Notes
-
[1]
Daumas Jean-Claude, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au xixe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
-
[2]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne du Val-des-Bois, 1840-1914, Lyon, Centre d’histoire du catholicisme, 1974.
-
[3]
Notice Harmel (Pierre, Louis, Prosper, dit Léon), dit le Bon Père par André Caudron, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 27 juillet 2016 [https://maitron.fr/spip.php?article81406]. Parmi d’autres publications : Union des œuvres ouvrières catholiques, Organisation chrétienne de l’usine par un industriel : rapports présentés au congrès de Nantes et de Lyon, 1873-1874, Paris, Bureau central de l’Union, 1874.
-
[4]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 9-10.
-
[5]
Ibid., p. 24-25.
-
[6]
Notice Harmel, citée.
-
[7]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 9.
-
[8]
Ibid., p. 30-31.
-
[9]
Ibid., p. 33-34.
-
[10]
Marby Jean-Pierre, « Les Harmel », in Les patrons du Second Empire : Champagne-Ardenne, Paris-Le Mans, Éditions Picard, 2006, p. 59.
-
[11]
Ibid., p. 57-64.
-
[12]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 31-34.
-
[13]
Ibid., p. 31.
-
[14]
Langlois Claude, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure générale au xixe siècle, Paris, Le Cerf, 1984.
-
[15]
Brejon de Lavergnée Matthieu, Le temps des cornettes. Histoire des Filles de la Charité, Paris, Fayard, 2018.
-
[16]
Ibid., p. 26-27.
-
[17]
Ibid., p. 35.
-
[18]
Coffey Joan L., Léon Harmel. Entrepreneur as Catholic Social Reformer, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 2003, p. 30.
-
[19]
Gabbois Geneviève, « Vous êtes la seule consolation de l’Église. La foi des femmes face à la déchristianisation de 1789 à 1880 », in Jean Delumeau (dir.), La religion de ma mère : les femmes et la transmission de la foi, Paris, Le Cerf, 1992, p. 301-325 ; Jusseaume Anne, « Soin et société dans le Paris du xixe siècle. Les congrégations religieuses féminines et le souci des pauvres », thèse d’histoire sous la direction de Jean-François Chanet et Philippe Boutry, IEP de Paris, 2016.
-
[20]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 33.
-
[21]
Perrot Michelle, « La jeunesse ouvrière, de l’atelier à l’usine », in Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt (dir.), Histoire des jeunes en Occident, t. 2 : L’époque contemporaine, Paris, Le Seuil, 1996, p. 85-142.
-
[22]
Vanoli Dominique, « Les ouvrières enfermées : les couvents soyeux », Révoltes logiques, no 2, printemps-été, 1976, p. 23-50.
-
[23]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 51.
-
[24]
Coffey Joan L., Léon Harmel. Entrepreneur…, op. cit., p. 35-37.
-
[25]
Mas Gabriel, « Internat et travail chrétien au milieu du xixe siècle », in Bernard Delpal et Olivier Faure (dir.) Religion et enfermements (xviie-xxe siècles), Rennes, PUR, 2005, p. 93-109.
-
[26]
Pour une définition du catholicisme social, voir Pelletier Denis, « Le catholicisme social en France (xixe-xxe siècles) », in Benoît Pellistrandi (dir.), L’histoire religieuse en France et en Espagne, Madrid, Casa de Velasquez, 2004, p. 372-373.
-
[27]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 93-94.
-
[28]
Notice Harmel, citée.
-
[29]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 52.
1La Visite a été faite dans cette Maison par ma Sr St Julien, Officière en charge, octobre 1864.
2État de la Maison et des Œuvres.
3Cette maison a été fondée par les Messieurs Harmel, qui est dans cette localité une filature de laine très considérable. Ce petit établissement, quoique étant construit dans l’enclos de la fabrique, en est entièrement séparé. Ces Messieurs viennent de faire bâtir, afin de pouvoir recevoir un certain nombre de jeunes filles. La maison, quoique petite, est convenable et très proprement tenue.
