Couverture de PARL_015

Article de revue

Un monarque qui veut « régner par les lois » : le Parlement de Paris et le roi dans la France de Louis XV

Pages 44 à 58

Notes

  • [1]
    Lorsque le Parlement persiste dans son refus d’enregistrer le texte royal, en formulant d’itératives remontrances, le souverain a toujours le dernier mot en procédant à l’enregistrement au cours d’un solennel lit de justice (NDLR).
  • [2]
    Jules Flammermont, Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1888-98, t. II, pp. 554-60, t. III, pp. 189-205.
  • [3]
    Michel Antoine, Louis XV, Paris, Fayard, 1989, pp. 909-992, et François Bluche, Louis XV, Paris, Perrin, 2000, pp. 169-189.
  • [4]
    William Doyle, « The parlements of France and the breakdown of the old regime, 1771-1788 », French Historical Studies, 6, 1970, pp. 415-458, et Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris under Louis XV, 1754-1774, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, pp. 314-351.
  • [5]
    Pour quelques exemples, voir Jules Flammermont, op. cit., t. I, pp. 265, 396, 451 ; t. II, pp. 100, 685.
  • [6]
    BnF, Manuscrits Français 7570, fol. 325.
  • [7]
    BnF, Manuscrits Français 7573, fol. 18.
  • [8]
    Ibidem.
  • [9]
    Archives Nationales 156 microfilm 74, fol. 140 ; 156 microfilm 76, fols. 520, 549, 156 microfilm 79, fol. 1036.
  • [10]
    Pierre Grosclaude, Malesherbes et son temps (suite) Nouveaux documents inédits, Paris, Librairie Fischbacher, 1964, Lettre à Madame [Douet], 24 Juin 1772, p. 71.
  • [11]
    Jean Égret, Louis XV et l’opposition parlementaire, Paris, Armand Colin, 1970, reste une synthèse classique du règne dans son ensemble. Parmi ceux qui insistent sur l’importance d’analyser autant les périodes d’accalmie que celles de tensions, on trouve William Doyle, « The parlements » dans K.M. Baker (dir.), The French revolution and the creation of modern political culture, vol. 1, The political culture of the old regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, pp. 157-167, et John Rogister, Louis XV and the Parlement of Paris, 1737-1755, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
  • [12]
    Voir John Rogister, op. cit., pp. 218-68 ; Julian Swann, op. cit., pp. 87-121 et Dale Van Kley, The Damiens affair and the unravelling of the old regime in France, Princeton, Princeton University Press, 1984.
  • [13]
    Joël Félix, Finances et politique au siècle des lumières. Le ministère L’Averdy, 1763-1768, Paris, CHEFF, 1999, pp. 68-78, 122-34, et Julian Swann, Politics and the Parlement, op. cit., pp. 218-249.
  • [14]
    Julian Swann, « Repenser les parlements au XVIIIe siècle : Du concept de “l’opposition parlementaire” à celui de “culture juridique des conflits politiques”, Alain J. Lemaître (dir.), Le Monde parlementaire au XVIIIe siècle. L’invention d’un discours politique, Rennes, PUR, 2010, pp. 17-37.
  • [15]
    Parmi d’autres, voir : Roger Bickart, Les Parlements et la notion de souveraineté nationale au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1932 ; Frédéric Bidouze, Les Remontrances du Parlement de Navarre au XVIIIe siècle. Essai sur une culture politique en province au siècle des Lumières, Biarritz, Atlantica, 2000 ; Élie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992 ; Alain. J. Lemaître (dir.), Le Monde parlementaire au XVIIIe siècle, opcit. et Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation : le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998.
  • [16]
    La crise de mai à août 1718 a été analysée par Joseph H. Shennan, Philippe duke of Orléans, Regent of France, 1715-1723, London, Thames and Hudson, 1979, pp. 76-96 ; John J. Hurt, Louis XIV and the parlements. The Assertion of royal authority, Manchester, Manchester University Press, 2002, pp. 125-172.
  • [17]
    Joseph. H. Shennan, op. cit., p. 88.
  • [18]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, p. 91.
  • [19]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, pp. 109-115.
  • [20]
    John J. Hurt, op. cit., pp. 163-169.
  • [21]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 579.
  • [22]
    Ibid., p. 580.
  • [23]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, pp. 80-81.
  • [24]
    Ibidem.
  • [25]
    Jules Flammermont, op. cit., t. III, p. 236, 12 nov. 1774.
  • [26]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, p. 431. Une bulle monitoire est un acte du pape qui a valeur de loi pour l’Église (NDLR).
  • [27]
    La phrase fut citée dans les remontrances du 27 Novembre 1755, 13 Février 1766, 19-20 Mars 1768 et 6-8 Mai 1768, Jules Flammermont, op. cit., t. II, pp. 69, 550, 881, 931.
  • [28]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, p. 527.
  • [29]
    Ibidem.
  • [30]
    La déclaration du 21 novembre 1763 fut imprimée dans la Gazette d’Amsterdam, le mardi 13 décembre 1763. Pour les détails conduisant à sa publication, voir Joël Félix, Le ministère L’Averdy…, op. cit.
  • [31]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 299.
  • [32]
    Jules Flammermont, op. cit., t. III, pp. 47-48.
  • [33]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 573.
  • [34]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 550.
  • [35]
    Président de la Grand’ Chambre du Parlement. On le nomme ainsi à cause de sa coiffe, une toque de velour noire rehaussée de deux galons dorés (NDLR).
  • [36]
    Archives Nationales, X1A 8298, fol. 92.
  • [37]
    William Doyle, « The parlements of France », pp. 415-58, et Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris, op. cit., pp. 314-351.
  • [38]
    Archives Nationales X1B 8960, fol. cxli.
  • [39]
    Julian Swann, « Disgrace without dishonour : The internal exile of French magistrates in the eighteenth century », Past and Present, n°195, 2007, pp. 87-126, et Sylvie Daubresse, Monique Morgat-Bonnet et Isabelle Storez-Brancourt, Le Parlement en exil ou Histoire politique et judiciaire des translations du Parlement de Paris, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2007.
  • [40]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 162.
  • [41]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 180-181. La loi fut régulièrement citée lors des crises du Parlement de Besancon et d’ailleurs, ainsi que pendant les évènements de 1770-1771.
  • [42]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 34.
  • [43]
    Jules Flammermont, op. cit., t. III, p. 163.
  • [44]
    Bailey Stone, The Parlement of Paris, 1774-1789, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1981, pp. 62-91.
  • [45]
    Voir Peter R. Campbell, Power and politics in Old Regime France: 1720-1745, London, Routledge, (1996), pp. 193-296, et Julian Swann, « Parlement, politics and the parti janséniste: the Grand Conseil affair, 1755-1756 », French History, 6, 1992, pp. 435-461.

