Notes
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[1]
Traductions : François Jarrige.
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[2]
Bensimon Fabrice, « Aux marges de la révolution ? Royaume Uni : Captain Swing, réforme et radicalisme », in Sylvie Aprile, Jean-Claude Caron et Emmanuel Fureix (dir.), La liberté guidant les peuples. Les révolutions de 1830 en Europe, Paris, Champ Vallon, 2013, p. 91-95 et 177-184 ; et bien entendu Thompson Edward P., La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 2012 (1re édition en anglais, 1963).
-
[3]
Benoît Agnès, L’appel au pouvoir : les pétitions aux Parlements en France et au Royaume-Uni (1814-1848), Rennes, PUR, 2018 ; cf. aussi « Pétitions françaises, pétitions britanniques : des sources incomparables ? », La Revue administrative, vol. 61, 2008, p. 77-85 ; Innes Joanna. « Des tisserands au Parlement : la légitimité de la politique du peuple (Angleterre, 1799-1800) », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 42, no 1, 2011, p. 85-100.
-
[4]
Autant de pratiques particulièrement répandues parmi les travailleurs britanniques, sur les autobiographies ouvrières cf. Griffin Emma, Liberty’s Dawn. A People’s History of the Industrial Revolution, New Haven-London, Yale University Press, 2013.
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[5]
Timmins Goeffrey, The Last shift: the decline of handloom weaving in nineteenth-century Lancashire, Manchester, Manchester University Press, 1993.
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[6]
Archer John E., Social Unrest and popular Protest (1780-1840), Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
-
[7]
Prothero Iorwerth, Radical artisans in England and France, 1830-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2006
-
[8]
Depuis l’étude classique d’Eric Hobsbawm et Georges Rudé (Captain Swing, Londres, Lawrence and Wishart, 1969), ces violences rurales ont suscité de nombreux travaux pour évaluer leur ampleur, interroger leurs causes et suivre leur diffusion dans le pays, cf. notamment Griffin Carl, The Rural War: Captain Swing and the Politics of Protest, Manchester, Manchester University Press, 2012.
-
[9]
Rosenband Leonard N., “Comparing combination acts: French and English papermaking in the Age of Revolution”, Social History, vol. 29-2, 2004, p. 165-185 ; André Louis, Machines à papier. Innovation et transformation de l’industrie papetière en France (1798-1860), Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
-
[10]
Berg Maxine, The Machinery Question and the Making of Political Economy, 1815-1848, New York, Cambridge University Press, 1980.
-
[11]
Mokyr Joel, Vickers Chris, and Ziebarth Nicolas L., « The History of Technological Anxiety and the Future of Economic Growth: Is This Time Different ? », Journal of Economic Perspectives vol. 29-3, 2015, p. 31-50 ; Caprettin Bruno et Voth Hans-Joachim., « Rage Against the Machines: Labor-Saving Technology and Unrest in Industrializing England », American Economic Review (à paraître) ; Jarrige François, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, PUR, 2009.
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[12]
En France en revanche, le même type de demande pétitionnaire se retrouve en 1848 après la proclamation de la République : Jarrige François, « Dire le refus des machines : pétitions ouvrières et représentations de l’ordre économique en France en 1848 », Annales des Mines. Série réalités industrielles, février 2009, p. 49-56.
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[13]
Cook-Taylor William, Notes on a Tour in the Manufacturing Districts of Lancashire, Londres, 1842, p. 43, cité par Turner Herbert A., Trade union growth and policy. A comparative study of the cotton Unions, Toronto, University of Toronto Press, 1962, p. 103.
