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Article de revue

Un catholique libéral dans le débat parlementaire sur le travail des enfants dans l’industrie (1840)

Pages 195 à 206

Notes

  • [1]
    Innes Joanna « Le Parlement et la réglementation du travail des enfants dans les fabriques en Grande-Bretagne, 1783-1819 », in Christophe Charle et Julien Vincent (dir.), La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en France et en Grande-Bretagne (1780-1914), Rennes, PUR, 2011, p. 99-125.
  • [2]
    Dans l’enseignement secondaire, cette loi peut être abordée en particulier en Première professionnelle : le programme évoque la question sociale et notamment les limites au travail des enfants. Elle peut également entrer dans le thème 2 de 4e, qui évoque également la question sociale, voire dans le chapitre 2 du thème 2 de 1re générale, qui commence toutefois son évocation de l’industrialisation en 1848.
  • [3]
    Sur les réalités du travail des enfants, il existe des dossiers pédagogiques d’archives et catalogues d’expositions, par exemple Musée industriel de la Corderie Vallois, Où vont tous ces enfants… Le travail des enfants au xixe siècle en Seine-Inférieure, Bonsecours, Éditions Point de vue, 2009. L’historiographie de la loi est dominée par des travaux en anglais : Heywood Colin, Childhood in Nineteenth-century France. Work, Health, and Education among the « Classes Populaires », Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1988 ; Lynch Katherine A., Family, Class, and Ideology in Early Industrial France. Social Policy and the Working-Class Family 1825-1848, Madison, The University of Wisconsin Press, 1988 ; Weissbach Lee Shai, Child Labor Reform in Nineteenth-Century France. Assuring the Future Harvest, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1989.
  • [4]
    Bourdelais Patrice, « L’intolérable du travail des enfants. Son émergence et son évolution entre compassion et libéralisme, en Angleterre et en France », in Patrice Bourdelais et Didier Fassin (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005, p. 95-109.
  • [5]
    Le Drezen Bernard, « Quand parler c’est agir : Montalembert orateur », in Antoine de Meaux et Eugène de Montalembert (dir.), Charles de Montalembert. L’Église, la politique, la liberté, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 211-224.
  • [6]
    Jarrige François et Le Roux Thomas, « Naissance de l’enquête : les hygiénistes, Villermé et les ouvriers autour de 1840 », in Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, Paris, La Découverte, 2019, p. 39-62.
  • [7]
    Blackburn Sheila C., « “Princesses and Sweated-Wage Slaves Go Well Together”: Images of British Sweated Workers, 1843-1914 », International Labor and Working-Class History, no 61, 2002, p. 24-44.
  • [8]
    Lemercier, Claire « “Il faut parler de ce qu’on sait” : “hommes pratiques”, “économistes distingués” et législateurs face au travail des enfants (1837-1874) », in Christophe Charle et Julien Vincent (dir.), La société civile…, op. cit., p. 127-145.
  • [9]
    Topalov Christian, Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.

1« M. le comte de Montalembert.

2[…] Mais il y a pour l’intervention directe de la législature un autre motif que M. Rossi a passé sous silence : c’est l’intensité des maux qu’il s’agit de guérir. […]

3Il est vrai, grâces au ciel, que nous n’en sommes pas arrivés à ce point de voir chez nous les atrocités qui ont eu lieu en Angleterre. Nous n’avons pas encore vu de petits enfans de sept à huit ans condamnés à quinze heures de travail, et leurs petites jambes, affaissées par la fatigue, enfermées dans des bottes de fer-blanc pour les forcer de se tenir debout quand le sommeil les accable : et cependant on trouve dans plusieurs rapports officiels, et notamment dans l’ouvrage admirablement utile du docteur Villermé, déjà cité dans cette discussion, plusieurs exemples qui dénoncent les progrès croissans de la barbarie industrielle.

