Notes
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[1]
Ces documents ont été exploités dans le cadre du master de Christophe Carzola qui en avait immédiatement saisi l’intérêt : La rubanerie Schneider de 1911 à 1922, mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Michel Pigenet, Université de Rouen, 1999.
-
[2]
Cf. Lepesant Michel, « Les activités industrielles du canton de Bernay », Nouvelles de l’Eure, no 10, 1961, p. 3-5 ; Dujardin Philippe, Rubans en chaîne : rubanerie dans l’Eure ; culture technique et industrie, Bourneville, Maison des métiers du Parc naturel de Brotonne, 1986.
-
[3]
Olivier Jean-Marc, Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), Paris, Éditions du CTHS, 2004.
-
[4]
Terrier Didier, Les deux âges de la proto-industrialisation. Les tisserands ruraux dans le Cambraisis et le Saint-Quentinois, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
-
[5]
Cf. Lepesant Michel, « Les activités industrielles… », art. cité ; Dujardin Philippe, Rubans en chaîne…, op. cit.
-
[6]
En 1931, 69 % des établissements français sont dépourvus d’installations électriques, alors même que la nouvelle forme d’énergie, plus facile à fractionner et plus propre, accélère la modernisation des ateliers.
-
[7]
Voir Chartier Roger (dir.), La correspondance : les usages de la lettre au xixe siècle, France, Paris, Fayard, 1991.
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[8]
Cf. Fassin Didier, « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aide d’urgence », Annales. Histoire, Sciences sociales, no 55-5, 2000, p. 955-981.
-
[9]
Cf. Weber Florence, « L’ethnographe et les scripteurs populaires. Quelques remarques sur l’écriture comme interaction et comme compétence », Enquête, no 8, 1993, p. 159-189.
-
[10]
Les textes reproduits ont parfois été écourtés de passages illisibles. Les coupures sont signalées par des points de suspension ou des crochets.
-
[11]
Les dates attribuées sont rarement le fait des auteurs, mais découlent de l’emplacement des lettres dans les classeurs qui les contenaient.
-
[12]
Verret Michel, Chevilles ouvrières, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 1995, p. 157.
-
[13]
Margairaz Michel, Pigenet Michel (dir.), Le prix du travail. France et espaces coloniaux, xixe-xxie siècles, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.
-
[14]
Cf. Garrier Gilbert, Hubscher Ronald (dir.), Entre faucilles et marteaux. Pluriactivités et stratégies paysannes, Lyon, PUL, 1988.
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[15]
Baudelet Isabelle, « La survie du livret ouvrier au début du xxe siècle », Revue du Nord, no 300, 1993, p. 303-318.
-
[16]
Avec la guerre, la durée journalière de travail était d’abord passée de 10 h à 11 h, puis relevée à 12 h en juillet 1916, avant de redescendre à 11 h 30 en avril 1917 et à 11 h en janvier 1919.
-
[17]
Sur les fiches de salaires, des notes succinctes mentionnent toutefois une tentative d’arrêt de travail « sans motif réel » de trois tisseuses et du « départ » – renvoi ? – « pour cause de grève » d’un tisserand et d’une tisseuse au cours de l’hiver 1920.
-
[18]
Aux antipodes du « droit ouvrier » exploré par Alain Cottereau, dans « Droit et bon droit. Un droit ouvrier instauré, puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 57, no 6, 2002, p. 1 521-1 557.
-
[19]
Pour mémoire, l’entreprise Schneider poursuivra son activité jusqu’en 1969.
« L1) Mme L., 12 septembre 1912
1Je vous prie d’excuser mon départ sans vous avertir chose que je regrette beaucoup car je ne pouvais m’attendre à la misère que les personnes mêmes qui m’avez donné de bonnes paroles pour moi chez vous ou été capable de me faire. Je leur pardonne le mal qu’ils m’ont refait car je crois bien qu’ils n’ont pas toujours leur tête lucide. Mais une scène ayant éclaté le dimanche soit par les personnes que relate plus haut j’ai préféré partir que de rester davantage sous leur joug car c’était intolérable.
