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Article de revue

Fabrique collective et travail indépendant : l’autonomie ouvrière en question au tournant des XIXe et XXe siècles

Pages 39 à 50

Notes

  • [1]
    Ce document est particulièrement adapté au programme d’histoire de 1re générale (Thème 2, chapitre 2 « L’industrialisation et l’accélération des transformations économiques et sociales en France »).
  • [2]
    La revue est animée par Henri Chateau, Léon Parsons (proche d’Aristide Briand), Jacques Landau, Henri Hertz, Léon Côte et Pierre Marcel.
  • [3]
    Lefebvre Philippe, L’invention de la grande entreprise : travail, hiérarchie et marché (France, fin xviiie-début xxe siècle), Paris, PUF, 2003.
  • [4]
    Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France, 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1973, vol. I et II.
  • [5]
    À propos de son engagement à Carmaux, voir Candar Gilles et Duclert Vincent, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 146-165.
  • [6]
    Joly Marc, « La pensée sociologique de Jean Jaurès », Cahiers Jaurès, vol. 197, no 3, 2010, p. 54.
  • [7]
    Durkheim Émile, De la division du travail social [1893], 8e édition, Paris, PUF, 2013.
  • [8]
    Sabel Charles F. et Zeitlin Jonathan (eds.), World of possibilities: flexibility and mass production in western industrialization, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1997 ; Martini Manuela, Hilaire-Pérez Liliane et Riello Giorgio, « Pratiques du travail au forfait. Métiers, techniques et sous-traitance dans une perspective euro-asiatique, xviiie-xxie siècles. Une introduction », Revue de Synthèse, vol. 140, no 1-2, 2019, p. 13-27 ; Cottereau Alain, « The fate of collective manufactures in the industrial world : the silk industries of Lyons and London, 1800-1850 », in Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin (eds.), World of possibilities…, op. cit., p. 75-152.
  • [9]
    Côte Léon, L’industrie gantière et l’ouvrier gantier à Grenoble, Paris, Société nouvelle, 1903, p. 58.
  • [10]
    Au sujet de la hiérarchie et de l’autonomie au travail, voir Lefebvre Philippe, L’invention de la grande entreprise…, op. cit. ; Id., « Subordination et “révolutions” du travail et du droit du travail (1776-2010) », Entreprises et histoire, no 57,2009, p. 45-78.
  • [11]
    Didry Claude, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute, 2016, p. 47.
  • [12]
    Martini Manuela, « Tâcherons ou sous-traitants ? Travailleurs indépendants et entrepreneurs dans la construction en France entre la fin du xixe siècle et l’entre-deux-guerres », Revue de Synthèse, vol. 140, no 1-2, 2019, p. 48 ; Didry Claude, L’institution du travail…, op. cit., p. 63-64.
  • [13]
    Veyret-Vernet Germaine, « L’évolution de la ganterie grenobloise depuis le dernier tiers du xixe siècle », Revue de géographie alpine, vol. 29, no 2, 1941, p. 270.
  • [14]
    Ducange Jean-Numa, Jules Guesde. L’anti-Jaurès ?, Paris, Armand Colin, 2017.

1« Ce qui fait l’intérêt de l’industrie du gant à Grenoble, ce qui permet à l’observateur d’y noter une multitude de traits curieux et rares, c’est qu’elle est depuis assez longtemps comme arrêtée à un stade intermédiaire de l’évolution. Elle est à mi-chemin de la petite industrie artisane d’autrefois et de la grande industrie capitaliste moderne. Les petits patrons gantiers des siècles passés ont perdu tous ou presque tous toute indépendance réelle. Ils ne sont plus en communication directe avec les producteurs de peaux, éleveurs de chèvres et d’agneaux, ni avec les acheteurs de gants.

2Des commissionnaires en peaux et des commissionnaires en ganterie tiennent en quelque sorte les deux bouts de l’organisation économique ; et le petit patron, réduit à subir les conditions de ces intermédiaires, ne se maintient plus qu’en reprenant sur les ouvriers, par des diminutions outrées de salaires, une part du bénéfice abandonnée au commissionnaire. L’outillage nécessaire à la fabrication du gant n’étant pas très coûteux, la grande industrie n’est pas une nécessité absolue. Il s’est fondé de grands ateliers, mais ils ne sont pas le type unique ou dominant de la production.