1« Une pétition de compagnons papetiers du comté de Norfolk a été présentée et lue ; ils se plaignent de leur détresse et affirment que seul un acte législatif peut leur offrir un secours réel ; ils prient la Chambre de prendre en considération les désarrois sans précédent et pourtant croissants dont souffrent les pétitionnaires. Ils demandent l’imposition d’un droit supplémentaire à prélever sur tout le papier fabriqué par les machines, ainsi qu’une taxe à prélever sur chaque machine entre les mains du fabricant, ou une loi interdisant l’utilisation de celles de ces machines qui tendraient le plus à diminuer la demande de travail manuel. Ils demandent également que soient égalisées les dépenses de fabrication du papier aux machines et à la main. L’adoption de ces mesures, les pétitionnaires en sont fermement convaincus, apporterait non seulement un soulagement aux pétitionnaires, dans la mesure où la qualité de l’article fabriqué à la main sera toujours supérieure à celle de l’article fabriqué par les machines, mais permettrait aussi de rétablir grandement la supériorité des produits britanniques sur les marchés étrangers, qui, depuis l’introduction des machines, a été perdue. »
2“A petition of Journeymen Paper-Makers in the county of Norfolk against machinery”, Journals of the House of Commons, 18-19 mai 1830, vol. 84, p. 442.
3« Une pétition des tisserands et autres de Padiham a été présentée et lue, déclarant que l’industrie du tissage est au dernier stade de la consommation. Il ne semble pas y avoir de remède efficace à cette situation, pour restaurer ou ramener cette activité à sa pureté originelle, à moins que la Chambre n’impose une lourde taxe sur les machines. Les pétitionnaires prient par ailleurs la Chambre d’abolir les arbitraires Corn Laws (lois sur le grain), et d’ouvrir tous les ports placés sous législation anglaise, afin que les fabricants puissent échanger leurs marchandises ou leurs biens avec des étrangers contre de la nourriture et d’autres produits de première nécessité. »
4“Petition of Weavers and others of Padiham for a Tax on Machinery, and for repeal of Corn Laws”, Journals of the House of Commons, 19 juillet 1831, vol. 86, p. 673.
5« Une pétition des travailleurs agricoles, résidant à Stoke Holy Cross, a été présentée et lue ; ils se plaignent du manque d’emploi et prient la Chambre de taxer les machines, d’abroger les droits sur le malt, le houblon et le savon, d’établir le vote par scrutin et d’examiner la situation avant d’adopter le projet de loi relatif aux troubles qui ont eu lieu en Irlande. »
6“Petition of Labourers for a tax on machinery”, Journals of the House of Commons, 1er avril 1833, vol. 88, p. 244 [1].
7******
8Partout en Europe, le début des années 1830 voit l’essor des revendications ouvrières alors que le travail et ses transformations font l’objet d’intenses débats. En Angleterre en particulier, où les mutations économiques sont particulièrement vives et précoces, et déjà observables autour de 1830, de nombreux groupes protestent et énoncent leurs revendications concernant les rémunérations, les droits politiques ou le rôle des machines. Ces trois documents sont des pétitions adressées à la Chambre des communes par des groupes ouvriers très différents, situés dans l’Est rural et agricole et le Nord industriel et cotonnier du Pays. Les « compagnons papetiers » du comté de Norfolk en premier lieu, comté majoritairement rural formant la partie septentrionale de la région d’East Anglia, écrivent en mai 1830. Le 1er avril 1833, ce sont les travailleurs agricoles de Stoke Holy Cross, petit village au sud du Norfolk, à proximité de Norwich, qui pétitionnent. Le troisième document date du 19 juillet 1831 et émane des « tisserands et autres de Padiham ». Padiham est alors une petite commune sur la rivière Calder, à environ 3 miles de la ville de Burnley dans le Lancashire, au cœur d’une grande région cotonnière qui expérimente à la fois l’expansion de l’industrie textile et une grave crise conjoncturelle.
9Ces trois pétitions ont comme point commun de demander la taxation des machines accusées d’accentuer leur misère. Elles sont présentées au Parlement britannique dans une période profondément troublée. Le début des années 1830 est en effet traversé par une vive crise économique et sociale et d’intenses débats sur l’élargissement du droit de vote [2]. Après plusieurs échecs, la Chambre haute cède finalement en 1832 et accepte une réforme modérée qui élargit le corps électoral aux commerçants et industriels, tout en laissant les classes populaires à l’écart. La période est aussi ponctuée de nombreux débats notamment sur l’abolition de l’esclavage dans les colonies, ou la réforme de la Loi sur les pauvres (1834), qui durcit les conditions d’assistance aux indigents. Durant l’été 1830 et dans les mois qui suivent, le pays est également parcouru par une série de troubles ruraux qui démarrent dans le sud-est du pays avant de s’étendre à presque tous les comtés. Ce contexte agité impose la question sociale au cœur des débats.
