Notes
-
[1]
Bartczak Étienne, La société d’étude de procédés de construction Pelnard Considère et Caquot, Villeneuve d’Ascq, mémoire du CEAA Architecture et Patrimoine Moderne de l’École d’architecture de Lille, 1997-1998.
-
[2]
Bartczak Étienne, Brumain René, Flamme Adrien, Delacroix Laurent, Piernas Gersende, 1994 35 Pelnard Considère et Caquot, bureau d’études d’ingénieurs en BTP, bordereau d’entrée détaillé, Roubaix, Archives nationales du monde du travail, 2010. Caron Camille, De Ruyter Simon, Ghardi Kaltoum, 2007 48 Filiales du bureau d’études Pelnard Considère et Caquot, Roubaix, Archives nationales du monde du travail, 2007. Disponibles en ligne [http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/camt/].
-
[3]
Barjot Dominique, Travaux publics en France : un siècle d’entrepreneurs et d’entreprises, 1883-1993, Paris, Presses de l’école nationale des ponts et chaussées, 1993 ; Châtelain André, « La main-d’œuvre dans l’industrie française du bâtiment aux xixe et xxe siècles », Revue de l’enseignement technique : technique, art, science, no 101 octobre 1956, p. 35-42.
-
[4]
Woronoff Denis (dir.), Les images de l’industrie de 1850 à nos jours, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, 2002.
-
[5]
Piernas Gersende, « Les mains-d’œuvre dans les entreprises du nord de la France pendant la Première Guerre mondiale : présentation des sources conservées aux Archives du monde du travail », in Laure Machu, Isabelle Lespinet-Moret et Vincent Viet (dir.), 1914-1918. Mains-d’œuvre en guerre, Paris, La Documentation française, 2018, p. 320-327, 359-371.
-
[6]
Piernas Gersende, « Les archives d’entreprise aux Archives nationales du monde du travail : de l’ouvrier au directeur, une source inédite sur la généalogie et la prosopographie », in Christiane Demeulenaere-Douyère et Armelle Le Goff (dir.), Histoires individuelles, histoires collectives. Sources et approches nouvelles, Lassay-Les-Château, Éditions du CTHS, 2012, p. 127-142.
-
[7]
Pierrard Pierre, Enfants et jeunes ouvriers en France (xixe-xxe siècles), Paris, Éditions ouvrières, 1974.
-
[8]
Piernas Gersende, « La formation professionnelle dans les fonds d’entreprises aux Archives nationales du monde du travail : approche archivistique de l’empreinte de ses acteurs (xixe et xxie siècles) », Cahiers d’histoire du Cnam, vol. 9-10, 2018, p. 126-149.
-
[9]
Francequin Ginette, Le vêtement de travail, une deuxième peau, Paris, ERES, 2008.
-
[10]
Brucker Jérémie, Avoir l’étoffe. Une histoire du vêtement professionnel en France des années 1880 à nos jours, thèse d’histoire sous la direction de Christine Bard, Université d’Angers, 2019, en cours de publication ; communication « Le vêtement professionnel en France des années 1880 à nos jours » à la journée d’études de l’Institut du temps présent « État de la recherche en histoire de la mode 2 », 17 juin 2016.
-
[11]
Journée d’étude « Bleu de travail », ANMT, Roubaix, 18 septembre 2020.
-
[12]
Park-Barjot Rang-Ri, « Entreprise et accidents du travail : l’exemple de la Société de construction des Batignolles », in Dominique Barjot (dir.), Le travail à l’époque contemporaine, Paris, Éditions du CTHS, 2005, p. 303-318.
-
[13]
Piernas Gersende, « Du briquet au banquet : se nourrir au travail aux xixe et xxe siècles », in Christiane Demeulenaere-Douyere (dir.), Tous à table ! Repas et convivialité, Paris, Éditions du CTHS, 2015, p. 173-189.
