Notes
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[1]
Mais écrit par Antonio Gramsci, désormais dans Mazzacurati Remo, Gramsci e il « Biennio rosso ». I Consigli di fabbrica a Torino, Bolsena, Massari editore, 2017, p. 376-379.
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[2]
Ibid. Pour attribuer les écrits anonymes à Gramsci, l’auteur s’appuie entre autres sur les proximités lexicale et conceptuelle et sur le fait que le fondateur d’Ordine Nuovo a avoué ne pas avoir signé un nombre imposant d’écrits, avant tout par conviction et idéologie : les journaux étaient, selon Gramsci, au service de la classe ouvrière et ne devaient pas être personnalisés (p. 11-20).
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[3]
Frétigné Jean-Yves, Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister, Paris, Armand Colin, 2017, chapitre 3. Voir également Musso Stefano, « Operai e cultura del lavoro nell’ “Ordine Nuovo” », in Franco Sbarberi (a cura di), Teoria politica e società industriale : ripensare Gramsci, Turin, Bollati Boringhieri, 1988, p. 166-186.
-
[4]
Sur l’influence durable exercée par La Voce (1908) auprès des intellectuels italiens, tous bords politiques confondus, Attal Frédéric, Histoire des intellectuels italiens. Prophètes, philosophes, experts, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
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[5]
Cité dans Castronovo Valerio, Agnelli, Turin, UTET, 1971, p. 226.
-
[6]
Mana Emma, Dalla crisi del dopoguerra alla stabilizzazione del regime, in Nicola Tranfaglia (a cura di), Storia di Torino 8. Dalla Grande Guerra alla Liberazione (1915-1945), Turin, Einaudi, 1998, p. 117.
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[7]
Castronovo Valerio, FIAT 1899-1999. Un secolo di storia italiana, Milan, Rizzoli, 1999, chapitre 4. Voir aussi Musso Stefano, Gli operai di Torino (1900-1920), Milan, Feltrinelli, 1980.
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[8]
Voir ci-après.
-
[9]
Gramsci Antonio, « Democrazia operaia », Ordine Nuovo, 21 mai 1919, cité dans Frétigné Jean-Yves, Antonio Gramsci…, op. cit., p. 96.
-
[10]
Castronovo Valerio, FIAT 1899-1999…, op. cit., p. 193.
-
[11]
Ibid., p. 194.
-
[12]
Frétigné Jean-Yves, Antonio Gramsci…, op.cit., p. 104.
-
[13]
Mana Emma, « Dalla crisi del dopoguerra… », art. cit., p. 122.
-
[14]
Cité par Valerio Castronovo, FIAT un secolo di storia italiana, op. cit., p. 167.
« “En ligne”
1Les 15 jours qui ont vu les ouvriers métallurgistes turinois ballottés entre discussions et tractations, ont débouché sur la grève générale que les travailleurs de la ville comme de la province de Turin suivront à coup sûr unis et enthousiastes. Les événements ont toutefois pris un nouveau cours. Au début, il ne s’agissait que de petits incidents dans les ateliers, comme il y en eut tant ces derniers mois ; par la faute des industriels, la situation s’est aggravée, se transformant en un grave conflit, parce que la masse des ouvriers a accepté le défi.