4Nos Sœurs font l’Asile et la classe aux enfants des ouvriers, les visitent et les assistent dans leurs maladies ; elles visitent aussi les pauvres du village, toujours avec les ressources de la famille Harmel qui est éminemment pieuse et charitable. Elles réunissent aussi chez elles le Dimanche les Jeunes filles et font vraiment beaucoup de bien.
5Ce petit Établissement est appelé à grandir. Ces Messieurs ont conçu le projet de former un atelier pour des orphelines. On leur ferait faire le travail le plus lucratif. Ce projet est aujourd’hui à l’état d’étude, et s’il réussit, grand nombre de jeunes filles trouveront un avenir assuré. […]
6Archives des Filles de la Charité, Maison Mère de Paris, 95, Registre des visites régulières.
Introduction. […] Avant-propos. Histoire d’une corporation chrétienne
Fondation des associations
7Les sœurs faisaient la classe, visitaient les malades ; elles étaient aimées et avaient une influence réelle ; mais cette influence se bornait au moment solennel de la mort et à quelques bonnes pensées, à quelques bonnes paroles, sans résultat apparent. Pour essayer de vaincre cette apathie, les sœurs réunirent quelques jeunes filles et commencèrent à poser les bases d’une association. […]
8Le 15 août 1863, on put commencer l’association des Enfants de Marie avec quelques jeunes filles décidées à devenir vertueuses. L’année suivante, le 15 août 1864, l’association des Saints-Anges débuta avec quelques enfants de la première communion. Le 10 novembre 1863, trois frères des Écoles chrétiennes prenaient la direction des écoles de garçons, confiée jusque-là à un instituteur laïque. Les bons résultats obtenus par les associations de jeunes filles encouragèrent à faire le même essai parmi les jeunes gens, et le 28 avril 1867, la société de Saint-Joseph commençait avec quarante membres. Le 10 février 1868 était fondée l’association des mères chrétiennes ; le 15 août 1869, l’association de Sainte-Philomène, pour les petites filles avant la première communion ; le 12 novembre 1872, le petit cercle des garçons de douze à seize ans, et quelque temps après l’association de Saint-Louis-de-Gonzague pour ceux qui n’avaient pas fait leur première communion.
9Une petite chapelle, ouverte le 4 septembre 1862, n’eut d’abord qu’une messe par semaine, puis une tous les jours en 1864. Agrandie en 1867 et en 1869, elle fut abandonnée en 1872 pour celle qui existe aujourd’hui. Depuis 1867, un service de missions régulières fut établi par les lazaristes, et des retraites furent organisées successivement pour chaque groupe.
10Ces diverses associations sont réunies en un tout que nous appelons la Corporation chrétienne. […]
11Nous donnerons dans ce Manuel les détails de cette organisation. Après avoir essayé de tous les moyens humains et constaté leur inanité, le patron chrétien a trouvé sans le vouloir, pour ainsi dire, sans le savoir certainement, la corporation chrétienne formée par les associations de piété, et avec elle, ce qu’il cherchait, le salut de ses ouvriers.
Résultats des associations
12[…] Par une action persévérante de plusieurs années, nous sommes arrivés au but que nous avions ambitionné. Les familles se sont reconstituées, la paix et l’amour ont remplacé au foyer le trouble et les querelles.
13La mère se réjouit du changement qui s’est opéré dans son mari et dans ses enfants. Le père a retrouvé dans une vie nouvelle le courage et la joie du travail ; son intérieur est charmé par le respect de ses enfants, l’empressement de sa femme, et l’amour de tous. […] Quand nous sommes réunis tous ensemble au milieu de ces bons et loyaux visages, transformés par l’influence chrétienne, on lit dans les yeux la confiance et l’amour, et on remercie le bon Dieu qui a fait la grande famille du Val-des-Bois.