4Mais un résultat incontestable, et dont les développemens vous seront présentés, je l’espère, avec quelque étendue par notre noble collègue, le marquis de Laplace, c’est la décrépitude des jeunes gens appelés au service militaire dans les districts manufacturiers. N’est-il pas constaté à peu près partout que, par une contradiction déplorable, dans les contrées les plus prospères et les plus riches, à Mulhouse, à Elbeuf, à Rouen, les jeunes gens de vingt ans, appelés à la défense de la patrie, sont précisément les moins robustes et les moins sains de toute la France ; qu’il faut y épuiser toute la classe pour trouver le contingent ; que le spectacle offert par cette jeunesse aux conseils de recensement est aussi rebutant qu’humiliant pour les amis du pays ? […]

5L’Angleterre, nous a dit M. Rossi comme une objection, a fait jusqu’à huit bills sur cette matière. Et ne pensez-vous pas, Messieurs, qu’il est plus honorable pour l’Angleterre d’avoir fait huit tentatives, même insuffisantes, que de n’avoir rien fait, parce que le remède était difficile ? Pour moi, je vois là une susceptibilité digne d’éloges pour la moralité publique, susceptibilité qui honore cette nation voisine. Je la voudrais voir dans cette assemblée et dans notre pays tout entier. (Très bien, très bien !)

6Souvent je me suis dit : Si un tyran, un conquérant étranger s’était emparé de la France, comme la Russie, par exemple, s’est emparée de la Pologne, et s’il nous eût tenu ce langage : Dès qu’ils seront en état de se tenir sur leurs jambes, des centaines de milliers de vos enfans vous seront enlevés, seront introduits dans des établissemens où leur organisation physique sera dégradée, affaiblie d’année en année, où, au lieu de connaître les jouissances, la gaieté, la liberté de leur âge, ils seront initiés à tout ce qu’il y a de plus déplorable dans la dépravation humaine, où ils seront moralement abrutis d’abord, puis intellectuellement hébêtés pour être ensuite physiquement énervés comme les conscrits dont on vous parlait tout à l’heure, où vos jeunes filles perdront leur innocence avant même d’être nubiles ; si un tyran, dis-je en agissait ainsi avec la France, il n’y aurait pas assez de haine et d’injures à déverser sur sa tête.

7Eh bien ! le joug de l’industrie est celui-là, Messieurs. […]

8Ceci me rappelle un argument qu’a présenté tout à l’heure M. Rossi. Il a dit que ce n’était pas seulement aux manufactures qu’il fallait attribuer la dégradation de ces malheureux enfans, qu’ils la tenaient de leurs parens déjà corrompus et énervés. Mais d’où vient la dégradation des pères eux-mêmes ? N’est-ce pas de la source même que nous indiquons ? n’est-ce pas dans les fabriques que ces pères se sont abrutis ? n’est-ce pas un mal renaissant qui se perpétue de génération en génération, et qu’il faut couper dans sa racine, et dès aujourd’hui ?

9[…] Ainsi, en France, ce n’est pas la misère des classes indigentes, l’esprit d’anarchie et de révolte qui me paraissent le plus à déplorer ; mais bien les prétendus remèdes qu’on croit leur opposer, l’instruction et l’industrie ; non pas, certes, l’instruction et l’industrie en elles-mêmes, mais telles qu’elles sont actuellement organisées en France. Oui, Messieurs, je ne crains pas de le dire, l’instruction, telle qu’on la donne presque partout en France, sans sanction religieuse, sans éducation morale, sans hiérarchie sociale, est le plus funeste présent qu’on puisse faire à un peuple. (Vive approbation). Et dix années de statistiques sont là pour prouver d’une manière irréfragable la vérité de ce que j’avance ; car les départemens où l’on sait le mieux lire et écrire sont ceux qui comptent le plus de criminels.

