Couverture de PARL2_HS17

Article de revue

La conquête animale du nouveau monde dans le Codex florentin

Pages 136 à 142

Notes

  • [1]
    De multiples travaux ont été consacrés au Codex florentin. Voir en particulier le numéro spécial de la revue Estudios de cultura náhuatl, “Fray Bernardino de Sahagún, a quinientos años de su nacimiento”, no 29, 1999, en ligne : [https://www.historicas.unam.mx/publicaciones/revistas/nahuatl/pdf/ecn29/ecn029.html].
  • [2]
    Sur l’histoire éditoriale de l’encyclopédie et en particulier du livre XII, Real Luis, « El libro XII de Sahagún », Historia Mexicana, no 18/2, 1955, p. 184-210.
  • [3]
    Ces questions ont été finement abordées par Gruzinski Serge, La colonisation de l’imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol (xvie-xviiie siècle), Paris, Gallimard, 1988.
  • [4]
    Grunberg Bernard, Histoire de la Conquête du Mexique, Paris L’Harmattan, 1995.
  • [5]
    du Bron Marion, Le cheval mexicain en Nouvelle-Espagne entre 1519 et 1539, thèse de doctorat inédite sous la direction de Serge Gruzinski, EHESS, 2009.
  • [6]
    Crosby Alfred, Ecological Imperialism: The Biological Expansion of Europe, 900-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 et Melville Elinor, A Plague of Sheep: Environmental Consequences of the Conquest of Mexico, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
  • [7]
    Cf. le commentaire de la réglementation sur les porcs à Mexico au xviiie siècle dans ce même numéro.
  • [8]
    Saumade Frédéric, « Du taureau au dindon », Études rurales, no 157-158, 2001, p. 107-140.
  • [9]
    Exbalin Arnaud, La grande tuerie des chiens. Mexico et l’Occident (xviiie-xxie siècle), Champ Vallon, « La chose publique », 2023.

« Douzième livre qui raconte comment des Espagnols conquirent la Ville de Mexico », couverture du livre XII de Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España ou Codex florentin, mi-xvie siècle

figure im1

« Douzième livre qui raconte comment des Espagnols conquirent la Ville de Mexico », couverture du livre XII de Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España ou Codex florentin, mi-xvie siècle

1 Consacrée à de la Conquête du Mexique, cette peinture figure en couverture du douzième et dernier livre du Codex florentin. L’auteur de l’image est inconnu. En revanche, nous savons comment cette Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne (c’est son autre titre) a été composée au milieu du xvie siècle, à Mexico, dans le collège franciscain de Santa-Cruz Tlatelolco [1]. Cette encyclopédie est le fruit d’une enquête coordonnée par le franciscain Bernardino de Sahagún (il arriva en Nouvelle-Espagne en 1529) qui eut le projet démentiel de collecter tous les savoirs, les croyances, l’histoire, la faune et la flore des populations indigènes de langue nahuatl du plateau central du Mexique. Son ambition était alors de comprendre les cosmovisions des Indiens dans le but de trouver les moyens les plus efficaces pour évangéliser ceux que l’on appelait alors les Naturels. Le Codex florentin se présente sous la forme d’un épais manuel, une somme de trois volumes de 500 folios chacun, destiné à former les missionnaires de la Nouvelle-Espagne. Depuis ses différentes éditions au xixe siècle, il est devenu un fantastique document ethnographique pour les anthropologues et les historiens [2].

2 La collecte des informations auprès des Anciens (les principales, qui sont les chefs indigènes), la mise par écrit des témoignages oraux et leur délicate retranscription dans une écriture alphabétique, la structuration d’une pensée complexe dans un livre européen ordonné en chapitres qui se suivent selon un cheminement logique, l’élaboration de plusieurs centaines d’illustrations comme celle que nous avons sous les yeux, et enfin, la traduction du nahuatl au castillan constituèrent un travail titanesque qui s’étala sur près de trente ans pour s’achever vers 1577.