L2) Mlle F., 1914
2Je voudrais bien si c’était votre bonté me donner des métiers à la lumière assez avantageux car je ne voudrais pas rentrer pour gagner 2,25. […]
L3) M. Eugène C., 1914
3[…] Si vous étiez à même de me redonner 2 métiers de coton je reprendrais volontiers du travail chez vous. Les 2 métiers dont j’avais la conduite étant trop dur en présence de l’état défectueux du fil ne pouvant arriver à tirer avec une journée suffisante dessus…
L4) M. R. B., 1914
4Il est regrettable mais ayant une place à 0,70 de l’heure, je ne pourrai aller à votre service. […] Je viens de recevoir une réponse d’une maison, qui a été un peu tardive à répondre, c’est pourquoi je étais allé à vous […]
L5) Mme G. P., 1915
5Je veux bien alait travaillez je fait tout mon pausible mais je veux pas rester sur les métiers de Mme Leroy car il ya toujours des pistons. Si demain je suis changé métier j’irais demain. Mais je veux pas retravaillez sur ces métiers ces toujours moi qui rentre les fils mal elle-même elle les rentre mal…
L6) Mlle N., 1915
6Voulez vous avoir la bonté de m’envoyer mon compte et mon livret par la fille Verner, je ne puis m’habituer à votre travail.
L7) M. A. D., 19 septembre 1915
7[…] je connais l’électricité pouvant conduire et entretenir les dinamos faisant très bien l’installation dans les usines de tous courants mais je ne suis pas constructeur tant quau dessin je ne sez faire que des croquis pour installation je nai jamais monté de téléfonne. […] toutefois à part le moteur à gaz que vous me parlez cette machine ne me connais pas beaucoup. […]
L8) Mme M., 28 septembre 1915
8N’ayant pas de réponse à la lettre que je vous ai envoyée le 17 septembre je vous adresse un timbre pour que vous puissiez me répondre car depuis que j’ai quitté chez vous je suis restée chez moi donc cela fait plus de huit jours vu que vous payez à la semaine vous n’avez besoin d’être averti que huit jours à l’avance et comme c’est le Directeur qui m’a spécifiè de ne pas revenir par Melle Saunier je suis donc dans mon droit de réclamer ce qui m’est dû en tout car j’irais plus loin.
L9) Melle J., 25 octobre 1915
9Ayant appris que vous demandier des ouvrières […] me trouvant sans ouvrage je vous preirai de bien vouloir dire si vous n’auriez pas de places mais pas à la bobinerie…
L10) M. B., 17 mars 1916
10Je veux bien débuter à 0 F.60 ; mais au bout de deux quinzaines je désirerais mes 0F.70 gagnant 0F.75 ici. Je parle le logement compris.
L11) Mme G., 11 juin 1916
11Je croyais pouvoir retouné travailler aujourd’hui je ne peux rester debout. Je suis aller voir le Doocteur Habbout il m’a dit qu’il fallait que je compte encore facilement 8 jours […] Vous savez Monsieur Victor que ce n’est pas de la mauvaise volonté ce n’est pas parce que il y en a dans l’usine qu’on dit que je ne voulais pas retouné travaillé, tout cela c’est des mensonges. Du reste vous pouvez vous en rendre compte par vous-même quand vous passés vous pouvez monter et vous verez que sui forcé de reste.
L12) Mme F., 10/12/1916
12Je me permets de vous écrire ces quelques lignes pour ma fille car je suis très étonnée que ma fille n’ai pas fait une chaîne cette semaine elle me dit qu’elle ne peut pas mener 2 métiers, vous devez bien comprendre que je suis resté malade et ne puis voir ce qui se passe et cela ne fait pas mon affaire […] alors si vous aviez l’obligeance de la surveillé un peu si elle ne peut mener 2 métiers ayez l’obligeance de lui laisser mener son métier si elle ne peu en mener 2 jusqu’à que je puisse sortir de l’hopital. […]
L13) Mme M., 1917
13J’apprends par ma fille qu’ayant changé de place elle en occupe une actuellement qui est plutôt mal rétribuée et que sa journée va se monter peut-être au plus à 1,20 (francs) par jour […] car avec la meilleure volonté je ne puis la nourrir dans ces conditions.