2Une période exceptionnelle pour les travailleurs italiens a suivi l’armistice de novembre 1918 : les conquêtes les plus hardies paraissaient à portée de main, les capitalistes semblaient volontairement avoir renoncé à une grande part de leurs profits et de leurs privilèges. Ce fut une période où les agitations et les grèves se concluaient rapidement et victorieusement, où la conquête des huit heures fut obtenue avec une rapidité époustouflante, où les Commissions internes des établissements s’affirmèrent et se développèrent comme l’expression et le moyen par lequel la classe laborieuse acquérait des droits plus importants au sein de l’usine. Mais cette période ne dura pas. Les capitalistes répercutèrent les concessions économiques sur les prix de marchandises rendant l’amélioration éphémère. Les capitalistes déclarèrent qu’aucune remise en cause du droit de propriété ne pouvait être tolérée. Les Conseils d’usine devinrent les organes pour lesquels et contre lesquels la bataille se déchaînerait. Les grèves se firent plus dures et plus longues. Sur les questions de principe, les capitalistes, organisés, ne cédèrent plus. De nombreuses catégories ouvrières qui tentèrent de lutter durent renoncer. Le vent semblait tourner à l’avantage de la bourgeoisie. D’un côté l’illusion excessive entretenue par les masses ouvrières pour une révolution immédiate et victorieuse entraîna la diffusion d’un sentiment de découragement ; de l’autre, le Gouvernement de la classe bourgeoise renforçait son pouvoir avec une armée de mercenaires, généreusement payés et parfaitement armés, mis à disposition des propriétaires. Voici venu, crurent les industriels turinois, le moment de la revanche, d’infliger une formidable défaite au prolétariat de notre ville. Ils attendirent impatiemment l’occasion et, quand éclatèrent de petits incidents dans les industries métallurgiques et les aciéries de la FIAT, ils furent accueillis avec jubilation, offrant ainsi le prétexte longtemps attendu. Ce n’est que comme cela que l’on peut expliquer le lock-out depuis 15 jours et les événements de ces derniers jours.
3Les ouvriers […] furent pendant quinze jours soumis, patients, faisant tout ce qu’ils pouvaient pour parvenir à un accord. […] Quand avant-hier, ils refusèrent de signer l’accord proposé par le Préfet pourtant précédemment accepté par eux et par les victimes du lock-out, qui contenait pourtant des sanctions douloureuses pour la dignité des ouvriers, quand ils proposèrent en fin de compte et de façon décidée des demandes pour réfréner l’activité des Commissions internes, pour détruire les accords et les usages déjà en vigueur, les industriels turinois se démasquèrent finalement, contraints à abattre leurs cartes.
4Qui se rappelle désormais l’épisode “de la grève des aiguilles” ? Qui se rappelle désormais la suspension du travail aux Aciéries ? Aujourd’hui les industriels ont lancé l’offensive contre les Conseils d’usine, contre les Commissions internes, organismes encore incertains et incomplets, mais qui sont des embryons du pouvoir ouvrier […]. »
5Article non signé, paru dans l’Avanti ! du 14 avril 1920 [1].
6******
7Bien que non signé, l’article « In linea » publié le 14 avril 1920 dans l’Avanti!, quotidien du Parti socialiste italien, a très probablement été écrit par Antonio Gramsci. Il fait partie des nombreuses publications de l’un des futurs cofondateurs du Parti communiste d’Italie, exhumées dans un ouvrage récent recensant tous les articles, éditoriaux, entrefilets et autres écrits non signés mais attribués avec certitude à Gramsci [2].
8Antonio Gramsci, fils d’un employé municipal sarde, né en 1891, boursier et ancien étudiant à la Faculté des lettres de l’Université de Turin, est alors un jeune journaliste « socialiste et marginal [3] » qui vient à peine de se révéler auprès de ses camarades et des ouvriers, par la publication d’un article (non signé) dans l’Ordine Nuovo le 21 juin 1919, intitulé « Démocratie ouvrière », faisant des Commissions internes récemment admises dans les usines et dont il est question dans « In linea », l’embryon de soviets italiens. L’Ordine Nuovo fondé le 1er mai 1919, n’avait alors qu’un mois et demi d’existence. « Revue hebdomadaire de culture socialiste », comme l’indique son sous-titre, l’Ordine Nuovo entend à la fois offrir une tribune politique et idéologique à quatre militants intellectuels (Gramsci, Tasca, Terracini et Togliatti, futurs fondateurs du Parti communiste d’Italie) alors fascinés par la Révolution soviétique, et donner aux ouvriers une revue culturelle qui soit ce que La Voce a représenté pour la bourgeoisie italienne avant la guerre [4].