10Profitant de ce contexte, des groupes ouvriers divers envoient des pétitions pour exiger une amélioration de leur situation et proposer diverses mesures. En Grande-Bretagne, le recours aux pétitions était une pratique ancienne et déjà bien entrée dans les mœurs, y compris parmi les classes ouvrières et populaires. Entre 1814 et 1848, près de 400 000 pétitions sont ainsi présentées à la Chambre des Communes. Même s’il ne reste presque aucun des textes originaux, le grand incendie du Parlement en 1834 les ayant détruits, il est toutefois possible de saisir ces demandes grâce aux imprimés officiels qui en gardent la trace, comme les Journals of the House of Commons. Ce périodique fournit des éléments plus ou moins détaillés sur les pétitionnaires, leur identité, leur domiciliation et sur la teneur de leur demande. Ces documents rapportés au style indirect permettent d’avoir une idée des demandes, même si on peut regretter de ne pas pouvoir accéder au langage utilisé par les acteurs eux-mêmes.
11Ces documents obéissent à des normes d’élaboration très précises qui définissent leur nature et la façon dont ils peuvent être commentés. Il s’agit de demandes collectives, comme le sont la plupart des pétitions adressées au Parlement. Si en France les pétitionnaires sont d’abord des notables, outre-Manche les couches populaires parviennent davantage à se faire entendre [3]. Pour elles, la pétition est un moyen de s’affirmer dans l’espace public, de porter leurs revendications, en respectant des normes très strictes consacrées par la tradition et par les règlements de l’Assemblée. Il ne faut pas perdre de vue que ces documents ne sont ni des autobiographies ouvrières où s’énonce la subjectivité de l’auteur, ni des brochures publiées ou des lettres de menace anonymes [4], mais des demandes officielles empreintes de modération, d’humilité et de soumission aux institutions. Les demandeurs tentent de pénétrer symboliquement dans l’espace du pouvoir en écrivant des suppliques qui sont lues en séance et parfois reproduites dans la presse. Ils revendiquent des mesures censées atténuer leur misère ou préserver leur activité. Les adresses au pouvoir pour demander des secours connaissent un apogée dans les années 1830 à la faveur de combats mobilisateurs comme la lutte en faveur du libre-échange, l’émancipation des catholiques, le Reform Act, ou d’autres comme la taxation des machines. À la différence de la France où la pratique demeure limitée et les demandes bien plus hétérogènes, en Angleterre la procédure est extrêmement codifiée, jusque dans les formules d’adresse aux autorités. Chacun a alors parfaitement conscience des enjeux et de l’importance de ces demandes.
12Émanant d’ouvriers divers – des tisserands, des ouvriers papetiers et des travailleurs agricoles – ces trois documents illustrent le légalisme des demandes ouvrières en quête de reconnaissance, de soutiens, et de légitimité. En dépit de la brièveté et de l’aridité de leur retranscription, ces documents reflètent l’entrée en scène des ouvriers dans l’arène politique dans un contexte de vives tensions sociales et politiques. Ils sont donc l’occasion de saisir les enjeux de la colère ouvrière ainsi que les revendications portées par les ouvriers. Dans un contexte de crise économique (1), le mécontentement ouvrier se dirige contre la multiplication des techniques « tueuses de bras » (2). Face à cela, les ouvriers déploient un répertoire d’action complexe qui ne se réduit pas aux destructions violentes (3).