14[…]
Troisième partie. De l’Organisation extérieure de l’usine. […] Chapitre III. Organisation du service charitable […]
Orphelinat de jeunes filles
15Un orphelinat de jeunes filles, fondé en 1864 avec huit enfants, en contient aujourd’hui cinquante-quatre.
16[…] Au-dessus de treize ans, elles travaillent à l’atelier neuf heures par jour ; trois heures sont consacrées à l’ouvroir et à l’école. Tous les lundis, l’aumônier leur fait le catéchisme. Deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche, elles ont une leçon de musique.
17À l’atelier, elles s’occupent de divers travaux de paquetage, dévidage, retordage, etc., sous la surveillance d’une Sœur qui remplit complètement l’office de contre-maîtresse. […]
18Toutes les semaines, un des patrons donne les notes d’après le travail, savoir : un billet bleu valant dix centimes, ou un billet rouge valant quinze centimes, ou la médaille d’honneur valant vingt centimes. À la fin du mois, les notes sont payées en argent ; on y joint de petites primes pour le ménage, pour la surveillance des machines et pour le chant. […] Enfin, à vingt et un ans, elles reçoivent un petit trousseau […]
19Plusieurs ont sollicité la faveur de rester après l’âge de vingt et un ans, ce qui a été accepté. Elles sont alors payées comme les ouvrières externes ; on leur demande une pension modeste, et elles font chaque année de réelles économies.
20Ces jeunes filles sont recherchées en mariage par les jeunes gens de l’usine ; mais les Sœurs se montrent difficiles pour l’acceptation des demandes. La noce est faite par le patron, qui reçoit à sa table les personnes invitées. Nous avons déjà plusieurs familles ainsi fondées. »
21Léon Harmel, Manuel d’une corporation chrétienne, Tours, Mame et Fils, 1877.
22******
23Fondée au début du xixe siècle, la filature de laine [1] Harmel, implantée au Val-de-Bois à Warmeriville (Marne), à quelques kilomètres au nord de Reims, constitue une expérience originale et singulière, sans doute l’une des formes les plus abouties du catholicisme social en milieu industriel au second xixe siècle. Dans cette « usine chrétienne [2] » par excellence, outre la famille Harmel et les ouvriers, vit également depuis 1861 une communauté de Filles de la Charité, première congrégation religieuse féminine de France au xixe siècle qui multiplie alors ses implantations dans les administrations municipales, les hôpitaux et hospices, les écoles, mais aussi – et c’est plus rare – dans des usines.
24Le premier document est un extrait du compte rendu d’une visite régulière effectuée par l’une des sœurs officières de la congrégation dans l’établissement nouvellement fondé. Consigné dans le registre des visites régulières qui dresse le compte rendu des activités en œuvre en 1864, il reste destiné à un usage interne à la congrégation. Les sœurs remplissent leurs missions traditionnelles de service des pauvres, dans ces années qui correspondent aux débuts de la véritable politique sociale et religieuse de Léon Harmel (1829-1915). Un peu plus de dix ans plus tard, celui-ci décrit l’organisation de l’usine dans son Manuel d’une corporation chrétienne (1877), dont nous avons ici un extrait de l’introduction et du chapitre sur l’organisation du service charitable. Cet ouvrage, véritable guide à l’usage d’autres patrons, formalise la pensée de Léon Harmel et s’inscrit dans un ensemble plus vaste de publications et de conférences – il intervient régulièrement à l’Union des œuvres catholiques ouvrières à partir de 1872 où il remporte un franc succès et s’affirme comme un patron « modèle et idéal [3] » – destinées à faire connaître son système censé résoudre le problème ouvrier [4]. Il propose un nouveau modèle d’organisation économique, sociale et religieuse du travail et du quotidien des ouvriers, mais aussi des relations entre patrons et ouvriers et des différentes associations et organisations fondées en lien avec l’usine, que les ouvriers sont invités à rejoindre. « Laboratoire social unique », le système Harmel peut être considéré comme la forme la plus achevée du paternalisme chrétien dans le dernier tiers du xixe siècle.