9Absorbé comme ses camarades et collègues par les mouvements sociaux qui agitent l’Italie du Triangle industriel, Gramsci délaisse toutefois les colonnes de son hebdomadaire pour suivre et raconter au jour le jour dans le quotidien de son parti les tensions permanentes et les conflits au sein des entreprises industrielles piémontaises ou lombardes et singulièrement le fait novateur que sont les conseils d’usine et bientôt les occupations ouvrières (à l’été 1920).
10Le 29 mars 1920 a vu les ouvriers turinois commencer une grève du zèle à la FIAT. La décision émanait du Conseil de l’usine et avait conduit Gramsci, deux jours plus tôt, dans l’Ordine Nuovo, à prophétiser l’avènement du pouvoir ouvrier, conséquence directe du processus de concentration capitaliste, et annonciatrice de la fin de la toute-puissance patronale [5].
11« En ligne » dresse un bref historique, à l’évidence politiquement très orienté, des avancées et reculs des revendications ouvrières depuis l’armistice. Au-delà de ses a priori idéologiques, ou précisément en raison de ceux-là, l’analyse gramscienne de la situation offre au lecteur une description au plus près de la réalité des faits et gestes et des attentes du monde ouvrier, singulièrement des métallurgistes, et témoigne de l’espoir encore très vif d’une issue révolutionnaire et soviétique à l’agitation permanente. Le commentaire de l’éditorial du 14 avril permet de distinguer trois niveaux de lecture. Au-delà donc de ses partis pris qui, sans travestir la réalité, en biaisent la lecture, Gramsci nous permet de comprendre les origines, les formes du conflit et la teneur des revendications des ouvriers métallurgistes et donne une explication personnelle à la résistance des industriels, particulièrement de Giovanni Agnelli, le président de la FIAT. Le discours de Gramsci, dont l’article paraît, rappelons-le, dans le journal d’un PSI divisé, entre autres, sur la question des relations avec la nouvelle Russie soviétique, veut souligner davantage encore le clivage entre ses camarades, favorables aux conseils d’usine qu’ils ont favorisés, et la ligne majoritaire du parti, plus en retrait, qui refuse que le principal syndicat, la Confédération générale des travailleurs (CGDL) se fasse déborder par les nouvelles formes de conflictualité. Enfin, l’éditorial est clairement une invitation à faire des conseils d’usine des soviets italiens, prémisses d’une révolution de type bolchevique dont la base géographique et sociale serait l’ensemble du monde ouvrier du triangle Gênes-Turin-Milan.
De la « période exceptionnelle » aux agitations ouvrières du printemps 1920
12Au deuxième paragraphe du texte, Gramsci évoque un âge d’or des conquêtes ouvrières où les conflits auraient rapidement abouti à la « conquête des huit heures ». S’il est certain que Turin fut la première à appliquer la réduction horaire de la journée de travail, dès janvier 1919, avant que d’autres villes industrielles ne l’imitent [6], la conquête sociale est moins le fruit d’une lutte et d’un rapport de force que celui de négociations et d’accords entre le patronat et le monde ouvrier. FIAT a vu ses bénéfices décupler du fait des commandes de guerre, avec une croissance de son chiffre d’affaires qui lui permet de prétendre jouer dans la même catégorie qu’une entreprise de l’envergure de Renault en France [7]. L’entreprise fondée par Giovanni Agnelli a su éviter d’être dans le collimateur de l’opinion publique pour ses profits de guerre, pourtant considérables, tout en obtenant de copieuses indemnités de l’État pour les commandes en matériel militaire annulées. La FIAT, comme d’autres grandes entreprises métallurgiques, cherchait clairement alors, dans le cadre de sa reconversion, à augmenter sa productivité sur le modèle fordiste (rationalisation taylorienne de la production, productivité et production élevées). Pour ce faire, le patronat métallurgiste poussa à la négociation avec la Fédération italienne des ouvriers métallurgiques (FIOM) – principale organisation participant à la création de la CGIL, la Confédération générale italienne du travail –, qui obtint la journée de huit heures et la reconnaissance des Commissions internes comme instances de représentation des ouvriers, contre l’acceptation du taylorisme, encore rejeté en 1916 par Bruno Buozzi, secrétaire de la FIOM, mais qui permettait à la fois une baisse des coûts de production et du temps de travail. La rationalisation de la production et du travail alla effectivement de pair avec une augmentation des tarifs et la journée de 8 heures. Plus que le fruit d’une lutte donc, les conquêtes ouvrières relevaient de négociations et d’intérêts bien compris de part et d’autre. De fait, malgré la poussée révolutionnaire au sein du PSI, Buozzi et la CGL, alors à son apogée, ne se départaient pas d’une orientation réformiste : après la semaine de 8 heures, étaient visés le salaire minimum, l’égalité salariale entre hommes et femmes et une semaine de congé.