10Mais, ce que je dis de l’instruction, et que vous admettez, Messieurs, n’est pas moins vrai de l’industrie. (Réclamation). Permettez. On dit souvent, vous l’avez entendu sans cesse, qu’en créant une manufacture dans une localité, on est le bienfaiteur du pays. Eh bien ! moi, je soutiens qu’introduire l’industrie manufacturière dans une localité rurale, c’est y introduire une source de désordre, d’immoralité et de malheur. (Légère rumeur.) Il faut savoir, Messieurs, ne pas fermer les yeux à la source du mal, quand on est effrayé de ses résultats. Je dis que l’industrie répandue dans les campagnes, au détriment des travaux agricoles, est le fléau de la France. Remarquez bien que je n’entends pas parler de l’industrie domestique, exercée sous le chaume, au coin du foyer paternel : celle-là est un bienfait. (Très-bien !) Mais ce que j’attaque et ce que je déplore, c’est l’industrie casernée, pour ainsi dire, l’industrie des filatures et autres usines de ce genre, qui arrache le pauvre, sa femme, ses enfans, aux habitudes de la famille, aux bienfaits de la vie des champs, pour les parquer dans des casernes malsaines, dans de véritables prisons, où tous les âges, tous les sexes sont condamnés à une dégradation systématique et progressive. […] »

11Extrait des débats à la Chambre des pairs, 4 mars 1840 : Gazette nationale ou le Moniteur universel, 5 mars 1840, p. 4-5.

12******

13Les années 1830 sont marquées dans toute l’Europe par l’émergence de la « question sociale », c’est-à-dire d’une inquiétude autour des souffrances des ouvriers, mais aussi des dangers qu’ils sont supposés faire courir à la société. Cette inquiétude engendre de nombreux débats sur les causes comme sur les solutions possibles de ces problèmes. L’élaboration de nouvelles lois n’est qu’un des types de solutions envisagés et son opportunité est largement débattue, en particulier en France. En effet, à l’époque, le processus législatif est très long et la loi est supposée être réservée aux problèmes les plus généraux et importants à l’échelle nationale – par opposition aux bills du Parlement anglais, bien plus nombreux et souvent consacrés à des affaires particulières [1]. Par ailleurs, les débats parlementaires français remplissent une grande partie des journaux ; ils peuvent donc être suivis de près par leur lectorat.

14La loi du 22 mars 1841 concernant le travail des enfants est de ce fait très remarquée. Rétrospectivement, elle est souvent présentée comme la première loi sociale française (l’expression « loi sociale » n’était pas utilisée à l’époque). En effet, elle pose des restrictions à l’emploi d’enfants : ils ne doivent pas avoir moins de 8 ans et, jusqu’à 16 ans, leurs horaires de travail sont limités. En outre, jusqu’à 12 ans, ils doivent aller à l’école en parallèle. En quoi cela représente-t-il un nouveau type de loi ? Depuis la Révolution française, les relations de travail relevaient presque d’un contrat comme un autre, qui était censé être librement négocié entre « les parties au contrat » (l’employeur et l’ouvrier). Aucune loi, notamment, ne fixait de conditions sur le type de personnes pouvant être embauchées et moins encore sur les horaires de travail. La loi de 1841 est donc la première où l’on fait exception à ce principe de libre contrat, parce que les enfants ne négocient pas pour eux-mêmes (ce sont leurs parents qui le font) et n’ont donc pas le pouvoir d’obtenir des conditions de travail acceptables [2].

15La loi de 1841 occupe un statut ambivalent dans l’histoire du droit social : reconnue comme pionnière, elle est souvent aussi décrite comme inapplicable. En effet, après de longs débats, les parlementaires ont décidé de ne pas créer de corps d’inspection dédié (il n’y a pas d’inspection du travail en France avant 1874) et l’action des commissions de bénévoles supposées surveiller les manufacturiers a été très limitée dans beaucoup de départements [3]. Cependant, un principe a été posé, selon lequel il est anormal, voire intolérable, que des enfants travaillent dans des usines [4]. Sur quelles bases cette idée selon laquelle il est légitime de faire une loi sur certaines situations de travail s’est-elle imposée ?

16Tout d’abord, il faut souligner que ce basculement n’intervient qu’après de longs débats. Ensuite, l’intervention du comte Charles de Montalembert permet de comprendre deux éléments qui l’expliquent. D’une part, il s’agit d’une loi qui ne s’applique qu’à la grande industrie – dont Montalembert fait le procès – et pas au travail en général. D’autre part, les partisans de la loi ont été convaincus par un mélange d’arguments statistiques et émotionnels, qui reste caractéristique, jusqu’au début du xxe siècle, des discussions autour de la « question sociale ».

