Notes
-
[1]
Gaier Claude, Karlshausen Robert et Francotte Auguste, Ars mechanica. Le grand livre de la FN : une aventure industrielle extraordinaire. FN Herstal, Browning, Winchester, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 2007 ; Deloge Pascal, Une histoire de la Fabrique Nationale de Herstal. Technologie et politique à la division « moteurs » (1889-1992), Liège, Céfal, 2012.
-
[2]
Geerkens Éric, Moutet Aimée, « La rationalisation en France et en Belgique dans les années 1930 », Travail et Emploi, no 112, 2007, p. 75-86.
-
[3]
L’Hoest L., « Quelques questions d’organisation des ateliers de construction mécanique », Revue Universelle des Mines, vol. XXV, no 2, 1909, p. 127.
-
[4]
Hounshell David A., From the American system to mass production, 1800-1932. The development of manufacturing technology in the United States, Baltimore, Johns Hopkins UP, 1984, p. 6 ; Cohen Yves, Organiser à l’aube du taylorisme : la pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919, Besançon, PU franc-comtoises, 2001, p. 104-105.
-
[5]
Cohen Yves, « Calibres, tolérances, hiérarchies et doigtés. L’art de l’interchangeabilité dans l’automobile à l’exemple de Peugeot (1910-1940) », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, no 46, 1998, p. 165-166.
-
[6]
Gaier Claude, Quatre siècles d’armurerie liégeoise, 3e éd., Liège, Eugène Wahle, 1985, p. 227.
-
[7]
Cohen Yves, « Inventivité organisationnelle et compétitivité. L’interchangeabilité des pièces face à la crise de la machine-outil en France autour de 1900 », Entreprises et Histoire, no 5, 1994, p. 69-70.
-
[8]
Voir parmi bien d’autres : Barnier Frédérique, « Aux origines du “taylorisme” à la française : Gustave Ply », Entreprises et Histoire, vol. 18, no 1, 1998, p. 101-102.
-
[9]
Le Chatelier Henry, Science et industrie. Les débuts du taylorisme en France, Paris, Éditions du CTHS, 2001 [1re éd. 1925], p. 187 ; Geerkens Éric, La rationalisation dans l’industrie belge de l’Entre-deux-guerres, Bruxelles, Palais des Académies, 2004, p. 220-225.
-
[10]
Jenicot J., Étude sur le travail de la femme dans les industries métallurgiques et mécaniques dans la région liégeoise, Liège, École Provinciale de Service Social-Industrie, 1945, p. 38.
-
[11]
Moutet Aimée, Les logiques de l’entreprise. La rationalisation dans l’industrie française de l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997, p. 50.
-
[12]
Geerkens Éric, La rationalisation…, op. cit., p. 518-521.
-
[13]
Vogel Laurent, « Défendre la santé et l’égalité : une dimension spécifique importante de la lutte des travailleuses », in Dynamiques, 2016, numéro spécial « Les ouvrières de la FN changent l’histoire 1966-2016 » [en ligne : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2016/12/01/defendre-la-sante-et-legalite-une-dimension-specifique-importante-des-luttes-des-travailleuses/].
-
[14]
Coenen Marie-Thérèse, La grève des femmes de la FN en 1966 : une première en Europe, Bruxelles, POL-HIS, 1991.
1« Ces nouvelles machines, malgré le coût très élevé des forets, sont plus économiques que les anciennes. Avec ces dernières, un homme expérimenté, à qui l’on doit donner un salaire journalier de frs 4,5, pouvait, par jour, forer neuf canons, de sorte que la main-d’œuvre du forage revient à frs 0,5 par canon. Avec la machine nouvelle, une femme sans expérience peut forer jusqu’à 56 canons, de sorte que le prix de revient du forage ne dépasse pas frs 0,05.
2Ce n’est pas la question économique seule qui nous a conduit à employer les femmes dans le travail de l’usine de Herstal, mais aussi et surtout la difficulté de recruter le personnel ouvrier nécessaire à notre usine.