3Bien souvent, c’est sous des formes équivoques que la grande industrie s’essaye. Comme le travail peut se faire à domicile et que beaucoup d’ouvriers y travaillent en effet, les patrons, à mesure que s’étendaient leurs affaires, ont renoncé à traiter directement avec tous ces ouvriers dispersés, et c’est un seul entrepreneur qui centralise les opérations. Voilà un troisième intermédiaire qui surcharge l’industrie grenobloise.

4Bien souvent, ces entrepreneurs ont eu la tentation bien naturelle de devenir des producteurs, et c’est de leurs rangs qu’est sortie la classe des grands fabricants qui ont créé de puissants ateliers à Grenoble. Mais, en devenant de grands fabricants, ils n’ont pas tout à fait renoncé à leurs opérations anciennes. Ils n’ont pu centraliser dans un grand atelier tous les petits producteurs dont ils achetaient autrefois les produits et ils continuent à acheter. Ainsi le grand fabricant grenoblois est souvent un type mixte. D’une part, c’est un grand producteur direct ; de l’autre, il continue à jouer à l’égard des petits producteurs disséminés le rôle d’acheteur, d’intermédiaire. Il y a donc dans l’industrie du gant à Grenoble une agglomération, une juxtaposition confuse des types les plus divers.

5Selon le citoyen Côte, cette apparente richesse est pour l’industrie grenobloise et pour son prolétariat une cause de faiblesse. Ce n’est pas le fonctionnement simultané de types d’industries différents, répondant à des besoins distincts et des conditions spéciales, et se développant concurremment sans se gêner. Au fond, tout l’état économique de l’industrie gantière dans le Dauphiné s’explique par un arrêt d’évolution. La petite industrie, quoique surannée, et surchargée elle-même de fonctions parasitaires, retarde l’essor de la grande industrie.

6Les habitudes séculaires des ouvriers grenoblois, la fausse indépendance dont les leurre encore le travail à domicile, leur appréhension de la plus grande division du travail qui serait la conséquence de la grande industrie, ont rendu difficile dans le Dauphiné l’évolution économique normale. Et l’industrie risque de s’étioler dans un état ambigu qui n’offre ni les garanties de liberté vraie, d’autonomie effective que possédait autrefois le petit producteur, ni la puissance de production et d’aménagement du grand atelier moderne et les garanties que conquièrent peu à peu les travailleurs groupés.

7Le salaire déprimé des ouvriers à domicile, disséminés dans les campagnes, appesantit les salaires de la grande industrie. Les ouvriers qui travaillent dans les grands ateliers sont mieux payés que ceux qui travaillent à domicile ; mais ils le sont moins qu’ils ne le seraient si la concurrence du travail à domicile, avec ses salaires dérisoires, n’abaissait pas le niveau général. De même, il n’y a aucune limite assignable à la durée de la journée de travail. À domicile, elle est illimitée, et les journées de surmenage succèdent aux journées de chômage.

8Comptant sur cette élasticité presque infinie du travail ouvrier, les grands producteurs ne se préoccupent pas du tout de distribuer sagement et d’échelonner la production. Elle va par à-coups et par soubresauts. L’ouvrier et l’ouvrière des grands ateliers sont restés en même temps ouvriers à domicile, et souvent, après la journée d’atelier, ils emportent une partie de leur tâche à terminer. De là d’apparentes et passagères augmentations de salaires, mais qui déprécient et rabaissent le salaire moyen. La limite du régime de la petite industrie et du régime de la grande n’est pas nettement marquée : les habitudes de l’une envahissent l’autre, et c’est la plus ancienne qui impose ses formes et usages.

9Ainsi, dans la grande industrie grenobloise, « les ouvriers ne sont pas tenus d’arriver à la fabrique ou d’en sortir à heure fixe. Ils ne sont même pas obligés de venir toute la journée à l’atelier, ni tous les jours de la semaine. En second lieu, il arrive fréquemment que les ouvriers coupeurs cessent le travail, l’après-midi, pendant un certain temps qui varie d’un atelier à l’autre, selon les habitudes et suivant la plus ou moins grande abondance du travail ; ils sortent alors de la fabrique et se rendent, par groupes de trois ou quatre, au café voisin, où ils consomment, pour se rafraîchir, du vin et de la bière ».

