus et définis au sens large) qui font appel à des objectifs partagés (comme par exemple la croissance économique) ou de valeurs (par exemple la liberté individuelle ou l’équité). Les théoriciens ont soutenu que les décisions résultant d’un débat sont plus informées et rationnelles, qu’elles reflètent une prise en considération plus égalitaire des intérêts, qu’elles sont moins susceptibles d’empiéter sur les droits individuels et que de telles décisions seront plus légitimes. D’autres ont soutenu que la délibération élargit les intérêts et perspectives des participants, que la réflexivité, induite par la délibération publique ou la participation qu’elle peut requérir, approfondit l’autonomie individuelle [11]. La délibération est dès lors justifiée non comme une fin en elle-même, mais comme une méthode politique et institutionnelle qui est désirable car elle fait avancer d’autres valeurs politiques, communément acceptées [12]. Les délibérativistes croient que la méthode de la délibération protège ces valeurs.
16La plupart des délibérativistes reconnaissent néanmoins la pertinence d’une objection qui leur a été adressée : les méthodes délibératives de prise de décision peuvent échouer à faire avancer ces valeurs politiques dans des conditions défavorables liées aux inégalités sur le plan économique, à la différence culturelle ou à l’absence de volonté réciproque de s’engager dans une pratique délibérative [13]. Prendre la démocratie délibérative au sérieux implique dès lors un acte de foi. Le premier article de cet acte de foi recouvre l’idée que la délibération peut produire de bons résultats, non seulement dans un contexte d’égalité parfaite et d’engagement délibératif mutuel profond, mais aussi dans des conditions plus réalistes. Le second article stipule que les circonstances défavorables à la dynamique délibérative peuvent lui devenir plus propices. Ces deux aspects s’articulent autour de l’idée que la délibération est elle-même un levier d’amélioration du contexte. Mais ceux qui sont pragmatiques évitent tout idéalisme téméraire et un délibérativiste pragmatique ne se limite donc pas au seul usage de méthodes persuasives. Parfois, des forces plus pressantes que le meilleur argument sont nécessaires pour impulser une délibération équitable et inclusive ou établir les conditions d’une telle délibération. Quand les circonstances justifient un tel usage de la force aux yeux des délibérativistes, ils s’affirment comme des activistes de la délibération.
17Les activistes de la délibération affrontent des situations qui sont, de façon générale, peu différentes de celles qui impliquent le recours aux tactiques de la désobéissance civile pour rectifier les injustices substantielles. Alors que ceux qui ont recours à la stratégie de la désobéissance civile défendent certains objectifs politiques – comme les droits civiques, la réduction de l’armement nucléaire ou la prohibition de l’avortement – qu’ils croient justes et dans l’intérêt de tous, les activistes de la délibération cherchent à développer les institutions délibératives et les valeurs politiques qui justifient ces institutions. Comme les tenants de la désobéissance civile, les activistes de la délibération agissent dans un monde dont la réalité s’écarte de leurs idéaux. Ceux qui pratiquent la désobéissance civile le font typiquement avec de l’appréhension ou au moins une certaine ambivalence sur le plan moral, car ils visent une justice et une paix gouvernées par des lois tout en transgressant la loi au nom de ces mêmes fins. De même, l’activiste de la délibération ne délaisse l’usage de la raison et de la persuasion pour avoir recours aux armes plus communes de l’arène politique qu’avec hésitation et uniquement pour des raisons pressantes. Enfin, et de façon plus significative, l’activiste de la délibération et le tenant de la désobéissance civile agissent tous deux en fonction d’un calcul mental difficile mettant en balance le coût éthique d’une action qui transgresse les normes auxquelles ils adhèrent profondément – les normes de l’État de droit pour l’un, de la démocratie délibérative pour l’autre – et les gains incertains en matière de justice et de démocratie délibérative. Puisque leurs calculs sont complexes, internes, difficiles à expliquer, les sceptiques vont inévitablement les accuser d’hypocrisie.
18Beaucoup d’auteurs ont défini les principes et modes d’évaluation du calcul moral propre à la désobéissance civile, et leurs analyses fournissent un point de départ utile dès lors qu’il s’agit de formuler les principes guidant l’action délibérative dans des circonstances défavorables [14]. Quatre principes devraient gouverner les choix politiques des délibérativistes : fidélité, charité, dernier recours et proportionnalité.
19Le principe de fidélité établit l’engagement normatif et empirique de l’activiste de la délibération. Celui-ci a deux principes de loyauté et les appréhende tous deux comme des propositions falsifiables. La première forme de loyauté le lie à la méthode délibérative. Il croit en la capacité de la prise de décision délibérative à améliorer la qualité de la gouvernance démocratique dans la plupart des cas. Cette loyauté implique que l’activiste de la délibération tolère les imperfections substantielles des processus et résultats de la gouvernance démocratique. Aucune procédure démocratique n’est parfaitement juste dans ses applications et ses résultats et la fidélité implique de la part de l’activiste de la délibération qu’il croit que la plupart des défauts des formes actuelles de délibération seront compensés par leurs autres bienfaits. La seconde forme de loyauté lie l’activiste à l’intégrité de la société libérale dans laquelle il vit. L’activiste de la délibération n’est pas un révolutionnaire. Comme ceux qui pratiquent la désobéissance civile, il considère les institutions et pratiques politiques contemporaines comme défaillantes mais susceptibles d’être améliorées. Il vise donc non pas une rupture institutionnelle mais un progrès graduel suivant une orientation délibérative.
20La charité est le second principe de l’action délibérative. Bien que les eaux politiques de la démocratie libérale soient pleines de requins, le principe de charité requiert des activistes de la délibération qu’ils agissent comme si leurs interlocuteurs étaient désireux de s’engager dans une délibération de bonne foi, jusqu’à ce qu’ils se révèlent rétifs à se conformer à la norme de réciprocité [15].
21Le principe du dernier recours explique comment le second principe doit être appliqué. L’activiste de la délibération devrait s’abstenir d’avoir recours à des méthodes politiques non délibératives jusqu’à ce que ses efforts raisonnables en vue d’instituer des formes de délibération équitables, ouvertes et inclusives échouent. De même qu’il incombe moralement au désobéissant civil de faire avancer sa cause par des moyens légaux avant de se résoudre à transgresser la loi, ceux qui défendent la délibération devraient épuiser les moyens délibératifs avant d’avoir recours aux formes non dialogiques de pouvoir.