-
[14]
Bouillon Didier, Guillerme André, Mille Martine, Piernas Gersende (dir.), Gestes techniques, techniques du geste, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017 ; Guignard Laurence, Raggi Pascal, Thévenin Étienne, Corps et machines à l’âge industriel, Rennes, PUR, 2019.
-
[15]
Bosman Françoise, Mille Martine, Piernas Gersende (dir.), L’art du vide – Ponts d'ici et d'ailleurs. Trois siècles de génie français, xviiie-xxe, Paris, Somogy, 2010.
-
[16]
Charbonneau Normand et Robert Mario, La gestion des archives photographiques, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2001.
-
[17]
Le Roc’h Morgère Martine, Le Roc’h Morgère Louis, À fond[s] la photo. Photos et photothèque dans les archives économiques et sociales, Roubaix, ANMT, 2014.
-
[18]
Desabres Pascal, « Des hommes au travail. Les photographies du chantier du métro de Paris de 1898 aux années 1920 », in Patrice Marcilloux (dir.), Le travail en représentation, Paris, Éditions du CTHS, 2004, p. 95-107. Michel Alain, « Les images du travail à la chaîne dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt (1917-1939). Une analyse des sources visuelles : cinéma, photographies, plans d’implantation », thèse d’histoire sous la direction de Patrick Fridenson, EHESS, 2006.
-
[19]
Mariotti Nadège, « Images de gestes, gestes en images. Le filmage du travail dans la fabrication de l’acier en France (1896-1981) », thèse d’études cinématographiques et audiovisuelles sous la direction de Laurent Véray, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2019.
Construction du pont de Château-Thierry (Aisne), ouvriers posant devant la culée : photographie noir et blanc, 29 août 1908.
Construction du pont de Château-Thierry (Aisne), ouvriers posant devant la culée : photographie noir et blanc, 29 août 1908.
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Construction du barrage de la Roche-qui-Boit à Ducey (Manche), ouvriers au percement de la galerie posant : photographie noir et blanc, sans date [1916]
Construction du barrage de la Roche-qui-Boit à Ducey (Manche), ouvriers au percement de la galerie posant : photographie noir et blanc, sans date [1916]
2Ces deux photographies sont issues du fonds du bureau d’études de procédés de construction Pelnard Considère et Caquot déposé aux Archives nationales du monde du travail en 1994 par l’Institut français d’architecture. Ce bureau est fondé en 1906 par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Armand Considère, qui dépose par la suite plusieurs brevets sur les nouveaux procédés de construction en béton armé. Il est rejoint en 1910 par son gendre Louis Pelnard, ingénieur des mines, puis en 1912 par Albert Caquot, ingénieur des Ponts et Chaussées et spécialiste du béton armé et béton fretté [1]. Après la Première Guerre mondiale, le bureau constitue une filiale, la Société anonyme de constructions industrielles et de travaux d’art (Sacita), liquidée en 1956. Le bureau lui survit jusqu’en 1973. Elle réalise en France et à l’étranger des ponts, viaducs, barrages, châteaux d’eau, gares, hangars aéronautiques, équipements industriels, immeubles, etc. Il est connu pour sa réalisation dès 1906 du pont Hardi de la nouvelle chocolaterie Menier (Noisiel, Seine-et-Marne).
3Si ce fonds fait presque 600 mètres linéaires et couvre plus d’un siècle de construction en béton armé (1877-1985), il n’en demeure pas moins lacunaire, notamment sur la gestion du personnel [2]. Il contient néanmoins, aux côtés de certains dossiers d’affaires, de nombreuses photographies illustrant les chantiers menés ; elles ont été réalisées soit par le bureau lui-même, soit par les entrepreneurs partenaires comme l’indiquent parfois les deux noms accolés sur les couvertures des albums. Ainsi la première photographie proposée est issue d’un album photographique de 69 tirages noir et blanc collés sur les pages sans légende ni mention d’auteur. Représentant la construction du pont de Château-Thierry (Aisne), elle est prise le 29 août 1908, ce qui est mentionné à la craie sur une poutre horizontale de l’échafaudage. La deuxième est issue d’un album de 33 photographies noir et blanc relatif à la construction barrage de la Roche-qui-Boit à Ducey (Manche). Elle ne comporte aucune date mais le chantier a commencé en 1916 et s’est achevé en 1919. Le percement a été opéré dès 1916.