3 L’image a été composée par un étudiant indigène du Collège de Santa-Cruz spécialisé dans la peinture que l’on appelait un tlacuilo. On remarque d’emblée que la perspective en trois dimensions n’est pas encore totalement maîtrisée et que certains personnages ne sont pas à l’échelle. L’auteur de cette peinture a été confronté à plusieurs difficultés : comment représenter un paysage en perspective ? Comment y faire figurer des objets (les caravelles) qui n’existaient pas dans les mondes méso-américains ? Comment peindre des espèces animales inconnues selon des canons esthétiques qui n’ont rien de commun avec les traditions pictographiques autochtones [3] ? Car ce qui frappe à première vue est la précision avec laquelle le tlacuilo a peint, de manière extrêmement réaliste, les espèces animales qui figurent au premier plan : les détails du trait appliqué à chaque animal, la morphologie des encolures, le volume des membres, la pilosité et l’expressionnisme qui se dégage de chaque individu. La brebis se nettoie le dos, un cheval, la mâchoire ouverte, semble vouloir ruer, un autre équidé fait un exercice de dressage, la patte avant relevée…

4 L’auteur avait de toute évidence acquis une solide culture esthétique européenne au sein du Collège franciscain de Tlatelolco où il avait appris à lire le latin, à maîtriser la rhétorique du castillan et assimilé la théologie. Il avait aussi des modèles reproduits (on songe à des scènes de l’Arche de Noé) sur des gravures européennes de la Renaissance qui abondaient dans le scriptorium. Et puis au milieu du xvie siècle, ces animaux étaient déjà présents dans la capitale de la Nouvelle-Espagne et il suffisait au tlacuilo de parcourir les rues de Mexico pour trouver cochons, vaches, montures. Des dizaines de tlacuilos ont participé à l’élaboration des 2 468 illustrations qui agrémentent l’encyclopédie. Cette peinture de la Conquête a cependant un statut particulier au sein de l’ouvrage ; elle est la seule image à figurer en première page d’un chapitre, un peu à la manière d’un frontispice. Elle est ainsi surmontée du titre : « Douzième livre qui raconte comment des Espagnols conquirent la Ville de Mexico ».

5 L’image est traversée par une diagonale fixée par le trait de côte. En haut à gauche, la mer, le Golfe de Mexique par lequel les caravelles espagnoles dirigées par le capitaine Hernan Cortés ont débarqué en mars 1519 [4]. On voit quatre navires à trois mâts dans une mer remuée ; l’horizon, ponctué d’une île (les Açores ?) est surmonté d’une auréole dans le ciel, une manifestation de la protection divine accordée à l’entreprise conquérante. Au bord du rivage, une caravelle d’où des hommes (des Espagnols qui portent un chapeau) débarquent du matériel que l’on voit au centre de l’image : planches, pièces de ferronnerie, coffres et caisses – autant de références à la fondation et à la construction des villes.

6 Sur terre, à l’arrière-plan, un Indien isolé découvre et montre du doigt les caravelles. Il pourrait s’agir du premier contact relaté lors d’une précédente expédition, celle de 1518, lorsque Juan de Grijalva longea les côtes de la péninsule du Yucatán et du Golfe du Mexique et que des émissaires (les calpixques) de l’empereur Moctezuma rencontrèrent les capitaines espagnols pour la première fois. Il est ainsi fort possible que cette image condense plusieurs épisodes du début de la conquête. Plus bas, à sa gauche, un village indien dominé par une colline surmontée d’un arbre – peut-être un glyphe toponymique comme cela se fait habituellement dans les codex indigènes – et, à droite, devant un rocher, un autre épisode du chemin de Cortés où l’on observe un chef indien qui semble converser avec le conquistador Hernan Cortés parmi des soldats en armures, et, entre d’eux, une femme, une Indienne avec son huipil, la fameuse Malinche qui traduit les propos. Un Espagnol assis, la plume à la main, semble retranscrire ce qui se dit, à moins qu’il ne soit en train de rédiger l’acte de fondation (autre épisode de la conquête) de la Villa Rica de Santa-Cruz, fondée en avril 1519, au nom du monarque catholique. On remarquera toutefois l’absence de croix chrétienne sur le dessin.