22Le quatrième principe correspond au principe de proportionnalité gouvernant l’ensemble des actions qui adviennent lorsque les moyens délibératifs ont été épuisés. Quand les autres ne souhaitent pas s’engager dans la dynamique d’échange propre à la communication persuasive, le démocrate délibératif peut, et devrait, avoir recours à un éventail de moyens non persuasifs pour changer leurs attitudes. Néanmoins, le choix des moyens devrait être proportionnel à la façon dont les adversaires politiques témoignent de leur rejet des normes procédurales de la délibération et des valeurs substantielles qui en constituent l’assise. Plus le rejet est important, plus l’activiste de la délibération a la liberté de conduire sa politique par des moyens non communicationnels. Néanmoins, l’objet de ces efforts est de faire avancer la délibération en parvenant au bout du compte à persuader les adversaires ou en faisant ressortir les coûts associés au rejet de la raison.
Envisageons une transgression mineure des normes délibératives liée au fait que les plus défavorisés sont sous-représentés en raison d’effets d’autosélection et de contraintes en termes de ressources, mais pas en raison d’efforts intentionnels visant à les exclure. En une réponse non dialogique mesurée, l’activiste de la délibération peut tenter de mobiliser la population en question ou de développer les compétences et capacités persuasives de certains de ses leaders les plus prometteurs. Une transgression plus sérieuse advient quand certaines parties proclament leur engagement en faveur de la délibération, mais au fil de la discussion refusent de prendre en considération certaines positions ou de se conformer aux décisions atteintes par le biais de la délibération. L’activiste de la délibération peut chercher à exercer des pressions politiques sur ces parties afin de les amener à être fidèles à leur engagement. La pression peut s’appuyer sur l’extension du cercle des participants au débat (par exemple en diffusant les débats d’un comité tenu à huis clos) ou sur la mobilisation de l’attention populaire ou médiatique. Idéalement, une telle pression devrait viser à faire évoluer l’opinion des acteurs récalcitrants plutôt qu’à obtenir leur simple soumission en accroissant de façon coercitive les coûts d’une attitude antidélibérative [16].
En un rejet encore plus sérieux de la délibération, les acteurs peuvent utiliser leur statut ou position pour simplement imposer que certains pans de la vie publique ne soient pas ouverts à la délibération car « tel est leur bon plaisir » ou car « ça ne se fait pas ». Ce genre de cas, dans lequel l’action se décide par le biais de processus non délibératifs, bureaucratiques ou typiques du pluralisme adversarial, constitue un défi institutionnel central pour l’activiste de la délibération. Il cherche à forcer l’entrée de telles institutions et à y injecter des méthodes délibératives. La persuasion suffira rarement à entraîner une transformation institutionnelle profonde. De tels changements institutionnels ont principalement résulté des efforts de mouvements sociaux et de partis politiques qui ont employé des moyens non persuasifs mais se sont engagés dans la défense d’idéaux de délibération et participation [17]. De tels moyens sont envisageables par le défenseur pragmatique de la démocratie délibérative (quand les principes de charité et du dernier recours ont été satisfaits) car la défense du statu quo institutionnel non délibératif est en elle-même non dialogique.
Ces exemples illustrent la façon dont un éventail d’actions coercitives, non persuasives, peut aboutir à approfondir la délibération publique. Dans beaucoup de cas cependant, l’hostilité d’acteurs puissants peut être si profonde (absence radicale de souci de la réciprocité) et leur pouvoir si imposant (contexte inégalitaire très défavorable) que la délibération n’est plus un objectif tenable. Les activistes de la délibération devraient néanmoins continuer à poursuivre un ensemble d’objectifs substantiels en utilisant tout l’éventail des tactiques politiques autorisées. Ce faisant, cependant, il n’y a rien de spécifiquement délibératif dans leurs actions et leurs calculs moraux. Dans ce type de cas où la délibération est par définition impossible à mettre en avant, l’activiste de la délibération devient un activiste au sens strict.
3 – Échecs délibératifs et réponses activistes
23Pour éclairer la façon dont ces principes guident l’activisme délibératif, tournons-nous vers quatre types de cas où s’imposent des contraintes de plus en plus pesantes sur l’engagement délibératif. Ces catégories sont définies dans la Figure 1 selon deux dimensions : la portée des inégalités sociales et la présence d’une volonté mutuelle de délibérer.
A – Échecs de la raison dans des circonstances défavorables
24La délibération, dans les cas où les participants sont désireux de prendre les arguments d’autrui au sérieux, possèdent d’égales capacités à délibérer, et sont tous d’accord pour se conformer au choix collectif du groupe, correspond à un cas de figure rare et enviable. Même alors, pourtant, elle correspond à une procédure imparfaite dont les résultats peuvent s’écarter en substance de la justice ou de l’efficacité. De tels échecs peuvent résulter de contraintes informationnelles, d’un manque d’anticipation en ce qui concerne les conséquences des diverses propositions ou de l’inaptitude des arguments qui relèvent de la justice ou de la sagesse à obtenir le soutien approprié [18].
25Imaginons une école publique dans un quartier riche où parents, enseignants, administratifs et autres membres de la communauté délibèrent conjointement sur la façon dont l’école devrait être gouvernée. Ils visent authentiquement à établir un environnement éducatif riche pour tous les enfants. Ceci implique des choix équitables et efficaces sur le cursus, la pédagogie, les activités extrascolaires, le personnel, les infrastructures et les interactions entre école et communauté. Supposons en outre que ceux qui sont concernés adhèrent à la plupart des arguments selon lesquels la gouvernance délibérative de leur école va générer des décisions plus équitables et efficaces que les autres modes de gestion des institutions locales. Les parents et habitants du quartier sont des professionnels et ils possèdent ainsi les compétences et la confiance en soi permettant d’interagir avec les éducateurs sur un pied d’égalité.
26En dépit de cette bonne volonté et de ce contexte égalitaire, ceux qui délibèrent vont sans nul doute faire de mauvais choix et commettre des erreurs dont les enfants vont pâtir. Dans de telles circonstances, cependant, l’activiste de la délibération est censé n’utiliser que des méthodes communicatives pour améliorer la qualité et la justice de la prise de décision. Le principe de fidélité implique que les participants supportent quelques mauvaises décisions comme une conséquence inévitable du mode délibératif de gestion. La foi de l’activiste de la délibération implique la croyance dans le fait que la délibération va néanmoins produire des choix sociaux supérieurs en comparaison des autres méthodes de prise de décision dans ce domaine et que les procédures peuvent être améliorées par un progrès de la qualité de l’information et des capacités des participants.
27L’opposition à la gestion délibérative dans le domaine scolaire peut cependant parfois s’imposer. Il peut en effet ressortir sur la base de faits matériels que des méthodes non délibératives – administration hiérarchique prenant appui sur des formes d’expertise ou nouvelles méthodes de management adossées à des normes standardisées et des critères de responsabilité – produisent des résultats plus justes et efficaces. Celui qui accepte cette idée cesse d’être un activiste de la délibération car il rejette la foi enracinant la fidélité à la délibération dans ce domaine de la vie publique [19]. Les outils fournis par les sciences sociales et l’analyse des politiques publiques sont suffisamment approximatifs néanmoins pour que les défenseurs honnêtes de certains choix spécifiques en matière institutionnelle – qu’ils se réfèrent au marché, qu’ils soient hiérarchiques ou profondément démocratiques – doivent admettre une dose de conjecture et d’acte de foi dans leurs engagements en faveur de certains modes d’organisation.