1Quelle que soit leur perspective concernant l’histoire du Parlement de Paris, les historiens du règne de Louis XV portent tous une attention particulière à deux événements : la séance de la flagellation (mars 1766) et le lit de justice [1] du 12 avril 1771. En 1766, le roi se rendit au Parlement, sans avoir prévenu les magistrats à l’avance, pour infliger une cuisante réponse aux nombreuses remontrances de la cour au sujet de « l’affaire de Bretagne » et réaffirmer le principe essentiel de l’indivisibilité de la souveraineté royale. Par contraste, en 1771, Louis XV présida le lit de justice au cours duquel le chancelier René-Nicolas-Augustin de Maupeou imposa une série d’édits qui remodelaient le système judiciaire. À l’issue de la cérémonie, le roi prit la parole pour dire « Je ne changerai jamais », une brève déclaration tout à fait typique du monarque mais dont la violence surprit son audience [2]. Ces deux événements, qui provoquèrent en leur temps de nombreux commentaires, ont été depuis lors envisagés comme des étapes importantes dans la crise des relations entre le roi et ses parlements aboutissant à la révolution de 1771. Les biographes de Louis XV, en particulier, ont vu dans la détermination apparente du roi la preuve qu’il s’était enfin décidé à prendre en main l’épineuse question de la résistance parlementaire et à mettre un terme à des décennies d’une opposition préjudiciable au gouvernement de la monarchie [3]. La solidité de cette interprétation se heurte toutefois à l’argument selon lequel le roi aurait été emporté par le cours d’événements indépendants de sa volonté [4]. Quoi qu’il en soit de ces deux approches, il ne fait aucun doute que Louis XV fut souvent irrité par l’apparente insubordination des magistrats. Sa frustration, combinée avec sa réserve ordinaire en public, se manifesta sous la forme de nombreuses réponses brusques et autoritaires aux députations des parlementaires – telles que « Je veux être obéi » ou « Je réfléchirai sur vos représentations » – qui tranchaient avec la verbosité et la rhétorique des parlementaires dans leurs remontrances [5].

2L’attitude froide et distante du roi en public suscita toujours une certaine incompréhension chez les parlementaires, y compris chez ceux qui avaient régulièrement accès à la cour, pour qui les sentiments et la personnalité de Louis XV étaient indéchiffrables. Comme on pouvait s’y attendre, rares furent les magistrats assez audacieux pour se risquer à critiquer leur monarque, et les écrits de ceux qui le firent révèlent un certain nombre de thèmes récurrents. Le journal de Durey de Meinières, président au Parlement, a conservé les commentaires provenant, sans doute, de l’un de ses collègues durant l’exil du Parlement en 1753-1754 [6]. Il se plaignait que le « roi uniquement occupé de ses plaisirs devient de plus en plus incapables d’affaires sérieuses. Il ne peut pas en entendre parler. Il renvoye tout à ses ministres ». Après la mort du roi, Durey de Meinières poursuivit dans une veine semblable, brossant le portrait d’un « prince foible et insouciant », qui avait passé sa vie dans le désordre et abandonné le gouvernement à d’autres [7]. Quant aux parlements, Louis XV n’avait éprouvé qu’ennui dans leurs remontrances incessantes : « il ne vouloit pas toujours les recevoir, ou s’il les recevoit, il ne prenoit pas la peine d’en peser lui-même la force et la vérité, il les donnoit à examiner à ses ministres qui la plus part du temps, lui dissimuloient les faits et les objets les plus dignes de son attention » [8]. Les propos de ce genre n’étaient pas isolés : le président d’Ormesson de Noiseau, un conservateur dans le sein de sa cour qui sera nommé premier président du Parlement, ne parvint pas non plus à prendre la mesure de son souverain. Dans son journal intime, il nota que le roi avait un « ton de bonté et d’aisance surtout… dans ses maisons de campagne » [9]. Malgré ces propos amènes, d’Ormesson prenait au sérieux l’idée selon laquelle Louis XV aurait envisagé, en plus d’une occasion, l’abdication ou qu’il avait secrètement accumulé des millions de livres en or et amassé bien d’autres trésors. Lamoignon de Malesherbes souligna lui aussi les faiblesses de son monarque : en juin 1772, il informa l’un de ses correspondants que « le roy… a un grand attachement pour le despotisme, et une grande aversion pour les parlements et pour les affaires que ces corps luy suscitoient » [10].