L14) M. Georges C., 1er janvier 1918
14J’ai 34 ans suis libéré de toute obligations militaires ayant été blessé et réformer au front 2 fois de suite. De plus je suis mécanicien de métier […] de plus cherchant à me créer une situation […] je veux 1o) le logement (meublé bien entendu) assuré en arrivant (à mes frais bien entendu) 2o) un contrat d’au moins 3 mois et un mois d’avance pour faciliter mon déplacement – quant au pris mensuel cela vaut 550 à 600 Francs par mois.
L15) M. Alphonse V., 15 septembre 1918
15Nous venons vous demander si vous aurez pas d’ouvrage pour nous. Nous sommes trois, père 48 ans, fils 18 ans, fille 15 ans ; le père sait bien encoller le coton fil n’importe et avec sa encore du rubans, je connais bien mon travail et je profite beaucoup d’amidon en n’en perde pas du tout, mon garçon sait très bien apprêter sait a dire rouler du rubans en pièces de 24 mètres, 48, 120, 140 n’importe quelle longuer ma fille est bobineuse et aussi rouler du rubans. […] tacher Monsieur de nous avoir une maison et des meubles ainsi a coucher car tous que nous avons c’est à Mr Touflet si en cas j’aime mieux vous donner tous les semaines quelques choses pour pourvoir vous payer les frais…
L16) M. H., 4 mai 1921
16Je me permets de vous écrire afin savoir exactement le motif de mon renvoi, car il me semble qu’il y a eu parti pri de la part de Mr le Directeur vu que je ne fume jamais.
L17) Mme H. L., 31 décembre 1921
17Excusez-moi si je me permets de vous écrire, ayant eu une erreur avec votre contre maître. Je ne veux plus travaillé sous ces ordres à n’importe qu’el prix. Je viens vous demander ci vous ne pouvez pas m’occuper à votre nouvelle usine, si vous ne pouvez pas c’est avec regret que je suis obligée de vous quitté donc je compte sur votre réponse. »
18******
19Les dix-sept lettres et simples mots réunis ont été rédigés par des ouvrières et des ouvriers. Adressés à Juste-Victor Schneider (1880-1945), chef d’une entreprise normande de rubanerie installée dans l’Eure, ils ont été écrits entre 1912 et 1921. Tirés du riche « fonds Schneider, rubanerie à Menneval » déposé en 1988 aux Archives départementales de l’Eure, ils ne constituent qu’une petite partie des 327 courriers retrouvés dans les classeurs commerciaux des clients de l’entreprise [1].
20Ce n’est pas le moindre intérêt de ces documents, en effet, que de donner à lire la forme personnalisée de relations sociales, dont l’histoire ne saisit d’ordinaire que les modalités collectives. Au fil des lettres s’exprime le vécu des liens qui unissent les ouvriers à leurs patrons dans ce type d’entreprise. De telles sources sont trop rares pour ne pas être précieuses. La période couverte ne mérite pas moins de retenir l’attention en ce que, dominée par la guerre, elle déborde assez sur ses marges chronologiques pour permettre d’en évaluer la portée sur ces rapports, pendant le conflit comme à moyen terme.
21Après une présentation de l’entreprise Schneider, le commentaire interrogera l’acte d’écrire à un patron, puis analysera ce que cette correspondance livre des relations sociales et de leurs représentations dans une PME rurale en temps de guerre.
Une entreprise rurale au temps de la seconde industrialisation et dans la guerre
22L’entreprise Schneider de rubanerie fut fondée à Orbec (Calvados) en 1880 par Mathias Schneider, Alsacien replié en Normandie après la guerre de 1870-1871 et père de Juste-Victor, qui en devint l’unique responsable en 1906, à 26 ans. Un an plus tôt, celui-ci avait organisé le transfert de l’usine à Menneval, un village de quelque 800 habitants, limitrophe de Bernay, l’un des principaux pôles rubaniers français après Saint-Étienne et Comines (Nord) [2].
23À l’instar de ses homologues normands et nordistes, la maison Schneider produit une large gamme de rubans communs, blancs ou en couleurs, en toile de lin, de coton et de jute. L’entreprise a pris le virage de la rubanerie utilitaire des gaines de fils électriques ou des housses de sièges de voitures. La guerre amplifie cette orientation, alors qu’affluent les commandes militaires de rubans et sangles pour masques à gaz et chevaux.
24D’emblée, Juste-Victor Schneider privilégie l’acquisition de machines et opte pour l’énergie électrique (cf. la lettre 7). Pour répondre à la demande, il ouvre une seconde usine en 1917, à 2,5 km du premier établissement. Le contrat de location inclut une cité ouvrière de 30 logements et plusieurs maisons (L10, L14). En 1923, l’actif déflaté de l’entreprise est 3,75 fois supérieur à ce qu’il était douze ans auparavant. Les 309 métiers peuvent tisser 200 000 à 250 000 mètres de ruban par mois. Les résultats de l’entreprise confirment l’efficacité persistante de « l’industrialisation rurale douce [3] » dans une France dont plus de la moitié de la population vit encore à la campagne à l’aube des années 1920. À l’heure où s’épuise le deuxième âge de la proto-industrialisation [4], tandis que s’affirme une seconde industrialisation synonyme ailleurs de gigantisme [5], la rubanerie Schneider offre un bel exemple de réussite usinière. Sans perdre les atouts traditionnels d’une implantation dans un bassin de main-d’œuvre bon marché et docile, l’entreprise ne craint pas d’innover et de saisir les opportunités du marché. L’adoption précoce de l’énergie électrique participe du mouvement de captation d’un progrès technique qui, loin de condamner les PME, donne un second souffle aux plus dynamiques d’entre elles [6].
25Si l’entreprise comptait 59 salariés en 1911, l’expansion des années de guerre entraîne une progression des effectifs avec une moyenne de 69 pour la période 1916-1922. Sur la durée, les femmes sont majoritaires : 64 % au printemps 1911 ; 66 % dix ans plus tard, après un pic à 79 % à la fin 1916 et un étiage à 47 % en décembre 1920, suite à une vague d’embauches de réfugiés nordistes et belges. Cause d’une indéniable prospérité, la guerre transforme l’entreprise Schneider sans en métamorphoser le caractère de PME rurale. Le conflit a plus profondément bouleversé la vie des salariés, mais leur courrier contourne la guerre, du moins quand ils le destinent à Juste-Victor Schneider. Aussi peu familiers soient-ils des codes épistolaires, les scripteurs savent qu’on n’écrit pas à un patron comme à un parent, un ami ou une connaissance.
Écrire à un patron
26Si le monde ouvrier s’est ouvert aux échanges épistolaires dès le xixe siècle, il s’en faut de beaucoup, malgré la progression enregistrée pendant la guerre, qu’ils soient leur mode habituel de communication [7]. C’est encore plus vrai au cœur de la ruralité normande. Le recours aux lettres coexiste avec la voie orale, dont nous ne captons que des bribes. On sait les milieux populaires adeptes de la vive voix et du face-à-face. Pour autant, l’écriture a l’avantage d’instaurer une distance physique. La retenue qu’elle impose réduit les risques de dérapages du tête-à-tête, donne le temps de mûrir les formules et le ton censés convenir à l’interlocuteur [8].
27Qui écrit ? Des femmes – 10 sur 17 –, majoritaires ici comme elles le sont dans l’entreprise. Faute de données, le profil des auteurs demeure flou. Tous semblent être adultes, mais dans deux cas (L12 et L13), des mères interviennent en lieu et place de leurs filles. Des lettres non publiées confirment ce type d’interventions au nom d’un fils, voire d’un mari, ainsi que l’envoi de lettres de recommandation.
28Matériellement, la simplicité est de rigueur. Les ouvriers écrivent avec ce qu’ils ont sous la main, à leur domicile, souvent de très banales feuilles de papier, dont les bords gardent la trace de découpage à la main. Beaucoup écrivent au crayon. Pour ne pas être exceptionnel, l’emploi de porte-plume ne garantit pas l’enchaînement régulier des pleins et des déliés. La pratique acquise à l’école s’amenuise avec le temps. Aux graphies malhabiles s’ajoutent les fautes d’orthographe, de grammaire ou de ponctuation [9]. La lisibilité des textes s’en ressent, qui compromet leur compréhension. Mais rédiger une lettre demande d’autres compétences, et plus encore lorsqu’il s’agit d’écrire à un patron.