B – La réciprocité sans l’égalité
28Plus communément, les participants à la délibération peuvent être désireux de s’engager dans une offre réciproque de raisons tout en se confrontant les uns aux autres depuis des positions professionnelles, économiques, politiques et culturelles très inégales. Beaucoup de dispositifs de participation publique ordinaires mais mal organisés – auditions publiques, comités consultatifs, procédure administrative du « notice and comment » [20] – suivent ce schéma. Même avec du respect mutuel et de la bonne volonté, les effets de telles inégalités peuvent impliquer la sous-représentation de certains groupes ou de certains points de vue, l’étouffement de certaines perspectives ou le privilège accordé à certains styles de communication [21]. Dans de telles circonstances, les principes de fidélité, de charité et du dernier recours amènent l’activiste de la délibération à suivre deux stratégies générales qui ne sont pas purement persuasives, mais ne transgressent pas les normes de la politique délibérative.
29Premièrement, il devrait tenter de mettre entre parenthèses l’effet de ces inégalités sur la délibération en faisant appel à la bonne volonté et aux engagements normatifs des participants [22]. L’investissement constant dans une délibération équitable devrait conduire les groupes les plus puissants, lorsqu’ils y sont pressés, à rejeter la fiction de l’égalité en reconnaissant qu’ils tirent des avantages de leurs positions relatives en matière économique, culturelle et de statut. Cette reconnaissance, à son tour, devrait les amener à accepter, voire à endosser, des mesures visant à atténuer ces avantages dans les délibérations publiques. Un tel programme d’action positive délibérative pourrait inclure une aide organisée visant à garantir une communication ouverte et équitable, ainsi que des dispositions permettant aux partis les plus faibles de faire les premiers pas en matière de définition de l’agenda ou d’énonciation de propositions [23].
30On peut illustrer ceci en observant les délibérations publiques de l’Oregon concernant l’extension des soins médicaux aux résidents pauvres. Au début des années 1990, la législature de l’État propose d’étendre la couverture de santé publique à tous les résidents dont les revenus étaient descendus en dessous du seuil de pauvreté officiel [24]. Pour satisfaire des contraintes budgétaires, toutefois, le plan de santé publique a été limité de façon à couvrir certaines conditions et à fournir certains traitements tout en en écartant d’autres. L’Oregon Basic Health Care Act a créé une commission d’expertise en matière de services de santé, de onze membres, chargée de déterminer quelles conditions et quels traitements seraient inclus ou exclus. La loi exigeait aussi que la commission prenne ces décisions en se fondant sur les valeurs émergeant d’un processus participatif au sein de la communauté.
31Au début des années 1990, 1003 résidents se sont assemblés en une série de quarante-six réunions communautaires tenues dans tout l’État pour « construire un consensus sur les valeurs à mobiliser pour orienter les décisions des services de santé en matière de répartition » [25]. Au dire de tous, les délibérations ont été bien structurées et facilitées. Les participants ont reçu du matériel d’information, regardé un diaporama destiné à les orienter, et ont reçu des questionnaires individuels concernant les priorités en matière de soins de santé. Les groupes ont très bien classé la prévention et la qualité de vie, suivies par la rentabilité, la capacité de fonctionner et l’équité. La santé mentale et la dépendance chimique, le choix personnel, la compassion de la communauté, l’impact sur la société, la durée de vie, et la responsabilité personnelle ont été considérés de moindre importance [26]. Les derniers classements des membres de la Commission de Services de Santé reflétaient assez bien les valeurs exprimées au terme de ce processus [27].
Le principal défaut de ces délibérations, cependant, réside dans la nature de ceux qui ont participé. 67 % étaient diplômés de l’université et 34 % avaient un revenu de ménage supérieur à 50 000 dollars. 70 % (!) des participants étaient des travailleurs de la santé, y compris mentale. En revanche, les personnes non assurées médicalement ne composaient que 9,4 % des participants [28]. Ce biais extrême de participation reflétait deux types d’inégalités sous-jacentes. Les inégalités socio-économiques ont permis aux plus riches, aux individus les plus instruits, de participer plus facilement que les pauvres et les moins instruits. Les inégalités d’expertise et le professionnalisme ont permis aux professionnels de la médecine de participer plus facilement que les non-professionnels.
Ce biais de participation, toutefois, n’était pas un élément inévitable du processus délibératif. Même sans niveler les inégalités sous-jacentes, des mesures auraient pu être prises pour recruter un ensemble de participants plus représentatif sur le plan démographique. Jack Nagel, par exemple, suggère que le biais de participation aurait pu être éliminé par le recours à un processus de sélection aléatoire similaire à celui employé dans les sondages délibératifs de James Fishkin [29]. D’autres groupes confrontés à des situations similaires ont, pour atténuer ces biais, ciblé leurs efforts de sensibilisation et de recrutement sur des communautés défavorisées – dans ce cas, des pauvres, peu scolarisés, et non assurés. Les biais extrêmes de participation dans les délibérations relatives au plan de santé publique de l’Oregon étaient quasi certainement imprévus (bien que certainement prévisibles). Les législateurs et les groupes civiques se seraient probablement montrés réceptifs aux arguments en faveur de mesures telles que le recrutement des participants par sélection aléatoire ou par des mesures d’action positive, en vue d’améliorer la qualité du processus délibératif.
C – Échecs de la réciprocité et de l’égalité
32Des incrédules pourraient objecter que les acteurs puissants font rarement appel aux faibles avec la volonté de se limiter eux-mêmes, en accord avec les normes de la délibération. Notre troisième catégorie de cas, encore moins propice, concerne ceux dans lesquels les groupes se rencontrent à partir de positions très inégales et où les acteurs les plus puissants ne sont pas disposés à délibérer. Une condition importante définit cette catégorie, toutefois : c’est que les acteurs initialement réfractaires à la délibération puissent vraisemblablement être amenés à adopter une tendance plus délibérative, par la persuasion, par la mise en accusation publique, ou par une modification de l’équilibre du pouvoir politique ou économique.