Des mondes du travail en crise
13Les trois pétitions sont rédigées et envoyées pour protester contre les transformations de l’outillage par des papetiers, des tisserands et des ouvriers agricoles qui vivent tous une grave crise et une misère croissante. Ainsi, les « compagnons papetiers » se « plaignent de leur détresse », ils évoquent « les désarrois sans précédent et pourtant croissants dont [ils] souffrent » ; les tisserands insistent de leur côté sur le fait que « l’industrie du tissage est au dernier stade de la consommation », alors que les journaliers agricoles dénoncent en 1833 le « manque d’emploi » et rappellent les « troubles en Irlande ». Cette dernière mention renvoie aux désordres qui se déroulent dans ce pays à la suite de l’« émancipation » des catholiques en 1829, et de la lutte pour l’abrogation de l’acte d’union de 1800 menée par Daniel O’Connor. En 1831, commence par ailleurs une période troublée en Irlande, appelée la « guerre des dîmes », car la population majoritairement catholique de l’île s’oppose à la dîme payée à l’Église anglicane. S’en suit jusqu’en 1835-1836 une série d’émeutes et d’incendies qui préoccupent les autorités.
14La crise agricole et commerciale de 1829-1830 a en effet entraîné une contraction du marché et une série de difficultés dans les comtés textiles du nord comme dans ceux plus agricoles du Sud et de l’Est. Dès 1829, des grèves sont organisées dans les villes cotonnières du Lancashire contre les baisses de salaire, des syndicats (trade unions) voient le jour et commencent à se regrouper. Les causes de la misère sont fréquemment rapportées à l’action des nouvelles machines accusées de rompre l’organisation communautaire du travail en petits ateliers ou le cadre domestique qui prédominait dans le textile. Pour les travailleurs agricoles comme pour les tisserands à domicile, le début des années 1830 s’accompagne de nombreux bouleversements. Depuis la fin des guerres napoléoniennes, le prix des céréales reste très élevé à cause des lois protectionnistes sur les grains, ce qui est accentué par les mauvaises récoltes de la fin des années 1820. Les salariés agricoles voient leur situation se dégrader. Il en va de même des tisserands à bras dont le nombre atteint sans doute son apogée à l’époque. Ces ouvriers travaillent généralement pour des marchands urbains qui leur livrent la matière première à transformer et auxquels ils remettent le produit fini. Ils se spécialisent aussi selon les territoires pour répondre à la demande des plus riches, dont la consommation s’élargit et se diversifie. Si le nombre de tisserands à domicile est particulièrement important – autour de 250 000 vers 1810 – il commence aussi à diminuer sous l’effet de la mécanisation du travail et de l’industrialisation du tissage, plus précoce ici que sur le continent. Ils ne seraient plus que quelques milliers à travailler à domicile vers 1860 même si l’ampleur et le rythme de cette disparition font débat [5].
15À côté des émeutes et violences de plus en plus repoussées comme des archaïsmes autour de 1830, on observe parallèlement l’émergence de nouvelles formes d’organisation des travailleurs et la multiplication des prises de paroles et des adresses envoyées au Parlement. Contrairement au continent où elles demeuraient interdites, en Angleterre les associations ouvrières sont autorisées depuis 1825. Elles connaissent dès lors une forte croissance et plusieurs tentatives d’unions nationales voient le jour : en 1830 est ainsi créée l’Association nationale pour la protection du travail ; en 1834, sous l’action de Robert Owen, est créé The Grand National Consolidated Trades Union [6]. C’est sur le terreau des échecs de ces expériences successives que naît le mouvement chartiste à la fin des années 1830. Au début des années 1830, les artisans urbains se rallient de plus en plus aux demandes de réformes politiques, que ce soit pour les tarifs, les lois sur le blé, ou contre les machines. Les cafés et lieux où l’on pouvait lire les journaux connaissent un réel essor également, et c’est souvent là que les ouvriers se rassemblent pour rédiger leurs demandes [7].
La question des machines
16Chacun des trois groupes de pétitionnaires est confronté au surgissement de nouvelles méthodes de production qui les inquiètent, même si les trois courts textes ne rentrent pas dans le détail des systèmes productifs et des conditions de travail. Ils mentionnent néanmoins tous l’action néfaste des machines (« machinery »), terme générique pour décrire des équipements productifs divers. Pour les travailleurs agricoles, les ouvriers papetiers et les tisserands, de nouvelles méthodes de production surgissent en effet autour de 1830 qui menacent leur identité et semblent aggraver leur situation.