29Prudence et efficacité recommandent la brièveté [10] qu’explique parfois une correspondance antérieure (L10) [11]. La sobriété n’est pas pour déplaire à des ouvriers chez lesquels le faire l’emporte sur le dire [12]. Six des dix-sept missives reproduites comportent une formule de politesse qui, à défaut d’invoquer un titre de civilité ou de fonction, tiennent lieu de présentation d’excuses (L1, L17), évoquent la bonté du destinataire (L2, L6) ou son obligeance (L12). Des lettres en appellent à « Monsieur Victor » (L11), expression à la fois familière et respectueuse, dont la fréquence suggère la banalité significative du paternalisme en vigueur dans l’entreprise.
30En dépit d’expressions manifestement insolites – « spécifié » (L8) –, les propos sont directs, tirent vers le langage parlé, ce qui, le laconisme aidant, en exagère la rugosité – « je ne voudrais pas rentrer pour gagner 2,25 » (L2) ; « Je ne veux plus travaillé sous ces ordres » (L17). À l’occasion, ils transforment des demandes en exigences à prendre ou à laisser (L14). Au pire, par exception et volontairement, le texte se fait âpre, comminatoire : « je suis donc dans mon droit de réclamer ce qui m’est dû en tout, car j’irais plus loin. » (L8).
31D’une façon générale, les rédacteurs vont droit au motif de leur lettre. Une large gamme de préoccupations et de points de vue s’exprime, se croise et se cumule. Sur 33 thèmes identifiés, 12 ont trait aux questions de recrutement et de mobilité – demandes d’emploi (6), refus d’offre de travail (1), départs de l’entreprise (5) –, 8 font état de tensions entre salariés ou avec la hiérarchie et de problèmes d’absentéisme, 7 portent sur les conditions de travail et 6 participent de négociations individuelles en vue d’une embauche ou au regard du poste occupé dans l’entreprise. Par-là, les lettres donnent à lire et comprendre, au filtre des perceptions et conceptions ouvrières, la nature des relations sociales et leur évolution au sein d’une PME rurale normande confrontée à la guerre.
Relations sociales et paternalisme à l’épreuve de la guerre dans une PME rurale
32La tension à l’extrême du marché du travail pendant la guerre met les salariés qu’elle épargne en position favorable pour négocier leur embauche (L10, L14). À l’inverse, le départ au front d’un époux ou d’un fils contraint des femmes à (re)prendre le chemin de l’usine (L9), obligation qui pèse également sur les familles de réfugiés (L15).
33Informés des postes à pourvoir, des conditions de travail et du niveau des rémunérations, les gens du pays ou qui ont déjà travaillé chez Schneider n’y reviennent pas. Ils s’abstiennent pareillement de détailler leurs compétences supposées connues de l’employeur, mais peuvent poser des conditions dont la précision confirme leur connaissance des ateliers. Une ouvrière demande ainsi à ne pas être placée à la bobinerie, où les salaires seraient trop faibles (L9).
34Au contraire, les ouvriers étrangers à la région s’attardent sur leurs aptitudes. Un électricien (L7), prévenu de la polyvalence attendue, souligne ses points forts – « je connais l’électricité pouvant conduire et entretenir les dinamos faisant très bien l’installation dans les usines de tous courants » – sans cacher son inexpérience pour ce qui sort de son champ professionnel initial – « je ne suis pas constructeur tant quau dessin je ne sez faire que des croquis pour installation je nai jamais monté de téléfonne. […] à part le moteur à gaz que vous me parlez cette machine ne me connais pas beaucoup ». Un réfugié (L15) insiste sur son passé d’encolleur attentif à économiser la matière première, ainsi que sur ceux de son fils, apprêteur familier du roulage des rubans, et de sa fille, bobineuse en mesure de travailler à l’apprêt.