7 Au premier plan, sur chaque bord de l’image, on distingue nettement les animaux débarqués des caravelles. À droite, trois chevaux (ou alors un cheval dont le mouvement aurait été décomposé en trois mouvements) harnachés et sellés. Les chevaux, inconnus en Mésoamérique au moment de la rencontre, furent les animaux par excellence de la geste cortésienne, procurant rapidité de déplacement, charges lors des combats, transport de denrées et de matériel et surtout source de prestige des capitaines sur les soldats et des Espagnols sur les Indiens. Les chroniques indiennes de la conquête insistent en effet sur la fascination exercée par les équidés. Dans le Livre XII, le chapitre VII (« Ce que les messagers mexicas ont rapporté à Moctezuma après avoir rencontré Cortés ») souligne justement l’étonnement suscité par « la grandeur des chevaux et comment les Espagnols armés les montaient ». L’historiographie de la conquête a sans doute exagéré le rôle des chevaux dans le succès de l’opération. Cortés débarque avec seulement 16 chevaux. Le cheval n’est militairement guère utile dans les régions montagneuses et boisées et le terrain lacustre de Tenochtitlan ne se prêtait guère aux charges de cavalerie. La législation royale interdit précocement la possession, la monte et l’élevage des chevaux aux Indiens, exception faite pour la noblesse tlaxcaltèque, alliée des Espagnols. Dans la réalité, dans la deuxième moitié du xvie siècle, alors que l’élevage équin se développait dans toutes les régions pacifiées, les chevaux (et les mules) ont été adoptés par les Indiens et intégrés à leur mode de vie et à leur cosmovision [5]. Il existe des cas fameux, chez les Chichimèques et les Apaches du Nord ou chez les Araucans du Chili, où les peuples autochtones dérobaient les chevaux aux Espagnols pour les utiliser à des fins belliqueuses et les retourner contre leurs ennemis.

8 Placés à gauche, comme pour les différencier des chevaux prestigieux, on distingue cinq animaux domestiques d’espèces différentes. Ces animaux ne viennent pas directement de l’Espagne mais de Cuba où ils ont pu s’acclimater pendant une dizaine d’années avant de monter dans les onze navires qui partirent de Santiago le 10 février 1519. On voit ainsi une vache entourée d’un bélier mérinos identifiable à ses cornes et au rendu de la texture de sa laine, un (ou deux) cochon – qui n’est pas encore le gros cochon rose né des élevages du xixe siècle – avec son groin caractéristique et, sur la gauche, une brebis (l’animal a des sabots) allongée. Bovins, porcins et ovins, inconnus sur cette terre, fournirent le cuir, le lait, la viande, la graisse et la laine nécessaires au mode de vie des Espagnols. Sans eux, aucune entreprise de colonisation n’aurait pu réussir en Amérique. La diffusion de ces espèces dans les vastes espaces offerts par la Nouvelle-Espagne fut rapide et, dès la fin du xvie siècle, on trouve des élevages en mode extensif sur l’ensemble de l’Altiplano. L’impact de l’introduction de ces animaux domestiques a été souligné par nombre d’études historiques [6]. Impacts environnementaux : développement des herbages au détriment des espaces boisés, piétinement des sols, érosion, destructions des cultures par les animaux marron ; conséquences catastrophiques pour la démographique locale : diffusion de maladies pathogènes et de zoonoses, transformation des régimes alimentaires traditionnellement peu carnés dans cette région ; impacts dans la sphère matérielle : développement des métiers du cuir et de ses dérivés. Dans les villes, la diffusion des élevages de porcs, encore plus précoce, dès les années 1530, obligea les autorités à légiférer en matière policière [7].