13La reprise de l’agitation ouvrière, dont on analysera les raisons peu après, a lieu dès septembre 1919. Évoquant les quelques jours précédant son article, Gramsci parle de « petits incidents » puis, plus loin, rappelle l’épisode du changement d’heure et de la suspension du travail aux Aciéries. Depuis plusieurs mois en effet, le monde de l’industrie métallurgique connaît ce que Valerio Castronovo appelle des « micro-conflictualités » qui ralentissent la production en provoquant la mise à l’arrêt des différentes chaînes dans tous les ateliers. À l’occasion d’une interruption du travail, quelques ouvriers s’en prennent même au directeur central de la FIAT, Broglia, victime de jets de pierre. La « grève des aiguilles » évoquée par Gramsci (changement d’heure) est l’incident ultime qui entraîne la réaction patronale. Le prétexte peut paraître futile. Le gouvernement ayant décidé le retour à l’heure légale – l’Italie revenait à l’heure solaire moins soixante minutes – les ouvriers décident d’avancer les aiguilles des horloges de soixante minutes. Un acte symbolique qui signifiait le refus de revenir à ce qui prévalait durant la guerre et plus encore, un défi à l’égard de l’autorité patronale. C’est ce que comprend bien Agnelli qui décide alors, le 20 mars, qu’un lock-out commencerait dans toutes les usines métallurgiques et mécaniques le 1er avril.
14Contre l’annulation des licenciements des grévistes, les dirigeants des commissions internes acceptent de se démettre et la FIOM s’engage désormais à maintenir les commissions dans le strict respect de leurs prérogatives (la tutelle des intérêts des ouvriers et le respect des accords de travail) : c’est ce à quoi fait allusion Gramsci lorsqu’il parle « des sanctions douloureuses pour la dignité des ouvriers » que ces derniers ont acceptées (« faisant tout ce qu’ils pouvaient pour parvenir à un accord »). Mais le 29 mars les ouvriers métallurgistes se lancent dans une grève du zèle, une action inédite et qui frappe par son ampleur : entre le 29 mars et le 23 avril on compte 120 000 grévistes dans les entreprises de Turin et de certaines dans sa province.
15Pour Gramsci, le patron de la FIAT et ses collègues n’attendaient que cette occasion (« le prétexte longtemps attendu »).
Revendications ou révolution ?
16Qu’est-ce qui peut cependant expliquer la reprise de l’agitation ouvrière ? La hausse des prix que dénonce Gramsci ? Ou plutôt le refus patronal des conseils d’usine apparus en septembre 1919 qui, d’après le penseur socialiste, remettaient en cause, dans l’esprit des industriels, le « droit de propriété » ?