L’aboutissement de plus de dix ans de débats

17Il a fallu de nombreuses années de débats pour que cette nouveauté devienne acceptable au Parlement. On date en général le commencement de ces débats en France de 1827, avec la publication de textes sur le sujet par la Société industrielle de Mulhouse, une association d’entrepreneurs. Ce sont donc des industriels qui s’élèvent d’abord contre l’emploi d’enfants dans l’industrie. Non seulement ils cessent eux-mêmes d’en employer, mais ils demandent une loi à ce sujet. Cela a en partie pour but d’éviter que les entrepreneurs qui continueraient à le faire soient avantagés : en effet, les enfants sont très peu payés ; les utiliser peut faire baisser des coûts.

18Dans la décennie qui suit, les débats s’intensifient, notamment parce que l’Angleterre en 1833, puis la Prusse en 1839, votent des lois assez générales et restrictives. Cela renforce en France l’idée qu’il est urgent d’agir sur le sujet. En 1840, la publication remarquée des résultats d’une enquête du médecin Louis René Villermé joue dans le même sens. Après une consultation des chambres de commerce, conseils de prud’hommes et autres assemblées locales, les débats parlementaires commencent. Ils sont très longs, tout particulièrement à la Chambre des pairs – la seconde chambre du Parlement français de l’époque, dont les membres sont soit issus de familles nobles, soit nommés en récompense de leurs fonctions au service de l’État ou de leur renommée scientifique. Le débat à la Chambre des pairs, en mars 1840, dure plus de 18 heures, sur plusieurs jours.

19À ce moment, plus personne ne défend l’idée que le travail des enfants dans les usines serait inoffensif ; il est acquis que c’est un problème. Les débats portent sur les conséquences à en tirer : à quel degré peut-on porter atteinte à la liberté contractuelle ? Faut-il une loi nationale ou plutôt, comme le défend l’économiste Pellegrino Rossi, des règlements différents selon les régions, car les enfants ne grandiraient pas aussi vite partout ? Les parlementaires discutent chaque disposition concrète, notamment les limites d’âge et d’horaires. Parmi les principaux orateurs, outre Rossi, on retrouve un autre économiste, Charles Dupin, qui, lui, défend le principe d’une loi, comme l’ancien officier d’artillerie Charles-Émile de Laplace, que mentionne Montalembert.

20Le comte Charles de Montalembert n’est pas celui qui s’exprime le plus longtemps, mais on peut supposer qu’il a été écouté et surtout lu, car c’est à l’époque un orateur célèbre [5]. Journaliste et homme politique issu d’une famille noble, élevé à Londres, influencé par le romantisme en littérature, il est entré à la Chambre des pairs dès l’âge de 21 ans. C’est un représentant du courant dit « catholique libéral » : il essaie – sans succès – de créer un parti catholique et il se distingue des défenseurs plus conservateurs de sa religion par son attachement aux libertés publiques. Non seulement il défend la liberté d’enseignement, en particulier dans le supérieur, contre le monopole de l’Université et au profit de l’enseignement catholique, mais il s’engage pour l’abolition de l’esclavage et la liberté de la presse. Il insère souvent, comme ici, dans un discours sur n’importe quel sujet un rappel de son soutien au peuple polonais face à l’invasion russe.

Le travail dans la grande industrie, une nouveauté qui inquiète

21Lorsque Montalembert associe l’arrivée de « l’industrie manufacturière », en général, dans les campagnes à un « malheur », l’annotation au compte rendu – « légère rumeur » – semble indiquer que tous les pairs ne sont pas d’accord. Mais il n’en va pas de même pour la suite de son propos. En effet, il y prend soin de distinguer plusieurs sortes de travail, et en particulier de travail des enfants. Les « travaux agricoles » et la « vie des champs » sont, eux, connotés très positivement.