10Encore une fois, ces libertés, survivance des habitudes du petit atelier familial transportées dans la grande industrie, sont plus que compensées par toutes les causes de dépression qui agissent sur la classe ouvrière grenobloise ; mais c’est l’indice que dans une société ordonnée, où le travail ne serait ni soumis à l’exploitation du capital, ni livré à l’anarchie de la concurrence, il serait possible d’assouplir et de diversifier la grande production collective.

11Le citoyen Côte désire que l’industrie gantière de Grenoble, achevant son évolution, aboutisse, comme l’industrie gantière allemande, à la grande industrie concentrée. Les ouvriers gantiers allemands ont supprimé le travail à domicile, limité la durée du travail, élevé les salaires, qui dépassent de 75 centimes par douzaine les salaires grenoblois. C’est dans une puissante concentration que les prolétaires trouveront les garanties nécessaires. »

12Jean Jaurès, préface à l’ouvrage de Léon Côte, L’industrie gantière et l’ouvrier gantier à Grenoble, Paris, Société nouvelle de librairie, 1903, p. V-X.

13******

14Ce document constitue la préface d’une thèse d’économie menée par Léon Côte et publiée en 1903 sous le titre L’industrie gantière et l’ouvrier gantier à Grenoble[1]. Avocat à la Cour d’appel de Grenoble puis de Paris, Léon Côte intègre, en 1899, le cabinet du ministère de l’Intérieur, des Cultes et du Commerce en tant qu’attaché. En matière d’engagement politique, Côte appartient au courant des socialistes indépendants. Il est membre du comité de rédaction de L’Œuvre sociale, la revue fondée par les militants de ce courant [2]. Cet engagement explique pourquoi Jean Jaurès, député socialiste du Tarn et fondateur du journal L’Humanité (1904), préface la publication de sa thèse.

15Cette thèse s’inscrit dans un contexte marqué par le retour de la question ouvrière. Au cours des deux dernières décennies du xixe siècle, d’importantes mutations techniques dans les processus de production, associées à la Grande Dépression et aux crises agricoles, bouleversent l’organisation du travail et les modes de vie ouvriers [3]. Le système usinier et ses formes hiérarchiques s’imposent progressivement, pour une part importante du patronat, comme la réponse à la crise du libéralisme. Dans ce contexte, les grèves ouvrières connaissent une forte résurgence [4]. Leur médiatisation, par des socialistes comme Jean Jaurès, place au cœur de l’agenda parlementaire la question ouvrière [5]. Ces transformations imposent dans les représentations collectives les figures du mineur et de l’ouvrier d’usine comme le travailleur type de la fin du siècle. À l’inverse, elles relèguent au second plan la figure du travailleur indépendant pourtant encore dominante.

16L’historien Marc Joly souligne à juste titre que la pensée socialiste jaurésienne s’appuie, sans la citer explicitement, sur la sociologie durkheimienne et son ambition de « dépasser la conception individualiste du développement social et moral de l’intérêt promu par l’économie politique [6] ». Ce cadre de lecture du monde social et cette conception du sens de l’histoire imprègnent la thèse de Léon Côte. Ce dernier analyse le fonctionnement de la fabrique gantière grenobloise par le prisme du paradigme de la solidarité organique et de l’interdépendance des fonctions sociales développé par Émile Durkheim dans De la division du travail social en 1893 [7]. Dans cette préface, Jean Jaurès, qui reprend la thèse défendue par Léon Côte, soutient que la ganterie grenobloise n’a pas achevé « son évolution ». Selon eux, le petit patronat et les ouvriers français devraient s’inspirer de l’industrie gantière allemande, cette dernière ayant adopté très tôt la concentration et la division du travail. En favorisant une interdépendance des différentes fonctions productives au sein d’un même espace, les agents économiques, groupés au sein d’une même organisation syndicale, pourraient alors voir leur condition de vie et de santé s’améliorer.