17Dans les campagnes, la période est ainsi marquée par la diffusion des batteuses (threshing machines), apparues précocement outre-Manche où il existait de grandes propriétés foncières aristocratiques et une main-d’œuvre pléthorique de salariés assez tôt prolétarisés. Si les premiers essais de battage mécanique remontent à la fin du xviiie siècle dans le pays, leur nombre s’accroît après les guerres napoléoniennes (1803-1815). Actionnées par l’hydraulique ou de simples manèges de chevaux, ces mécaniques pouvaient réaliser en quelques semaines une tâche qui aurait normalement occupé les travailleurs agricoles pendant des mois. Elles se diffusent en remplaçant les ouvriers maniant le fléau pour battre les récoltes, les privant de leur occupation hivernale et accentuant le sous-emploi chronique ainsi que la pression sur les salaires. Dans ce contexte, au cours de l’été 1830, des travailleurs agricoles se révoltent lors des vastes émeutes du Capitaine Swing durant lesquelles ils détruisent les nouvelles mécaniques et incendient les biens de leurs propriétaires. Entre l’été 1830 et l’été 1832, des milliers d’émeutes de ce type ont balayé les campagnes anglaises [8]. En 1833, les troubles violents diminuent et, à leur place, les travailleurs ruraux pétitionnent au Parlement pour exiger diverses mesures censées atténuer l’impact des nouvelles machines.
18Pour les tisserands, ce sont les métiers à tisser mécaniques (power loom) qui préoccupent. Leur utilisation est d’abord très lente et s’engage surtout dans le secteur cotonnier – une fibre qui se prêtait mieux aux mouvements saccadés de la machine – du Lancashire. La machine convenait bien aux productions standardisées de masse réalisées dans ces régions. Les premiers brevets pour un métier à tisser mécanique datent de la fin du xviiie siècle en Angleterre, mais leur usage est d’abord très limité, et s’étend surtout dans les années 1820. Leur nombre atteint déjà 55 000 en 1829 dans le pays. Lorsque la crise commence à faire sentir ses effets, la main-d’œuvre ne tarde pas à rendre le nouvel équipement responsable de ses difficultés.
19Les compagnons papetiers profitent des émeutes rurales contre les batteuses, et de l’ouverture des possibles permis par les événements politiques, pour détruire également les nouvelles machines qui menacent leur activité. Le 26 novembre 1830, jour de marché, un grand nombre d’ouvriers papetiers s’assemblent ainsi dans la ville de High Wycombe, située dans le Buckinghamshire à 50 km à l’ouest de Londres, pour protester contre leur utilisation. Des fabricants reçoivent des lettres de menaces les invitant à abandonner leur utilisation. Effrayés, ils choisissent parfois de reporter leur installation. C’est en effet au cours de la première moitié du xixe siècle, et singulièrement autour de 1830, que l’ancienne coutume des compagnons papetiers est de plus en plus attaquée par la machine à papier. Nicolas-Louis Robert avait pris un premier brevet dès 1799, pour mécaniser la fabrication de la feuille, l’étape en amont du travail, la préparation de la pâte, étant déjà en partie mécanisée avec l’usage des cylindres. La machine fut le produit d’échanges transnationaux intenses et de perfectionnements continus, elle permet de substantiels gains de productivité [9]. Le nouveau précédé de fabrication devait aussi réduire le contrôle exercé par les ouvriers sur leur rythme de travail et, par le biais de l’apprentissage, sur les recrutements.