17La question du niveau de vie est, certes, centrale. L’Italie n’échappe pas plus à l’inflation que ses voisins engagés dans le conflit. À Turin, pour un indice 100 en 1914, les prix atteignent 300 en 1918 pour atteindre même 465 fin 1920. Les employés du secteur public sont les plus touchés, mais à la surprise d’Agnelli, à la FIAT, ce sont les employés, les contremaîtres, pour la plupart, il est vrai, d’anciens ouvriers chevronnés, qui prennent l’initiative de la protestation. Le patron de l’entreprise automobile, comme ses homologues, doit accorder des augmentations substantielles qui ne suffisent pas à calmer l’agitation. Malgré l’adoption, acceptée par les ouvriers, d’un système d’indemnisation fondée sur une part fixe et une part variable liée au travail à la pièce, le conflit ne s’apaise pas. Le refus de laisser libre le samedi après-midi n’est pas la principale raison du mécontentement ouvrier. Outre l’inquiétude, qui n’était pas infondée, d’une mise au chômage inévitable due à la réadaptation de l’outil productif au temps de paix, chaque catégorie d’ouvrier qui obtenait une augmentation (à l’exemple des ouvriers spécialisés) créait nécessairement dans les catégories supérieures (ouvriers qualifiés) une nouvelle revendication pour empêcher un nivellement de leurs revenus et dans les catégories inférieures (manœuvres), une aspiration à ne pas être « laissées pour compte ». L’augmentation continue et réclamée de la rémunération à la tâche commençait à réduire à néant les tentatives de rationalisation du travail.
18Un autre élément entre en ligne de compte auquel fait peut-être incidemment allusion Gramsci lorsqu’il parle des « nombreuses catégories ouvrières » qui tentèrent de lutter avant de renoncer. La guerre amena en effet d’anciens ruraux incorporés à l’usine qui n’ont pas la même culture que leurs homologues qualifiés notamment, mais qui n’ont surtout connu qu’une situation paroxystique à l’usine : les rythmes effrénés, les salaires bloqués, la caporalisation, sans possibilité de se coaliser. Pour ce contingent, le retour à la situation d’avant 1915 est impensable. Les avancées même qualitatives ne suffisent pas, c’est à une révolution qu’ils aspirent.
19Le cœur du conflit naît donc des conseils d’usine : ils « devinrent les organes pour lesquels et contre lesquels la bataille se déchaînerait », écrit Gramsci dans son article. Ces conseils ont vu le jour en septembre 1919. Ils sont dirigés par des commissaires « d’atelier » dont la direction considère qu’ils en sont étrangers (ils n’y travaillent pas nécessairement). Les conseils d’usine débordent rapidement les commissions internes contrôlées par les syndicats [8]. Ce sont les conseils d’usine qui provoquent le raidissement des industriels, plus encore que les revendications salariales sur lesquelles les derniers ne veulent pas non plus céder en raison d’une évaluation pessimiste de la conjoncture économique. Le patronat métallurgiste souhaite « réfréner l’activité des Commissions internes », comme le dénonce Gramsci, parce que celles-ci sont devenues l’instrument des conseils d’usine qui en font leur exécutif, échappant alors au contrôle de la FIOM. Or les conseils d’usine, bien plus que les commissions internes, apparaissent comme un pouvoir ouvrier contestant celui du patron et remettant en cause le « droit de propriété », comme l’avoue Gramsci.
20Dès mai 1919, Agnelli a pris la tête de de l’Association des industries métallurgistes, mécaniques, et assimilées (AMMA) constituée en réaction contre l’extension des prérogatives des commissions internes. La coordination des industriels est destinée à affronter les syndicats en fédérant les forces patronales, refusant et sanctionnant tout manquement à l’unité. Après avoir en vain tenté de renforcer les commissions internes (donc les représentants syndicaux) contre les conseils d’usine, fin février 1920, puis de nouer le dialogue avec le groupe d’Ordine Nuovo, en leur proposant une forme d’association capital-travail, Agnelli se tourne vers le gouvernement pour réprimer le mouvement. Celui-ci envoie la garde royale devant l’établissement FIAT de piazza Dante à Turin (« le Gouvernement de la classe bourgeoise renforçait son pouvoir avec une armée de mercenaires, généreusement payés et parfaitement armés, mis à disposition des propriétaires »). À Gênes, les métallurgistes sont parvenus à chasser les conseils d’usine de leurs établissements.