4Toutes deux donnent à voir deux chantiers en France de Pelnard Considère et Caquot, où le personnel en tenue de travail figure dès le premier plan pour chacune. À huit ans d’intervalle, avant et pendant la Première Guerre mondiale, il s’agit toutefois de deux photographies réalisées par l’entrepreneur sur ses chantiers [3].
5Dans quelle mesure ces clichés permettent-ils de documenter les conditions de travail des ouvriers employés sur les chantiers mais aussi l’usage que font les entreprises de la photographie ? En somme, en quoi ces photographies représentent-elles une source pour éclairer non seulement le travail, mais aussi la représentation de celui-ci ?
6Nous aborderons en premier lieu les conditions de travail sur les chantiers du bureau en 1908 et 1916, puis la photographie comme typologie documentaire particulière [4].
Mains-d’œuvre et conditions de travail dans les travaux publics
7Ces deux photographies sont réalisées par le photographe du bureau d’études afin d’illustrer deux chantiers d’ouvrages, à savoir un pont et un barrage, achevés en France dans deux départements différents, l’Aisne et la Manche Elles font partie d’un album destiné à suivre l’évolution du chantier. Le personnel présent sur le chantier y est photographié également : sur le cliché de 1908 figurent cinq hommes en tenue de travail, rejoints par une femme et une enfant qui sont en tenue de ville ; sur celui de 1916, peuvent être aperçus, au premier et au deuxième plan, quinze hommes en tenue de travail et un homme en manteau à l’arrière-plan. Tous ont cessé le travail, ceux de 1908 se sont regroupés, prennent la pose et fixent l’objectif du photographe qui se trouve à leur niveau. Ceux de 1916 sont restés à leur poste parfois outil en main pour poser et fixer l’objectif du photographe qui les prend en plongée.
8Censées constituer la preuve de la réalisation de l’affaire, ces photographies sont aussi une mise en scène orchestrée par le photographe présent sur le chantier. Dans le cas de la photographie du chantier du pont en 1908, il va vraisemblablement jusqu’à autoriser l’épouse et la fille du contremaître, situé peut-être en bas à droite, à les rejoindre. L’enfant est endimanchée, car le 29 août est un samedi, jour de promenade hebdomadaire où s’affiche la bourgeoisie que cherche ici à copier le monde ouvrier. La visite des chantiers de grande envergure est une coutume que partagent les familles de villageois ou de citadins : plus le chantier est spectaculaire et exceptionnellement dangereux, plus il attire les badauds comme le prouvent d’autres clichés du même album où des femmes à robes longues et chapeaux, ainsi que des enfants, déambulent sur les échafaudages. Enfin, le photographe se permet de légender son cliché directement sur la travée de l’échafaudage à la craie. Le cliché est donc bien une mise en scène qui marque le début du reportage puisqu’il s’agit de la première photographie de l’album. Il est aussi un moyen pour l’entrepreneur de montrer un point précis de l’avancée du chantier, à savoir peut-être la construction d’une des deux culées et pour le contremaître de bénéficier d’une photographie, produit assez coûteux à l’époque, avec sa famille.