17Ce document amène à se demander pourquoi ces deux auteurs dénoncent le système de la fabrique collective. Pour répondre à cette question, nous analyserons la manière dont Côte et Jaurès perçoivent la fabrique collective. Dans un second temps, nous montrerons que ce texte constitue une vive critique du travail indépendant et, au contraire, une promotion de la condition salariale en formation à la fin du siècle.

La fabrique collective : un système de production archaïque ?

18Pour Jean Jaurès, la ganterie grenobloise « s’est arrêtée à un stade intermédiaire de l’évolution. Elle est à mi-chemin de la petite entreprise artisane d’autrefois et de la grande industrie capitaliste moderne ». Ce texte constitue une vive critique de la fabrique collective. Cette dernière repose sur trois éléments. Le premier est la multitude des acteurs participant au processus de production. La faible concentration de la production est le deuxième élément qui le caractérise. La mobilité des travailleurs constitue le dernier élément central sur lequel repose ce système.

Producteurs, travailleurs et « fonctions parasitaires »

19Selon l’auteur, c’est la multitude des « fonctions parasitaires » intervenant entre les donneurs d’ordre et les ouvriers qui « retarde l’essor de la grande industrie ».

20La fabrique collective se caractérise par l’éclatement de la production de biens entre une multitude d’agents économiques. En règle générale, le marchand-fabricant répond à une commande d’un commissionnaire en ganterie. En 1885, la municipalité dénombre 15 commissionnaires opérant à Grenoble pour le compte de clients français et étrangers. Comme le montrent les sources judiciaires, les conflits sur le produit final sont fréquents entre ces deux types d’acteurs. La commande passée, le marchand-fabricant achète des peaux mégies à Annonay ou en Allemagne par l’intermédiaire de commissionnaires en peaux. Une fois les peaux reçues, il sous-traite la coloration des peaux aux maîtres-coloristes qui possèdent leurs ateliers le long de l’Isère. Ensuite, il fait réaliser la coupe des gants et la couture par des ouvriers travaillant en atelier ou à domicile. Ces travailleurs sont des « tâcherons », ils sont payés à la tâche – ici, la douzaine de gants coupés, cousus ou teints. Comme le souligne le document, la frontière entre le travail en atelier et à domicile est extrêmement poreuse, ces deux formes s’entremêlant. Lors des coups de presses, le marchand-fabricant sous-traite la coupe des gants et parfois la couture à un entrepreneur.

21Pour Jaurès et Côte, l’amélioration des conditions de vie et de travail des ouvriers rend nécessaire la suppression de ces intermédiaires capitalistes – commissionnaires et entrepreneurs en coupe – et la concentration de l’ensemble des étapes de la production. En réalité, ce système de sous-traitance, employé par les activités de luxe ou de demi-luxe, permet aux fabricants de s’adapter aux évolutions de la demande et de coordonner des métiers nécessitant un important savoir-faire [8]. C’est en ce sens que la concentration de la production reste limitée et partielle au début du xxe siècle.

Une concentration de la production limitée et partielle

22Cette production éclatée se réalise essentiellement dans des petits ateliers ou à domicile. La concentration de la production en usines reste limitée et inachevée.

23Au tournant des xixe et xxe siècles, les grands ateliers concentrant d’importants effectifs d’ouvrières et d’ouvriers « ne sont pas le type unique ou dominant de la production ». Comme le confirment les données administratives compilées par Léon Côte dans le cadre de son enquête, le système usinier est loin d’être la norme. La majorité des établissements groupe moins de 50 ouvrières et ouvriers. Surtout, ces chiffres mettent en évidence la vitalité d’un réseau de petits ateliers.

24Pour les deux auteurs, cette concentration de la production est aussi partielle. La grande industrie n’aurait pas achevé son évolution vers le système usiner.

25

Ainsi le grand fabricant grenoblois est souvent un type mixte. D’une part, c’est un grand producteur direct ; de l’autre, il continue à jouer à l’égard des petits producteurs disséminés le rôle d’acheteur, d’intermédiaire. Il y a donc dans l’industrie du gant à Grenoble une agglomération, une juxtaposition confuse des types les plus divers.