21L’épreuve de force tourne provisoirement à l’avantage d’Agnelli puisque les ouvriers, divisés, acceptent à bulletins secrets et à une courte majorité la reprise du travail (24 avril). La division des ouvriers reflète l’opposition entre les tenants de l’action syndicale strictement encadrée ainsi que les « nouveaux ouvriers » et leurs aînés partisans d’une politisation du conflit.
Les conseils d’usine, des Soviets à l’italienne
22Le 20 septembre 1919, Gramsci avait clairement affirmé dans l’Ordine Nuovo que les commissaires des conseils d’usine devaient créer les conditions pour la conquête du pouvoir. Les conseils d’usine « devront se substituer aux capitalistes dans toutes ses fonctions utiles de direction et d’administration [9] ». Les conseils d’usine sont bien destinés à se substituer au syndicat non seulement comme instrument de représentation des ouvriers, mais comme fer de lance d’une action politique. Ils annoncent une forme d’autogouvernement ouvrier. En octobre a lieu la première assemblée des conseils. Les commissions internes sont débordées : comme dit précédemment, elles deviennent l’exécutif des conseils d’usine qui s’affirment de plus en plus comme une version italienne des soviets d’ouvriers, des « cellules de démocratie prolétarienne alternative à la démocratie parlementaire bourgeoise [10] ». D’où l’insistance de Gramsci qui en parle par trois fois dans son article (les commissions internes sont « l’expression et le moyen par lequel la classe laborieuse acquérait des droits plus importants au sein de l’usine » ; des « organismes encore incertains et incomplets, mais qui sont des embryons du pouvoir ouvrier »).
23La FIOM ne semble plus rien maîtriser. En novembre, son congrès extraordinaire reconnaît les conseils d’usine croyant pouvoir en réguler leur action tout en les mettant en garde contre les « faciles illusions » dont seraient victimes les masses [11]. Mais les conseils s’opposent de plus en plus au syndicat qui n’admet pas que les ouvriers non syndiqués puissent voter pour les commissions. Soutenus par le PSI, les dirigeants syndicaux refusent de reconnaître aux conseils d’usine le droit de contrôler la production.
24Le réformisme socialiste auquel adhère le syndicat dirigé par Buozzi l’emporte à l’issue du vote, précédemment évoqué, qui conduit à la reprise du travail. Le PSI, qui devait tenir son conseil de direction à Turin du 18 au 22 avril, ne croit pas à la révolution et lâche le mouvement [12]. La victoire est cependant de courte durée, dans un premier temps du moins. Bien qu’épuisés par un conflit qui leur a coûté 35 millions de lires de salaire au 24 avril, au moment où est signé l’accord de reprise, les ouvriers tentent de nouveau l’épreuve de force par une grève du zèle qui débute le 21 août de la même année. Cette fois, le lock-out, prévisible, s’accompagne d’une occupation des ateliers d’usine (1er septembre). L’ordre et la discipline avec lesquelles ces occupations sont menées, organisant la production, impressionnent un journaliste turinois plus proche des libéraux progressistes que des socialistes révolutionnaires (Piero Gobetti).
25Face au mouvement, le gouvernement de Giolitti refuse d’user de la force et mise sur le syndicat national ouvrier (CGIL) qui obtient le renoncement aux licenciements, le paiement des heures durant la grève du zèle et la nomination d’une commission paritaire pour la question du contrôle [13]. Un accord est signé le 19 septembre 1920. La base accepte à une courte majorité la reprise. Agnelli, qui était prêt à payer les ouvriers les jours d’occupation de ses usines, ne cherche pas à exploiter plus loin sa victoire. En revanche, la peur causée par ces soviets de quelques semaines entraîne une répression policière et judiciaire extrêmement lourde, qui préfigure la conquête fasciste du pouvoir.