33L’activiste de la délibération vise à établir des processus décisionnels basés sur la communication, même dans de telles conditions difficiles. Selon le principe du dernier recours, il tente d’abord de persuader les groupes réticents à s’engager dans une délibération sur les questions publiques. Dans de nombreux cas, ces appels ne sont pas reçus chaleureusement. Une fois que les appels persuasifs ont été épuisés, le principe de proportionnalité permet à des formes d’action non-délibératives de contraindre les groupes refusant de délibérer. De façon modérée, l’activiste de la délibération pourrait tenter de générer une pression politique en s’appuyant sur l’argent, le soutien populaire, l’attention des médias, ou la pression juridique ou administrative. Puisque de nombreux acteurs puissants dans les démocraties contemporaines approuvent publiquement le principe de la délibération, même lorsqu’ils n’acceptent pas en pratique ses exigences, certains peuvent être ébranlés par ces pressions et par leur propre embarras à prendre au sérieux la délibération. Lorsque ces méthodes échouent en raison de la profondeur de la résistance à la délibération, et que les injustices qui en résultent sont importantes, l’activiste de la délibération peut recourir à la désobéissance civile.
34Pour illustrer cette forme d’activisme délibératif, prenons l’exemple de l’occupation pendant 21 jours des bureaux administratifs de l’Université d’Harvard, en 2001, par des étudiants et des travailleurs exigeant que l’institution paye à tous ses employés un « salaire décent ». Pour beaucoup, cette action était l’antithèse de la délibération : un pur et simple bras de fer politique entre, d’un côté, les étudiants et travailleurs organisés, et de l’autre, l’administration. Cela semblait être le point de vue du président d’Harvard de l’époque, Neil Rudenstine, qui écrit :
« L’année passée […] j’ai rencontré de nombreuses fois les étudiants défendant la mise en place d’un salaire-plancher obligatoire, tout comme l’ont fait plusieurs membres de l’administration. […] Les étudiants qui sont maintenant à l’intérieur du Massachussetts Hall continuent d’être en désaccord avec l’approche de l’Université, et c’est leur droit. Il est également de leur droit d’exprimer leur point de vue, avec vigueur et passion. Mais il n’est pas de leur droit d’occuper un bâtiment de l’Université, d’interférer avec la poursuite du travail en son sein, et de perturber la vie des étudiants résidant à proximité, dans le but de contraindre à une décision différente. L’idée que les tentatives de coercition et les perturbations, par opposition à la discussion et à la persuasion, représenteraient un moyen approprié pour atteindre un résultat souhaité est une erreur, et elle est incompatible avec les principes fondamentaux d’une université [30]. »
36Joseph Nye, alors doyen de la John F. Kennedy School of Government, exprimait des sentiments similaires dans un courrier électronique aux étudiants et au personnel de l’école, précisant :
« J’avais déjà déclaré l’an dernier que je souhaiterais voir les salaires de ceux qui sont les moins bien payés à l’université augmenter. […] Je suis cependant en désaccord avec l’occupation physique du Mass Hall. Une université est une communauté où seule la raison est privilégiée à l’exclusion de toute autre chose. Une fois que nous transgressons ce principe, nous renonçons à l’un de nos principes moraux les plus fondamentaux. Nous devenons juste une autre arène politique. La désobéissance civile a sa place dans la politique démocratique, mais elle soulève de sérieux problèmes moraux dans une université.
L’éthique des moyens est aussi importante que l’éthique des fins. […] Qu’advient-il de la valeur fondamentale du discours fondé en raison quand un “droit de perturber” devient la norme ? [31] »
38Le président Rudenstine et le doyen Nye affirment que (1) l’université est régie conformément aux procédures délibératives (et est donc caractérisée par le contexte favorable à la délibération que nous avons décrit dans la section 3.A.). Par conséquent, (2) les actions politiques non persuasives, telles que l’occupation par la force d’un bâtiment par les étudiants, ne sont pas justifiées. Ce raisonnement est valide selon les principes de l’action délibérative précédemment présentés. Néanmoins, son principe souffre en partie d’une invraisemblance à première vue. Dans les universités et autres formes de sociétés, les décisions concernant les échelles de salaires des employés ne sont pas déterminées selon un processus de délibération démocratique. Elles sont fixées par le personnel des ressources humaines, les forces du marché, et les hiérarchies administratives.
39Dans le cas spécifique des politiques d’emploi de Harvard, la revendication de délibération bénéficie d’un certain soutien. En réponse à ce soutien apporté aux revendications par les étudiants et la communauté, le président et le doyen de l’université ont convoqué un « Comité ad hoc sur les politiques d’emploi » pour étudier la question d’un salaire minimum en mars 1999. Les membres du comité étaient choisis par le président. Il s’agissait de trois administrateurs de l’université et de cinq membres du corps professoral. En mai 2000, le Comité Mills, ainsi qu’il en est venu à être désigné, a publié un rapport final concluant que l’université « satisfait et dépasse son objectif déclaré d’offrir une compensation équitable et compétitive. Harvard prévoit une indemnisation très généreuse, des avantages sociaux, et un environnement de travail très favorable » [32]. Le rapport recommandait, toutefois, que l’université étende ses prestations d’éducation, inclue davantage de travailleurs dans son programme subventionné d’assurance-santé, et examine plus attentivement les politiques d’emploi de ses fournisseurs extérieurs.
40Ce processus de comité consultatif est resté en deçà de l’idéal de la délibération à plusieurs égards. Par sa composition, le comité excluait des voix et perspectives importantes, en particulier celles des travailleurs vacataires et des étudiants. Néanmoins, le comité a accepté les témoignages de ces groupes. Selon les comptes rendus de la Harvard Living Wage Campaign, les administrateurs de l’université considéraient le rapport du comité comme le point final de la délibération [33]. Enfin, l’administration se montrait évidemment assez lente dans la mise en œuvre des modestes recommandations du rapport. Ces défaillances, combinées à l’importante inégalité manifeste en matière de pouvoir décisionnel entre d’une part, les administrateurs et d’autre part, les salariés et étudiants, mettaient à mal l’hypothèse selon laquelle c’était une délibération inclusive qui produisait les décisions de l’université en matière d’emploi à bas salaire. Son refus de s’engager dans une telle délibération ouvre une perspective morale aux formes non délibératives d’engagement des travailleurs et étudiants, selon le principe de proportionnalité.
41La Harvard Living Wage Campaign n’était pas composée d’activistes de la délibération. Ses membres poursuivaient principalement l’objectif concret d’un salaire minimum – qu’ils ont défini à 10,25 dollars de l’heure – pour tous les travailleurs de Harvard, pas celui de créer une délibération juste. Toutefois, ils se sont inscrits dans une sorte d’activisme délibératif par leurs justifications publiques, leurs actions, et les concessions qu’ils ont parfois obtenues de l’administration. Dans leur manifeste, « Pourquoi nous occupons les lieux », les manifestants affirment avoir suivi les principes de charité et du dernier recours quand ils écrivent que « nous avons épuisé toutes les voies de dialogue avec l’administration qui pourraient conduire à un salaire décent pour vivre ». Ils décrivent les douzaines de réunions avec les administrateurs qui estimaient que le salaire minimum n’entrait pas dans l’ordre du jour acceptable de discussion, puis leur échec quant à l’obtention d’une audience auprès de la Société d’Harvard.