26Ce passage met en évidence le rôle qu’occupe la sous-traitance dans ce système de production. Ce maillage de petits patrons, spécialisés chacun dans un type de gants, s’avère indispensable aux fabricants de plus grande envergure lorsque les commandes abondent.

27Pour les deux auteurs, cette flexibilité a d’importantes conséquences négatives sur les conditions de travail des ouvrières et ouvriers.

Tableau 1. Répartition de la main-d’œuvre selon le type d'établissements (1896) [9]

Taille des établissementsNombre d'établissements
1 à 4 travailleurs19
5 à 1016
11 à 2016
21 à 5018
51 à 1005
101 à 2004
201 à 5004
tableau im1

Tableau 1. Répartition de la main-d’œuvre selon le type d'établissements (1896) [9]

Une frontière poreuse entre l’usine et le domicile

28

Comptant sur cette élasticité presque infinie du travail ouvrier, les grands producteurs ne se préoccupent pas du tout de distribuer sagement et d’échelonner la production. Elle va par à-coups et par soubresauts. L’ouvrier et l’ouvrière des grands ateliers sont restés en même temps ouvriers à domicile, et souvent, après la journée d’atelier, ils emportent une partie de leur tâche à terminer.

29Pour Jaurès, ce système de production brouille la frontière entre, d’un côté, le lieu et le temps du travail, et de l’autre, le lieu et le temps du repos. En raison de la flexibilité de ce système de production, les travailleurs alternent coups de presse et journées chômées. Comme le souligne l’auteur, il est très fréquent que les gantiers travaillant en atelier ou à l’usine « emportent [chez eux] une partie de leur tâche à terminer ».

30Le travail qui s’effectue dans les ateliers et les usines est marqué par une absence de hiérarchie et par une forte autonomie des ouvriers [10]. À la fin du xixe siècle, l’effectif des contremaîtres et des surveillants reste encore très faible dans les ganteries. Cela s’explique par un attachement des gantiers à maîtriser leur temps de vie. Comme le rappelle Jaurès à la fin du texte, les journées de travail des ouvriers sont entrecoupées de plusieurs allers-retours au café. Les coupeurs de gants ont aussi pour habitude de chômer le « saint-lundi ». Enfin, jusqu’à la fin du xixe siècle, en raison de cette absence de contrôle du travail, les coupeurs revendent aux fabricants les morceaux et les déchets de peaux issus de leur travail. Quant aux couturières de gants, elles vendent les gants « avariés » par leur faute sur un marché parallèle. Ces usages, réprimandés par les fabricants à la fin du xixe siècle, permettent aux travailleurs d’obtenir un supplément de salaire non négligeable.

Une vive critique du travail indépendant

31À travers ce texte, les deux auteurs défendent la thèse que l’amélioration des conditions de vie et de travail des ouvriers passe par une généralisation de statut salarial.

Socialisme, marchandage et « fausse indépendance » des travailleurs

32

Des commissionnaires en peaux et des commissionnaires en ganterie tiennent en quelque sorte les deux bouts de l’organisation économique ; et le petit patron, réduit à subir les conditions de ces intermédiaires, ne se maintient plus qu’en reprenant sur les ouvriers, par des diminutions outrées de salaires, une part du bénéfice abandonnée au commissionnaire. L’outillage nécessaire à la fabrication du gant n’étant pas très coûteux, la grande industrie n’est pas une nécessité absolue.

33Le surmenage n’est pas la seule conséquence négative identifiée par Côte et Jaurès. Leur critique porte essentiellement sur les effets économiques produits par ce système généralisé de sous-traitance. D’une part, les deux auteurs dénoncent la « fausse indépendance » des petits patrons gantiers. Ceux-ci « ont perdu tous ou presque tous toute indépendance réelle. Ils ne sont plus en communication directe avec les producteurs de peaux, éleveurs de chèvres et d’agneaux, ni avec les acheteurs de gants ». D’autre part, leur analyse met en évidence une entr’exploitation ouvrière. Le petit patron, qui est en réalité un ouvrier-chef d’équipe, est contraint d’abaisser les salaires de ses ouvriers afin de récupérer la « part du bénéfice abandonnée au commissionnaire » par le grand fabricant.