L’arme de la fiscalité et de la loi
20Chacun des trois groupes ouvriers est donc confronté aux prémices d’une mécanisation du travail qu’il entrevoit avec inquiétude. Mais le temps des destructions violentes, particulièrement spectaculaires dans l’industrie textile au cours de l’épisode célèbre du luddisme (1811-1812), laisse de plus en plus la place à la recherche d’autres moyens pour accompagner et réguler les nouvelles méthodes de production, à commencer par les taxes et impôts censées freiner leur utilisation ou protéger les travailleurs à bras. Les trois documents montrent à quel point la violence n’était qu’un élément d’un répertoire d’action bien plus divers et complexe, qui passait aussi par l’appel aux autorités, ou l’envoi de pétitions qui étaient l’occasion de proposer divers projets de loi, comme des mesures fiscales visant à préserver le travail manuel. Parmi les trois groupes, ce sont sans doute les ouvriers papetiers qui sont les plus précis dans leur demande puisqu’ils exigent « l’imposition d’un droit supplémentaire à prélever sur tout le papier fabriqué par les machines, ainsi qu’une taxe à prélever sur chaque machine entre les mains du fabricant, ou une loi interdisant l’utilisation de celles de ces machines qui tendraient le plus à diminuer la demande de travail manuel. Ils demandent également que soient égalisées les dépenses de fabrication du papier aux machines et à la main ». Mais les tisserands et les salariés agricoles demandent également « une lourde taxe sur les machines » ou prient « la Chambre de taxer les machines ». Ces demandes sont associées à d’autres mesures classiques pour atténuer la misère ouvrière du temps, en particulier l’abolition des taxes sur les grains et des mesures protectionnistes accusées de renchérir les prix des produits alimentaires. En revanche, seuls les travailleurs agricoles demandent, en 1833, un élargissement des droits politiques.
21Loin d’apparaître comme une revendication absurde ou illégitime, l’idée de taxer les machines et les doutes à l’égard de leur emploi étaient alors répandus, y compris dans l’arène parlementaire. Le constat selon lequel elles allaient accentuer la misère et le chômage préoccupait vivement les contemporains. L’économiste David Ricardo lui-même avait ajouté en 1821 un chapitre entier à son traité d’économie politique, soutenant que la substitution des machines au travail humain était préjudiciable aux intérêts des travailleurs et nécessitait l’intervention des pouvoirs publics [10]. L’idée qu’un changement technologique rapide allait aggraver la condition des classes ouvrières et finalement conduire à des troubles sociaux était également au cœur des prédictions de nombreux observateurs sociaux de l’époque. Même si certains historiens et économistes ont soutenu que les plaintes ouvrières contre les machines avaient été exagérées, de nombreux autres insistent sur leur ampleur et leur écho à l’époque dans des univers sociaux variés [11].
22•
23 Alors que des émeutes et désordres traversent le pays, les pétitions du début des années 1830 offrent à la fois un exutoire aux attentes et aux colères populaires, tout en étant de puissants vecteurs de mobilisation qui accompagnent par les mots d’autres pratiques moins visibles. On ne connaît pas précisément l’écho de ces pétitions, mais elles ne furent pas suivies d’effets directs. Si les pouvoirs publics britanniques étaient soucieux de maintenir la légalité et la crédibilité des procédures pétitionnaires afin de montrer qu’ils étaient à l’écoute du pays et des classes populaires dans un contexte marqué par de nombreuses contestations sociopolitiques, les revendications en faveur d’une taxation des machines apparaissent néanmoins de moins en moins crédibles au cours des années 1830. Alors que les libéraux s’imposent au pouvoir et que la puissance britannique s’identifie de plus en plus aux grandes machines, et à la vapeur domestiquée par James Watt, le refus des machines et les freins mis à leur utilisation deviennent de moins en moins acceptables.
24À la fin des années 1830, ce type de demandes ouvrières contre les machines devient moins nombreux outre-Manche alors que la confiance dans le progrès technique s’accentue [12]. Les revendications ouvrières sont par ailleurs de plus en plus encadrées par les organisations syndicales et radicales comme le chartisme, vaste mouvement né en soutien à une pétition présentée au parlement en 1838. Au lieu de s’en prendre aux machines elles-mêmes, la main-d’œuvre se tourne de plus en plus vers des essais pour se réapproprier leurs bénéfices via des organisations coopératives, ou via l’intervention politique afin de redistribuer leurs profits. À travers le chartisme notamment, les ouvriers britanniques réinvestissent leur lutte contre les nouveaux procédés dans le langage de la réforme du droit de vote et du fonctionnement du Parlement. Le chartisme s’enracine d’ailleurs initialement surtout dans les comtés textiles du Nord industriel et, au début des années 1840, plusieurs témoignages soulignent que le chartisme des ouvriers se nourrit de la lutte contre le machinisme [13]. La force du chartisme vient de ce qu’il identifia de plus en plus le pouvoir politique à une source d’oppression. Il parvint ainsi à concentrer le mécontentement des classes laborieuses, non représentées au Parlement, sur un objectif commun : la conquête de nouveaux droits politiques et sociaux.