9Pour ce qui est de la photographie de 1916, le photographe prend une vue d’ensemble du chantier qui permet de saisir chaque ouvrier à son poste de travail. Il est le pendant de l’ingénieur en manteau en arrière-plan, qui doit l’accompagner dans son reportage afin de lui indiquer les points précis et les étapes clefs à immortaliser, et du contremaître en gilet au bord du tunnel qui semble tenir des documents dans sa main droite et qui doit faire le lien entre cet ingénieur et les ouvriers et le photographe. Cette photographie est la cinquième de l’album et montre également le début du chantier dans un site naturel vaste avec le percement d’une galerie qui constitue les fondations de l’édifice.
10Ces photographies donnent certains indices sur les conditions de travail au sein de ces chantiers d’ouvrages d’art en France. Le recrutement du personnel semble être français ou tout du moins européen. Il n’apparaît pas d’ouvriers issus des colonies y compris pour celle de 1916, qui se situe pourtant en pleine Première Guerre mondiale, où la main-d’œuvre a dû manquer à l’entreprise en raison des fortes mobilisations [5]. Ce chantier a d’ailleurs été achevé en 1919 avec des prisonniers de guerre. Pour chaque chantier, il s’agit d’ouvriers locaux à l’exception de certains contremaîtres et des ingénieurs issus du bureau, dont on sait qu’il compte 25 employés en 1920. Il est probable qu’il puisse y figurer des ouvriers réfugiés en provenance des régions envahies qui peuvent être affectés dans la même entreprise ou dans une autre parfois avec une obligation de se former à un nouveau métier. Il faut également souligner que dans bon nombre d’entreprises ce sont plusieurs membres d’une même famille qui peuvent être embauchés ensemble [6].
11Les clichés comme les albums ne permettent pas réellement d’apprécier la totalité des effectifs employés sur chaque chantier. Les ouvriers sont probablement une vingtaine en 1908 et une dizaine en 1916. Ils demeurent donc nombreux malgré les progrès du machinisme. Sur la photographie prise en 1908, les ouvriers sont âgés de trente à quarante ans. Sur le cliché pris en 1916, certains ouvriers semblent avoir plus de quarante ans, voire cinquante bien passés. Deux enfants sont présents de part et d’autre du tunnel en cours de percement. Ils semblent être en apprentissage à proximité des ouvriers ou simplement en appui et ne manient pas d’outils. Celui de gauche adopte un air sérieux, une position figée avec les bras le long du corps, tandis que celui de droite a les bras rejoints sur la boutonnière de sa veste et affiche un large sourire. Ces enfants doivent avoir au moins douze ans d’après la loi de 1874 qui interdit le travail des enfants de moins de douze ans et leur impose un repos dominical [7]. Toutefois, l’enfant de droite semble bien plus jeune, ce qui a dû échapper à l’inspection du travail pourtant créée en 1892. Leur présence montre que les enfants se forment très jeunes et sur le terrain auprès d’ouvriers expérimentés [8]. Une tradition orale et gestuelle de transmissions des savoir-faire est donc attestée par ce cliché.
12Nous constatons également que la tenue de travail [9] n’est pas uniforme et qu’elle permet, comme annoncé plus haut, de distinguer assez facilement la hiérarchie présente [10] : ingénieur, contremaître, ouvriers, apprentis. Pour ce qui est des ouvriers, qui ont tous une moustache, et des apprentis, ils portent tous une coiffe (casquette, béret, chapeau ou galette), un pantalon foncé, clair ou blanc, une ceinture de flanelle quelques fois, une chemise à manches longues blanche accompagnée ou non d’une veste foncée ou d’un gilet sans manches foncé. Ces clichés noir et blanc ne permettent pas de distinguer s’il s’agit déjà de « bleu de travail [11] » mais la matière semble être du coton. Personne n’a de gants mais tous ont des sabots en bois ou des godillots. La tenue de tous ces ouvriers se ressemble, sans pour autant être identique, ce qui signifie que le bureau d’études Pelnard Considère et Caquot n’impose pas encore de tenue spécifique. La tenue renvoie à leur identité professionnelle – celle d’ouvriers du bâtiment – mais ne permet pas de les différencier en fonction des postes qu’ils occupent sur le chantier. Elle est, enfin, une protection contre la poussière mais aussi contre les éléments (soleil, pluie) et un peu contre certains risques comme les éraflures et les coups ou coupures mineurs, sans être une tenue de sécurité.