34Ces critiques s’inscrivent dans le combat mené par les socialistes contre le marchandage depuis le milieu du xixe siècle [11]. Malgré son interdiction, le marchandage persiste et se développe tout au long du xixe siècle. Sous la pression syndicale, le débat autour du marchandage resurgit à la fin du siècle [12].

35Cette lecture n’est pas partagée par tous les contemporains. Pour les économistes libéraux et leplaysiens, l’existence même du statut de tâcheron constitue une preuve que la mobilité sociale est possible pour une élite ouvrière capable et prévoyante. Pour les leplaysiens, le travail à la tâche est la première étape vers l’indépendance professionnelle, car l’ouvrier est libre de gérer son temps de travail. Cette gestion est attestée par les enquêtes menées par les juges de paix et prudhommaux dans le cadre de leurs missions d’arbitrage entre preneurs et donneurs d’ouvrage. Il est très fréquent que les ouvriers négocient oralement une après-midi ou une journée par semaine pour travailler à leur compte.

Le travail indépendant et son interprétation contemporaine

36Les travaux d’Alain Cottereau – entre autres – ont permis de réévaluer la capacité de négociation des ouvriers avec les donneurs d’ouvrage. Le Code civil place les ouvriers sous le régime du louage d’ouvrage par devis et marchés. Ils sont reconnus comme des prix-faiteurs, c’est-à-dire en mesure de négocier le prix de la pièce. Surtout, ses recherches ont permis de mettre en évidence que le prix du travail et les formes d’engagement se négocient en fonction des usages locaux. Ces coutumes servent de références aux juges de paix ou prudhommaux lorsqu’un conflit éclate entre un preneur et un donneur d’ouvrage. Par exemple, il est d’usage dans la ganterie grenobloise d’accorder une « huitaine » aux ouvriers congédiés afin qu’ils puissent trouver de l’ouvrage ailleurs. En revanche, il n’existe pas de tarif de référence. La négociation s’opère de gré à gré en fonction des attentes du fabricant, du savoir-faire de l’ouvrier et du contexte économique. C’est d’ailleurs pourquoi les gantiers grenoblois refusent la division du travail qui entraînerait, selon eux, la mise sur le marché du travail de « demi-ouvriers ».

37La critique jaurésienne de la fabrique collective vise en réalité à promouvoir la concentration de la production et le salariat comme instruments de progrès social.

La concentration industrielle et le salariat comme horizon social

38

[…] mais c’est l’indice que dans une société ordonnée, où le travail ne serait ni soumis à l’exploitation du capital, ni livré à l’anarchie de la concurrence, il serait possible d’assouplir et de diversifier la grande production collective.

39Pour Côte et Jaurès, le progrès social passe par une concentration de la production et des travailleurs, ainsi que par une généralisation du statut salarial. Comme le souligne l’extrait ci-dessus, les auteurs défendent une « grande production collective » affranchie des contraintes capitalistes.

40Les deux auteurs prennent l’industrie gantière allemande comme modèle. Concentrés dans de grandes usines, « Les ouvriers gantiers allemands ont supprimé le travail à domicile, limité la durée du travail, élevé les salaires, qui dépassent de 75 centimes par douzaine les salaires grenoblois. » Cette concentration s’explique par le type de gants produits en Allemagne. Ces industriels allemands ont fait le choix de se spécialiser dans la production du gant « machen », un « article solide et à bas prix [13] ». Ce type de produit, contrairement à ceux réalisés à Grenoble, est particulièrement adapté à une production uniforme et en série réalisée en usine.

41Ensuite, cette promotion de « grande production collective » s’inscrit dans le contexte d’émergence de l’État social et de la société salariale à la fin du xixe siècle. C’est dans ce cadre-là qu’il faut comprendre le primat accordé par Jaurès aux droits sociaux sur les usages et coutumes. Dans sa conception, c’est uniquement par la voie législative que la condition ouvrière peut s’améliorer. C’est ce qui le distingue, notamment, d’un Jules Guesde défendant ardemment la lutte des classes et s’opposant à participation de socialistes à des gouvernements bourgeois [14].