42Deuxièmement, la perturbation et la coercition causées par le sit-in ont été proportionnelles à l’ampleur des obstacles à la délibération. Les manifestants s’en tiennent strictement à la logique de la désobéissance civile pour tenter de minimiser les perturbations à l’ordre public. Il ne fait aucun doute que le sit-in a perturbé le fonctionnement quotidien de l’université, ceci d’abord de façon directe en contraignant l’université à délocaliser certaines de ses activités administratives. La perturbation indirecte, cependant, était beaucoup plus importante. À la suite du sit-in, les politiques d’emploi d’Harvard ont fait l’objet d’un examen substantiel de la part de la ville et des médias nationaux. Le sénateur Edward Kennedy et d’autres personnalités nationales ont rendu visite aux protestataires et approuvé leur cause.
Cette attention publique plus large a généré une force (non argumentative) – peut-être en raison de l’embarras ou de la volonté de paraître magnanime – qui a contraint l’administration à constituer un processus de délibération plus juste et plus inclusif. En réponse aux manifestants, les administrateurs d’Harvard ont décidé de convoquer un nouveau comité afin d’examiner la question de l’emploi à bas salaire et de produire des recommandations sur la ligne de conduite à adopter. Le comité, connu sous le nom de comité Katz, d’après le nom de son président Lawrence Katz, était composé de dix membres du corps professoral, quatre étudiants, trois membres de syndicats, et deux cadres supérieurs de l’administration. À la différence du rapport Mills, le comité Katz a estimé que « les salaires et les contrats proposés aux travailleurs les moins payés n’atteignaient pas l’objectif, qui était celui de l’Université, d’être un bon employeur ». Il a recommandé que l’université négocie de nouvelles conventions collectives avec les syndicats pour élever le salaire horaire minimum de 10,83 $ à 11,30 $ et, plus important, que les fournisseurs extérieurs traitent leurs employés de façon comparable.
Dans les premiers jours du sit-in, le président Neil Rudenstein a dit qu’il serait heureux « de poursuivre l’échange des points de vue, dans un cadre approprié, une fois que l’on aura restauré un environnement de discussion véritablement libre » [34]. Il voyait ce sit-in perturbateur et coercitif comme contraire à la délibération. Compte tenu de l’absence de réciprocité délibérative de la part de l’administration et de l’importante inégalité structurelle entre l’administration de l’université, d’une part, et les travailleurs à salaire horaire et les étudiants de l’autre, un certain degré de coercition était probablement nécessaire pour créer une délibération juste et inclusive.
D – Une hostilité incorrigible
43Le cas de la Harvard Living Wage Campaign s’est distingué par la possibilité d’établir une délibération juste et inclusive. Dans d’autres cas, cependant, les obstacles sont si élevés qu’il n’y a pas de chemin possible pour faire avancer la délibération – peut-être parce que les systèmes de prise de décision dans ce domaine sont fortement enracinés et bureaucratisés ou parce que l’inégalité de pouvoir est grande. De telles circonstances libèrent l’activiste de la délibération de son éthique personnelle. Parce qu’il est impossible d’initier une délibération juste avec de tels prétendus interlocuteurs, l’activiste est libre de traiter avec eux en utilisant tout le répertoire du marchandage, de la négociation, de l’achat, de la contestation, et autres tactiques militantes de confrontation réglementées par l’éthique de la politique ordinaire, non délibérative, des régimes pluralistes.
44Dans de telles rencontres, la possibilité d’agir en fonction de la foi en la délibération est très réduite. On pourrait, par exemple, agir de manière conflictuelle dans l’espoir que, dans le long terme de l’histoire, ceux qui semblent maintenant incorrigibles adopteront en fin de compte la délibération. Plus généralement, les activistes pourraient voir la démocratie participative et délibérative comme un moyen adéquat pour organiser leurs propres rangs. Ils peuvent favoriser de telles structures de groupe non hiérarchiques, parce qu’elles sont plus efficaces ou parce qu’ils souhaitent construire en miniature un modèle de la politique qu’ils cherchent à créer dans le monde en général. Francesca Polletta, par exemple, a fait valoir que certains des grands mouvements sociaux de l’histoire américaine ont adopté des méthodes délibératives pour des raisons d’efficacité, et montre comment des groupes antiglobalisation ont perfectionné les techniques de délibération interne [35]. Francis Dupuis-Deri affirme de façon plus générale que les pratiques internes de délibération de beaucoup d’organisations issues des mouvements antiglobalisation à Seattle, Montréal, Gênes, et ailleurs, justifient leurs actions militantes de confrontation comme faisant partie d’un programme plus vaste de gouvernance délibérative démocratique [36].
Que les actions de ces groupes puissent ou non être justifiées, leur comportement est plus correctement exprimé dans le cadre de la politique pluraliste plutôt que de la délibération. Les modalités de gouvernance qui fixent les conditions du commerce mondial et de la finance internationale entre les États ne sont pas aujourd’hui des délibérations équitables et inclusives, et ne le deviendront pas dans un avenir prévisible. Les militants des mouvements sociaux qui considèrent comme injustes les décisions de ces organismes visent avant tout à les influencer par des pressions coercitives qui augmentent leurs coûts. Ces militants, même s’ils sont eux-mêmes des démocrates délibératifs, n’ont pas d’obligation morale particulière à s’organiser eux-mêmes de manière délibérative ou démocratique.
4 – Vers l’inclusion délibérative
45Les principes de dernier recours et de proportionnalité supposent une série de mesures qui peuvent réussir à atténuer les effets de l’inégalité sur la délibération et à modérer la réticence des groupes puissants à agir avec réciprocité délibérative. Considérons maintenant un cadre permettant de conceptualiser le type de mesures et de stratégies dont disposent les activistes de la délibération pour remédier au manque de réciprocité et à l’inégalité politique, économique, sociale et culturelle.
A – La structure profonde de l’échec de la délibération
46Une grande partie des commentaires sur les étapes nécessaires pour créer les conditions propices à la délibération découle des extraits d’Habermas et de Knight et Johnson cités précédemment, dans la mesure où ils envisagent de profonds changements politiques et culturels qui élimineraient tout simplement les inégalités les plus criardes. Les inégalités économiques, par exemple, permettent aux groupes les plus riches de déplacer abusivement le pouvoir de communication en faisant des menaces, en achetant des connivences, en noyant d’autres perspectives, en mobilisant de nombreuses formes de soutien, ou tout simplement en soutirant à la délibération publique certains sujets importants. Un autre effet de cette inégalité est que les individus se rencontrent avec des capacités de délibération très différentes. Les inégalités politiques et administratives permettent aux responsables de restreindre, voire éliminer, les domaines de gouvernance délibérative et de remplacer l’argumentation par l’expertise canonique lorsqu’ils se confrontent aux citoyens. Enfin, les inégalités culturelles peuvent favoriser des discours ou des styles de communication hégémoniques dans la prise de décision délibérative.