13Concernant la sécurité, la présence d’un enfant et de sa mère sur l’échafaudage, dont la tenue blanche contraste avec celle des ouvriers, ne demeure pas sans risque. Il en est de même pour les ouvriers en train de creuser la galerie du barrage sans étayage apparent des parois et pour l’apprenti en équilibre sur la poutre de bois étroite reliant les deux bords. Les abords sont peu sécurisés avec la présence d’un enchevêtrement de poutres très clairsemé. Ce sont donc des chantiers exceptionnels et dangereux. Pourtant, à cette même époque, certains patrons veulent lutter contre les risques professionnels générés par l’industrialisation et ses nouveaux modes de production afin de préserver la santé de leurs ouvriers. Au-delà de son aspect paternaliste, cette préoccupation reflète aussi le souhait d’assurer la continuité de la production car les accidents du travail sont nombreux et très souvent invalidants voire mortels [12]. Ainsi dans les années 1860, apparaissent des groupements professionnels comme l’Association des propriétaires d’appareils à vapeur et électriques (APVE), en 1867, et, en 1884, l’Association des industriels de France, qui, reconnue d’utilité publique en 1894, prend le nom d’Association interprofessionnelle de France pour la prévention des risques professionnels (AINF). Ces associations conseillent leurs adhérents et sensibilisent les ouvriers par la diffusion de consignes et d’affiches. Les clichés mais aussi le fonds dont ils sont issus ne permettent pas de dire si le bureau et ses entrepreneurs en étaient les destinataires d’autant que ces travaux en plein air, loin de toute base de vie, ne constituent pas un environnement propice à l’affichage et à l’information des ouvriers. De même, ce fonds ne conserve pas de dossiers relatifs à la protection des salariés : chômage, accidents du travail, maladies professionnelles, caisse de secours, hôpitaux d’entreprises, etc. La politique sociale de l’entreprise ne peut donc être appréciée.
14Par ailleurs, le travail en plein air, hors les murs d’une usine, implique aussi une hygiène limitée : pas d’accès à des vestiaires dont la loi de 1913 généralise pourtant l’usage, à des sanitaires et encore moins à un lieu de restauration. On déjeune sur place [13], l’épouse ou les enfants apportant même au moment de la pause le repas, ce qui est peut-être le cas pour le contremaître photographié avec sa femme et sa fille. Les deux clichés sont pris en plein jour mais ne renseignent pas sur la durée du temps de travail qui normalement depuis 1899 doit comporter un jour de repos hebdomadaire pour tout ouvrier des entreprises ayant des contrats avec les autorités publiques et ne doit pas dépasser 12 heures par jour depuis la loi du 30 mars 1900.
15Quant à la technicité et la technologie de l’entreprise, nous remarquons que les outils utilisés pour creuser cette galerie sont sommaires : pioche, marteau et pelle. Le déblaiement se fait à l’aide d’une brouette et d’un wagonnet actionné à la main sur deux rails rejoignant le bord de l’eau où est déversé le remblai. L’équipement technique semble plus poussé huit ans plus tôt pour la construction de la culée du pont avec une sorte de foreuse à vapeur actionnée par une manivelle et montée sur un wagon équipé, comme le laisse suggérer le nuage blanc sortant de l’extrémité supérieure. Comme indiqué plus haut, l’utilisation en 1908 d’un scaphandre à réserve d’air comprimé, fabriqué en France depuis 1864, montre le degré de technicité de l’entreprise.
16La pose prise par chaque ouvrier ne permet pas de voir la posture et les gestes techniques [14] associés à l’outillage et aux diverses machines. Elle est nécessairement quelque peu artificielle en raison du temps de pose exigé par la prise de vue. Il existe à cette époque peu de photographes capables de prendre sur le vif et de maîtriser le mouvement avec leur appareil. L’attitude est donc figée ; aucun sourire en dehors d’un des apprentis et le comportement, quoique viril, ce qui est renforcé par le port systématique de la moustache, ne montre aucun mouvement d’exécution. Elle suggère juste l’effort avec la prise en main de l’outil. Pour la photographie de 1908, seul un ouvrier a la main sur un mécanisme de la foreuse, les autres adoptent une pose décontractée sur l’échafaudage loin de toute action. Celle de 1916 les montre tous à leur poste, ce qui permet de distinguer plusieurs actions qui correspondent à des métiers : creuser, déblayer, transporter, terrasser. Les clichés suggèrent également que les corps sont bien souvent en action sur plusieurs niveaux [15] (surface/sous-sol, surface/surélévation) mais aucune technique ni procédé en dehors du forage et du percement ne peuvent en être déduits. Les ouvriers sont ainsi perçus comme de simples figurants figés dans la poussière à proximité de leur machine ou de leur outil, dirigés par des contremaîtres qui opèrent sous l’œil des ingénieurs. Le mouvement et le geste sont justes évoqués.
17Placés sous le contrôle de la hiérarchie, qui en détourne parfois l’usage comme le contremaître qui fait poser sa famille, ces deux clichés sont réalisés par l’entreprise, dans son propre intérêt. Il n’est donc pas exclu que non seulement les ouvriers soient de simples figurants mais que le chantier soit aussi mis en scène, pour cacher du matériel ou des matériaux liés à des procédés de fabrication, ou bien pour rendre idylliques les conditions de travail dans l’entreprise à des fins de propagande générale ou pour recruter des ouvriers spécialisés. Sans ces clichés, il n’y aurait aucune trace de ce personnel au travail et pourtant il n’en est pas le sujet : il fait partie du décor. Il n’y aurait pas non plus de représentation du travail et du chantier. Si les ouvriers ne sont pas le sujet des clichés, quelle est alors leur fonction ? De quoi l’entreprise cherche-t-elle à conserver la trace et quel usage peut-elle faire de la photographie ?
La photographie et son usage par les entreprises
18La photographie inventée par Nicéphore Niepce en 1839 est rapidement adoptée dans le monde de l’entreprise, qui suit l’évolution de ce nouveau procédé pour en tirer profit au mieux de ses intérêts [16]. Elle se retrouve dans les fonds d’archives sous plusieurs supports : plaques de verre noir et blanc généralisées à partir des années 1850, couleur négatives ou positives, négatifs souples noir et blanc ou couleurs, tirages papiers noir et blanc ou couleurs, plaques stéréoscopiques noir et blanc [17]. Les entreprises recourent soit au service d’un photographe extérieur, ce qui se voit à la mention au dos de la photographie, soit à un ou plusieurs photographes salariés car, pour les plus grandes, elles se dotent d’un service photographique équipé d’un laboratoire de développement. Nous constatons donc que le bureau Pelnard Considère et Caquot utilise la photographie dès ses premiers chantiers comme l’atteste ce cliché de 1908, réalisé deux ans après sa création.
19L’organisation en albums montre avant tout la volonté de l’entreprise de conserver une trace complète et chronologique de l’évolution du chantier où le personnel apparaît incidemment et malgré lui [18]. Ces clichés tranchent avec les sorties d’usines bien orchestrées par le patronat qui font figurer des ouvriers endimanchés sur des cartes postales à grande diffusion. Ils constituent un type de photographie caractéristique des fonds d’entreprises à savoir la photographie documentaire. Ils renseignent avant tout sur l’avancée du chantier qui se trouve toujours éloigné du siège de l’entreprise et sur les différentes étapes du travail. Ces photographies accompagnent le dossier d’affaire, à savoir celui du client qui comporte, lui, tous les documents techniques, parfois comptables de l’exécution du chantier.
20De plus, ces photographies prennent place dans des albums qui permettent aux ingénieurs et aux dirigeants de constituer un réservoir iconographique utile à la promotion de l’entreprise. Elles viennent illustrer les plaquettes de présentation des réalisations remises aux futurs clients et des articles scientifiques et techniques dans les revues spécialisées telle Le Génie civil. La présence d’ouvriers permet d’humaniser le chantier, de lui donner également une échelle : plus l’homme est petit, plus la machine ou le chantier est grand et donc valorisé. Nombre d’entreprises emploient donc ces mêmes clichés à des fins commerciales. Certains sont même retouchés pour accentuer telle ou telle partie de l’ouvrage, de la machine ou de l’outil mais rarement les personnes y figurant. Elles sont aussi utiles lors des manifestations, comme les expositions internationales ou universelles, où elles sont distribuées sous forme de cartes postales commerciales.
21Supports publicitaires, ces tirages peuvent être aussi utilisés à des fins de communication interne dans la presse destinée aux ouvriers, aux cadres : il s’agit alors de valoriser le travail réalisé et le personnel. Ainsi, lors de la Grande Guerre, les femmes sont largement photographiées dans les ateliers afin de montrer l’effort de guerre de l’entreprise et sa capacité à s’adapter au contexte en employant une main-d’œuvre atypique qu’il lui a fallu rapidement former. Ces clichés peuvent côtoyer les photographies de groupe réalisées dans les ateliers pour montrer la convivialité au travail dont l’apogée demeure la photographie de la fête des médaillés ou celle du saint patron. Il s’agit de forger une culture d’entreprise. Enfin, ces clichés peuvent être utilisés pour former les mains d’œuvre : apprendre son métier et aussi la sécurité.
22•
23La photographie de ces chantiers permet à la fois d’appréhender les conditions de travail des ouvriers à cette époque et de comprendre l’enjeu de la photographie pour les entreprises. Elle constitue une typologie documentaire immédiate mais d’emblée orientée par la technique du procédé et les objectifs du patron. Elle doit être complétée par d’autres sources comme les images animées [19], les rapports d’inspection du travail, les registres d’accident du travail et les documents de revendications du personnel.
Notes
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[1]
Bartczak Étienne, La société d’étude de procédés de construction Pelnard Considère et Caquot, Villeneuve d’Ascq, mémoire du CEAA Architecture et Patrimoine Moderne de l’École d’architecture de Lille, 1997-1998.
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[2]
Bartczak Étienne, Brumain René, Flamme Adrien, Delacroix Laurent, Piernas Gersende, 1994 35 Pelnard Considère et Caquot, bureau d’études d’ingénieurs en BTP, bordereau d’entrée détaillé, Roubaix, Archives nationales du monde du travail, 2010. Caron Camille, De Ruyter Simon, Ghardi Kaltoum, 2007 48 Filiales du bureau d’études Pelnard Considère et Caquot, Roubaix, Archives nationales du monde du travail, 2007. Disponibles en ligne [http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/camt/].
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[3]
Barjot Dominique, Travaux publics en France : un siècle d’entrepreneurs et d’entreprises, 1883-1993, Paris, Presses de l’école nationale des ponts et chaussées, 1993 ; Châtelain André, « La main-d’œuvre dans l’industrie française du bâtiment aux xixe et xxe siècles », Revue de l’enseignement technique : technique, art, science, no 101 octobre 1956, p. 35-42.
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[4]
Woronoff Denis (dir.), Les images de l’industrie de 1850 à nos jours, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, 2002.