25En confrontant ces deux documents, nous pourrons analyser les premiers temps du « système Harmel » en soulignant le rôle des œuvres charitables et religieuses portées par les sœurs dans l’encadrement des populations ouvrières. Dans un premier temps, nous situerons ces institutions parmi l’éventail des initiatives développées au sein de la « corporation chrétienne » que devient cette filature au Val-de-Bois, en portant attention au rôle du patronat chrétien, en l’occurrence la famille Harmel. Dans un second temps, nous analyserons les associations à destination des jeunes filles qui, différenciées selon le sexe et les âges de la vie, doivent encadrer les pratiques sociales et familiales dans une visée moralisatrice, éducatrice et religieuse.
Les œuvres des Filles de la Charité, un maillon de la « corporation chrétienne » de la filature Harmel du Val-des-Bois
L’usine chrétienne de la famille Harmel au Val-des-Bois
26L’usine de Val-des-Bois est une filature de laine fondée et dirigée par la famille Harmel, les « Messieurs » que nomment les sœurs. Dans les années 1860, Léon Harmel, et dans une moindre mesure ses frères, sont à la tête de l’usine, alors que le père Jacques-Joseph surnommé « Le Bon père » est retiré des affaires mais surveille encore moralement la marche du Val. « Éminemment pieuse et charitable » pour les sœurs, la famille est foncièrement catholique, à l’image des familles d’industriels du nord de la France. Quatrième d’une fratrie de 8 enfants, Léon a envisagé la prêtrise avant de considérer que son apostolat devait se réaliser en tant que laïc. Son engagement comme tertiaire franciscain dès 1860 nourrit son apostolat auprès des milieux populaires [5]. Léon Harmel est l’archétype du « patron chrétien » de la seconde moitié du xixe siècle, dont il donne les principes dans son Manuel, et peut en outre être considéré comme l’une des grandes figures du catholicisme social avec Armand de Melun et la Tour du Pin qu’il rencontre en 1873 au pèlerinage de l’œuvre des cercles catholiques ouvriers [6]. Le nom même de « corporation chrétienne » utilisé pour désigner l’ensemble coordonné des institutions de l’usine Harmel, pensé comme solution au problème ouvrier, a été inspiré par La Tour du Pin [7]. L’usine, monde clos, est marquée par la famille Harmel qui fait de la chapelle sa nécropole dynastique où sont enterrés le père Jacques Joseph Harmel (décédé en 1884) et son fils Léon. Constituée de quelques centaines d’ouvriers (environ 500 dans les années 1850, 800 en 1868), l’usine du Val-de-Bois est de moindre ampleur que les grands établissements du nord de la France. Implantée dans une région de Champagne peu pratiquante et où Frédéric Le Play dresse un portrait sombre de la condition prolétarienne, la famille Harmel souhaite offrir des conditions de vie décentes et une sécurité sociale et morale aux travailleurs qui doit passer par leur éducation chrétienne [8]. Mais dans les années 1860, les Harmel vont chercher des familles chrétiennes des Ardennes comme main-d’œuvre [9]. Ceci explique sans doute aussi le succès religieux que souligne le Manuel : si la population de la fin des années 1870 est majoritairement chrétienne, ce n’est pas seulement l’effet des œuvres ou des missions qui auraient converti des populations détachées, mais parce que l’encadrement s’appuie sur le fonds chrétien d’habitants et ouvriers de l’usine.