3L’appui du roi à la révolution si controversée de Maupeou, en 1771, fut naturellement la principale cause de la désillusion des magistrats à l’égard de Louis le Bien-Aimé : car les critiques de la magistrature ne furent pas typiques du règne dans son ensemble. En dépit des nombreux conflits et exils qui ponctuèrent les années 1715 à 1771, son règne connut également des périodes d’harmonie [11]. Le long exil de 1753-1754, par exemple, s’acheva par la promulgation de la déclaration royale du 2 septembre 1754 que le Parlement, malgré quelques réticences initiales, adopta avec enthousiasme. [12] En novembre 1763, l’opposition prolongée du Parlement aux impositions d’après-guerre fut calmée par la déclaration du 21 novembre 1763, qui devint un nouveau symbole de la réconciliation entre le roi et le Parlement [13]. Il faut donc se méfier des interprétations de l’histoire politique du XVIIIe siècle qui reposent exclusivement sur l’idée que la monarchie était aux prises avec « l’opposition parlementaire » [14]. S’il est certes important d’étudier les concepts de souveraineté nationale, de constitution française, de lois fondamentales ou d’union des classes dans le cadre des discussions et remontrances des parlements, qui étaient tous à l’origine ou reflétaient le conflit, l’histoire du Parlement doit aussi se pencher sur une multitude de sujets qui étaient nettement moins polémiques [15].

4Le but de cette contribution est d’appréhender ce que les parlementaires considéraient comme constituant les qualités nécessaires à un bon souverain. En dépit des moments de désespoir manifestés en privé par certains au sujet de la personne de Louis XV, en public les magistrats ne cessèrent point de mener campagne pour rappeler au roi les modèles auxquels il se devait d’aspirer. Au cours de leurs discussions et dans leurs remontrances concernant les affaires religieuses, juridictionnelles, administratives, fiscales et autres, les parlementaires eurent non seulement l’occasion de louer les qualités présumées de Louis XV, mais encore de mettre en avant celles de ses ancêtres ou celles décrites dans les modèles bibliques et classiques. Ce faisant, ils adressèrent des messages de soutien ou de subtiles critiques à l’égard de l’action du gouvernement. Ils révèlent ainsi les conceptions des parlementaires sur la manière dont Louis XV gouvernait la monarchie ainsi que sur l’usage que le roi pourrait en faire pour exercer sa souveraineté de la manière la plus efficace.

5Peu de temps après avoir rendu aux parlements, en 1715, leur droit de faire des remontrances préalablement à l’enregistrement, le régent, Philippe duc d’Orléans, rencontra une vive opposition des magistrats au sujet des questions financières. Le régent soutenant toujours plus les innovations fiscales de John Law, les parlementaires prirent la tête de l’opposition à ce qu’ils regardaient comme des mesures dangereuses et n’ayant point encore fait la preuve de leur efficacité [16]. Le catalyseur de la crise fut cependant la décision du gouvernement, en mai 1718, d’envoyer à la Cour des Monnaies plutôt qu’au Parlement un édit ordonnant la refonte générale des monnaies. C’était là un exemple typique d’une mauvaise gestion politique des affaires, dans le sens que même si cette décision était parfaitement légale, elle remettait en cause la convention non écrite qu’en l’absence des États Généraux les principales lois financières devaient être enregistrées par le Parlement. Voyant son prestige et sa compétence menacés, le Parlement eut naturellement recours à des mesures radicales, notamment une communication avec les autres cours souveraines de la capitale qui évoquait les souvenirs de 1648, lorsque les assemblées de la chambre Saint-Louis avaient déclenché l’une des journées les plus dramatiques de la Fronde. D’amères représentations furent remises au régent le 19 juin, suivies par les remontrances des 27 juin et 26 juillet mettant en exergue le rôle constitutionnel du Parlement. Selon un célèbre historien du Parlement, les remontrances du 26 juillet furent « de loin le document politique le plus franc que les magistrats aient élaboré dans la première moitié du XVIIIe siècle » [17]. Soucieux d’appuyer leur argument sur des précédents historiques, les magistrats dirent au régent que « Charles le Sage n’entreprit jamais aucune guerre et ne fit aucune affaire importante qu’après avoir consulté son Parlement » [18]. Le même monarque, ajoutèrent les magistrats, avait demandé devant son Parlement, assemblé le 9 mai 1361 :

6

« si les gens de son parlement voyaient qu’il eût fait chose qu’il ne dût, qu’ils le disent et qu’il corrigerait ce qu’il avait fait et que chacun y pensât, et que le vendredi ensuivant ils en diraient leur avis ; et derechef assemblés, le Roi leur dit qu’il voulait avoir leur avis et conseil pour savoir s’il avait failli ou erré en aucune chose, lesquels tout d’un accord répondirent qu’il avait raisonnablement fait. »

7Après avoir souligné cette preuve apparemment irréfutable de l’approbation royale, les magistrats demandèrent si « une telle conduite peut […] diminuer l’autorité royale et la soumission des sujets ? »