9 Notons enfin sur l’image deux grands absents : chien et poule, dont on sait qu’ils étaient présents dans les cales des navires. Peut-être que ces espèces déjà connues des peuples méso-américains n’apparaissaient pas suffisamment « exotiques » pour être consignées par le peintre dans le dessin. La volaille est un genre d’animal bien connu des Méso-Américains : le dindon est en effet élevé et consommé depuis 5 000 ans par les autochtones. Il est l’un des seuls animaux domestiqués par les Mexicas [8]. Le cas du chien est différent : partout présent en Amérique depuis la colonisation humaine du continent il y a près de 20 000 ans, le chien avait un tout autre rôle que ceux attribués par les Espagnols aux chiens de guerre ou aux chiens de chasse. Chez les Mexicas, le chien est davantage qu’un animal domestique : animal civilisateur qui apporte le feu aux hommes, signe du calendrier divinatoire qui régentait les existences, enveloppe corporelle qui accueillait le double d’une âme humaine, être psychopompe qui conduisait le défunt vers l’au-delà ; on ignore par ailleurs si les chiens des Mexicas étaient dressés, aucun document ne permet de l’attester. Il existait plusieurs espèces canines. Sahagun et ses informateurs les évoquent dans le livre XI du Codex florentino, les talchichis étaient engraissés pour être consommés lors de fêtes cérémonielles, les xoloitzcuintles, sans poil et sans molaire, étaient de prestigieuses mascottes réservées à la noblesse mais la plupart étaient des chiens libres qui vivaient sans collier ni laisse au milieu des hommes comme dans les cités européennes au même moment [9].


10 En définitive, cette illustration produite par un indigène acculturé et commandée par un missionnaire de la Renaissance est un document hybride qui mêle les cosmovisions des peuples de culture nahuatl et l’ordre du monde chrétien et occidental. Les animaux européens peints par le tlacuilo surgissent dans un grand naturalisme au sein d’un discours figuratif (la puissance navale, les fondations urbaines, les armures) qui légitimait la conquête du Nouveau Monde.


Date de mise en ligne : 13/10/2022

https://doi.org/10.3917/parl2.hs17.0136

Notes

  • [1]
    De multiples travaux ont été consacrés au Codex florentin. Voir en particulier le numéro spécial de la revue Estudios de cultura náhuatl, “Fray Bernardino de Sahagún, a quinientos años de su nacimiento”, no 29, 1999, en ligne : [https://www.historicas.unam.mx/publicaciones/revistas/nahuatl/pdf/ecn29/ecn029.html].
  • [2]
    Sur l’histoire éditoriale de l’encyclopédie et en particulier du livre XII, Real Luis, « El libro XII de Sahagún », Historia Mexicana, no 18/2, 1955, p. 184-210.
  • [3]
    Ces questions ont été finement abordées par Gruzinski Serge, La colonisation de l’imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol (xvie-xviiie siècle), Paris, Gallimard, 1988.
  • [4]
    Grunberg Bernard, Histoire de la Conquête du Mexique, Paris L’Harmattan, 1995.
  • [5]
    du Bron Marion, Le cheval mexicain en Nouvelle-Espagne entre 1519 et 1539, thèse de doctorat inédite sous la direction de Serge Gruzinski, EHESS, 2009.
  • [6]
    Crosby Alfred, Ecological Imperialism: The Biological Expansion of Europe, 900-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 et Melville Elinor, A Plague of Sheep: Environmental Consequences of the Conquest of Mexico, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
  • [7]
    Cf. le commentaire de la réglementation sur les porcs à Mexico au xviiie siècle dans ce même numéro.
  • [8]
    Saumade Frédéric, « Du taureau au dindon », Études rurales, no 157-158, 2001, p. 107-140.
  • [9]
    Exbalin Arnaud, La grande tuerie des chiens. Mexico et l’Occident (xviiie-xxie siècle), Champ Vallon, « La chose publique », 2023.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions