Notes
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[1]
Sabel Charles F., Zeitlin Jonathan, « Historical Alternatives to Mass Production: Politics, Markets and Technology in Nineteenth-Century Industrialization », Past and Present, no 108, 1985, p. 133-178.
-
[2]
Noiriel Gérard, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, Marseille, Agone, 2018, p. 349-356.
-
[3]
Daumas Jean-Claude, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au xixe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 294.
-
[4]
Fohlen Claude, L’industrie textile au temps du Second Empire, Paris, Plon, 1956, p. 322.
-
[5]
Ibid., p. 289-292.
-
[6]
Verley Patrick, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997, p. 612.
-
[7]
Dans le Kaufsystem, le tisserand à domicile conserve une relative autonomie : il se fournit lui-même en matières premières et décide de la vente de sa production. Dans le Verlagsystem, une organisation productive qui gagne en importance fin xviiie puis tout le long du xixe siècle, le proto-ouvrier reçoit la matière première des mains d’un contremaître à qui il remet ensuite le produit de son travail, le tout selon des modalités plus ou moins contraignantes.
-
[8]
Bezon Jean, Dictionnaire général des tissus anciens et modernes, Paris, E. Lacroix, 1867.
-
[9]
Enquête : traité de commerce avec l’Angleterre. Industries textiles. Lin, Paris, Imprimerie Nationale, 1861, p. 247 sq. (Alexandre Laniel).
-
[10]
Ibid., p. 369.
-
[11]
Harel-George Jules, Traité sur la filature de la laine peignée, Cateau-Cambrésis, Dumesnil, 1864, p. 348.
-
[12]
Enquête : traité…, op. cit., p. 618 (Dequoy).
-
[13]
Ibid., p. 238.
-
[14]
Ibid., p. 355 (Bertrand-Milcent).
-
[15]
Ibid., p. 251-252.
-
[16]
Ibid., p. 578.
-
[17]
Postel-Vinay Gilles, « Les rapports entre industrie et agriculture en Picardie au xixe siècle », in Gilbert Garrier et Ronald Hubscher (dir.), Entre faucilles et marteaux. Pluriactivités et stratégies paysannes, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988, p. 79-98.
-
[18]
de Lavergne Léonce, Économie rurale de la France depuis 1789, Paris, De Guillaumin, 1860, p. 77.
-
[19]
Gayot Gérard, Les draps de Sedan, 1646-1870, Paris, EHESS, p. 451-453.
-
[20]
Noiriel Gérard, Une histoire populaire…, op. cit., p. 350.
1« Le tissage à la main à domicile pourra-t-il toujours, sinon encore longtemps, continuer à coexister avec le tissage automatique dans les établissements privés ? Nous soulevons ici une des plus importantes questions industrielles […] car il s’agit de quelque cent mille tisserands, de quelque cent mille familles menacées de devoir déserter les champs, refuser leur assistance à l’agriculture, et aller solliciter dans les centres industriels le travail et leur subsistance que la vapeur tend aujourd’hui à leur enlever ! […] Néanmoins, un très grand nombre de tisserands répandus dans les campagnes ont su continuer à soutenir la lutte, grâce à l’emploi généralisé du caribary (navette volante), et à l’usage des chaînes de coton parementées et dressées mécaniquement d’avance […]. Aujourd’hui l’industrie linière aussi bien que lainière, se trouvent, par rapport au tissage, dans une situation presque analogue à celle où s’est trouvée, à l’origine du tissage automatique, l’industrie cotonnière. […]
2Il est évident que le bobinage mécanique des fils de lin ou de laine, que l’époulage mécanique des fils pour la trame, que le parementage ou l’encollage et le dressage mécaniques des chaînes, sont toutes autant d’opérations préliminaires et préparatoires du tissage, qui peuvent aussi bien se faire pour les métiers à la main et il nous a toujours paru très étonnant que ces procédés soient jusqu’à présent négligés par celui du lin et de la laine […].
3Deux autres notables et importantes améliorations devraient être apportées à tous les métiers à la main, savoir : 1) l’application du régulateur qui rend le tissage continu, qui régularise la force du tissu, indépendamment de la volonté du tisserand, et qui épargne le temps nécessaire à tout instant pour dérouler la chaîne, repousser les lames et enrouler le tissu fait ; et 2o l’emploi du temple fixe qui épargne également le temps que fait perdre le déplacement successif de cet ancien instrument mobile encore en usage. […] Le tissage à la main, se faisant pour le compte du fabricant dans le domicile de l’ouvrier, ou même dans des petits ateliers disséminés dans les communes, n’exige pas de la part du fabricant l’emploi de grands capitaux, que rarement il possède en totalité par lui-même, pour acquisitions de terrains, pour constructions d’usine, pour l’établissement d’une force motrice, pour l’achat d’un très coûteux matériel. […] Il économise aussi les émoluments souvent très élevés de directeurs ou de contremaîtres. Le tissage automatique dans des établissements privés coûte annuellement d’après nos calculs, 20 % de frais généraux de plus que le tissage à la main disséminé chez les ouvriers à la campagne ou dans les diverses communes […].
4Nous prêterions volontiers notre concours à diffusionner [sic] par la publicité les moyens que nous venons d’indiquer […]. Nous serions heureux de pouvoir prêter notre faible concours à tout ce qui peut tendre à maintenir le travail en famille, et surtout à conserver les ouvriers à leur sol natal et leur indispensable assistance à l’agriculture. »
5Charles De Poorter, « Du tissage à la main à domicile », La célébrité industrielle artistique et littéraire : organe officiel de l’Institut Polytechnique Universel, 1864, p. 133-134.