8Prononcée par le garde des sceaux, d’Argenson, dans le lit de justice tenu le 26 août 1718, la réponse du régent fut directe et sans concession [19]. Il accusa le Parlement de pousser « ses entreprises jusqu’à prétendre que le roi ne peut rien sans l’aveu de son parlement et que son Parlement n’a pas besoin de l’ordre ni du consentement de Sa Majesté pour ordonner ce qu’il lui plait ». À l’évidence, le lit de justice entendait tester les forces politiques en présence ; l’attitude des magistrats qui se réunirent le lendemain et commencèrent à mettre en cause sa légalité ainsi que l’autorité du garde des sceaux, rappelait à nouveau la Fronde [20]. D’Argenson réagit avec fermeté : trois meneurs parmi les magistrats furent arrêtés et emprisonnés, de sorte que tout parallèle avec la minorité de Louis XIV prit fin. Il n’y eut aucune barricade parisienne en 1718 et le Parlement recula rapidement, une défaite saluée par la plupart des historiens. Penser ces événements en termes exclusifs de réclamations de la part des parlementaires et de réaction hostile de la part du gouvernement royale limite considérablement l’analyse historique. Comme nous l’avons vu, le conflit fut déclenché par la décision d’envoyer un édit à la Cour des Monnaies, puis en juillet 1718, par la référence du Parlement à Charles le Sage précisément parce que l’exemple de ce roi suggérait que les monarques autrefois avaient consulté les magistrats et, naturellement, écouté leur conseil. Chez les parlementaires, leur statut de conseillers du roi était une source de grande fierté et prestige. Tout au long du règne de Louis XV, ils invoquèrent l’héritage d’une longue liste de princes qui leur avaient ordonné de se méfier « des surprises faites à la justice ou religion des rois » [21]. Parmi ces rois figuraient Charles VI, Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier, qui, en 1535, avait encore « ajouté aux précautions prises par les rois ses prédécesseurs : non seulement il a ordonné aux magistrats une juste résistance aux ordres contraires à la justice, il a même cru devoir leur annoncer la punition de leur timidité » [22].

9De tels exemples étaient un ingrédient habituel dans la rhétorique des parlementaires et soulignaient une véritable croyance que les magistrats devaient être autorisés à donner leur conseil en conformité avec leur conscience et que, quand ces avis se heurtaient à la volonté du roi, leur attitude devait être entendue comme une expression de la fidélité à leur devoir et non point un défi à l’autorité royale. En juin 1718, les magistrats évoquèrent ainsi le souvenir d’Henri IV, « l’exemple d’un des puissants et des bons rois », qui avait lui-même rendu, en 1604, un règlement général pour les monnaies. Sur les objections formulées alors par le Parlement, le roi avait pris bonne part de leur intervention et retiré l’édit jugé offensant [23]. Comme on pouvait s’y attendre, le Parlement s’éprit de lyrisme pour les qualités « [d’] un roi conquérant, l’amour de ses peuples, dans un âge avancé, se rendant aux raisons que son Parlement lui représente ; il veut bien convenir que sa religion a été surprise et il rétracte un édit qu’il a envoyé, d’abord qu’il sent qu’il est contraire aux intérêts de son état » [24].

10Autant dire qu’Henri IV figura régulièrement dans les remontrances du Parlement. Les magistrats furent prolixes dans l’éloge de sa « grandeur d’âme » et leurs descriptions de l’amour qu’il avait inspiré à ses sujets. Selon l’avocat général Séguier, le Parlement avait contribué « au triomphe du premier des Bourbons, le vainqueur de ses sujets par sa valeur, leur père par sa bonté, le modèle des rois par ses vertus [25] ». À la fin du XVIIIe siècle, la légende d’Henri le Grand était si solidement établie que ce genre d’hyperbole pourrait sembler sans importance si elle n’était liée à une analyse plus sophistiquée des traits du bon roi Henri qui, aux yeux des parlementaires, lui méritaient l’épithète de « Grand ». En plus de sa volonté déjà signalée de tenir compte des remontrances du Parlement, Henri IV était présenté comme le parangon du respect pour la hiérarchie judiciaire. Dans le cadre de la lutte avec l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, au sujet du refus des sacrements aux paroissiens suspects de jansénisme, le Parlement rappela qu’Henri IV avait, suivant les « lois et coutumes du royaume », renvoyé l’examen des bulles monitoires devant les cours [26]. De semblables arguments furent avancés pendant « l’affaire du Grand Conseil » de 1755-1756 ou encore dans les volumineuses remontrances des 1er-5 juin 1767 qui critiquaient l’abus des évocations. Elles avaient en commun l’image d’un roi Henri IV qui était non seulement respectueux des lois et des ordonnances mais également conscient qu’il n’était pas juste d’abuser de l’autorité absolue de la monarchie. Lorsque les magistrats attaquèrent certaines actions qu’ils considéraient comme arbitraires de la part du gouvernement, ils citèrent fréquemment cette phrase assez énigmatique de Henri IV : « À Dieu ne plaise que je me serve jamais de cette autorité qui se détruit souvent en la voulant établir et à laquelle je sais que les peuples donnent un mauvais nom » [27]. Les magistrats voyaient dans les mots d’Henri IV une allusion aux conséquences néfastes de toute action entreprise par le gouvernement en dehors des voies juridiques normales. Ils furent employés sous forme de reproche à Louis XV après que le duc de Fitz-James, à l’automne 1763, avait placé le Parlement de Toulouse sous assignation à domicile puis, à nouveau en 1766 et en 1768, pour se plaindre respectivement du traitement arbitraire de La Chalotais, procureur général du Parlement de Rennes, et Chanvalon, intendant de Guyane.

11Figure emblématique d’un roi à la fois puissant et populaire, et fondateur de la dynastie, Henri IV constituait un modèle idéal pour justifier la conception parlementaire de la royauté. La phrase « régner par les lois » résumait cette vision. Le modèle henricien fut discuté longuement dans les grandes remontrances d’avril 1753 [28]. Selon leurs auteurs, les plus grands princes avaient reconnu le principe selon lequel ils avaient eux-mêmes « deux souverains, Dieu et la loi », une maxime attribuée, il est vrai à Sully, mais personnifiée par Henri IV. Louis XIV, « le grand », selon les parlementaires, avait aussi fait siens ces principes. À l’appui de leurs propos, ils citèrent l’un des écrits du roi, les Droits de la reine sur divers états de la monarchie d’Espagne ainsi que la maxime des empereurs romains : « Il est digne de la majesté souveraine de se reconnaître assujettie aux lois ; notre autorité dépend de celle des lois ; il y a plus de grandeur à soumettre la couronne aux lois qu’à la porter ! » Forts de ces exemples aussi emblématiques, le Parlement avertit Louis XV de prendre garde à ceux qui entendaient diminuer la majesté de la loi en prévenant que « quiconque vous proposerait d’ébranler les lois serait du nombre de ceux contre qui les lois sont nécessaires » [29].