La « corporation chrétienne » : une œuvre singulière du catholicisme social du second xixe siècle
27La mission chrétienne est au fondement de l’œuvre des Harmel, ainsi que l’évoque le « Bon Père » qui souligne la responsabilité chrétienne et patronale à l’égard des ouvriers qu’il considère comme ses « enfants ». Celle-ci doit se concrétiser par un effort pour « porter vers Dieu » et « leur faire du bien [10] ». Ce souci de l’âme et du bonheur des ouvriers se traduit par la déclinaison d’une multitude d’œuvres à leur endroit, initiées par le Bon Père dès les années 1840, développées par Léon Harmel et détaillées dans le Manuel de la corporation chrétienne. Les institutions du Val-des-Bois appartiennent aux œuvres traditionnelles du paternalisme chrétien qui encadrent tant les activités professionnelles que les loisirs, apportent des secours aux ouvriers et constituent les premiers temps de la mutualité : caisse d’épargne (1840), caisse de prêts aux ouvriers sans intérêt (1842), société de secours mutuels (1846), fanfare (1848), sociétés dramatiques et chorales (1852), écoles de garçons (1860) et de filles (1861), caisse d’épargne scolaire et crèche (1861), compagnie de pompiers (1863), maison pour les jeunes filles éloignées de leurs parents ou orphelines (1864), cours adultes pour les ouvriers et ouvrières (1865), assurances contre les accidents (1867), cercles d’hommes (1867), association des mères de famille (1868) [11]. Toutes ces œuvres sont donc antérieures à la « Corporation » qui n’apparaît officiellement qu’en 1875 et se développe jusque dans les années 1890 avant de disparaître en 1903. Ce système, reprise de l’idéal médiéval issu des confréries, est censé regrouper l’ensemble des initiatives où les associations religieuses doivent servir de fondement au développement d’institutions économiques et corporatives [12] : dans la troisième partie sur l’organisation extérieure de l’usine se retrouvent tant le service religieux des écoles et des œuvres charitables, que les institutions économiques.
Soins, secours, éducation : des sœurs employées au service des pauvres
28Sollicitées en 1861 – avec des missions jésuites – par la famille Harmel comme réponse à l’indifférence religieuse des ouvriers [13], les Filles de la Charité développent dans les années 1860 les œuvres de charité traditionnelles à destination des pauvres – asiles et classe pour les enfants, visite et soins des malades, associations pieuses pour les jeunes filles – et dont témoignent la visite régulière, le début du Manuel, mais aussi plusieurs de ses chapitres. Éducation scolaire et religieuse, secours, soins médicaux et assistance spirituelle font partie de la panoplie habituelle de l’apostolat des sœurs, qui répondent à la demande sociale de santé et d’éducation, comme partout ailleurs en France dans ce siècle des bonnes sœurs (près de 400 congrégations sont fondées en France, plus de 200 000 femmes entrent dans un noviciat entre 1800 et 1880) [14]. Souvent implantées dans les paroisses et les municipalités, certaines œuvres sont spécifiquement orientées vers les populations ouvrières : les Filles de la Charité sont ainsi présentes dans une quarantaine d’établissements à partir des années 1850-1860. Elles sont implantées dans la mine, la métallurgie et les chemins de fer (compagnies des mines du Nord, forges de Baudin dans le Jura, bassin houiller cévenol avec les Forges d’Alais, l’œuvre de la Compagnie d’Orléans à Paris) et dans une moindre mesure le textile [15]. D’autres congrégations religieuses, comme les Petites Sœurs de L’Assomption (fondées en 1865, reconnues en 1875 par l’archevêque de Paris), qui gardent les malades à domicile, ont pour mission la régénération chrétienne de la famille ouvrière et s’établissent durant le dernier tiers du xixe siècle dans les quartiers populaires de villes industrielles (La Guillotière à Lyon). Mais analysons plus spécifiquement la nature de cet encadrement religieux pris en charge par les sœurs.