35Discuté ou pas par écrit, le salaire est au centre des considérations qui, de part et d’autre, déterminent l’embauche. En la matière, les habitants de Menneval et des environs raisonnent plutôt en termes de minimum vital. Une ouvrière (L2) fixe un seuil plancher : « Je ne voudrais pas rentrer pour gagner 2,25. » Une de ses collègues (L13), mère d’une fille dont le salaire journalier est tombé à 1,20 franc, affirme ne pouvoir « la nourrir dans ces conditions ». Le décalage est flagrant avec les travailleurs qualifiés de la région parisienne ou de Rouen qui ont d’autres références. En 1914, l’un d’eux refuse d’aller à Menneval après réception d’une meilleure proposition d’embauche (L4). En 1918, Juste-Victor Schneider, résolu à ne pas verser plus de 200 francs par mois, ne donne pas suite à la demande d’un mécanicien qui, réformé, exigeait 550 à 600 francs (L14). Éparses et discontinues, les données fournies par les lettres interdisent de reconstituer la grille des salaires locaux et d’en suivre l’évolution.
36Le prix du travail comporte d’autres éléments que le salaire [13]. Désireux de fixer une main-d’œuvre rurale, jamais totalement détachée de la terre, rompue aux commodités de la polyactivité [14] et tentée de partir « en ville », Juste-Victor Schneider pratique un paternalisme accordé au républicanisme social qu’il professe et que les pénuries de la guerre érigent en impératif. Au sein de la PME, l’option se calque sur le modèle familial. Nombre de scripteurs prennent « Monsieur Victor » à témoin. « Du reste vous pouvez vous en rendre compte par vous-même quand vous passés vous pouvez monter et vous verez que sui forcé de reste », lui écrit une ouvrière malade (L11). Une autre, hospitalisée et soucieuse de ne « plus voir ce qui se passe » dans l’atelier où travaille sa fille, prie Schneider « de la surveillé un peu » (L12).
37Le logement n’est pas le moindre des avantages proposés. Dès 1916, l’entreprise héberge quelques ouvriers. L’initiative s’élargit l’année suivante avec l’achat d’une cité pouvant accueillir 30 familles. La même année, elle ouvre un économat où ses salariés peuvent acheter des produits de première nécessité à prix coûtant.
38Les candidats à l’embauche tiennent compte de ces œuvres. « Je parle le logement compris », précise l’un d’eux (L10). Un autre réclame un « logement (meublé bien entendu) assuré en arrivant » (L14). Un réfugié en situation de grande précarité souhaite vivement disposer à nouveau d’un chez lui (L15) : « Tacher Monsieur de nous avoir une maison et des meubles ainsi a coucher car tous que nous avons c’est à Mr Touflet si en cas j’aime mieux vous donner tous les semaines quelques choses pour pourvoir vous payer les frais. »
39Les lettres sont plus discrètes sur l’activité dans les ateliers. Sans davantage d’explications, une ouvrière annonce son départ de l’usine, car elle ne parvient pas à s’« habituer à votre travail » (L6), cependant que la mère d’une tisserande se désole que sa fille ne réussisse pas à conduire deux métiers (L12). Il est aussi question d’éclairage insuffisant (L2), de fils cassants (L3) ou mal « rentrés » sur la chaîne (L5). Dans ce dernier cas, la correspondante met en cause la maladresse d’une partenaire protégée par « des pistons ». À la lecture des lettres, rivalités, jalousies et calomnies iraient bon train dans les ateliers. Une salariée se plaint de subir le « joug » et la « misère » de collègues de travail (L1). Malade, une autre dénonce les « mensonges » répandus à son sujet (L11).
40L’encadrement veille à ce que ces inimitiés ne dégénèrent pas. Le règlement intérieur tient les rixes entre salariés parmi les fautes les plus graves, à l’égal des injures envers des contremaîtres, que leur rôle prédispose aux reproches de favoritisme et d’injustice. Victime de l’« erreur » commise par l’un d’eux, une ouvrière refuse de rester plus longtemps sous ses ordres (L17). « A n’importe qu’el prix », souligne-t-elle. Un de ses camarades s’enquiert du motif exact d’un renvoi, dont la cause, plaide-t-il, résiderait dans le « parti pri » du directeur (L16) plutôt que dans la violation de l’interdiction de fumer.