12Évidemment, les exemples historiques qui remplissaient les pages de remontrances répondaient à des objectifs rhétorique et didactique bien spécifiques et ne constituaient en aucune manière une analyse historique objective du règne d’Henri IV ou de tout autre monarque. C’est justement parce que le Parlement choisissait les rois à propos que ses remontrances nous permettent de connaitre la mentalité des parlementaires. Ainsi, à la fin de la guerre de Sept Ans, lorsque plusieurs magistrats de premier plan furent invités à aider le ministère pour désamorcer la crise provoquée par les tentatives du gouvernement visant à proroger les impositions, les thèmes d’une monarchie limitée par la loi et soucieuse du conseil du Parlement furent-ils à nouveau mis à l’ordre du jour. Dans le préambule de la déclaration du 21 novembre 1763, qui doit beaucoup au nouveau contrôleur général, Clément Charles François de L’Averdy, et son collègue Claude-Guillaume Lambert, le roi annonça être :

13

« convaincu d’un côté que la bonne foi est la garde la plus sûre du Trône des Rois, que la confiance est la véritable force des finances ; voulant d’un autre côté régner, non par l’impression seule de l’autorité que nous tenons de Dieu, et que nous laisserons jamais affaiblir dans nos mains, mais par l’amour, par la justice et par l’observation des règles et des formes sagement établies dans notre royaume. » [30]

14Il s’agissait de rejeter explicitement la politique antérieure fondée sur l’enregistrement des augmentations d’impôts par la procédure du lit de justice qui, dans les provinces, s’effectuait en présence des gouverneurs, comme le duc de Fitz-James et du Chastellier Dumesnil, et à grands renforts militaires. La référence aux « règles et formes » était une allusion à peine déguisée à la nécessité de l’enregistrement libre des lois par les Parlements. Le premier article de la déclaration fut encore plus explicite en indiquant « qu’il nous sera incessamment envoyé par nos parlements, par nos Chambres des Comptes et par nos Cours des Aydes, des Mémoires concernant leurs vues sur les moyens de perfectionner et simplifier l’établissement, la répartition, le recouvrement, l’emploi et la comptabilité de tout ce qui compose l’état de nos finances ».

15Ainsi, lorsqu’ils avaient l’occasion de parler au nom du monarque par le canal de l’une de ses déclarations, les parlementaires soulignèrent-ils à la fois la nécessité de régner selon les lois et de prendre conseil des parlements. Il est facile de comprendre pourquoi autant d’historiens ont accusé les parlementaires de vouloir empiéter sur la prérogative royale, en particulier si l’on prend à la lettre le vocabulaire des remontrances ou les paroles de Louis XV telles qu’elles furent exprimées dans la séance de la flagellation. Comme le montre la déclaration de novembre 1763, les parlementaires, loin d’être hostiles à la monarchie, n’aspiraient à rien de plus qu’à travailler avec elle. En fait, bon nombre de leurs objectifs étaient profondément conservateurs et sous une rhétorique souvent radicale transperce la croyance traditionnelle selon laquelle le roi devait respecter la loi et suivre les conventions concernant l’enregistrement des édits au Parlement et la réception de ses remontrances. À bien des égards, et venant d’un corps puissant, soucieux de protéger son prestige et sa compétence, ce comportement était tout à fait prévisible.

16L’attitude conservatrice des parlementaires envers la royauté peut se lire en nombre d’autres occasions. Les plaintes continuelles au sujet des ministres qui trompaient la « religion du roi » permettaient, en quelque sorte, de critiquer la politique royale, sans impliquer le roi personnellement, en même temps qu’elles étaient un moyen d’encourager Louis XV à prendre une part plus active au gouvernement. Si le roi semblait vouloir prendre personnellement ses affaires en main, cette attitude était immédiatement encouragée par des éloges. En juillet 1761, par exemple, l’annonce par Louis XV qu’il avait l’intention de « s’occuper du retranchement des dépenses » incita le Parlement à rendre « audit seigneur Roi ses propres hommages avec ceux de ses autres sujets sur une résolution si digne d’un roi bien-aimé, ne peut que l’assurer que rien ne sera plus capable de ranimer le courage des peuples que l’exécution publique de cette heureuse détermination » [31]. Toutefois, étant donné la nature et l’objet de remontrances, il était plus courant qu’elles prennent la forme d’appels à l’intervention royale contre les actes iniques des ministres ou des conseillers. Sur le thème familier des dépenses excessives, les parlementaires, au mois de décembre 1768, invitèrent Louis XV à « se faire représenter l’état des pensions, de le comparer avec celui des dernières années de Louis XIV. Si V. M. daigne ensuite descendre dans le détail des titres que chacun de ceux qui les ont obtenus ont eus pour les mériter, Elle verra l’abus qu’on fait journellement de la bonté de son cœur » [32].