Encadrer les enfants et les femmes : le rôle des sœurs dans la moralisation chrétienne des familles ouvrières du Val-des-Bois
Assurer le salut, encadrer la pratique religieuse au quotidien
29Les Filles de la Charité ont pour mission de « faire le salut des ouvriers », souci récurrent des entreprises missionnaires et charitables et objectif affiché de Léon Harmel dans son Manuel. Celui-ci donne une impulsion nouvelle aux œuvres développées par son père. Constatant que l’influence religieuse des sœurs, réelle au moment du soin et en particulier à l’approche de la mort, ne peut suffire à refaire une population chrétienne, Léon Harmel rejoint le diagnostic posé par les congrégations religieuses : pour être pérenne, l’influence religieuse doit s’enraciner dans le quotidien, par le biais d’associations. La pratique religieuse et la piété à l’usine ne s’y résument pour autant pas : l’usine est construite autour de la chapelle, les messes sont régulières, et des Lazaristes, prêtres missionnaires liés aux Filles de la Charité, prêchent au Val. Enfin, l’usine décline aussi deux dévotions centrales au xixe siècle et dans la piété personnelle de Léon Harmel : au Sacré-Cœur avec l’Apostolat de la Prière au Val (à partir de 1864) et à la Vierge protectrice, en particulier des ouvrières, avec une dévotion à Notre-Dame de l’usine (1875) à l’origine de l’Archiconfrérie du même nom qui s’implante dans d’autres villes industrielles [16]. Les activités religieuses rythment le temps au Val, même si Léon Harmel se défend d’avoir voulu imposer ces pratiques à ces ouvriers. Au moins autant que le salut de l’âme dans l’au-delà, objectif affiché du « patron chrétien », c’est la transformation de la vie quotidienne par le retour à la pratique religieuse qui est véritablement en jeu. Dans le travail, dans la famille, lors des loisirs, c’est toute la vie qui doit être orientée selon des principes chrétiens, ce qui doit garantir le bonheur des ouvriers et la paix des familles comme Léon Harmel en fait l’éloge dans son Manuel. Mais le souci de l’âme s’accompagne de préoccupations plus terrestres : encadrer le travail des ouvriers et des ouvrières, transmettre des principes d’ordre et d’épargne aux familles moralisées ; les économies réalisées par les jeunes femmes de l’orphelinat sont ainsi louées.
Éduquer et moraliser les jeunes filles pour fonder des familles ouvrières chrétiennes au Val
30Parmi l’éventail des œuvres à destination des ouvriers déclinées selon l’âge, le sexe et l’accès aux sacrements, certaines s’adressent spécifiquement aux jeunes filles et aux femmes, et sont encadrées par les sœurs. Si la principale association est celle des hommes, tout adhérent ouvrier a la garantie de faire partie de la Corporation [17], la majorité des associations pieuses sont à destination des femmes et des jeunes filles, rejoignant ainsi la pensée de Léon Harmel très marqué par la charité énergique de sa mère, qui voit dans les mères chrétiennes et les femmes vertueuses des agents de rechristianisation des hommes et de régénération des familles [18]. Cette vision est d’ailleurs largement partagée par ses contemporains, même s’il ne faut pas négliger le développement d’institutions adressées aux hommes chrétiens à la fin du xixe siècle, comme la Fraternité de L’Assomption (fondée en 1881) en milieu ouvrier [19]. D’ailleurs, si les sœurs visitent, soignent et accompagnent les derniers instants des malades des deux sexes, leur mission est avant tout destinée à la gent féminine et en particulier aux jeunes filles. Les Filles de la Charité implantent dès 1863 les Enfants de Marie, association créée en 1847 par la Compagnie pour former une élite spirituelle et fondation considérée comme à l’origine du développement des œuvres au Val [20]. Dans les années 1870, les associations religieuses se sont étendues : en témoigne la liste dressée au début du Manuel, d’abord à destination des enfants, puis des adultes. Les sœurs encadrent ainsi l’enfance et l’adolescence féminine jusqu’à ce que les jeunes femmes rejoignent l’association des mères chrétiennes, dite de Sainte-Anne. L’encadrement religieux doit garantir que passée la première communion, à laquelle les jeunes enfants de l’association Sainte-Philomène sont préparés, les jeunes filles poursuivent une pratique religieuse et deviennent des femmes et des mères pieuses, afin de faire des familles chrétiennes au Val, souci de la famille Harmel et qui transparaît aussi dans la présentation de l’orphelinat.