Notes
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Traductions : François Jarrige.
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[2]
Bensimon Fabrice, « Aux marges de la révolution ? Royaume Uni : Captain Swing, réforme et radicalisme », in Sylvie Aprile, Jean-Claude Caron et Emmanuel Fureix (dir.), La liberté guidant les peuples. Les révolutions de 1830 en Europe, Paris, Champ Vallon, 2013, p. 91-95 et 177-184 ; et bien entendu Thompson Edward P., La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 2012 (1re édition en anglais, 1963).
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[3]
Benoît Agnès, L’appel au pouvoir : les pétitions aux Parlements en France et au Royaume-Uni (1814-1848), Rennes, PUR, 2018 ; cf. aussi « Pétitions françaises, pétitions britanniques : des sources incomparables ? », La Revue administrative, vol. 61, 2008, p. 77-85 ; Innes Joanna. « Des tisserands au Parlement : la légitimité de la politique du peuple (Angleterre, 1799-1800) », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 42, no 1, 2011, p. 85-100.
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Autant de pratiques particulièrement répandues parmi les travailleurs britanniques, sur les autobiographies ouvrières cf. Griffin Emma, Liberty’s Dawn. A People’s History of the Industrial Revolution, New Haven-London, Yale University Press, 2013.
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Timmins Goeffrey, The Last shift: the decline of handloom weaving in nineteenth-century Lancashire, Manchester, Manchester University Press, 1993.
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[6]
Archer John E., Social Unrest and popular Protest (1780-1840), Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
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Prothero Iorwerth, Radical artisans in England and France, 1830-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2006
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[8]
Depuis l’étude classique d’Eric Hobsbawm et Georges Rudé (Captain Swing, Londres, Lawrence and Wishart, 1969), ces violences rurales ont suscité de nombreux travaux pour évaluer leur ampleur, interroger leurs causes et suivre leur diffusion dans le pays, cf. notamment Griffin Carl, The Rural War: Captain Swing and the Politics of Protest, Manchester, Manchester University Press, 2012.
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[9]
Rosenband Leonard N., “Comparing combination acts: French and English papermaking in the Age of Revolution”, Social History, vol. 29-2, 2004, p. 165-185 ; André Louis, Machines à papier. Innovation et transformation de l’industrie papetière en France (1798-1860), Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
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[10]
Berg Maxine, The Machinery Question and the Making of Political Economy, 1815-1848, New York, Cambridge University Press, 1980.
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[11]
Mokyr Joel, Vickers Chris, and Ziebarth Nicolas L., « The History of Technological Anxiety and the Future of Economic Growth: Is This Time Different ? », Journal of Economic Perspectives vol. 29-3, 2015, p. 31-50 ; Caprettin Bruno et Voth Hans-Joachim., « Rage Against the Machines: Labor-Saving Technology and Unrest in Industrializing England », American Economic Review (à paraître) ; Jarrige François, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, PUR, 2009.
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[12]
En France en revanche, le même type de demande pétitionnaire se retrouve en 1848 après la proclamation de la République : Jarrige François, « Dire le refus des machines : pétitions ouvrières et représentations de l’ordre économique en France en 1848 », Annales des Mines. Série réalités industrielles, février 2009, p. 49-56.
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[13]
Cook-Taylor William, Notes on a Tour in the Manufacturing Districts of Lancashire, Londres, 1842, p. 43, cité par Turner Herbert A., Trade union growth and policy. A comparative study of the cotton Unions, Toronto, University of Toronto Press, 1962, p. 103.