3Par la crise intense que traverse notre industrie armurière, les demandes d’emploi ne devaient pas manquer ; mais il faut remarquer que ce n’est qu’à contrecœur que les ouvriers armuriers, habitués au travail en chambre, se seraient pliés au travail de l’usine ; ils auraient quitté cette dernière à la première reprise. D’autre part, les ouvriers armuriers que nous avons essayés, se contentaient de travailler à 3/10 de millimètre, erreur très faible et sans effet lorsqu’il ne s’agit que d’armes ordinaires. En outre, dans un but de perfectionnement, il leur arrivait souvent de dérégler les machines.
4Les femmes, plus soigneuses et sans prétention dans le métier, conduisent leur machine d’une façon mécanique, suivant les indications qui leur ont été données ; elles ne rudoient pas les machines et sont d’une plus grande propreté ».
5Joseph Chantraine, « La fabrication du nouveau fusil belge et l’organisation du travail à la Fabrique Nationale de Herstal », Bull. AILg [Bulletin de l’Association des Ingénieurs sortis de l’École de Liège], Séance du 24 avril 1892, section de Liège, p. 147.
6« La fabrication en série est la forme de production la plus économique ; elle tend à réduire à néant la part de la main-d’œuvre dans l’usinage des pièces détachées et dans leur assemblage, dans l’usinage des pièces détachées par l’emploi exclusif des machines, dans leur assemblage par l’interchangeabilité rigoureuse des pièces réalisées mécaniquement. Dans cette voie, la fabrication de produits aussi compliqués que les armes automatiques, avait dû jusqu’aujourd’hui se contenter de compromis : dans l’élaboration des pièces, elle s’accommodait de retouches faites à la lime, pour mise à calibre, et tolérait au montage certains réajustements rendus indispensables au bon fonctionnement du mécanisme par les écarts de la fabrication à partir des dimensions « types ». Pour arriver à obtenir dans ces domaines difficiles une fabrication en série irréprochable, c’est-à-dire une production de pièces absolument interchangeables, il a fallu améliorer profondément une technique qui pouvait suffire pour des produits moins complexes. Celle-ci repose entièrement sur une étude préalable détaillée du produit, destinée simplement à en établir les tables de dimensions, c’est-à-dire les plans des pièces cotés et toléranciés […], il convient pour limiter les fantaisies souvent désastreuses de l’exécutant de donner à chaque cote sa tolérance […] pour des variations inégales [des distances entre deux appuis], elle oblige le régleur à interpréter ses calibres avec une intelligence que la division du travail entre le bureau technique et l’atelier a précisément pour but de lui éviter […], il est intéressant, surtout si l’on utilise pour ce travail des éléments peu expérimentés, d’adopter une méthode éliminant systématiquement toute réflexion. »
7René Laloux, « Aperçu du dimensionnement des pièces d’armes pour la fabrication en série », in Congrès international de mécanique générale. Liège 1930, Liège, G. Thône, 1930, vol. III, p. 202.