17La finance ne fut pas le seul domaine dans lequel les magistrats espéraient convaincre Louis XV d’agir. L’épineuse affaire de Bretagne, qui fit tant pour déstabiliser le gouvernement après 1764, offre une bonne illustration des sentiments des magistrats. Cherchant à arrêter le procès de La Chalotais, qu’il croyait illégal, le Parlement de Paris avertit Louis XV qu’il risquait de créer un terrible précédent. Dans leurs remontrances de juillet 1766, les magistrats firent valoir que « sous un règne moins juste, on pourrait abuser d’un exemple donné par un roi qui a mérité le titre de Bien-Aimé, qui a déclaré ne vouloir régner que par les lois et les formes sagement établies dans son royaume » [33]. Au message que l’on abusait de la bonté du roi, le Parlement ajouta de nombreux appels à Louis XV pour l’inciter à prendre personnellement la décision de mettre un terme au procès. En février 1766, par exemple, le Parlement déclara :

18

« Il n’est qu’un seul moyen, Sire : ce moyen est au pouvoir de V. M. seule, et seule peut répondre à l’élévation des vues et des sentiments qui vous caractérisent, il est digne du meilleur des rois, digne de Louis le Bien-Aimé de ne consulter que Lui-même, lorsque toutes les impressions étrangères n’ont fait jusqu’ici que multiplier les désordres, qu’aggraver les calamités, que compromettre les lois, que préparer, contre les intentions de V. M., de nouveaux troubles, de nouvelles réclamations, de nouveaux obstacles à toute espérance de tranquillité. » [34]

19Comme le procès de La Chalotais s’éternisait en 1766, suscitant la séance de la flagellation ainsi qu’une série de remontrances et de réponses du roi, les parlementaires se raidirent en utilisant la formule rhétorique classique de l’abus de la « bonté » naturelle du roi et de sa « religion trompée ». Après avoir entendu, le 1er août, la réponse particulièrement sévère du roi, le Parlement se réunit pour débattre de la meilleure façon de réagir. L’un des présidents à mortier [35] proposa, comme de coutume, que des commissaires fussent nommés pour examiner la question [36]. À sa suite, un autre président expliqua que :

20

« des sujets rebelles, des serviteurs infidèles pouvaient craindre la présence de leur souverain, mais que des hommes justes, des sujets zélés, des magistrats intègres ne pouvaient redouter la présence d’un maître juste et cher à leurs vœux, qu’il serait à désirer qu’imitant l’exemple de Charles surnommé le Sage, de Louis XII, le père de ses peuples, le dit seigneur Roy daignât venir assister aux délibérations de son Parlement. »

21Bien que plusieurs magistrats fussent favorables à l’idée d’adresser une invitation au roi, la motion de nommer des commissaires l’emporta finalement. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un autre exemple de la manière dont le modèle de Charles le Sage, signalé plus haut en 1718, fut utilisé dans les circonstances très différentes de l’année 1766. Dans les deux cas, les magistrats estimèrent que le rôle naturel du Parlement était de conseiller le roi et qu’une fois en sa présence, libre des mensonges et tromperies des ministres et des courtisans, la « Bonté » naturelle du monarque brillerait à nouveau.

22L’idéal d’un monarque actif, travaillant pour « le Bien public » et le « bonheur de ses sujets » fut régulièrement présenté à Louis XV et au public français. Dans ce monde idéalisé, le roi était « le père du peuple », « le protecteur de la loi », dont la « Bonté » et « l’âme sensible » était la source de l’affection et de la confiance de ses sujets. Mesurer l’impact sur le public de ce discours est difficile. De toute évidence, beaucoup de sujets du roi s’interrogeaient sur les limites de Louis XV par comparaison aux vertus de ses prédécesseurs. Il ne faudrait pas pour autant oublier que l’image du monarque et de la monarchie étaient néanmoins presque toujours positive. Même en temps de crise, le respect pour le monarque et l’éloge de ses vertus étaient mis en exergue dans les remontrances. Mais pour que les relations entre le Parlement et le roi ne se détériorent pas, l’histoire des rois de France offrait les moyens pour prévenir Louis XV qu’il s’engageait sur une voie dangereuse.

23Les événements de 1770-1771 sont particulièrement révélateurs. Le Parlement et le ministère furent de plus en plus impliqués dans un conflit qui avait pris naissance en Bretagne avant de s’étendre à la fois à la cour et la capitale [37]. Comme ils débattaient de la conduite de plus en plus agressive du chancelier Maupeou, les magistrats comparèrent leur situation avec celle des règnes troublés de Charles VI, Charles VII et Louis XI, ainsi que les précédents plus sinistres des derniers Valois [38]. Après que deux magistrats bretons avaient été arrêtés à la sortie d’une audience royale, le Parlement fit appel au passé. Le roi fut :

24

« supplié de se rappeler les événements sinistres qui furent, sous la race des Valois, les tristes présages des malheurs de l’État et des calamités publiques, lorsque Henri II, oubliant sa douceur et sa bonté naturelle pour suivre les impressions des génies violents, fomenta lui-même les troubles qu’on lui faisait espérer d’éteindre par des coups d’autorité, lorsqu’on vit avec effroi la captivité et les supplices mêmes sortir du sein de cette liberté légitime qu’il avait laissée aux membres de son Parlement d’opiner en sa présence, conformément à leur conscience et à leurs lumières ».

25Pour ajouter du poids à leur argumentation, les magistrats rappelèrent le sort d’Henri IV, alors roi de Navarre, et du prince de Condé, qui furent arrêtés sur ordre de François II, après avoir obéi à une citation à comparaître devant la cour. Il est inutile de dire que leurs mauvais traitements furent attribués aux conseils malintentionnés des « hommes ambitieux » et comparés avec le comportement ultérieur d’Henri IV, un roi à nouveau loué pour sa « Bonté » et son « Humanité » dans le traitement de son Parlement et son peuple.

26Les nombreux exils et emprisonnements vécus par les parlementaires pendant le règne de Louis XV encouragèrent une critique vigoureuse du gouvernement arbitraire [39]. Diverses tentatives pour purger les parlements des magistrats gênants encouragèrent également les parlementaires à mettre au point une défense bien rodée de « l’immuabilité des offices ». Dans ces combats, Louis XI « le prince le plus jaloux de sa puissance et de son autorité » émergea comme un improbable héros parlementaire [40]. Son traitement de faveur dérivait dans une large mesure de sa fameuse loi du 21 octobre 1467 stipulant que les magistrats ne devaient être ni « troublés ni inquiétés dans l’exercice de leurs fonctions par lettres de cachet ni autrement, ni perdre l’exercice de leurs charges autrement que par mort, résignation volontaire ou forfaiture préalablement jugée et déclarée judiciairement, et selon les termes de la justice, par juges compétents » [41]. En conséquence, Louis XI fournit l’exemple, maintes fois répété, d’un monarque résolu mais qui, néanmoins, « jura [aux membres de son Parlement] qu’il leur seroit bon roi, et que de sa vie il ne les contraindroit à faire chose contre leur conscience » [42]. D’autres exemples de l’attitude soi-disant bénigne et respectueuse du roi Louis XI à l’égard du Parlement furent brandis par les magistrats dans leur lutte contre Maupeou. Dans l’arrêté de protestation contre le lit de justice du 7 décembre 1771 et l’édit de discipline de Maupeou, les parlementaires firent valoir que la soumission à une telle loi était contraire « au serment qu’ils ont fait de garder et observer les lois et ordonnances du Royaume, et l’obligation d’acquitter en cette partie les rois du serment qu’ils font à leur sacre, et d’y vaquer tellement que par la faute [des magistrats] aucune plainte n’en puisse advenir ni aux rois charge de conscience ; ainsi qu’il a été très expressément recommandé par le roi Louis XI à sa dite Cour » [43].

27Ces arguments ne furent pas entendus et Maupeou, appuyé par le roi, insista pour exiler le Parlement de Paris et le remplacer par un nouveau tribunal en avril 1771. Ce fut à ces magistrats que Louis XV promit « je ne changerai jamais » et il tint parole. Comme nous l’avons vu, pendant leur exil, de nombreux magistrats témoignèrent de leur désillusion à l’égard de Louis XV, attribuant leur situation au caractère faible du roi et sa dépendance à l’égard des ministres détestés comme Maupeou. Pour autant, les parlementaires n’étaient pas hostiles à la monarchie en tant qu’institution, et le jeune Louis XVI nourrit bien des espoirs, surtout après sa décision du mois de novembre 1774 de les rappeler [44]. Il est certes vrai que le Parlement de Paris, pendant le règne de Louis XV, avança souvent des arguments constitutionnels audacieux en affirmant, entre autres, être le descendant direct des anciennes assemblées des Francs, en promouvant la théorie de l’union des classes et en spéculant sur les droits des citoyens et même de la Nation. L’objectif de cette contribution n’est pas, bien sûr, de nier l’importance de ces idées qui sont au cœur de l’histoire politique et intellectuelle du XVIIIe siècle, mais de mettre en évidence un aspect jusqu’ici négligé de la richesse du corpus des remontrances parlementaires.

28Beaucoup des revendications constitutionnelles du Parlement eurent lieu dans le contexte spécifique des querelles traditionnelles ayant trait à sa compétence (comme ce fut le cas avec la cour des Monnaies en 1718 ou le Grand Conseil en 1755-1756 et 1768), ou surgirent suite aux querelles religieuses concernant la bulle Unigenitus[45]. Les revendications du Parlement ne firent pas partie d’une marée montante de l’insubordination judiciaire ou d’une campagne concertée pour lutter contre le pouvoir du roi. Elles s’inscrivent plutôt dans une tentative pour préserver leur prestige professionnel, corporatif et personnel, et faire respecter la primauté de la loi. L’écrasante majorité des parlementaires avait une vision traditionnelle et très conservatrice de la monarchie. Cet idéal fut constamment mis en avant lorsqu’ils essayaient d’identifier le secret des monarques modèles. Convaincus que le rôle fondamental du magistrat était de donner des conseils en conformité avec les lois et leur conscience, les parlementaires croyaient que le roi se devait de les consulter et, le cas échéant, tenir compte de leurs conseils. Lorsque Louis XV ignorait ces conseils, comme c’était souvent le cas, le Parlement n’avait guère d’autre choix que d’attirer son attention sur le règne troublé des monarques égarés par de mauvais conseils. Pourtant, même quand il faisait allusion aux règnes peu glorieux de Charles VI ou Charles IX, à la dureté de Louis XI ou à la guerre civile qui avait miné le malheureux Henri III, le Parlement évita la tentation de formuler des critiques directes. L’image de la monarchie qui en résultait était finalement positive et compatible avec la vision légaliste du Parlement, c’est-à-dire l’image d’un roi idéal qui devait « régner par les lois ».