6« Les ouvriers, dans presque toutes les industries, ont pour associé redoutable, et trop souvent pour rival triomphant, le moteur mécanique, dont l’envahissement n’est pas sans inquiéter les esprits à courte vue et les économistes peu observateurs. Le problème serait effrayant si cet envahissement des machines n’avait pas de limites. Heureusement, la difficulté bien étudiée et contrôlée dans les crises modernes notamment celles de Lyon, nous semble devoir entraîner des solutions pacifiques […]. L’industrie des fils et des tissus pourra nous montrer comment s’équilibrent pour l’ouvrier le maintien des métiers à la main et l’invasion des métiers mécaniques, problème curieux et que l’on tremblait de ne voir se résoudre qu’à la suite de crises terribles. Il est évident que le métier à la vapeur finira par détrôner l’ancien métier à la main. Mais en ce moment, on se ferait une idée très fausse de l’industrie des fils et tissus, si l’on croyait qu’elle a complètement renoncé au travail à la main […]. La petite industrie subsiste ainsi dans la grande […].
7Dès que les machines pourront être employées, on les emploiera, sous peine de manquer au progrès, à la bonne entente du travail, ainsi qu’au placement utile des capitaux […] à présent, les prohibitions sont effacées des codes commerciaux, la concurrence impose à tous la loi de progresser sans relâche, sous peine d’être immédiatement distancés. Chaque chef d’industrie a pour rivaux les manufactures du monde entier.
8Néanmoins, l’emploi des machines a sa limite. Quelle que soit sa perfection, la machine ne peut faire qu’un travail de machine, et le travail intelligent reste la part inaliénable de l’homme intelligent. À chacun son œuvre […]. Il reste la part du travail qui réclame l’habileté de la main-d’œuvre, le discernement, le goût, la raison, l’application constante de l’esprit. Or, les travaux qui peuvent se passer de la machine tendent à s’établir à la campagne […]. Dans les Vosges, les cours d’eau très nombreux ont facilité l’établissement des métiers mécaniques au nombre de plus de 1 500. En est-il résulté la disparition des métiers à main ? Non. La réalité, il faut bien insister là-dessus, puisque c’est une vérité méconnue, la réalité est que le moteur mécanique et le travail à bras font deux ouvrages différents, et qui tendent de plus en plus à se séparer nettement. […] pour les étoffes courantes, il en résulte que le métier mécanique, par la grande quantité de travail qu’il procure, doit seul être employé, sous peine, pour le fabricant, de ne recueillir aucun profit. Mais dès qu’il s’agit des sortes demandées en dehors de la grande vente commerciale, le métier à main peut seul satisfaire les exigences restreintes et directes de la clientèle, par la raison que seul il permet de varier sans préjudice les articles et de tisser avec art et à petit nombre, sans les frais généraux énormes qu’exige l’emploi du métier à vapeur […].
9En conséquence, les usines les mieux outillées ne se trouvent complètement organisées qu’à la condition de conserver le métier à bras comme appendice, comme complément du métier à vapeur […]. Quoi qu’il en soit, il est prouvé aujourd’hui que toutes les fois qu’on a ouvert une voie nouvelle à l’industrie, comme appoint à l’agriculture, on a réussi et que les patrons y ont trouvé économie, profit et sûreté. »
10Maurice Cristal, « Machine (Équilibre du travail manuel et du travail mécanique) », Annuaire encyclopédique, vol. 7, Paris, Encyclopédie du dix-neuvième siècle, 1867, p. 1029-1034.
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12Aujourd’hui, plus personne ne peut raisonnablement décrire la « Révolution industrielle » comme un processus brutal, précoce et univoque, même dans le cas de l’Angleterre, et la vision d’une industrialisation empruntant un chemin tout tracé ne s’impose plus comme une évidence [1]. Il en est ainsi, au premier chef, dans l’industrie textile, plus particulièrement dans le tissage, où le triomphe des mécaniques n’a pas tout submergé sur son passage du jour au lendemain. S’il est avéré qu’à des rythmes dissemblables, bien des aires de tissage à domicile ont fort souffert au point de disparaître pour certaines d’entre elles dès le deuxième tiers du xixe siècle, la mise en évidence d’un « second âge » de la proto-industrie a conduit l’historien à abandonner les visions linéaires et téléologiques pour faire le choix d’une histoire « désorientée » où rien n’est inéluctable. Ainsi, nul n’ignore qu’au cours des années 1860, voire au-delà, le nombre des métiers à la main reste très important dans certaines régions, trop important pour que l’on puisse se satisfaire du seul schéma d’une prolétarisation au village qui, combinée avec l’exode rural, aurait signifié l’anémie de l’une des formes les plus répandues de la pluriactivité dans les campagnes.
13C’est dans ce contexte qu’il faut insérer l’analyse des documents proposés ci-dessus. Le premier émane de Charles De Poorter, un manufacturier belge à l’origine de brevets susceptibles d’améliorer les performances techniques des métiers à tisser, qu’ils soient mécaniques ou à bras ; il est publié en 1864 dans une revue lue probablement par quantité d’acteurs économiques de haut rang (c’est une publication de l’École polytechnique). Le second provient de Maurice Cristal, pseudonyme de Maurice Germa, journaliste et critique littéraire qui collabore à plusieurs publications dont Le Temps, Le Journal des débats, L’Opinion nationale, et ce sont ses qualités d’analyse qui lui valent d’être sollicité pour rédiger des notices dans L’Encyclopédie du xixe siècle, dont le volume 7 paraît en 1867. Tous deux s’interrogent sur l’avenir du tissage à domicile en milieu rural en faisant la part entre la concurrence des usines et les atouts propres aux activités dispersées. Ce faisant, ils montrent qu’un débat est déjà engagé sur l’unicité ou la pluralité des voies de l’industrialisation et, de manière sous-jacente, sur la manière de préserver les grands équilibres sociaux tout en satisfaisant aux exigences économiques. Face aux thuriféraires du modèle manchestérien incarné par Michel Chevalier, il est des partisans d’une voie d’industrialisation plus douce qui, en proposant de préserver le travail en famille, s’inscrivent dans le sillage de l’idéologie leplaysienne [2].
14Si leur analyse ne chemine pas de la même manière, De Poorter et Cristal s’accordent pour ne pas masquer les sombres perspectives qui menacent les travailleurs à domicile tant ils sont impressionnés par le mouvement de mécanisation qui s’est emparé des grandes places manufacturières. Mais ils n’ignorent pas pour autant les atouts dont disposent ces mêmes ouvriers-paysans pour ménager la transition, résister ou même, pourquoi pas, tirer leur épingle du jeu face aux usines. À leurs yeux, la campagne comme la ville, les grands exploitants agricoles comme les industriels ont intérêt, sous l’égide de l’État, à ménager ce tiers-espace qu’est la pluriactivité.
Le sort des industries rurales à domicile est-il déjà scellé ?
15Dans l’entame de leurs textes respectifs, De Poorter et Cristal font état de la marche victorieuse d’une armée de « métiers à vapeur » qui submergerait les bataillons nombreux mais dispersés des tisserands ruraux. Après avoir éradiqué dans de nombreuses régions le tissage des toiles de coton disséminé dans les villages, le mouvement de mécanisation dans le lin et la laine qui se déroule sous les yeux de De Poorter risque, pense-t-il, de porter un coup fatal à une pluriactivité paysanne où, pour de nombreuses familles, le métier à tisser joue un rôle essentiel. Son propos est fidèle à ce qui s’est passé lors des deux décennies antérieures. En Basse-Alsace et dans les Vosges initialement, dans le nord de la France et en Normandie ensuite, ailleurs le cas échéant, la fabrication mécanique des toiles de coton s’est effectivement substituée au tissage à bras au point de réduire celui-ci à l’état de survivance dès les années 1850. Et, manifestement, il semble, à première vue, que le même processus soit en cours dans la laine puis du lin au moment où il écrit son texte. À Roubaix, par exemple, c’est entre 1856 et 1866 que se situe la première grande vague de mécanisation dans la laine [3]. À Armentières, rien qu’en 1863, quatre nouveaux tissages mécaniques s’implantent dans la ville alors que la guerre de Sécession apporte à la capitale du lin une prospérité nouvelle bâtie sur la crise du coton [4]. Et, dans les deux cas, au nom du principe des vases communicants, les tisserands ruraux en pâtissent. Sur un ton moins pathétique mais avec autant de vigueur, Cristal fait le même constat, au point d’affirmer « qu’il est évident que le métier à la vapeur finira par détrôner l’ancien métier à la main ». Cependant, ni l’un ni l’autre ne sont capables de nous préciser quels sont les effectifs d’ouvriers-paysans menacés par cette restructuration. De Poorter avance bien une estmation de 100 000 tisserands et 100 000 familles, mais ni la rondeur du chiffre, ni l’assimilation de tout tisserand à un chef de famille ne sont gages d’évaluations crédibles. D’ailleurs, rien de surprenant à ce flou statistique : si les évaluations chiffrées dont l’historien dispose sont nombreuses, il est toujours difficile de leur donner un sens. « Tisserands », « métiers », « personnes », « familles », etc., autant de vocables qui reposent sur l’amalgame de réalités du travail totalement disparates. Les tisserands : désigne-t-on ceux qui travaillent tout ou partie seulement de l’année ? Les métiers : quoi de commun entre ceux qui sont vétustes et ceux qui incorporent les derniers acquis de la technique ? Les personnes : faut-il inclure les enfants, et comment ? Les familles : combien de temps consacrent-elles effectivement à l’activité proto-industrielle au détriment du travail de la terre et selon quelle répartition des rôles ? Si l’essaimage du tissage à domicile et, plus généralement, la pluriactivité sont omniprésents dans bien des régions françaises, notamment entre Seine et Rhin ou dans le couloir rhodanien et ses marges, ce sont là des réalités quasiment impossibles à chiffrer.
16La perception, chez De Poorter comme chez Cristal, d’une accélération de l’inflexion des structures productives du textile qui s’opérerait au détriment des ouvriers-paysans repose, néanmoins, sur un faisceau d’analyses et de faits tantôt discutables, tantôt fondés mais convergents. En écrivant que « la concurrence impose à tous la loi de progresser sans relâche, sous peine d’être immédiatement distancés » ou bien encore que « chaque chef d’industrie a pour rivaux les manufactures du monde entier », Cristal, par exemple, participe au vent de panique qui s’est propagé sitôt le traité de commerce avec l’Angleterre signé par Cobben et Chevalier le 23 janvier 1860. En fait, la perturbation engendrée par l’instauration du libre-échange est plus psychologique que réelle, la concurrence anglaise ne commençant à s’exercer réellement qu’à partir de 1866 et ce, sans impact significatif sur le volume des exportations de chaque pays [5]. Il y a en fait complémentarité entre les marchandises proposées sur les marchés par les uns et les autres. Faut-il néanmoins baisser coûte que coûte le prix de revient des fabrications afin de se prémunir contre des menaces issues des autres pays européens, l’Allemagne et la Belgique (lin, coton, laine) ou la Suisse (coton) en particulier ? Il semble que non, le partage des marchés sur la base d’une différenciation des produits entre la France et l’Angleterre se doublant d’une concurrence des rivaux européens de la France bien moins redoutable que ce que déclare Cristal : selon Patrick Verley, « leur infériorité (celle des autres pays européens) repose sur quelque chose de subjectif et d’impalpable, le “goût”, qu’ils s’efforcent d’imiter [6] ». S’il se trouve, quatre années plus tôt, dans des dispositions équivalentes, De Poorter est bien incapable, lui aussi, de justifier son analyse, chiffres en main. C’est qu’il est fort difficile de comparer terme à terme ce que coûte la fabrication d’une toile ou d’une étoffe faites soit à la mécanique, soit à la main. Selon la nature et l’importance des investissements initiaux, le coût des frais fixes, la fibre travaillée, le type de produit, l’organisation du travail et la conjoncture économique, les termes de la comparaison varient sans cesse. On peut néanmoins considérer que pour les marchandises d’entrée de gamme, dans le coton mais aussi la laine et le lin, la production de masse s’impose si l’on veut être compétitif sur les marchés internationaux. Les arguments sont bien connus : les mécaniques présentent une plus grande rapidité d’exécution (entre une fois et demie et quatre fois selon les fabricants d’usine), permettent d’économiser de la matière (en tendant davantage le fil et en interdisant tout vol de matière première), tissent de manière plus homogène (la tension donnée au fil reste constante) et autorisent une plus grande régularité des productions (même si les incidents techniques sont assez fréquents). D’ailleurs, tous les industriels de quelque importance disposent d’un tableau de bord qui leur permet de mesurer le retour sur investissement. En revanche, peu leur importe le prix de revient d’une toile ou d’une étoffe tissée à la main puisque là, tout se joue en fait sur le montant de la rémunération des tisserands à domicile. Non seulement ils sont moins payés que les ouvriers d’usine les plus qualifiés, mais ils pâtissent également d’une fluctuation plus grande de leur rémunération fixée en fonction de la conjoncture. Peu susceptibles, compte tenu de leur dissémination dans la campagne et de leur capacité à se replier sur d’autres ressources liées à la pluriactivité, de se mobiliser collectivement pour défendre ce qui serait un juste prix, ce sont là des proies souvent faciles. Il est donc fréquent que les industriels ou les marchands qui s’approvisionnent dans les campagnes fixent un prix des façons le plus bas possible, et qu’importe si les tisserands à domicile ne parviennent à survivre qu’au prix d’un surtravail pour lequel ils mobilisent toute leur maisonnée en infligeant à chacun des durées du travail susceptibles d’atteindre, au cours des années 1860, 15 heures effectives par jour. Ce bilan, fort sombre, sonne comme le glas d’un mode de production. Pourtant, De Poorter et Cristal s’accordent pour donner un avenir à l’industrie à domicile dans le textile.
Les bonnes cartes du tissage à la main
17Le sombre horizon des activités proto-industrielles une fois établi, De Poorter et Cristal font l’inventaire des atouts dont disposent néanmoins les ouvriers-paysans. De toute évidence, leurs analyses divergent. Le premier inscrit sa réflexion dans le cadre d’une lutte frontale entre les deux modes de production : les améliorations qu’il est possible, selon lui, d’apporter au métier à main devraient permettre de faire jeu égal ou tout au moins de réduire l’écart avec les mécaniques. Le second délaisse le côté technique de la production pour mettre l’accent sur les orientations à prendre quant aux caractéristiques des produits : il faut, prioritairement, s’inscrire en complément du tissage mécanique en faisant des « ouvrages différents » pour satisfaire des « exigences restreintes ». Si la première démarche n’exclut pas la seconde, et vice versa, ce sont pourtant là deux chemins qui engagent fort différemment l’avenir du tissage à domicile en milieu rural.
18Les propositions d’un homme de terrain comme De Poorter présentent le grand intérêt d’introduire dans le débat les questions techniques : comment peut-on améliorer la performance des métiers à tisser afin de relever le défi de la concentration et de la mécanisation ? Issu d’une dynastie de manufacturiers, cet industriel et inventeur belge a créé en août 1846 la Société Belge de Tissage mécanique et à bras, moteur hydraulique ou à vapeur, destinée à « propager en Belgique les métiers De Poorter ». Celle-ci a pour objectifs la construction, la vente ou la location de ces métiers et la concession de l’emploi de métiers brevetés. Autrement dit, quand il propose des solutions techniques assorties d’une réflexion sur la modicité des investissements susceptibles de restaurer la compétitivité des tisserands à bras, c’est tout à la fois un inventeur reconnu qui s’exprime et un marchand qui cherche des débouchés pour ses nouveaux procédés.