8******
9Les textes présentés ici émanent de deux dirigeants de la Fabrique Nationale d’armes de guerre (FN), à Herstal-lez-Liège. Ingénieur AILg (Association des Ingénieurs sortis de l'École de Liège), Joseph Chantraine ([1856]-1928) a été le deuxième directeur de l’entreprise, qu’il a pilotée à ses débuts, de 1890 à 1895, lorsqu’il fallait organiser ses premières fabrications. Issu d’une des familles fondatrices de l’entreprise armurière, l’ingénieur AILg René Laloux (1895-1981) a fait toute sa carrière à la FN ; il en est nommé sous-directeur en 1932, assure la direction générale entre 1950 et 1963 puis préside son conseil d’administration entre 1963 et 1971. Inscrite dans la tradition armurière liégeoise, longtemps organisée sur le mode proto-industriel, la FN est née en 1889 de la commande par l’armée belge de quelque 150 000 exemplaires d’un fusil Mauser, laquelle conduit de grandes familles armurières locales à former un syndicat de fabricants et à construire une nouvelle usine très moderne, où la force motrice sera d’emblée électrique [1]. La production d’armes de guerre est ainsi confiée en Belgique à une entreprise privée et non à un arsenal militaire comme en France. Passée dès 1896 sous contrôle de la firme allemande Ludwig Loëwe, qui détenait le brevet Mauser et avait fourni l’outillage initial, elle s’adjoint, à partir de 1897, la collaboration d’un véritable inventeur d’armes : J.-M. Browning. À l’Armistice, la FN tombe dans le giron du principal holding belge : la Société générale de Belgique, qui appelle plusieurs membres des familles armurières fondatrices à y occuper des fonctions dirigeantes. Le rôle important de la FN dans le monde entrepreneurial belge, s’explique aussi par son souci constant d’intégrer de nouvelles activités, à la fois dans le domaine militaire (production de munition, par exemple) et dans le domaine civil. En plus des activités d’armurerie de sport et de chasse, la firme produit vélos, motos, voitures et camions ; après la Seconde Guerre, elle trouve un nouveau souffle dans la fabrication de moteurs d’avions. L’entreprise occupe jusqu’à 13 000 travailleurs en 1964, dont alors environ 3 500 femmes. Fleuron du capitalisme belge, la Fabrique Nationale est aussi considérée comme un véritable laboratoire industriel pour l’introduction de la production en série et de la rationalisation [2].
10Écrits par deux ingénieurs, ces deux textes témoignent également des liens qui s’établissent entre la science et l’industrie. Le premier texte est publié dans le Bulletin de l’Association des Ingénieurs sortis de l’École de Liège. Le second est un extrait d’une intervention au Congrès international de mécanique générale organisé à Liège en 1930 à l’occasion de l’Exposition internationale de la Grande Industrie et des Sciences. Piloté par des ingénieurs issus des grandes écoles belges, le congrès est destiné à faire le point des acquis et des problèmes qui restent à résoudre dans le domaine des machines motrices et des machines opératrices.
11Sous leur aspect principalement technique, ces deux textes aident donc à comprendre la configuration progressive des ateliers de construction mécanique en vue de la production en série visant, sur un plan général, l’abaissement du coût unitaire des produits par l’allongement de séries standardisées, obtenues dans des infrastructures, avec des équipements et une organisation du travail très durables. Il s’agira d’abord de décrire la temporalité propre à l’adoption et à la pérennisation de cette organisation du travail, de montrer ensuite comment elle redistribue le pouvoir dans l’atelier, avant de s’attacher à la dimension de genre du travail spécialisé.
Sur la chronologie des changements d’organisation
12À rebours d’une vision induite par le discours des consultants qui promettent des résultats rapides, la chronologie de publication de ces deux textes permet de souligner l’inscription dans un temps long de la mise au point de la fabrication des armes en série, laquelle est ensuite marquée par une inertie qui fait perdurer cette organisation jusqu’à une époque où on la croit révolue. La fabrication en série repose sur l’utilisation de « nouvelles machines » (doc. 1) pour « l’usinage des pièces détachées » (doc. 2) ainsi que sur « l’interchangeabilité rigoureuse des pièces réalisées mécaniquement » (doc. 2).
13Le texte de 1892 autant que celui de 1930 s’inscrivent dans l’histoire longue de la spécialisation des ateliers de mécanique, où l’interchangeabilité en vue du montage tient une place essentielle. À la fin du xixe siècle, les constructeurs ont été confrontés à un choix entre deux termes d’alternative, formulé par un quasi contemporain :
Doit-on équiper un atelier de machines-outils perfectionnées desservies par des ouvriers ordinaires, ou bien est-il préférable d’adopter un outillage à bon marché et de demander au personnel une habileté spéciale [3] ?
15Pour répondre à la commande de l’armée belge, la FN choisit clairement le premier terme d’alternative et s’équipe de machines-outils dotées d’un outillage spécialisé ; en 1914, la production repose sur un parc de quelque 4 000 machines. Si le nombre de pièces par armes est relativement peu élevé, elles subissent un très grand nombre d’opérations mécaniques, allant d’une vingtaine à plus de 200.