41Le règlement intérieur prévoit une assez large échelle de sanctions, allant de l’amende, versée à la caisse de secours mutuel, au renvoi. Si nombre de retardataires passent entre les mailles du filet, les absences non autorisées sont prises au sérieux. L’article 12 du règlement stipule que « le renvoi sera prononcé immédiatement » si elles se répètent, « surtout le lundi ou un lendemain de fête ». La majorité des demandes d’autorisation sont orales, mais l’écrit semble s’imposer en cas de maladie (L11). La direction a moins de prise sur les salariés décidés à quitter l’entreprise. Son règlement fixe à quinze jours la durée du préavis. Faute de quoi, elle s’autorise à conserver le livret du salarié « jusqu’à réparation du temps perdu ». En 1922, les rubaniers normands persistent, en effet, à exiger ce document, dont une loi de 1890 a aboli l’obligation légale [15]. En outre, chaque nouvel embauché est tenu de présenter le certificat, signé par son précédent employeur, assurant qu’il est libre de tout engagement. Pas toujours respectueux de la discipline patronale, Juste-Victor Schneider se montre moins laxiste envers les travailleurs qui le quittent précipitamment. En 1922, il convoque plusieurs d’entre eux devant les prud’hommes.
42L’entreprise traverse sans encombre les vagues de grèves qui agitent le pays en 1919 et 1920, mais doit composer avec l’intrusion législative. Après l’adoption, fin avril 1919, de la loi sur la journée de 8 heures, soit une semaine de 48 heures, elle s’empresse de la mettre en œuvre le 1er juin [16]. Les confrères de Schneider ne montrent pas la même bonne volonté, provoquant un arrêt de travail chez un concurrent de Bernay. Circonscrit, le mouvement ne s’étend pas à Menneval, où Schneider s’aligne pourtant sur ses confrères. Début novembre, il rétablit ainsi la journée de 10 heures, avant de tergiverser avec l’administration, puis de transiger, en septembre 1920, sur une durée hebdomadaire de 53 h 30. Individuelles, les lettres ne laissent rien percer d’éventuelles protestations [17].
43•
44Promptes à évoquer les conflits interpersonnels et à interpréter comme tels les litiges avec la maîtrise, les lettres adressées à Juste-Victor Schneider évitent soigneusement de s’inscrire dans une démarche collective. La prudence respectueuse conditionne, certes, le succès de l’initiative, dont le recours reflète la manière de concevoir les relations ouvriers/patron au sein de la PME rurale en ce début du xxe siècle. Elles disent ce qu’il est habituel, convenable, audible et efficace d’écrire dans une correspondance qui sort du cercle des familiers, avec lesquels on aborderait d’autres questions et, peut-être, avec d’autres mots. L’état d’esprit dont elles témoignent prédispose au paternalisme, qui le conforte. Il n’exclut pas l’expression d’intérêts bien compris, dûment répertoriés et argumentés, voire l’identification de tensions. Il les interprète, cependant, en termes d’« erreurs », d’incompréhensions, au pire, d’injustices, dont la personnalisation autorise la résolution par des voies individuelles inspirées d’un « bon droit », dont l’équité, dépourvue d’ambitions égalitaires et émancipatrices, s’accommode de solides principes hiérarchiques [18].
45C’est là tout l’intérêt des documents proposés et leurs limites. En approfondir le commentaire invite à consulter d’autres sources. Telles quelles, les lettres ne concourent pas moins à mieux cerner la portée de la Première Guerre mondiale, quand bien même elles n’en offrent qu’un écho assourdi et partiel à travers les propositions d’embauche, les savoir-faire requis par la modernisation-extension de l’entreprise ou l’irruption de réfugiés.