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[5]
Piernas Gersende, « Les mains-d’œuvre dans les entreprises du nord de la France pendant la Première Guerre mondiale : présentation des sources conservées aux Archives du monde du travail », in Laure Machu, Isabelle Lespinet-Moret et Vincent Viet (dir.), 1914-1918. Mains-d’œuvre en guerre, Paris, La Documentation française, 2018, p. 320-327, 359-371.
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[6]
Piernas Gersende, « Les archives d’entreprise aux Archives nationales du monde du travail : de l’ouvrier au directeur, une source inédite sur la généalogie et la prosopographie », in Christiane Demeulenaere-Douyère et Armelle Le Goff (dir.), Histoires individuelles, histoires collectives. Sources et approches nouvelles, Lassay-Les-Château, Éditions du CTHS, 2012, p. 127-142.
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[7]
Pierrard Pierre, Enfants et jeunes ouvriers en France (xixe-xxe siècles), Paris, Éditions ouvrières, 1974.
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[8]
Piernas Gersende, « La formation professionnelle dans les fonds d’entreprises aux Archives nationales du monde du travail : approche archivistique de l’empreinte de ses acteurs (xixe et xxie siècles) », Cahiers d’histoire du Cnam, vol. 9-10, 2018, p. 126-149.
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[9]
Francequin Ginette, Le vêtement de travail, une deuxième peau, Paris, ERES, 2008.
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[10]
Brucker Jérémie, Avoir l’étoffe. Une histoire du vêtement professionnel en France des années 1880 à nos jours, thèse d’histoire sous la direction de Christine Bard, Université d’Angers, 2019, en cours de publication ; communication « Le vêtement professionnel en France des années 1880 à nos jours » à la journée d’études de l’Institut du temps présent « État de la recherche en histoire de la mode 2 », 17 juin 2016.
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[11]
Journée d’étude « Bleu de travail », ANMT, Roubaix, 18 septembre 2020.
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[12]
Park-Barjot Rang-Ri, « Entreprise et accidents du travail : l’exemple de la Société de construction des Batignolles », in Dominique Barjot (dir.), Le travail à l’époque contemporaine, Paris, Éditions du CTHS, 2005, p. 303-318.
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[13]
Piernas Gersende, « Du briquet au banquet : se nourrir au travail aux xixe et xxe siècles », in Christiane Demeulenaere-Douyere (dir.), Tous à table ! Repas et convivialité, Paris, Éditions du CTHS, 2015, p. 173-189.
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[14]
Bouillon Didier, Guillerme André, Mille Martine, Piernas Gersende (dir.), Gestes techniques, techniques du geste, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017 ; Guignard Laurence, Raggi Pascal, Thévenin Étienne, Corps et machines à l’âge industriel, Rennes, PUR, 2019.
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[15]
Bosman Françoise, Mille Martine, Piernas Gersende (dir.), L’art du vide – Ponts d'ici et d'ailleurs. Trois siècles de génie français, xviiie-xxe, Paris, Somogy, 2010.
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[16]
Charbonneau Normand et Robert Mario, La gestion des archives photographiques, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2001.
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[17]
Le Roc’h Morgère Martine, Le Roc’h Morgère Louis, À fond[s] la photo. Photos et photothèque dans les archives économiques et sociales, Roubaix, ANMT, 2014.
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[18]
Desabres Pascal, « Des hommes au travail. Les photographies du chantier du métro de Paris de 1898 aux années 1920 », in Patrice Marcilloux (dir.), Le travail en représentation, Paris, Éditions du CTHS, 2004, p. 95-107. Michel Alain, « Les images du travail à la chaîne dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt (1917-1939). Une analyse des sources visuelles : cinéma, photographies, plans d’implantation », thèse d’histoire sous la direction de Patrick Fridenson, EHESS, 2006.
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[19]
Mariotti Nadège, « Images de gestes, gestes en images. Le filmage du travail dans la fabrication de l’acier en France (1896-1981) », thèse d’études cinématographiques et audiovisuelles sous la direction de Laurent Véray, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2019.