26•
27Concluons ce bref commentaire de l’éditorial de Gramsci par le rappel du jugement que le penseur socialiste italien portait sur Agnelli en 1916 : « j’ai pour ces hommes une profonde admiration : ce sont les maîtres de notre temps, plus forts encore et plus utiles que les rois de jadis, et de maintenant ; ceux qui arrachent les masses ignares, réfractaires, des campagnes à leur indolence et passivité pour les jeter dans le creuset incandescent de notre civilisation. C’est pourquoi je ne m’offusque pas s’ils parviennent à gagner des millions par des moyens aux côtés desquels l’extorsion des médiocres brigands de grand chemin, c’est-à-dire des fondateurs de la noblesse de tous les pays, paraît dérisoire. Très bien. Agnelli fonde des usines, et par la force des choses ses ouvriers deviennent socialistes […]. À un certain moment, la bourgeoisie sera incapable de contenir les forces économiques qu’elle a mises en branle et arrivera ce qui doit arriver » [14]. Pour Gramsci en effet, Agnelli et les patrons métallurgiques, par leur politique productiviste à outrance, de concentration industrielle, leur rôle d’accélérateur de la transformation sociale (déclin du monde rural, généralisation du salariat, prolétarisation) sont les instruments inconscients de la révolution ouvrière. La division d’un monde ouvrier plus hétérogène qu’il n’y paraissait (différences régionales) et les conflits politiques entre réformistes et révolutionnaires ont empêché que les rêves de Gramsci de déstabilisation de l’ordre capitaliste se réalisent. Tout au contraire, la peur des soviets, bien que le danger soit écarté, crée les conditions de l’arrivée du fascisme au pouvoir.
Notes
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[1]
Mais écrit par Antonio Gramsci, désormais dans Mazzacurati Remo, Gramsci e il « Biennio rosso ». I Consigli di fabbrica a Torino, Bolsena, Massari editore, 2017, p. 376-379.
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[2]
Ibid. Pour attribuer les écrits anonymes à Gramsci, l’auteur s’appuie entre autres sur les proximités lexicale et conceptuelle et sur le fait que le fondateur d’Ordine Nuovo a avoué ne pas avoir signé un nombre imposant d’écrits, avant tout par conviction et idéologie : les journaux étaient, selon Gramsci, au service de la classe ouvrière et ne devaient pas être personnalisés (p. 11-20).
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[3]
Frétigné Jean-Yves, Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister, Paris, Armand Colin, 2017, chapitre 3. Voir également Musso Stefano, « Operai e cultura del lavoro nell’ “Ordine Nuovo” », in Franco Sbarberi (a cura di), Teoria politica e società industriale : ripensare Gramsci, Turin, Bollati Boringhieri, 1988, p. 166-186.
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[4]
Sur l’influence durable exercée par La Voce (1908) auprès des intellectuels italiens, tous bords politiques confondus, Attal Frédéric, Histoire des intellectuels italiens. Prophètes, philosophes, experts, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
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[5]
Cité dans Castronovo Valerio, Agnelli, Turin, UTET, 1971, p. 226.
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[6]
Mana Emma, Dalla crisi del dopoguerra alla stabilizzazione del regime, in Nicola Tranfaglia (a cura di), Storia di Torino 8. Dalla Grande Guerra alla Liberazione (1915-1945), Turin, Einaudi, 1998, p. 117.
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[7]
Castronovo Valerio, FIAT 1899-1999. Un secolo di storia italiana, Milan, Rizzoli, 1999, chapitre 4. Voir aussi Musso Stefano, Gli operai di Torino (1900-1920), Milan, Feltrinelli, 1980.
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[8]
Voir ci-après.
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[9]
Gramsci Antonio, « Democrazia operaia », Ordine Nuovo, 21 mai 1919, cité dans Frétigné Jean-Yves, Antonio Gramsci…, op. cit., p. 96.
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[10]
Castronovo Valerio, FIAT 1899-1999…, op. cit., p. 193.
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[11]
Ibid., p. 194.
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[12]
Frétigné Jean-Yves, Antonio Gramsci…, op.cit., p. 104.
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[13]
Mana Emma, « Dalla crisi del dopoguerra… », art. cit., p. 122.
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[14]
Cité par Valerio Castronovo, FIAT un secolo di storia italiana, op. cit., p. 167.