16Ainsi, les « nouvelles machines » auxquelles le premier texte fait allusion sont en fait des machines-outils. Alimentées en force motrice, celles-ci sont composées d’outils et de « pinces et montages », en clair d’un dispositif qui positionne et immobilise la pièce que l’outil vient travailler. Par la précision de l’usinage qu’elles permettent, ces pinces et montages sont un dispositif technique central de l’organisation du travail en série [4]. Les ouvrier·ère·s spécialisé·e·s qui présentent les pièces aux machines (ce travail s’appelle le « serrage ») sont encadré·e·s par des ouvriers qualifiés, lesquels sont chargés de régler ces machines afin d’assurer l’interchangeabilité des pièces en vue d’un assemblage qui s’opère en théorie sans ajustage ou retouche. Pour vérifier le dimensionnement satisfaisant des pièces, ces régleurs (doc. 2) utilisent des calibres simples mais surtout à tolérances, corollaires inséparables de la fabrication en série ; les calibres à tolérances sont des instruments de vérification de la dimension des pièces ; ils comportent une cote minimum et une cote maximum. Concrètement, l’ouvrier présente la pièce qui doit passer d’un côté du calibre mais pas de l’autre ; entre les deux, une très légère variation de la dimension de la pièce usinée est donc tolérée. D’un usage simple, le calibre à tolérances transfère la charge de la mesure d’un ouvrier qualifié, qui auparavant devait mobiliser une large compétence métrologique, vers un instrument utilisable par un ouvrier moins qualifié [5].
17Comme le laisse deviner le second texte, cette interchangeabilité n’a pas été acquise d’emblée. Pourtant, dès la commande originelle, les dirigeants de la FN suggèrent un glissement de l’interchangeabilité pensée pour la réparation des armes sur le terrain des opérations militaires à une interchangeabilité au montage en usine. Il faut toutefois attendre 1907 pour qu’un service central de révision des pièces, indépendant des services de fabrication, soit mis sur pied, et 1928 pour qu’un laboratoire de métrologie soit chargé de la révision des milliers de calibres en service dans l’entreprise. Selon le témoignage d’un dirigeant de l’époque, avant la fin des années 1920, l’interchangeabilité reposait sur « une véritable armée de limeurs [6] ».
18Cette organisation, dont la mise au point se stabilise dès l’entre-deux-guerres, s’est prolongée jusqu’à la fin des années 1970, avant un processus accéléré de remplacement des ouvrières spécialisées par un parc de machines-outils à commandes numériques.
Science et technique : une question de pouvoir dans l’atelier
19Les textes en exergue expriment d’une manière très directe une défiance à l’égard des ouvriers qualifiés, auxquels est reprochée l’imperfection de leur travail manuel, voire leur résistance à l’ordre usinier.
20Les changements organisationnels introduits dès la fin du xixe siècle s’inscrivent dans une utopie technicienne durable visant à réduire autant que possible, par le recours à une fabrication entièrement mécanique, les faiblesses présumées du travail ouvrier [7], faiblesses stigmatisées dans de multiples registres : incapacité, négligence, « irrégularités de la main de l’homme », fantaisie, etc. [8] Il s’agit également de pouvoir s’affranchir de l’initiative ouvrière, de la « prétention dans le métier », « de leurs idées personnelles presque toujours erronées et routinières », ou, comme l’écrit plus tard Laloux, d’éliminer « systématiquement toute réflexion », dès lors que celle-ci incombe désormais aux divers laboratoires. La dichotomie taylorienne entre conception et exécution ne saurait être plus crûment énoncée.
21L’organisation adoptée par la FN dès ses origines constitue une rupture radicale par rapport à la situation qui prévalait jusqu’alors et qui, en dépit de la division du travail, reposait sur des armuriers qualifiés. Or ceux-ci, selon la conjoncture, avaient la possibilité de valoriser leur savoir-faire auprès du plus offrant et se montraient rétifs à la discipline de fabrique.