47Bien que la théorie politique de la démocratie délibérative exige à juste raison une égalité sociale beaucoup plus grande que celle existant actuellement, cette recommandation révolutionnaire n’est pas très utile aux activistes de la délibération. En temps normal (par définition), les activistes n’ont pas les moyens de modifier ces structures profondes d’inégalité. Si l’amélioration de la délibération nécessitait la modification de telles structures, alors le concept d’un activiste de la délibération relèverait un idéal impraticable. Mais il y a plusieurs étapes qui peuvent être franchies pour améliorer la qualité de la délibération sans aller jusqu’à des voies révolutionnaires. Les résultats d’une délibération dépendent certes en partie de l’ampleur des inégalités de fond, mais les effets de ces inégalités passent par la médiation de la nature de la rencontre délibérative, des institutions régulant cette rencontre, et plus largement du rapport des forces politiques extérieures.
B – Micro régulation : le face-à-face
48À l’autre extrémité du spectre de l’action politique, les activistes de la délibération ont développé une série de mesures au niveau de l’interaction de face-à-face qui agissent dans le sens d’une mise entre parenthèses des inégalités importantes de connaissances, d’influence et de capacité de communication. Des armées de consultants prétendent en effet améliorer la qualité de la discussion entre les groupes et la prise de décision. Leurs techniques ont depuis longtemps dépassé le parlementarisme désuet, encore monnaie courante dans de nombreuses réunions publiques telles que les town meetings de la Nouvelle-Angleterre, si bien documentés par Jane Mansbridge [37] et Frank Bryan [38].
49La mesure la plus commune est la facilitation. Dans presque toutes les rencontres de délibération organisées par des professionnels, y compris les sondages délibératifs de James Fishkin, les jurys de citoyens, les meetings organisés par AmericaSpeaks, les National Issues Forums, et les cercles d’étude, des moyens en animateurs ont été employés pour réguler la discussion. Ce n’est un secret pour personne que des animateurs neutres et bien formés permettent souvent aux délibérations de se dérouler plus harmonieusement et veillent à ce que certaines personnes ne dominent pas les conversations. Bien que la facilitation ne puisse pas compenser complètement les différents types d’inégalités, une animation professionnelle compétente n’en atténue pas moins efficacement certaines des pathologies les mieux connues de la délibération comme la question de la polarisation [39].
Les praticiens de la délibération fournissent aussi communément des supports matériels et une formation pour améliorer la compétence des individus avant qu’ils ne se confrontent les uns aux autres dans des conversations visant une prise de décision. Toutes les organisations que l’on vient de mentionner fournissent également des cahiers d’informations ou d’autres documents de référence afin que les participants possèdent un niveau minimum commun de connaissances sur une question donnée. Au cours de délibérations plus spécifiques comme celles impliquant les parents dans la gouvernance scolaire, celles relatives à la sécurité d’un quartier, ou aux budgets publics, les citoyens sont souvent soumis à des programmes de formation qui leur permettent de mieux analyser des questions complexes et d’en discuter avec les fonctionnaires publics.
C – Réformes institutionnelles
50Alors que les interventions de face-à-face sont susceptibles d’atténuer certaines des inégalités qui peuvent fausser les échanges délibératifs, de telles interventions sont fondamentalement contraintes par le bon vouloir des plus puissants et en particulier par leur volonté de ne pas traduire la supériorité de leurs positions et capacités en avantages délibératifs. Une troisième stratégie de l’activisme délibératif consiste à modifier les institutions politiques et administratives dans lesquelles prennent place la participation et la délibération de façon à rendre les règles du jeu plus favorables à une délibération équitable. De telles transformations institutionnelles peuvent réduire certains des effets des inégalités de fond sur la délibération et accroître la disposition des groupes à délibérer.
51Les activistes peuvent, par exemple, faire pression pour obtenir de nouvelles règles imposant des exigences de délibération entre élus et administrateurs ou, plus fréquemment, entre eux et les citoyens. La plus modeste de ces dispositions concerne la procédure de « notice and comment » accompagnant l’élaboration de lois fédérales, qui oblige les administrations à informer le public et à lui répondre. De même, la tenue d’audiences publiques, l’exigence de réunions ouvertes ainsi que de conseils consultatifs, contraignent souvent les élus et les administratifs à écouter les préoccupations des citoyens et des associations civiques sur presque toutes les questions publiques imaginables. Ces mécanismes sont limités, car ils ont un caractère consultatif plus qu’ils ne relèvent à proprement parler d’une délibération équitable.
52Un type plus ambitieux de réforme institutionnelle consiste à réaffecter l’autorité, dans un domaine donné de la décision publique, depuis des structures non délibératives vers des structures délibératives. Par exemple, dans le cas si vanté et étudié de Porto Alegre, au Brésil, les réformes politiques du début des années 1990 ont déplacé le pouvoir de décision concernant la partie essentielle du budget de la ville depuis un processus bureaucratique en circuit fermé vers un processus participatif bottom-up, dans lequel les habitants et les associations expriment leurs préférences et délibèrent avec les représentants des organismes municipaux sur la pertinence et la faisabilité de divers projets [40]. Dans l’État du Kerala, en Inde, le contrôle de plus de 40 % des recettes de l’État est passé d’organismes étatiques à un système nouvellement créé d’organismes locaux de planification délibérative qui permettent la participation inclusive des citoyens [41]. Dans la ville nord-américaine de Minneapolis, le Projet de Revitalisation des Quartiers crée une forme plus limitée de budget participatif dans laquelle les groupes de quartier délibèrent pour développer des projets financés à hauteur de 400 millions de dollars sur des fonds publics [42]. D’autres mesures institutionnelles déplacent le lieu des décisions administratives plutôt que budgétaires. Dans la ville de Chicago, par exemple, une loi de 1988 a transféré de nombreuses décisions concernant la gouvernance des écoles publiques, de l’administration centrale vers des conseils locaux composés de parents, de membres de la communauté et du personnel des écoles [43].
De telles réformes institutionnelles encouragent la volonté réciproque de délibérer en changeant les relations inégales d’autorité qui permettent aux élus et administrateurs de résister de prime abord à la délibération. Ne pouvant plus simplement dicter les budgets, les politiques, ou les détails de leur mise en œuvre, ces réformes institutionnelles incitent les responsables à présenter des arguments convaincants, car ils sont placés devant l’autorité directe et contraignante des citoyens. Beaucoup d’inégalités – de connaissances, de statut et de capacité délibérative – persisteront sans doute entre les responsables et les citoyens, mais en changeant la répartition du pouvoir, on réduit ces différences et on augmente donc les perspectives d’une délibération équitable.