31Ce projet évoqué par les sœurs en 1864 prend rapidement forme et révèle l’imbrication des enjeux moraux et religieux, sociaux et économiques, familiaux et patronaux qui sous-tendent l’encadrement des jeunes ouvrières. Ouverte en 1864 avec huit jeunes filles, la Maison Sainte-Marie en comprend 54 à la parution du Manuel, et appartient, aux côtés des conférences de charité, des « malades » et « soins des veuves et des orphelins », au service charitable tel que le conçoit Léon Harmel dans son ouvrage. Ces orphelines vivant et travaillant sous l’œil constant des sœurs sont, comme la jeunesse ouvrière, vouées au travail dès 13 ans [21] et doivent en théorie rester dans l’établissement jusqu’à leurs 21 ans. Fait singulier peut-être – dans nombre de couvents-soyeux les ouvrières sont payées au rendement [22] –, ces jeunes travailleuses reçoivent des primes qui restent néanmoins faibles : même si une dot supplémentaire est octroyée aux Enfants de Marie, ces jeunes filles restent une main-d’œuvre bon marché [23]. L’encadrement religieux des sœurs, et plus généralement au sein de l’usine chrétienne, doit les préserver des dangers associés aux conditions de travail des ouvrières – notamment le harcèlement sexuel de la part de contremaîtres – et dont se soucient particulièrement Léon Harmel et nombre de ses contemporains [24]. Comme les ouvrières des couvents-soyeux du sud-est de la France et de la vallée du Rhône des années 1850 et 1860, surveillées et encadrées par des religieuses [25], elles constituent alors un « bon parti » pour les jeunes gens : jeunes filles en théorie préservées dans leur pureté et leur moralité, ayant épargné de l’argent et disposant d’un trousseau, elles sont prêtes au mariage chrétien et formées au travail de l’usine ; elles pourront donc constituer un noyau pour développer le modèle familial ouvrier désiré au sein du Val-des-Bois.
32•
33Cette « corporation chrétienne » au Val-des-Bois développée par les Harmel dans le dernier tiers du xixe siècle constitue une forme de « phalanstère chrétien » et fait de Léon Harmel une des figures de proue du catholicisme social, engagé tant dans les œuvres religieuses que pour le développement du syndicalisme chrétien et dans la démocratie chrétienne. Le système Harmel que ces documents permettent d’entrevoir constitue une synthèse originale du catholicisme social, imbriquant à la fois des pratiques charitables pour répondre aux problèmes de l’industrialisation, des activités de congrégations soignantes et des organisations patronales [26]. Dix ans après le bilan interne sur les débuts de l’œuvre des sœurs, Léon Harmel dresse un portrait élogieux de leur apostolat et plus généralement de toutes les institutions de la corporation afin de proposer un modèle au sein du monde industriel catholique. Lorsque les Filles de la Charité partent à la fin des années 1880, elles sont remplacées par les Sœurs Servantes du Sacré-Cœur de Jésus, qui restent jusqu’après la Seconde guerre mondiale [27]. Admiré, notamment par des patrons catholiques du Nord, ce système chrétien n’est pourtant pas transposé dans les grandes villes industrielles [28]. Au Val comme en bien d’autres établissements industriels ou dans les villes, les sœurs encadrent moralement et religieusement les corps, les âmes et les activités, de préférence des jeunes filles et femmes ; Pierre Trimouille évoque d’ailleurs l’adhésion des femmes à ce système [29]. Les sœurs souhaitent participer à l’œuvre de régénération chrétienne des familles ouvrières qui s’inscrit dans le souci des milieux catholiques face à la question sociale et que vient symboliser en 1891 l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII. La pratique religieuse est ainsi, pour ces patrons chrétiens, le support d’une transformation sociale, économique et morale imbriquant toutes les dimensions de la vie et du travail des ouvriers et ouvrières, du berceau à la tombe.