22Plus généralement, il est évident pour tous les orateurs du Parlement non seulement que la loi ne devra pas restreindre le travail agricole des enfants, mais encore que ce travail est bon pour leur santé : beaucoup l’opposent à celui des usines. Cela tient en particulier au discours médical de l’époque, marqué par un courant appelé « hygiénisme », qui insiste notamment sur la mauvaise qualité de l’air comme cause de maladie [6]. Villermé décrit ainsi les locaux petits, sombres et mal aérés où il voit travailler les enfants.

23Mais ce qu’expriment Montalembert et d’autres orateurs, c’est plus fondamentalement la crainte d’un remplacement, en France, de l’agriculture par l’industrie. Il ne s’agit pas encore dans l’extrait de s’inquiéter de l’exode rural, mais de l’installation dans les campagnes elles-mêmes de lieux de travail, manufactures et usines, qui se caractérisent par leur échelle inédite.

24En effet, un point fondamental de la loi de 1841 est qu’elle ne s’applique qu’à deux catégories de lieux de travail. Il s’agit d’une part des ateliers regroupant plus de 20 ouvriers et d’autre part des établissements qui emploient un « moteur mécanique » ou qui sont « à feu continu » – c’est-à-dire que, comme dans la sidérurgie, le travail ne s’arrête pas la nuit, car il dépend du chauffage des matériaux, que l’on ne peut pas arrêter et reprendre rapidement. Le point commun de ces trois situations, c’est qu’elles sont encore assez rares en France en 1840 et associées à la modernité – en l’occurrence, une modernité qui inquiète.

25Au contraire, les orateurs prennent soin, comme Montalembert, de signaler qu’il ne s’agit pas de limiter l’emploi des enfants dans « l’industrie domestique », c’est-à-dire dans le cadre du travail à domicile. Or celui-ci est très répandu, que ce soit dans le cadre de la proto-industrie, qu’évoque Montalembert – une production dispersée de tissus ou d’autres biens, à la campagne, – ou des fabriques collectives, en ville : par exemple, les canuts qui tissent la soie à Lyon emploient souvent des enfants. Tout cela n’est à aucun moment considéré comme intolérable dans les débats des années 1830 et 1840. Ainsi, il est remarquable qu’une loi séparée, en 1851, vienne réglementer l’apprentissage, avec des seuils d’âge et d’horaires différents : l’apprentissage, qui se fait en général dans de petits ateliers, est considéré comme un problème différent de celui du « travail des enfants », une expression qui n’est en général appliquée qu’aux manufactures et usines.

26Ce travail des enfants dans la grande industrie est critiqué sur deux plans, qui sont presque toujours, comme chez Montalembert, présentés comme intimement liés. D’une part, il nuit à la santé physique des enfants, parce qu’il implique souvent un travail de nuit, un air « malsain », etc. D’autre part, il nuit à leur moralité, parce que, même quand leurs parents sont aussi présents, les enfants sont inclus dans un large groupe ouvrier, de tous âges et des deux sexes ; les élites les supposent donc soumis à de mauvaises influences de tous ordres. Jusqu’au début du xxe siècle et dans toute l’Europe, on retrouve ces deux registres dans les dénonciations du travail des enfants, mais aussi des femmes. Seul changement majeur : à la fin du siècle, l’attention se porte au contraire sur le travail à domicile, appelé sweating system en Angleterre, puis ailleurs [7]. Il est alors question de lui appliquer les mêmes restrictions que celles qui avaient été posées dans la première moitié du siècle pour la grande industrie.

Des chiffres, des mots, des images : comment convaincre d’agir sur la « question sociale »

27Montalembert s’inquiète donc d’une manière générale des effets de l’industrialisation, au sens de l’apparition d’unités de production concentrée, en France ; on comprend dès lors son soutien à la loi. Mais comment expliquer celui d’industriels qui, au Parlement comme ailleurs, et en Angleterre comme en France, ont accepté la loi, voire ont été parmi ses principaux promoteurs ? Certains sont des catholiques ou des protestants qui considèrent que leur foi doit les amener à protéger les faibles (les enfants) et en particulier à se méfier d’une nouvelle organisation du travail susceptible de nuire à leur moralité. L’inspiration chrétienne, associée ou pas à une critique générale de l’industrie, est ainsi présente chez une bonne partie des partisans de la loi, en France comme en Angleterre. Mais d’autres parmi ses promoteurs n’affichent pas de conviction religieuse et s’affirment partisans du libéralisme économique – les économistes Jean-Baptiste Say, très favorable à l’industrie, et Frédéric Bastiat, connu pour son libéralisme très radical, soutiennent ainsi la loi. Ils ne restreindraient jamais le travail dans l’industrie en général. En revanche, ils ont été convaincus du caractère intolérable de celui des enfants.