D – Mobilisation politique
53Une objection à ces propositions de réforme institutionnelle délibérative est que ceux qui détiennent le pouvoir dans les versions non réformées de ces institutions acceptent rarement volontiers des transformations délibératives qui diluent leur autorité ou affaiblissent leurs positions de négociation. Bien que cette objection relevant de la « realpolitik » puisse sous-estimer l’étendue de l’engagement démocratique des élus, elle décrit avec exactitude une grande partie de la réalité politique. Mais les principes du dernier recours et de proportionnalité ne limitent pas l’activiste de la délibération aux méthodes de persuasion dans la recherche de l’établissement de dispositifs de gouvernance délibérative. Lorsque la persuasion échoue, la mobilisation politique musclée – de mouvements sociaux, de partis politiques, ou de groupes d’intérêt – est justifiée. Une telle puissance non délibérative peut faire avancer de deux façons les objectifs délibératifs poursuivis. Elle peut fournir la pression nécessaire à l’établissement d’institutions délibératives du type de celles qui viennent d’être décrites. Une telle force sociale et politique extérieure et organisée, peut également créer un contexte extérieur plus égalitaire favorisant une délibération juste à l’intérieur de ces institutions. À la fois à Kerala, en Inde, et à Porto Alegre, au Brésil, par exemple, les partis politiques de gauche victorieux ont imposé des réformes institutionnelles participatives et délibératives dépassant les vives objections des administrateurs et des politiciens qui détenaient beaucoup plus d’autorité dans le cadre des arrangements du statu quo ante.
5 – Conclusion
54Nous nous trouvons souvent dans des circonstances sociopolitiques qui se moquent de nos engagements envers la démocratie et l’égalité. Lorsque la réalité met nos idéaux politiques à l’épreuve jusqu’au point de rupture, elle nous met aussi au défi d’imaginer comment le monde que nous habitons pourrait devenir plus conforme à ces idéaux. Une partie de ce défi est couramment satisfait grâce à des théories sociales critiques et constructives qui expliquent ce que sont les défaillances des structures économiques, politiques et sociales, et qui montrent comment ces structures peuvent être transformées. Les pages de cet essai rejoignent une autre facette, plus intime, de ce défi en proposant une éthique politique qui relie l’idéal de la démocratie délibérative à l’action dans des circonstances très hostiles. Dans un tel monde, le défi moral est de maintenir, dans la pensée et l’action, l’adhésion à des idéaux politiques plus élevés, malgré la transgression généralisée de ces normes. L’activisme délibératif montre comment, sans être un idiot politique, il est possible, face à l’inégalité et l’hostilité, de pratiquer la démocratie délibérative.
Notes
-
[1]
Fung A., « Deliberation Before the Revolution. Toward an Ethics of Deliberative Democracy in an Unjust World », Political Theory, 33 (2), 2005, p. 397-419.
-
[2]
Je suis reconnaissant à Iris Marion Young et Kenneth Winston pour leurs nombreuses suggestions sur les versions précédentes de cet article. Les participants – en particulier Stephen Macedo, George Kateb et Philip Pettit – au séminaire sur l’éthique et les affaires publiques parrainé par le Center for Human Values de l’Université de Princeton et la Woodrow Wilson School, ont apporté des remarques critiques éclairantes sur une première ébauche de cet article.
-
[3]
Voir néanmoins les tendances récentes du constitutionnalisme libéral qui tentent de réinterpréter les formes et contextes institutionnels actuels comme l’incarnation de l’idéal de la démocratie délibérative. John Dryzek souligne que les optiques délibératives ont connu un tournant constitutionnaliste libéral, en rupture avec la démocratie participative, depuis la fin des années 1990. Cf. Dryzek J., « Discursive Democracy vs. Liberal constitutionalism », in Saward M. (dir.), Democratic Innovation: Deliberation, Representation, Association, Londres, Routledge, 2000, p. 78-89.
-
[4]
Habermas J., Droit et démocratie, trad. Ch. Bouchindhomme, R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1997, p. 333.
-
[5]
Knight J., Johnson J., « What sort of equality does deliberative democracy require? », in Bohman J., Rehg W. (dir.), Deliberative Democracy: Essays on Reason and Politics, Cambridge MA, MIT Press, p. 307.
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[6]
Russell Hardin souligne très justement que bien qu’« il n’y ait pas de littérature plus prolifique que celle qui porte sur la démocratie délibérative dans le domaine de la philosophie contemporaine récente […], un néophyte trouvera peu d’indications sur la façon dont la théorie marche sur le terrain ». Une part de cette théorie de la démocratie délibérative informée par des recherches de terrain devrait guider les acteurs politiques qui évoluent dans un contexte d’injustice substantielle. Cf. Hardin R., « Deliberation: Method not Theory », in Macedo S. (dir.), Deliberative Politics: Essays on Deliberation and Disagreement, Princeton NJ, Princeton University Press, 1999, p. 103-119.
-
[7]
Young I. M., « Activist Challenges to Deliberative Democracy », Political Theory, 29 (5), 2001, p. 670-690. Voir aussi : Cohen J., Rogers J., « Power and reason », in Fung A., Wright E. O. (dir.), Deepening Democracy: Experiments in Empowered Participatory Governance, Londres, Verso, 2003, p. 237-255.
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[8]
Si l’adhésion à un idéal délibératif n’est pas partagée par tous les démocrates, l’argument qui suit est adressé à ceux qui y adhèrent. Ceux qui rejettent tout idéal délibératif croient qu’il n’y a pas d’obligation spécifique de la part des acteurs politiques à se limiter aux méthodes communicationnelles et délibératives même quand tous les autres se conforment à ces normes en étant sincèrement à l’écoute, en tentant de comprendre toutes les perspectives divergentes, en n’agissant que sur la base d’arguments fondés en raison, et en s’efforçant de faire progresser l’égalité dans la délibération. En deux mots, ils rejettent toute obligation de délibérer même dans des circonstances favorables. L’argument qui suit suppose, sans l’argumenter, qu’il y a effectivement un devoir de délibérer. Son apport consiste en un examen des implications de ce devoir dans une pluralité de circonstances plus ou moins parfaites. Les activistes de la délibération croient que le devoir de délibérer est une composante de la citoyenneté et ils tentent de mettre les institutions et acteurs politiques à la hauteur des exigences de la délibération. Les raisons pour lesquelles ils privilégient une compréhension délibérative de la démocratie ont été développées à maintes reprises au cours des vingt dernières années et nous ne revenons pas sur elles ici.
-
[9]
Gutmann A., Thompson D., Democracy and Disagreement: Why Moral Conflict Cannot Be Avoided In Politics and What Should Be Done About It, Cambridge MA, Harvard University Press, 1996.