19Il ne saurait être question ici d’entrer dans le détail de ses propositions. Retenons simplement que pour lui, l’effort doit porter en premier lieu sur « les opérations préliminaires et préparatoires au tissage ». Il est indispensable, dit-il, de libérer le tisserand à domicile de ces tâches. Le bobinage, opération par laquelle le fil reçoit le tors qu’il faut lui donner, l’ourdissage, dont le but est de classer les fils et de les disposer en chaîne, le parage ou encollage, qui consiste à donner une sorte d’apprêt aux fils, de manière à leur conférer une solidité plus grande : voilà trois opérations qui peuvent se faire en usine de manière plus efficace et libérer ainsi femmes et enfants jusque-là astreints à ces tâches. Dorénavant, c’est du fil bobiné, ourdi et encollé qui pourra être livré au tisserand tandis que toute la famille se consacrera en exclusivité à la fabrication proprement dite. Toutefois, observons combien De Poorter passe sous silence la dépendance accrue du tisserand vis-à-vis du donneur d’ordre dans le cadre du renforcement d’un Verlagsystem [7] où le tisserand à domicile verra l’obligation de remplir son engagement vis-à-vis du donneur d’ordre renforcée : en lui confiant des ensouples toutes faites, on lui signifiera implicitement que la confiance qu’on lui témoignera exclura tout manquement de sa part. À charge pour cet ouvrier-paysan, dans un second temps, d’entrelacer les fils de trame et de chaîne pour la fabrication de tissus unis ou façonnés [8]. Pour ce faire, le métier à main ne diffère du métier mécanique que par la manière d’imprimer, mais à des rythmes différents, le mouvement aux diverses pièces tissées. Toutes les innovations que propose De Poorter entendent donc accroître la cadence que l’on peut donner au métier à bras. L’usage généralisé de la navette volante, en libérant l’ouvrier de la nécessité de ramener lui-même à son point de départ la pièce en bois où est accroché le fil de trame, permettra elle aussi de travailler plus vite. L’introduction sur le métier d’un régulateur donnera, comme son nom l’indique, davantage d’homogénéité à l’armure de la toile ou de l’étoffe. Bien sûr, vouloir égaler les performances des métiers mécaniques sera illusoire. Mais en multipliant le recours aux métiers à bras ainsi pensés, la comparaison, dit-il, pourra être soutenue et évitera « les funestes effets de la centralisation du tissage », autrement dit l’exode rural et l’accumulation dans la ville de populations laborieuses mais dangereuses. Les propositions de De Poorter n’ont cependant rien d’original. Quatre années plus tôt, au hasard des dépositions faites devant la Commission d’enquête du gouvernement soucieux de donner suite au traité de libre-échange avec l’Angleterre, on s’aperçoit que la généralisation de la navette volante, par exemple, est déjà bien entamée :
Avec l’ancien système, le tisserand passait la navette d’une main à l’autre, ce qui, pour les grandes largeurs, lui faisait perdre beaucoup de temps. Aujourd’hui, la navette volante est le seul mode employé ; elle donne, en moyenne, une production d’un tiers en plus [9].
21L’usage du régulateur par ailleurs, est déjà exigé par les fabricants et « accepté » par les tisserands à domicile… qui sont contraints de financer eux-mêmes ces améliorations techniques. Un grand industriel du Cateau (Cambrésis), Seydoux, écrit par exemple en 1864 à son associé Sieber :
Grâce à l’application faite au métier à tisser à la main du régulateur et du templet, adoptés par le tissage mécanique, nous parviendrons à obtenir beaucoup plus de régularité dans les mérinos et les Plainback, ainsi que dans les bombasins. Cette importante amélioration occasionne une dépense assez forte pour l’ouvrier, mais nos tisseurs […] s’y résignent d’assez bonne grâce, et nous sommes convaincus que, d’ici peu de temps, vous trouverez beaucoup de changements dans notre fabrication grande largeur [10].
23Quant à Jules Harel-George, qui publie son Traité sur la filature de la laine peignée en 1864, il écrit que « les perfectionnements apportés au tissage mécanique s’appliquent tous les jours au tissage à la main, ce qui le perfectionne [11] ». De toute évidence, les propositions faites par De Poorter sont dans l’ère du temps. Elles confirment seulement qu’il existe bel et bien une volonté de moderniser le métier à bras. Mais cela ne saurait suffire à garantir la compétitivité de l’industrie à domicile face aux mécaniques.