28L’étude des citations et autres phrases qui circulent à l’identique dans les débats, parlementaires et autres, permet de mettre au jour les ressorts de cette conviction qui est devenue générale en 1840 et le demeure ensuite. Elle repose sur l’entremêlement, d’une part, de deux nouveaux types d’arguments considérés comme scientifiques et, d’autre part, de courts récits à forte valeur émotionnelle [8].

29La première nouveauté scientifique est, on l’a dit, l’intérêt porté par certains médecins aux conditions de travail. La seconde est la production de statistiques publiques chiffrées (le mot « statistique » était auparavant associé à un savoir de l’État, mais pas nécessairement à des chiffres), souvent à l’échelle de l’année et du département, publiées dans de grands recueils et qui concernent d’abord les armées, la justice et l’instruction. Le point de rencontre de ces deux types d’arguments scientifiques, c’est une corrélation : là où il y a plus d’industrie, il y a plus de conscrits réformés, c’est-à-dire de jeunes hommes dispensés de service militaire pour des raisons de santé. Cette opération qui consiste à rapprocher deux chiffres concernant un même lieu pour en déduire une causalité probable est alors toute nouvelle, en particulier dans le discours politique. Montalembert évoque cette corrélation, comme beaucoup d’autres orateurs en 1840, ou au cours de l’élaboration de la loi suivante sur le travail des enfants, celle de 1874. Si l’industrie nuit à la croissance ou la santé des garçons, il n’y aura pas assez de soldats : dans un xixe siècle où les guerres sont extrêmement fréquentes, l’argument est important.

30Montalembert cite une autre corrélation, entre alphabétisation et crime, pour, à l’occasion du débat sur le travail des enfants, critiquer, comme il en a l’habitude, les écoles publiques. Un nouveau type de savoir sur la société, en partie chiffré, intéresse les élites au début des années 1840 : on ne parle pas encore de sciences sociales, mais de « sciences morales », promues en particulier par l’Académie des sciences morales et politiques, dont les membres et les concours jouent un rôle important dans les débats sur le travail des enfants.

31Cependant, aucun discours n’est fait de chiffres seuls. Ils sont toujours associés à une rhétorique qui fait appel à l’émotion. Elle n’est pas seulement appliquée au commentaire des chiffres, mais aussi à de courts récits, qui portent par exemple, ailleurs, sur les longs trajets à pied, de nuit, réalisés par les enfants pour aller à l’usine. Montalembert, lui, reprend une scène supposée avoir eu lieu en Angleterre, avec l’usage de « bottes en fer-blanc » pour faire travailler encore des enfants qui s’endorment. Nombreux sont ainsi les courts récits à forte composante visuelle qui circulent de discours en discours, au point qu’on a souvent du mal à en retrouver la source ; ils contribuent à rendre plus concrète la dénonciation de la « barbarie ». Ils sont souvent associés à une autre forme d’appel à l’émotion : la comparaison avec des situations de travail qui font figure de repoussoir absolu. L’esclavage est ainsi souvent évoqué. Montalembert, lui, a recours à l’autre comparaison fréquente, celle qui associe l’usine à une « prison ». Cette rhétorique impose l’idée que les enfants qui travaillent dans les manufactures sont des victimes (par opposition aux coupables mis en prison), qu’il est donc légitime de protéger.