42Enfin, pour ces deux auteurs, la concentration industrielle favoriserait le développement du syndicalisme, instrument indispensable à l’amélioration des conditions de vie et de travail des ouvriers. Pourtant, le travail indépendant n’implique pas nécessairement une absence de solidarités ouvrières. Le succès du mutualisme au sein des fabriques collectives lyonnaise et grenobloise en est la preuve.

43

44Pourquoi Léon Côte et Jean Jaurès dénoncent-ils le système de la fabrique collective ? Pour beaucoup de contemporains, la Grande Dépression constitue un révélateur des limites intrinsèques du système de la fabrique collective. Pour une grande partie des élites républicaines, à l’instar des socialistes réformistes, le système usinier, le statut de salarié et la représentation syndicale s’imposent dès lors comme les nouveaux instruments de régulation des rapports économiques et sociaux au sein du monde du travail. À l’inverse, le travail indépendant, les usages et coutumes sont perçus comme des pratiques archaïques.

45Aujourd’hui, c’est cette lente institutionnalisation du contrat de travail, s’achevant au milieu des années 1930, qui est remise en cause à travers la promotion du statut d’entrepreneur et les attaques répétées contre une protection sociale collective.


Date de mise en ligne : 23/02/2021

https://doi.org/10.3917/parl2.033.0039

Notes

  • [1]
    Ce document est particulièrement adapté au programme d’histoire de 1re générale (Thème 2, chapitre 2 « L’industrialisation et l’accélération des transformations économiques et sociales en France »).
  • [2]
    La revue est animée par Henri Chateau, Léon Parsons (proche d’Aristide Briand), Jacques Landau, Henri Hertz, Léon Côte et Pierre Marcel.
  • [3]
    Lefebvre Philippe, L’invention de la grande entreprise : travail, hiérarchie et marché (France, fin xviiie-début xxe siècle), Paris, PUF, 2003.
  • [4]
    Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France, 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1973, vol. I et II.
  • [5]
    À propos de son engagement à Carmaux, voir Candar Gilles et Duclert Vincent, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 146-165.
  • [6]
    Joly Marc, « La pensée sociologique de Jean Jaurès », Cahiers Jaurès, vol. 197, no 3, 2010, p. 54.
  • [7]
    Durkheim Émile, De la division du travail social [1893], 8e édition, Paris, PUF, 2013.
  • [8]
    Sabel Charles F. et Zeitlin Jonathan (eds.), World of possibilities: flexibility and mass production in western industrialization, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1997 ; Martini Manuela, Hilaire-Pérez Liliane et Riello Giorgio, « Pratiques du travail au forfait. Métiers, techniques et sous-traitance dans une perspective euro-asiatique, xviiie-xxie siècles. Une introduction », Revue de Synthèse, vol. 140, no 1-2, 2019, p. 13-27 ; Cottereau Alain, « The fate of collective manufactures in the industrial world : the silk industries of Lyons and London, 1800-1850 », in Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin (eds.), World of possibilities…, op. cit., p. 75-152.
  • [9]
    Côte Léon, L’industrie gantière et l’ouvrier gantier à Grenoble, Paris, Société nouvelle, 1903, p. 58.
  • [10]
    Au sujet de la hiérarchie et de l’autonomie au travail, voir Lefebvre Philippe, L’invention de la grande entreprise…, op. cit. ; Id., « Subordination et “révolutions” du travail et du droit du travail (1776-2010) », Entreprises et histoire, no 57,2009, p. 45-78.
  • [11]
    Didry Claude, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute, 2016, p. 47.
  • [12]
    Martini Manuela, « Tâcherons ou sous-traitants ? Travailleurs indépendants et entrepreneurs dans la construction en France entre la fin du xixe siècle et l’entre-deux-guerres », Revue de Synthèse, vol. 140, no 1-2, 2019, p. 48 ; Didry Claude, L’institution du travail…, op. cit., p. 63-64.
  • [13]
    Veyret-Vernet Germaine, « L’évolution de la ganterie grenobloise depuis le dernier tiers du xixe siècle », Revue de géographie alpine, vol. 29, no 2, 1941, p. 270.
  • [14]
    Ducange Jean-Numa, Jules Guesde. L’anti-Jaurès ?, Paris, Armand Colin, 2017.

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