46L’impression première d’immuabilité des rapports sociaux est trompeuse. Il n’est pas jusqu’au paternalisme qui n’en porte la marque par le développement d’une politique inédite de logement. La guerre bouscule la stabilité du personnel, les filières de recrutement et, par suite, les liens tissés entre Juste-Victor Schneider et ses salariés. L’absence de mobilisation collective et de syndicat confirme la pertinence de l’option paternaliste. La guerre, pourtant, accélère et élargit la circulation des hommes, des informations et des références. Insensiblement, les relations se tendent. Les rappels au règlement intérieur se multiplient, notamment en vue de freiner les départs, la durée du travail s’allonge et l’on se sépare des perturbateurs à la moindre velléité de contestation. À pas comptés et à bas bruit, sans rupture ouverte, les temps changent aussi dans l’entreprise Schneider [19].
Notes
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[1]
Ces documents ont été exploités dans le cadre du master de Christophe Carzola qui en avait immédiatement saisi l’intérêt : La rubanerie Schneider de 1911 à 1922, mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Michel Pigenet, Université de Rouen, 1999.
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[2]
Cf. Lepesant Michel, « Les activités industrielles du canton de Bernay », Nouvelles de l’Eure, no 10, 1961, p. 3-5 ; Dujardin Philippe, Rubans en chaîne : rubanerie dans l’Eure ; culture technique et industrie, Bourneville, Maison des métiers du Parc naturel de Brotonne, 1986.
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[3]
Olivier Jean-Marc, Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), Paris, Éditions du CTHS, 2004.
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[4]
Terrier Didier, Les deux âges de la proto-industrialisation. Les tisserands ruraux dans le Cambraisis et le Saint-Quentinois, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
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[5]
Cf. Lepesant Michel, « Les activités industrielles… », art. cité ; Dujardin Philippe, Rubans en chaîne…, op. cit.
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[6]
En 1931, 69 % des établissements français sont dépourvus d’installations électriques, alors même que la nouvelle forme d’énergie, plus facile à fractionner et plus propre, accélère la modernisation des ateliers.
-
[7]
Voir Chartier Roger (dir.), La correspondance : les usages de la lettre au xixe siècle, France, Paris, Fayard, 1991.
-
[8]
Cf. Fassin Didier, « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aide d’urgence », Annales. Histoire, Sciences sociales, no 55-5, 2000, p. 955-981.
-
[9]
Cf. Weber Florence, « L’ethnographe et les scripteurs populaires. Quelques remarques sur l’écriture comme interaction et comme compétence », Enquête, no 8, 1993, p. 159-189.
-
[10]
Les textes reproduits ont parfois été écourtés de passages illisibles. Les coupures sont signalées par des points de suspension ou des crochets.
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[11]
Les dates attribuées sont rarement le fait des auteurs, mais découlent de l’emplacement des lettres dans les classeurs qui les contenaient.
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[12]
Verret Michel, Chevilles ouvrières, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 1995, p. 157.
-
[13]
Margairaz Michel, Pigenet Michel (dir.), Le prix du travail. France et espaces coloniaux, xixe-xxie siècles, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.
-
[14]
Cf. Garrier Gilbert, Hubscher Ronald (dir.), Entre faucilles et marteaux. Pluriactivités et stratégies paysannes, Lyon, PUL, 1988.
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[15]
Baudelet Isabelle, « La survie du livret ouvrier au début du xxe siècle », Revue du Nord, no 300, 1993, p. 303-318.
-
[16]
Avec la guerre, la durée journalière de travail était d’abord passée de 10 h à 11 h, puis relevée à 12 h en juillet 1916, avant de redescendre à 11 h 30 en avril 1917 et à 11 h en janvier 1919.
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[17]
Sur les fiches de salaires, des notes succinctes mentionnent toutefois une tentative d’arrêt de travail « sans motif réel » de trois tisseuses et du « départ » – renvoi ? – « pour cause de grève » d’un tisserand et d’une tisseuse au cours de l’hiver 1920.
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[18]
Aux antipodes du « droit ouvrier » exploré par Alain Cottereau, dans « Droit et bon droit. Un droit ouvrier instauré, puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 57, no 6, 2002, p. 1 521-1 557.
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[19]
Pour mémoire, l’entreprise Schneider poursuivra son activité jusqu’en 1969.