24Cristal, de son côté, part lui aussi d’un constat technique : « la machine ne peut faire qu’un travail de machine […]. À chacun son œuvre. » Ce serait là propos sibyllin s’il n’ajoutait, quelques lignes plus loin, « que le moteur mécanique et le travail à bras font deux ouvrages différents ». Or, si toutes les variétés de tissus sont susceptibles d’être produites à domicile sur un métier à bras, depuis ceux qui sont les plus communs et légers jusqu’à ceux qui sont très fins et fort serrés, une ligne de partage existe néanmoins entre production mécanique et production à bras : seuls ces derniers sont capables d’ouvrager les fils les plus fins. Or, c’est ce degré de finesse qui détermine la qualité nécessairement inégale et le prix plus ou moins élevé des tissus. Les plus communs ont un titrage inférieur aux plus coûteux ; autrement dit, la grosseur des fils, soit le rapport existant entre un poids fixe – ici le kilogramme – et la longueur, détermine un numéro le plus souvent inférieur à 80. Quand le fil est plus fin, le numérotage, donc supérieur à 80, peut quadrupler pour les matières les plus nobles, mais aussi les plus fragiles. Or, plus la matière est fine, soit susceptible d’atteindre le numéro 360, et plus les trépidations des mécaniques entraînent des ruptures de fil fréquentes, ce qui n’est pas le cas avec un métier à main, plus doux. Un fabricant de tissus en lin de Lille, Dequoy, le dit à sa façon : s’il constate que « dans les genres comparables », un métier mécanique produit le double d’un métier à la main, le recours à l’industrie dispersée à domicile n’a pas lieu d’être ; mais quand la mécanique se révèle incapable de relever le défi technique que pose la production de tissus fins et serrés, il vaut mieux, selon lui, renoncer à celle-ci car : « je ne pense pas qu’elle soit appelée à remplacer le tissage à la main pour les tissus légers [12]. » Dans la laine, il en va de même : à Roubaix comme à Amiens ou à Reims, l’on ne saurait alors se passer des métiers à la main si l’on veut ouvrir très largement l’éventail des tissus que l’on propose à la clientèle. Autrement dit, non seulement la machine ne peut pas tout, mais monter un métier à la main de fils de chaîne fort nombreux afin d’augmenter la densité du tissu est plus facile que pratiquer la même opération sur une mécanique. « Les métiers mécaniques ne s’emploient utilement que quand on continue, pendant un laps de temps assez long, le même genre de travail, ce qui n’a pas lieu dans nos articles », déclare Garnier, un fabricant de coutils de Laval. « Dans notre fabrique, le même tisserand ne fait pas trois fois de suite la même pièce, à cause de la variété de nos dispositions [13]. » Bref, seule l’industrie à domicile est capable de produire des pièces très fines et en petites séries. Il suffit dès lors de développer des marchés de niche.
25À la campagne, de deux choses l’une : ou bien les tisserands à domicile sont positionnés sur des tissus communs, et leurs jours sont comptés (en Bretagne, par exemple) ; ou bien ils fabriquent ce que la machine est incapable de faire et leur contribution est encore fort recherchée (pensons aux batistes du Cambrésis ou aux mousselines de Tarare). Cristal n’hésite pas à évoquer les « sortes demandées en dehors de la grande vente commerciale », où la compétitivité passe à la fois par l’abaissement du prix du fil et le maintien du tissage à la main. C’est là une idée largement partagée par quantité de marchands-fabricants qui se sont orientés dans cette direction. Beaucoup d’entre eux sont de l’avis d’un manufacturier de Saint-Quentin, Bertrand-Milcent, qui commercialise dans les années 1860, des batistes et des linons, toiles de lin très fines et fort coûteuses : « comme nous ne tissons que des matières fines auxquelles le tissage mécanique ne peut pas encore toucher, notre position ne changera pas de longtemps [14]. » Autre atout du tissage à la main : sa capacité, nous dit Cristal, à « varier sans préjudice les articles et de tisser avec art et petit nombre ». Là encore, rien d’original : un ancien manufacturier de Vimoutiers rapporte qu’il n’est pas rare de rencontrer dans l’Orne des fabricants occupant de 30 à 40 tisserands à domicile qui ne produisent pas deux pièces semblables. Lui aussi y voit une belle carte à jouer pour des proto-ouvriers car leur aptitude à tisser « cette grande variété de tissus ne sera pas pour peu de chose dans la lutte que le tissage à la main aura à subir avec son jeune et très puissant rival [15] ». La clé de la compétitivité, en l’occurrence, se trouve dans la capacité du tisserand à bras à monter son fil de chaîne sur le métier plus rapidement que son homologue en usine.
26Des manufacturiers prennent le problème à l’envers et démontrent qu’en certaines circonstances, les mécaniques, même pour un produit identique, ne peuvent rivaliser avec les métiers à main. Filateur et fabricant d’une gamme assez étendue de tissus en coton et/ou en fibres mélangées, Joly, implanté à Saint Quentin, a établi sa notoriété sur son aptitude à anticiper les mutations techniques. À la tête d’un établissement intégré où sont associés deux filatures de 20 000 et 25 000 broches et un tissage équipé de 170 métiers dernier cri en provenance de Blackburn, il dédaigne la fabrication manuelle car il se concentre sur la production de grosses étoffes de coton commercialisées en blanc ou en écru d’une part, de tissus plus fins, des jaconas et des nansouks, du no 30 au no 90 d’autre part. Son avis sur le tissage à la main, fort répandu dans le Cambrésis et le Saint-Quentinois, n’en a que plus de prix puisqu’il se fait, en l’occurrence, observateur. Après avoir fait état de la multiplicité des genres de fabrication qui occupent les tisserands à domicile, il constate que cette diversité « rend les prix des façons très variables. Ainsi, lorsque les articles de laine ou les nouveautés laine et soie, laine ou coton, etc. jouissent d’une grande faveur, comme depuis plusieurs années, les prix des façons s’en ressentent dans des proportions considérables, et dans ce cas, nos tissages mécaniques nous offrent une grande économie de main-d’œuvre ». Dans ce cas, il faut comprendre que le temps passé en usine à monter la chaîne sur le métier est compensé par l’importance des commandes à exécuter. Mais il ajoute : « dans d’autres circonstances, cette économie n’est importante que sur les gros tissus seulement, et elle se réduit à 20 à 25 % pour les tissus plus fins, c’est-à-dire pour les jaconas et les nansouks [16]. » Autrement dit, plus le temps dépensé à monter la chaîne augmente, plus le métier risque d’être immobilisé longtemps pour un volume de production relativement faible ; dans ce cas, le métier à la main l’emporte sans coup férir.
Pourquoi préserver coûte que coûte le travail à domicile dans les campagnes ?