Mots-clés éditeurs : Parlement, monarchie, politique, justice, Louis XV

Mise en ligne 23/03/2011

https://doi.org/10.3917/parl.015.0044

Notes

  • [1]
    Lorsque le Parlement persiste dans son refus d’enregistrer le texte royal, en formulant d’itératives remontrances, le souverain a toujours le dernier mot en procédant à l’enregistrement au cours d’un solennel lit de justice (NDLR).
  • [2]
    Jules Flammermont, Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1888-98, t. II, pp. 554-60, t. III, pp. 189-205.
  • [3]
    Michel Antoine, Louis XV, Paris, Fayard, 1989, pp. 909-992, et François Bluche, Louis XV, Paris, Perrin, 2000, pp. 169-189.
  • [4]
    William Doyle, « The parlements of France and the breakdown of the old regime, 1771-1788 », French Historical Studies, 6, 1970, pp. 415-458, et Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris under Louis XV, 1754-1774, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, pp. 314-351.
  • [5]
    Pour quelques exemples, voir Jules Flammermont, op. cit., t. I, pp. 265, 396, 451 ; t. II, pp. 100, 685.
  • [6]
    BnF, Manuscrits Français 7570, fol. 325.
  • [7]
    BnF, Manuscrits Français 7573, fol. 18.
  • [8]
    Ibidem.
  • [9]
    Archives Nationales 156 microfilm 74, fol. 140 ; 156 microfilm 76, fols. 520, 549, 156 microfilm 79, fol. 1036.
  • [10]
    Pierre Grosclaude, Malesherbes et son temps (suite) Nouveaux documents inédits, Paris, Librairie Fischbacher, 1964, Lettre à Madame [Douet], 24 Juin 1772, p. 71.
  • [11]
    Jean Égret, Louis XV et l’opposition parlementaire, Paris, Armand Colin, 1970, reste une synthèse classique du règne dans son ensemble. Parmi ceux qui insistent sur l’importance d’analyser autant les périodes d’accalmie que celles de tensions, on trouve William Doyle, « The parlements » dans K.M. Baker (dir.), The French revolution and the creation of modern political culture, vol. 1, The political culture of the old regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, pp. 157-167, et John Rogister, Louis XV and the Parlement of Paris, 1737-1755, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
  • [12]
    Voir John Rogister, op. cit., pp. 218-68 ; Julian Swann, op. cit., pp. 87-121 et Dale Van Kley, The Damiens affair and the unravelling of the old regime in France, Princeton, Princeton University Press, 1984.
  • [13]
    Joël Félix, Finances et politique au siècle des lumières. Le ministère L’Averdy, 1763-1768, Paris, CHEFF, 1999, pp. 68-78, 122-34, et Julian Swann, Politics and the Parlement, op. cit., pp. 218-249.
  • [14]
    Julian Swann, « Repenser les parlements au XVIIIe siècle : Du concept de “l’opposition parlementaire” à celui de “culture juridique des conflits politiques”, Alain J. Lemaître (dir.), Le Monde parlementaire au XVIIIe siècle. L’invention d’un discours politique, Rennes, PUR, 2010, pp. 17-37.
  • [15]
    Parmi d’autres, voir : Roger Bickart, Les Parlements et la notion de souveraineté nationale au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1932 ; Frédéric Bidouze, Les Remontrances du Parlement de Navarre au XVIIIe siècle. Essai sur une culture politique en province au siècle des Lumières, Biarritz, Atlantica, 2000 ; Élie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992 ; Alain. J. Lemaître (dir.), Le Monde parlementaire au XVIIIe siècle, opcit. et Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation : le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998.
  • [16]
    La crise de mai à août 1718 a été analysée par Joseph H. Shennan, Philippe duke of Orléans, Regent of France, 1715-1723, London, Thames and Hudson, 1979, pp. 76-96 ; John J. Hurt, Louis XIV and the parlements. The Assertion of royal authority, Manchester, Manchester University Press, 2002, pp. 125-172.
  • [17]
    Joseph. H. Shennan, op. cit., p. 88.
  • [18]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, p. 91.
  • [19]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, pp. 109-115.
  • [20]
    John J. Hurt, op. cit., pp. 163-169.
  • [21]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 579.
  • [22]
    Ibid., p. 580.
  • [23]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, pp. 80-81.
  • [24]
    Ibidem.
  • [25]
    Jules Flammermont, op. cit., t. III, p. 236, 12 nov. 1774.
  • [26]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, p. 431. Une bulle monitoire est un acte du pape qui a valeur de loi pour l’Église (NDLR).
  • [27]
    La phrase fut citée dans les remontrances du 27 Novembre 1755, 13 Février 1766, 19-20 Mars 1768 et 6-8 Mai 1768, Jules Flammermont, op. cit., t. II, pp. 69, 550, 881, 931.
  • [28]
    Jules Flammermont, op. cit., t. I, p. 527.
  • [29]
    Ibidem.
  • [30]
    La déclaration du 21 novembre 1763 fut imprimée dans la Gazette d’Amsterdam, le mardi 13 décembre 1763. Pour les détails conduisant à sa publication, voir Joël Félix, Le ministère L’Averdy…, op. cit.
  • [31]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 299.
  • [32]
    Jules Flammermont, op. cit., t. III, pp. 47-48.
  • [33]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 573.
  • [34]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 550.
  • [35]
    Président de la Grand’ Chambre du Parlement. On le nomme ainsi à cause de sa coiffe, une toque de velour noire rehaussée de deux galons dorés (NDLR).
  • [36]
    Archives Nationales, X1A 8298, fol. 92.
  • [37]
    William Doyle, « The parlements of France », pp. 415-58, et Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris, op. cit., pp. 314-351.
  • [38]
    Archives Nationales X1B 8960, fol. cxli.
  • [39]
    Julian Swann, « Disgrace without dishonour : The internal exile of French magistrates in the eighteenth century », Past and Present, n°195, 2007, pp. 87-126, et Sylvie Daubresse, Monique Morgat-Bonnet et Isabelle Storez-Brancourt, Le Parlement en exil ou Histoire politique et judiciaire des translations du Parlement de Paris, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2007.
  • [40]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 162.
  • [41]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 180-181. La loi fut régulièrement citée lors des crises du Parlement de Besancon et d’ailleurs, ainsi que pendant les évènements de 1770-1771.
  • [42]
    Jules Flammermont, op. cit., t. II, p. 34.
  • [43]
    Jules Flammermont, op. cit., t. III, p. 163.
  • [44]
    Bailey Stone, The Parlement of Paris, 1774-1789, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1981, pp. 62-91.
  • [45]
    Voir Peter R. Campbell, Power and politics in Old Regime France: 1720-1745, London, Routledge, (1996), pp. 193-296, et Julian Swann, « Parlement, politics and the parti janséniste: the Grand Conseil affair, 1755-1756 », French History, 6, 1992, pp. 435-461.
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