Notes
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[1]
Daumas Jean-Claude, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au xixe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
-
[2]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne du Val-des-Bois, 1840-1914, Lyon, Centre d’histoire du catholicisme, 1974.
-
[3]
Notice Harmel (Pierre, Louis, Prosper, dit Léon), dit le Bon Père par André Caudron, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 27 juillet 2016 [https://maitron.fr/spip.php?article81406]. Parmi d’autres publications : Union des œuvres ouvrières catholiques, Organisation chrétienne de l’usine par un industriel : rapports présentés au congrès de Nantes et de Lyon, 1873-1874, Paris, Bureau central de l’Union, 1874.
-
[4]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 9-10.
-
[5]
Ibid., p. 24-25.
-
[6]
Notice Harmel, citée.
-
[7]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 9.
-
[8]
Ibid., p. 30-31.
-
[9]
Ibid., p. 33-34.
-
[10]
Marby Jean-Pierre, « Les Harmel », in Les patrons du Second Empire : Champagne-Ardenne, Paris-Le Mans, Éditions Picard, 2006, p. 59.
-
[11]
Ibid., p. 57-64.
-
[12]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 31-34.
-
[13]
Ibid., p. 31.
-
[14]
Langlois Claude, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure générale au xixe siècle, Paris, Le Cerf, 1984.
-
[15]
Brejon de Lavergnée Matthieu, Le temps des cornettes. Histoire des Filles de la Charité, Paris, Fayard, 2018.
-
[16]
Ibid., p. 26-27.
-
[17]
Ibid., p. 35.
-
[18]
Coffey Joan L., Léon Harmel. Entrepreneur as Catholic Social Reformer, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 2003, p. 30.
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[19]
Gabbois Geneviève, « Vous êtes la seule consolation de l’Église. La foi des femmes face à la déchristianisation de 1789 à 1880 », in Jean Delumeau (dir.), La religion de ma mère : les femmes et la transmission de la foi, Paris, Le Cerf, 1992, p. 301-325 ; Jusseaume Anne, « Soin et société dans le Paris du xixe siècle. Les congrégations religieuses féminines et le souci des pauvres », thèse d’histoire sous la direction de Jean-François Chanet et Philippe Boutry, IEP de Paris, 2016.
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[20]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 33.
-
[21]
Perrot Michelle, « La jeunesse ouvrière, de l’atelier à l’usine », in Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt (dir.), Histoire des jeunes en Occident, t. 2 : L’époque contemporaine, Paris, Le Seuil, 1996, p. 85-142.
-
[22]
Vanoli Dominique, « Les ouvrières enfermées : les couvents soyeux », Révoltes logiques, no 2, printemps-été, 1976, p. 23-50.
-
[23]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 51.
-
[24]
Coffey Joan L., Léon Harmel. Entrepreneur…, op. cit., p. 35-37.
-
[25]
Mas Gabriel, « Internat et travail chrétien au milieu du xixe siècle », in Bernard Delpal et Olivier Faure (dir.) Religion et enfermements (xviie-xxe siècles), Rennes, PUR, 2005, p. 93-109.
-
[26]
Pour une définition du catholicisme social, voir Pelletier Denis, « Le catholicisme social en France (xixe-xxe siècles) », in Benoît Pellistrandi (dir.), L’histoire religieuse en France et en Espagne, Madrid, Casa de Velasquez, 2004, p. 372-373.
-
[27]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 93-94.
-
[28]
Notice Harmel, citée.
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[29]
Trimouille Pierre, Léon Harmel et l’usine chrétienne…, op. cit., p. 52.