32

33C’est ainsi sur la base de longs débats qui mettent en circulation à la fois des arguments chiffrés et des appels à l’émotion que le travail des enfants dans la grande industrie est devenu intolérable dans les années 1830, pour des élites dont l’engagement politique sur le sujet s’appuie parfois, mais pas toujours, sur leur religion. Dans la seconde moitié du siècle, les mêmes types d’arguments insistant sur la santé à la fois physique et morale sont progressivement appliqués à d’autres types de travail des enfants, mais aussi des femmes. Le travail agricole reste toutefois l’exception : la loi de 1874 étend les protections aux plus petits ateliers, mais seulement dans « l’industrie ».

34La « nébuleuse réformatrice » à l’origine du nouveau droit du travail du début du xxe siècle [9] peut être considérée comme l’héritière de ces formes de discours sur le travail qui ont été inaugurées dans les années 1830 ; elle aussi comprend à la fois des groupements qui revendiquent une appartenance religieuse et d’autres qui se veulent laïcs. Une rhétorique et des modes d’action très similaires se retrouvent ailleurs en Europe, notamment en Angleterre. Ils excluent de fait tout lien avec le mouvement ouvrier, qui ne fait nulle part de la question du travail des enfants une priorité. Il s’agit en effet de mobilisations d’élites qui affirment vouloir protéger des victimes du travail industriel, y compris contre leurs propres familles.


Date de mise en ligne : 23/02/2021

https://doi.org/10.3917/parl2.033.0195

Notes

  • [1]
    Innes Joanna « Le Parlement et la réglementation du travail des enfants dans les fabriques en Grande-Bretagne, 1783-1819 », in Christophe Charle et Julien Vincent (dir.), La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en France et en Grande-Bretagne (1780-1914), Rennes, PUR, 2011, p. 99-125.
  • [2]
    Dans l’enseignement secondaire, cette loi peut être abordée en particulier en Première professionnelle : le programme évoque la question sociale et notamment les limites au travail des enfants. Elle peut également entrer dans le thème 2 de 4e, qui évoque également la question sociale, voire dans le chapitre 2 du thème 2 de 1re générale, qui commence toutefois son évocation de l’industrialisation en 1848.
  • [3]
    Sur les réalités du travail des enfants, il existe des dossiers pédagogiques d’archives et catalogues d’expositions, par exemple Musée industriel de la Corderie Vallois, Où vont tous ces enfants… Le travail des enfants au xixe siècle en Seine-Inférieure, Bonsecours, Éditions Point de vue, 2009. L’historiographie de la loi est dominée par des travaux en anglais : Heywood Colin, Childhood in Nineteenth-century France. Work, Health, and Education among the « Classes Populaires », Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1988 ; Lynch Katherine A., Family, Class, and Ideology in Early Industrial France. Social Policy and the Working-Class Family 1825-1848, Madison, The University of Wisconsin Press, 1988 ; Weissbach Lee Shai, Child Labor Reform in Nineteenth-Century France. Assuring the Future Harvest, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1989.
  • [4]
    Bourdelais Patrice, « L’intolérable du travail des enfants. Son émergence et son évolution entre compassion et libéralisme, en Angleterre et en France », in Patrice Bourdelais et Didier Fassin (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005, p. 95-109.
  • [5]
    Le Drezen Bernard, « Quand parler c’est agir : Montalembert orateur », in Antoine de Meaux et Eugène de Montalembert (dir.), Charles de Montalembert. L’Église, la politique, la liberté, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 211-224.
  • [6]
    Jarrige François et Le Roux Thomas, « Naissance de l’enquête : les hygiénistes, Villermé et les ouvriers autour de 1840 », in Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, Paris, La Découverte, 2019, p. 39-62.
  • [7]
    Blackburn Sheila C., « “Princesses and Sweated-Wage Slaves Go Well Together”: Images of British Sweated Workers, 1843-1914 », International Labor and Working-Class History, no 61, 2002, p. 24-44.
  • [8]
    Lemercier, Claire « “Il faut parler de ce qu’on sait” : “hommes pratiques”, “économistes distingués” et législateurs face au travail des enfants (1837-1874) », in Christophe Charle et Julien Vincent (dir.), La société civile…, op. cit., p. 127-145.
  • [9]
    Topalov Christian, Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.

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