22Dans cette entreprise, le perfectionnement de l’organisation du travail a été porté par les laboratoires de l’entreprise – un laboratoire central et des laboratoires divisionnaires –, qu’Henry Le Chatelier tenait pour la parfaite incarnation de la science industrielle qu’il appelait de ses vœux et dont il a inspiré l’organisation, depuis leur mise en activité en 1905 [9]. Tous les ingénieurs et cadres de l’entreprise commençaient leur carrière par un long stage dans ces laboratoires. À l’échelle divisionnaire, au plus près des ateliers, un Bureau technique, auquel le deuxième texte fait allusion, était chargé de concevoir les prototypes en réponse à la demande du marché, à penser la fabrication la plus économique des pièces, à en préparer les plans, avec cotes et tolérances, et à prévoir les instructions pour la fabrication. Ses attributions sont plus larges que celle du bureau de fabrication canonique de la doctrine taylorienne. La production en série étant au fondement même de l’organisation industrielle à la FN depuis sa fondation et ses laboratoires actifs dès le début du siècle, le taylorisme, connu peu après en Belgique, n’était guère susceptible d’être perçu comme une rupture dans l’organisation productive et quasiment aucune référence explicite n’y est d’ailleurs faite.
23Une hiérarchie rigide s’impose dans l’entreprise. Elle comprend, à son sommet, une direction aux mains d’ingénieurs, un ensemble de laboratoires, longtemps dirigés par un docteur en sciences et peuplés d’ingénieurs, des chefs de service également ingénieurs, des chefs de fabrication et contremaîtres formés dans les écoles propres à l’entreprise, des ouvriers qualifiés régleurs de machines, enfin des opérateurs de machines-outils, principalement des adolescents et des femmes, communément appelées, dans l’entreprise et sa région, femmes-machines. Elles n’ont aucun accès aux filières de formation internes à l’entreprise, dont celles qui permettent de devenir régleur, et donc aucune perspective de progression dans leur carrière.
L’argument économique du travail des femmes
24Le conseil d’administration de l’entreprise choisit dès le départ de confier la conduite des machines-outils à des femmes. Le moindre coût de cette main-d’œuvre n’est pas le seul déterminant de ce choix mais il en est assurément le principal. Conserver ce bon marché de la main-d’œuvre pendant plus d’un demi-siècle a conduit l’entreprise à imposer une organisation très contraignante.
25Si des temps ont d’emblée été fixés pour l’exécution de chaque opération, la taxation – nom donné dans cette entreprise au chronométrage et à la tarification des pièces – n’a cessé de viser un taux d’engagement productif maximum des ouvrières, auxquelles sont confiées jusqu’à six machines entre lesquelles est recherché un équilibre entre temps de serrage (mise en place des pièces) et temps d’usinage, de sorte que « l’ouvrière passe successivement d’une machine à l’autre qui doit avoir fini son opération sur les temps de serrage totaux des autres [10] ». Le travail prescrit semble se réduire à l’introduction et au retrait des pièces et justifie la faiblesse structurelle des salaires, d’autant que la qualité de l’usinage semble entièrement dépendre du travail de réglage des machines ; le binôme régleur et femmes-machines permet d’ignorer le travail réel des opératrices, fait d’une multitude d’attentions portées à la marche des machines, qui seules permettent d’atteindre la quantité et la qualité prescrite.
26En 1926, l’entreprise confie à Jean-Maurice Lahy – le principal introducteur de la psychotechnique dans les entreprises françaises –, le soin de mettre au point un laboratoire psychotechnique principalement destiné à sélectionner ces opératrices sur machines-outils ; Lahy avait déjà apporté son concours à une entreprise partiellement contrôlée par la FN, la Manufacture d’Armes de Paris [11].
27Dans une entreprise dont les dirigeants admettent, dès 1919, le principe suivant lequel « pour un travail exactement identique effectué dans les mêmes conditions par des hommes et par des femmes, le prix des pièces pour les ouvrières ne peut être inférieur à celui payé aux hommes », il s’agira de placer les femmes dans des conditions différentes et de les regrouper dans des sections d’ateliers homogènes, n’occupant que des femmes. En 1931 et 1940, l’ouvrière sur machine gagne ainsi moins des 2/3 de la rémunération du manœuvre spécialisé masculin [12]. Ces ouvrières, mises sous pression par les normes productives, exercent leur métier dans un environnement de travail vétuste, rendu pénible par le bruit, la station debout prolongée, le port de charges importantes et surtout le contact avec l’huile d’usinage, entre autres produits toxiques [13].