-
[10]
Pour une analyse plus générale qui fait valoir des arguments similaires dans le domaine de l’éthique professionnelle, voir : Appelbaum A. I., Ethics for Adversaries: The Morality of Roles in Public and Professional Life, Princeton NJ, Princeton University Press, 1999.
-
[11]
Pour une excellente synthèse et d’autres justifications de la délibération, voir : Freeman S., « Deliberative Democracy: A Sympathetic Comment », Philosophy and Public Affairs, 29 (4), 2000, p. 371-418.
-
[12]
Mais, pour une analyse dans laquelle la démocratie délibérative est un idéal de gouvernement associé au concept d’une communauté de citoyens libres et égaux pratiquant l’autogouvernement, voir : Cohen J., « Deliberation and Democratic Legitimacy », in Bohman J., Rehg W. (dir.), Deliberative Democracy, p. 67-92.
-
[13]
Sur l’idée de réciprocité délibérative, voir : Gutmann A., Thompson D., Democracy and Disagreement, p. 52-94.
-
[14]
Voir Rawls J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, PUF, p. 405 sq ; Dworkin R., « Désobéissance civile et protestation contre le nucléaire », in Une question de principe, trad. A. Guillain, Paris, PUF, 1996, p. 133-150.
-
[15]
Gutmann A., Thompson D., Democracy and Disagreement.
-
[16]
Dans son essai sur la désobéissance civile (1985), R. Dworkin distingue la désobéissance persuasive et la désobéissance coercitive.
-
[17]
Voir : Fung A., Wright E. O. (dir.), Deepening Democracy.
-
[18]
Voir : Lupia A., « Deliberation Disconnected: What It Takes to Improve Civic Competence », Law and Contemporary Problems, 65 (3), 2002, p. 133-150.
-
[19]
Ces principes ne justifient pas la coercition pour rendre toute institution conforme à l’optique délibérative. Beaucoup d’institutions qui ne sont pas elles-mêmes organisées de façon délibérative peuvent opérer au sein d’un cadre plus général de gouvernance démocratique délibérative. Une démocratie délibérative n’a pas besoin d’être délibérative en tout point. Pour de simples raisons d’efficacité par exemple, une réorganisation délibérative peut ne pas être adaptée à des administrations hautement spécialisées et déjà publiques comme l’administration fiscale. Selon Nancy Rosenblum, entre autres, les démocraties délibératives devraient garantir aux membres des associations civiques et privées la possibilité de choisir leurs propres structures organisationnelles afin de préserver la liberté et la diversité culturelle. Voir : Rosenblum N., Membership and Morals: The Personal Uses of Pluralism in America, Princeton NJ, Princeton University Press, 1998.
-
[20]
Cette procédure, mise en place en 1946 dans le code de procédure administrative américain, constitue une des formes de participation du public à l’élaboration des textes réglementaires. Elle impose à l’administration la prise en considération des observations pertinentes émises par le public (NDT).
-
[21]
Voir : Sanders L., « Against Deliberation », Political Theory, 25 (3), 1997, p. 347-76.
-
[22]
Voir, par exemple : Fraser N., « Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of Actually Existing democracy », in Calhoun C. (dir.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge MA, MIT Press, 1992, p. 109-142.
-
[23]
Pour les mesures contemporaines prises par certains groupes pour améliorer l’égalité délibérative dans leurs réunions, voir : Polletta F., Freedom Is an Endless Meeting. Democracy in American Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
-
[24]
Jacobs L., Marmor T., Oberlander J., « The Political Paradox of Rationing: The Case of the Oregon Health Plan », manuscrit, Innovations in American Government Program, John F. Kennedy School of Government, Université d’Harvard, 1998.
-
[25]
Voir : Hasnain R., Garland M., Health Care in Common: Report of the Oregon. Health Decisions Community Meetings Process, Portland, Oregon Health Decisions, 1990 ; et : Sirianni C., Friedland L., Civic Innovation in America: Community Empowerment, Public Policy, and the Movement for Civic Renewal, Berkeley, University of California Press, 2001.
-
[26]
Hasnain R., Garlan M., Health Care in Common, p. 5-6.
-
[27]
Nagel J., « Political Accountability: Combining Deliberation and Fair Representation in Community Health Decisions », University of Pennsylvania Law Review, 1992, p. 1965-1985.
-
[28]
Hasnain R., Garlan M., Health Care in Common ; voir aussi, pour une critique et une discussion : Nagel J., « Political Accountability ».
-
[29]
Voir : Ibid. ; et : Fishkin J., The Voice of the People, New Haven CT, Yale University Press, 1995.
-
[30]
Déclaration du président Neil Rudenstein, 23 avril 2001.
-
[31]
Courrier électronique daté du 2 mai 2001.
-
[32]
Rapport du Comité ad hoc sur les politiques d’emploi, sommaire, p. 9.
-
[33]
Les étudiants ont écrit : « Depuis que le comité a publié ses recommandations – en rejetant la mise en œuvre d’une quelconque norme salariale pour tout travailleur de Harvard –, les administrateurs nous ont dit que la question était tranchée : ils n’envisageront pas d’autres changements à venir, ni même des enquêtes sur de possibles changements ». Harvard Living Wage Campaign, « Pourquoi nous occupons les lieux », 3 septembre 2003, http://www.hcs.harvard.edu/pslm/livingwage/why.html.
-
[34]
Voir : de Souza Briggs X., Ganz M., « The Living Wage Debate Comes to Harvard », Étude de cas de la John F. Kennedy School of Government, manuscrit, 2001.
-
[35]
Polletta F., Freedom Is an Endless Meeting.
-
[36]
Dupuis-Deri F., « Confrontation or Deliberation: Is Confrontational Politics Legitimate in a Deliberative Regime », manuscrit, 2002.
-
[37]
Mansbridge J., Beyond Adversary Democracy, New York, Basic Books, 1980.
-
[38]
Bryan F.M., « Direct Democracy and Civic Competence: The Case of the Town Meeting », in Elkin S.L., Soltan K.E. (dir.), Citizen Competence and Democratic Institutions, University Park, Pennsylvania State University Press, 1999, p. 195-224.
-
[39]
Voir : Sunstein C., « The Law of Group Polarization », Journal of Political Philosophy, 10, 2002, p. 175-195.
-
[40]
Baiocchi G., « Participation, Activism, and Politics: The Porto Alegre Experiment », in Fung A., Wright E. O. (dir.), Deepening Democracy, p. 45-76.
-
[41]
Isaac T.M.T., Heller P., « Democracy and Development: Decentralized Planning in Kerala, India », in ibid., p. 77-110.
-
[42]
Pour le détail du Minneapolis Revitalization Program : 22 septembre 2003, http://www.nrp.org/.
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[43]
Voir : Fung A., Empowered Participation: Reinventing Urban Governance, Princeton NJ, Princeton University Press, 2003.