27Afin de convaincre les lecteurs du bien-fondé d’une action volontariste placée aux antipodes d’une politique sacrifiant le tissage rural à domicile sur l’autel de la modernité, De Poorter et Cristal se rejoignent pour montrer l’intérêt qu’il y a de protéger le tissage à la main dans les campagnes.
28Premiers intéressés : les gros exploitants agricoles des grandes plaines céréalières et des régions de polyculture. Au cours des années 1860, il faut encore beaucoup de bras au moment des récoltes, bien sûr, mais encore au printemps et au début de l’été, ne serait-ce que pour biner la terre et chasser des champs les plantes adventices. Là comme dans tout le Bassin parisien et ses pourtours, des bandes de faucheurs parcourent les campagnes pour proposer leurs services lors des moissons. Par ailleurs, quantité d’ouvriers des villes chôment volontairement en août car, aux moments de presse, les salaires proposés dans l’agriculture sont plus élevés [17]. Aussi, une main-d’œuvre nombreuse et disponible sur place, composée notamment, dans un cadre pluriactif, de femmes et d’enfants, offre un double avantage : peser à la baisse sur un taux des rémunérations qui, précisément, pourrait partir à la hausse si, d’aventure, l’été venu, on manquait de bras dans les champs ; disposer d’une main-d’œuvre sur place, à l’année, qui pourra assurer toutes les tâches agricoles grandes consommatrices de bras au cours des périodes intermédiaires. C’est comme cela qu’il faut comprendre le caractère « indispensable », nous dit Cristal, du maintien sur place des ouvriers-paysans quand il s’agit de porter « assistance à l’agriculture ». C’est en ce sens que l’industrie au village doit être entendue comme un « appoint ». Notons qu’au même moment, d’autres auteurs, comme Léonce de Lavergne, dénoncent « l’excès de population rurale » sans porter la moindre attention à l’apport de la pluriactivité dans la gestion du personnel saisonnier dans les grandes fermes [18].
29Seconds intéressés : les industriels eux-mêmes, car le tissage à domicile n’exige pas de « gros capitaux » et peut donc être tout à fait capable de « coexister » avec l’usine à condition qu’il soit un « appendice » pour De Poorter, un « complément » du « métier à vapeur », pour Cristal. Le premier choisit de mettre l’accent, en priorité, sur la mise en concurrence directe des deux modes de production, l’un mécanisé, l’autre à la main, autour d’un produit identique. À charge, dans ces conditions, pour chacun d’obtenir le meilleur prix de revient afin de disposer, à qualité du produit égale, d’un avantage concurrentiel. Au milieu des années 1860, on trouve encore fréquemment cette opposition frontale dans les toiles dites “rouenneries” par exemple et c’est dans cette perspective que De Poorter propose avant tout d’augmenter la productivité du métier à tisser moyennant des améliorations techniques. Le second, Cristal, désigne très probablement une pratique fort répandue qui réunit, sous une même direction patronale, tissage mécanique et tissage à la main qui fabriquent de concert un produit sinon identique, du moins appartenant à la même gamme mais pas nécessairement à la même échelle. À Fourmies, dans la laine peignée, Théophile Legrand, l’un des capitaines d’industrie les plus brillants du nord de la France, est pleinement représentatif de tous ceux qui considèrent que le tissage à la main ne doit pas être laissé sur le côté du chemin menant au progrès technique. C’est là pour lui une manière de trouver, pour reprendre les mots de Cristal, « économie, profit et sûreté ». Propriétaire, en 1860, d’une filature disposant de 5 000 à 6 000 m2 d’emprise au sol, 3 étages, une machine à vapeur de la force de 30 chevaux dernier cri, 12 métiers self-acting actionnant 4 800 broches, mais aussi d’un tissage intégré qui, trois années plus tard, compte près de 80 métiers mécaniques, il déclare posséder, en 1860, plusieurs ateliers qui regroupent des métiers à tisser traditionnels et employer de surcroît 1 100 tisseurs dispersés à domicile dans les villages environnants. Les 9/10e de la fabrication de ses tissus reposent donc, selon ses déclarations, sur une organisation proto-industrielle qui, à ses yeux, n’est pas passée de mode. D’ailleurs, il dépose trois ans plus tard deux brevets d’invention destinés à perfectionner le métier à tisser à la main. L’un d’eux consiste en l’adaptation, sur le métier à bras, d’un régulateur permettant de fabriquer des tissus plus égaux, plus unis, à l’image de ceux qui se font avec des mécaniques.
30Dernier intéressé, l’État. En évoquant l’obligation qui est faite aux tisserands ruraux victimes du chômage d’aller chercher « dans les centres industriels le travail et la subsistance que la vapeur tend aujourd’hui à leur enlever », De Poorter entend dénoncer le grand remue-ménage des populations, l’arrivée massive des ruraux dans la ville et l’explosion démographique des populations citadines. Là où la sédentarité, suggère-t-il, est source de stabilité et de paix sociale, la croissance mal contrôlée des villes offre matière à des craintes de grands désordres : les émeutes parisiennes et les débordements constatés en province en 1848 sont encore dans toutes les mémoires. C’est probablement dans cette perspective également qu’il faut comprendre Cristal quand il évoque Lyon et les « crises terribles » qui conduisent à rechercher « des solutions pacifiques ». À mots couverts, il s’empare de la révolte des canuts en 1831 et en 1834 pour dire qu’elle a lancé un changement de paradigme productif : là où la cité concentrait la totalité du tissage de la soie, une « proto-industrialisation décalée » a ensuite totalement changé la donne puisque les campagnes se sont vues confier environ la moitié des commandes. Aux yeux de Cristal comme à ceux de De Poorter, en définitive, les villes sont des lieux vite gagnés par des « excitations malsaines » et des « passions mauvaises » alors même que la dispersion dans les villages d’ouvriers ruraux, paysans à leurs heures, est rassurante : ces petits propriétaires ne feront jamais partie des « classes dangereuses [19] ».