28•
29Cette situation perdure jusqu’en 1966, quand les ouvrières de la FN mènent une grève de douze semaines pour obtenir l’application du principe « à travail égal, salaire égal », en référence à l’article 119 du Traité de Rome [14] ; dans cette entreprise au très fort taux de syndicalisation, les ouvrières se lancent dans ce combat sans le soutien initial des organisations syndicales. Cette grève, au retentissement européen, leur apporte une victoire tant symbolique que matérielle. Il faudra toutefois attendre une seconde grève des femmes dans cette entreprise, en 1974, pour que des perspectives de promotion interne par la formation soient ouvertes aux femmes.
Notes
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[1]
Gaier Claude, Karlshausen Robert et Francotte Auguste, Ars mechanica. Le grand livre de la FN : une aventure industrielle extraordinaire. FN Herstal, Browning, Winchester, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 2007 ; Deloge Pascal, Une histoire de la Fabrique Nationale de Herstal. Technologie et politique à la division « moteurs » (1889-1992), Liège, Céfal, 2012.
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[2]
Geerkens Éric, Moutet Aimée, « La rationalisation en France et en Belgique dans les années 1930 », Travail et Emploi, no 112, 2007, p. 75-86.
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[3]
L’Hoest L., « Quelques questions d’organisation des ateliers de construction mécanique », Revue Universelle des Mines, vol. XXV, no 2, 1909, p. 127.
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[4]
Hounshell David A., From the American system to mass production, 1800-1932. The development of manufacturing technology in the United States, Baltimore, Johns Hopkins UP, 1984, p. 6 ; Cohen Yves, Organiser à l’aube du taylorisme : la pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919, Besançon, PU franc-comtoises, 2001, p. 104-105.
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[5]
Cohen Yves, « Calibres, tolérances, hiérarchies et doigtés. L’art de l’interchangeabilité dans l’automobile à l’exemple de Peugeot (1910-1940) », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, no 46, 1998, p. 165-166.
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[6]
Gaier Claude, Quatre siècles d’armurerie liégeoise, 3e éd., Liège, Eugène Wahle, 1985, p. 227.
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[7]
Cohen Yves, « Inventivité organisationnelle et compétitivité. L’interchangeabilité des pièces face à la crise de la machine-outil en France autour de 1900 », Entreprises et Histoire, no 5, 1994, p. 69-70.
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[8]
Voir parmi bien d’autres : Barnier Frédérique, « Aux origines du “taylorisme” à la française : Gustave Ply », Entreprises et Histoire, vol. 18, no 1, 1998, p. 101-102.
-
[9]
Le Chatelier Henry, Science et industrie. Les débuts du taylorisme en France, Paris, Éditions du CTHS, 2001 [1re éd. 1925], p. 187 ; Geerkens Éric, La rationalisation dans l’industrie belge de l’Entre-deux-guerres, Bruxelles, Palais des Académies, 2004, p. 220-225.
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[10]
Jenicot J., Étude sur le travail de la femme dans les industries métallurgiques et mécaniques dans la région liégeoise, Liège, École Provinciale de Service Social-Industrie, 1945, p. 38.
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[11]
Moutet Aimée, Les logiques de l’entreprise. La rationalisation dans l’industrie française de l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997, p. 50.
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[12]
Geerkens Éric, La rationalisation…, op. cit., p. 518-521.
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[13]
Vogel Laurent, « Défendre la santé et l’égalité : une dimension spécifique importante de la lutte des travailleuses », in Dynamiques, 2016, numéro spécial « Les ouvrières de la FN changent l’histoire 1966-2016 » [en ligne : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2016/12/01/defendre-la-sante-et-legalite-une-dimension-specifique-importante-des-luttes-des-travailleuses/].
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[14]
Coenen Marie-Thérèse, La grève des femmes de la FN en 1966 : une première en Europe, Bruxelles, POL-HIS, 1991.