31C’est bien pourquoi, soucieux de réconcilier les classes sociales, Frédéric Le Play, convaincu que l’association du travail agricole et du travail industriel, assortie de la possession de quelques lopins de terre, est la meilleure manière de garder à la campagne des petits propriétaires peu soucieux de contester l’ordre social, théorise cette politique. Elle est indispensable pour cultiver un conservatisme politique propice, par exemple, à la pérennité du régime impérial en France. À bien des égards, De Poorter et Cristal s’inscrivent dans son sillage.
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33Si l’entrepreneur belge note l’importance du « travail en famille », le journaliste reste muet à ce propos. Il ne peut cependant ignorer celui-ci, la pluriactivité ne prenant son sens que lorsqu’on la considère dans un cadre familial. Quand tel est le cas, elle correspond toujours à une division genrée du travail qui, toutefois, ne présente pas de règle univoque. Ce partage des tâches, jamais fixé une fois pour toutes, varie en fonction des possibilités d’emplois, des niveaux de rémunération, du type d’insertion dans la paysannerie et, d’une manière générale, des choix stratégiques opérés par les familles. De tout cela, les deux auteurs ne disent mot, pas plus que du régime de la propriété et de l’exploitation foncière ou du partage égalitaire de l’héritage, « une menace mortelle pour les petits paysans parcellaires [20] » à laquelle Le Play entend remédier en dénonçant les aspects égalitaires du Code civil.
34Toutefois, si elles sont fort incomplètes, leurs analyses illustrent un moment, celui des années 1860, où la complémentarité entre travail agricole et travail industriel est remise en cause sous l’effet du tournant libéral de l’Empire et l’engouement pour le machinisme. De Poorter et Cristal sont de ceux qui pensent que la pluriactivité doit constituer le lien entre le monde rural et le monde urbain en régulant les rapports sociaux. Trouver le moyen de faire perdurer le tissage rural à domicile, c’est non seulement maintenir une main-d’œuvre abondante dans les campagnes sous la houlette des notables, prévenir dans les villes un afflux incontrôlé de migrants mais, de surcroît, assurer à l’Empire une clientèle électorale soucieuse de ne pas être arrachée à son milieu de vie. Entre l’image que l’Empire libéral se donne (un régime soucieux de moderniser à grands pas la production industrielle en promouvant la concentration et la mécanisation des fabrications) et la réalité du pays (un partage des tâches productives entre villes et campagnes dans le textile encore plus vivace qu’on ne veut bien le dire), il existe un hiatus de taille. Au cours des années 1860, le tissage à domicile n’a pas encore dit son dernier mot.
Notes
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[1]
Sabel Charles F., Zeitlin Jonathan, « Historical Alternatives to Mass Production: Politics, Markets and Technology in Nineteenth-Century Industrialization », Past and Present, no 108, 1985, p. 133-178.
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[2]
Noiriel Gérard, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, Marseille, Agone, 2018, p. 349-356.
-
[3]
Daumas Jean-Claude, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au xixe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 294.
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[4]
Fohlen Claude, L’industrie textile au temps du Second Empire, Paris, Plon, 1956, p. 322.
-
[5]
Ibid., p. 289-292.
-
[6]
Verley Patrick, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997, p. 612.
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[7]
Dans le Kaufsystem, le tisserand à domicile conserve une relative autonomie : il se fournit lui-même en matières premières et décide de la vente de sa production. Dans le Verlagsystem, une organisation productive qui gagne en importance fin xviiie puis tout le long du xixe siècle, le proto-ouvrier reçoit la matière première des mains d’un contremaître à qui il remet ensuite le produit de son travail, le tout selon des modalités plus ou moins contraignantes.
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[8]
Bezon Jean, Dictionnaire général des tissus anciens et modernes, Paris, E. Lacroix, 1867.
-
[9]
Enquête : traité de commerce avec l’Angleterre. Industries textiles. Lin, Paris, Imprimerie Nationale, 1861, p. 247 sq. (Alexandre Laniel).
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[10]
Ibid., p. 369.
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[11]
Harel-George Jules, Traité sur la filature de la laine peignée, Cateau-Cambrésis, Dumesnil, 1864, p. 348.
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[12]
Enquête : traité…, op. cit., p. 618 (Dequoy).
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[13]
Ibid., p. 238.
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[14]
Ibid., p. 355 (Bertrand-Milcent).
-
[15]
Ibid., p. 251-252.
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[16]
Ibid., p. 578.
-
[17]
Postel-Vinay Gilles, « Les rapports entre industrie et agriculture en Picardie au xixe siècle », in Gilbert Garrier et Ronald Hubscher (dir.), Entre faucilles et marteaux. Pluriactivités et stratégies paysannes, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988, p. 79-98.
-
[18]
de Lavergne Léonce, Économie rurale de la France depuis 1789, Paris, De Guillaumin, 1860, p. 77.
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[19]
Gayot Gérard, Les draps de Sedan, 1646-1870, Paris, EHESS, p. 451-453.
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[20]
Noiriel Gérard, Une histoire populaire…, op. cit., p. 350.